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À propos de Philippe Descola, Les formes du visible. Une anthropologie de la figuration, Éditions du Seuil, 2021.
L’anthropologue Philippe Descola nous propose à nouveau un grand livre, dans tous les sens du terme. Tant son volume (un grand format de 848 pages, richement illustré avec des images de qualité en couleurs) que son importance intellectuelle marqueront ses lecteur·ices. L’importance de ce livre dans le cadre des travaux de Descola est indéniable. Se trouve explicitée et illustrée son anthropologie : avec de riches détails, les lecteur·ices accèdent via la fabrication des « images » aux manières variées dont on trame des mondes. La première partie de cette recension retracera cette dimension du livre.
Restera dans un second temps à discuter de son importance plus large, qui sera bien sûr fonction des lecteur·ices. En ce qui me concerne, jeune occidental blanc amateur d’anthropologie et dont le rapport à l’art passe plus par les séries, les jeux vidéo et le cinéma, ce livre aura au moins été l’occasion d’une introduction stimulante à l’étude des arts visuels et à l’anthropologie de l’art. Cela aura aussi été l’occasion de réfléchir à nouveau à ce que nous sommes nombreux·ses à devoir à Descola : à savoir ses concepts désignant les régimes ontologique1. Dans un deuxième temps j’orienterai la discussion sur ce terrain : Les formes du visible cristallisent des tensions à la fois structurantes et intéressantes autour du concept de naturalisme. Mon hypothèse est que notre problème est moins le concept de nature que son inscription sous le schème de l’arkhè, c’est-à-dire du fondement, de la loi et du commandement.
De l’art à la figuration
Descola inscrit ce livre dans le sillage de trois expériences : le travail ethnographique auprès des Achuars en Amazonie, la description et comparaison des « ontologies » (présentée dans Par-delà nature et culture en 2005) et enfin une recherche menée dans le cadre de sa chaire au Collège de France et présentée à une étape antérieure notamment dans une exposition au Quai Branly, La fabrique des images, en 2010. Les formes du visible est l’aboutissement de cette enquête. Il la présente comme une entreprise de « vérification » de la validité des « modes d’identification » ou « ontologies » élaborés dans Par-delà nature et culture par l’étude de leur rôle structurant pour la production d’images dans les collectifs.
Pour être plus précis, ce n’est pas tout à fait la production « d’images », ni même l’art, qui intéressent Descola. Ce sont, selon ses termes, les modes de « figuration ». La figuration n’a pas nécessairement « pour dessein d’imiter fidèlement un objet, de satisfaire à l’idéal du Beau, de transmettre un message édifiant ou de dépeindre un événement saillant ». On reconnaît là différentes définitions de l’art. La figuration vise plutôt à « rendre visible et vivace » toutes sortes d’êtres : « une divinité, un esprit, un site, un animal, un mort » (p. 21-22). Elle vise à instaurer des « agents iconiques », ou ce que l’on désigne habituellement par le terme d’image ou d’objet. La figuration ne vise donc pas à représenter le réel mais à rendre présent ou raviver l’existence d’entités ou de relations. Elles sont à la fois « iconiques », au sens où elles représentent ce dont elles sont le signe, mais elles sont aussi des « agents » : elles font aussi partie de ce qui est représenté, ce pourquoi elles peuvent l’influencer en retour2. Il s’agit pour Descola de sortir de l’idée que la figuration ne fait que représenter le monde, comme si elle pouvait en être un reflet passif, une vision capturée et objectivée dans une toile ou une sculpture, par exemple. Quel que soit le type de figuration auquel nous ayons à faire, il s’agit d’objets qui participent de ce qu’ils figurent.
À ce titre, l’art et l’esthétique occidentales apparaissent comme des cas particuliers, des modes de figurations parmi d’autres, qui se sont construits sur cette idée de « représentation ». D’où la préférence pour la notion de figuration, qui apparaît moins marquée et sur-déterminée que celle, jugée eurocentrée, d’art. Descola propose de définir la figuration comme suit : « une opération commune à tous les humains au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est institué en signe iconique d’un être ou d’un processus à la suite d’une action de représentation plastique, de mise en situation ou d’ornementation, laquelle permet à cet objet tout à la fois d’évoquer de façon reconnaissable des qualités de ce à quoi il se réfère et d’acquérir, dans certaines circonstances et pour certaines personnes, une forme d’indépendance d’action » (p. 29-30). Par exemple, les peintures occidentales de jardin au XVIIIème siècle ne font pas que capturer en image des paysages : elles participent de leur imagination et de leurs transformations. Elles inspirent des aménagements différents des jardins et des rapports hétérogènes voir conflictuels entre nature, sensibilité et groupes sociaux (je pense ici à Jacques Rancière, Le temps du paysage, La Fabrique, 2020).
Or, au-delà de cette définition minimale à valeur universelle de la figuration, il se trouve que les manières de figurer apparaissent tout à fait variées, sans pour autant relever de « fantaisies individuelles » ni dépendre simplement de possibilités techniques locales. D’après Descola, les manières de figurer sont structurées d’après des conventions collectives quant aux matières et formes associables permettant la fabrication d’une « agence iconique répondant aux attentes de tous ceux par qui et pour qui il est instauré » (p. 30). Or ces conventions seraient profondément structurées suivant les quatre régimes ontologiques théorisés par Descola, que je vais définir dans la section suivante. C’est là l’hypothèse forte du livre.
Dans cette perspective, Descola affirme : « Figurer, c’est ainsi donner à voir l’ossature ontologique du réel à laquelle chacun de nous se sera accommodé en fonction des habitudes que notre regard a prises de suivre plutôt tel ou tel pli du monde – un phénomène, une qualité, un objet se détachant dans le flux de notre expérience sensible – tout en demeurant indifférent à d’autres sollicitations » (p. 52). Il poursuit, à travers une série de questions illustrant la pluralité des « plis » du monde auxquels il est possible d’être sensible : « cet oiseau qui me toise, ce banc de brume qui m’enveloppe peu à peu, cette marmite qui déborde, ont-ils des intentions, des aspirations, des désirs du même genre que les miens ? S’adressent-ils à moi ? Avons-nous des qualités de forme ou de tempérament en commun ? Partageons-nous une même essence ou une même origine ? Répondons-nous aux mêmes principes d’action ? Existe-t-il des correspondances entre nos propriétés et manières d’être ? » (p. 52-53)
Or les réponses possibles à chacune de ces questions ne sont pas infinies selon Descola. Elles impliquent des choix logiques et ont des conséquences figuratives. Descola les différencie selon trois niveaux : ontologique (quels objets sont figurés ?), morphologique (comment sont-ils figurés ?) et pragmatique (comment peuvent-ils être efficaces sur les observateur·ices) (p. 85). Ces trois niveaux fournissent l’armature du livre. Après une longue introduction tout juste résumée, viennent quatre parties, chacune consacrée à une ontologie : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. Chacune de ces parties est structurée en trois chapitres, un premier sur l’ontologie, le second sur la morphologie et le dernier sur la dimension pragmatique des modes de figuration. S’y ajoutent deux des plus intéressants chapitres : des « Variations » qui s’intéressent à des régimes de figuration hybrides. On verra l’importance de ces chapitres intercalaires plus loin. Le livre se termine sur un Post-scriptum où Descola développe de façon plus technique sa conception figurative des images. Pour le moment, voyons comment Descola associe ses quatre ontologies à des modes figuratifs.
Animisme, totémisme, analogisme et naturalisme
Le premier régime ontologique abordé est l’animisme. Dans cette ontologie, les êtres (animaux, plantes, humains, esprits, etc.) ont tous une existence subjective, ils sont tous « animés », c’est-à-dire dotés de différents pouvoirs d’agir et de réagir. Cette ontologie se retrouverait notamment dans les forêts de l’Amazonie, dans celles d’Asie du Sud-Est ou encore en Nouvelle-Guinée. Cependant, cette subjectivité se singularise en raison des différences corporelles, qui conditionnent des points de vue différents. En conséquence, dans ce régime, la figuration doit mettre en évidence l’hétérogénéité des corps – « corps de proies, corps de prédateurs ou corps d’étoiles » (p. 54) – ainsi que les intériorités ou subjectivités spécifiques. Les corps doivent donc être reconnaissables et les subjectivités singularisées, ce qui conduit à éviter « une composition d’ensemble » où l’agence (terme que Descola préfère à celui d’agentivité) d’un sujet « serait diluée dans celle d’autres agents » (p. 55), par exemple une tapisserie mettant en scène un grand nombres d’êtres hétérogènes. Ce qui signifie aussi qu’il est rare de trouver des figurations supposant un « point de vue en surplomb, extérieur à la vie intentionnelle » d’un être spécifique.
Ces entités sont notamment figurées à travers trois objets : les masques, les sculptures miniatures et le « camouflage ontologique ». Les masques animistes permettent de représenter à la fois le corps et l’intériorité d’un être, notamment lorsque le masque est porté et utilisé dans un rituel afin de mettre en jeu l’agence des êtres auxquels les masques se rapportent. La sculpture miniature représente des figures animales ou spirituelles, souvent en train d’accomplir un mouvement jugé prototypique de cet être. Le camouflage ontologique désigne quant à lui les dessins corporels qui permettent à un corps humain de modifier son point de vue et son identité en altérant son corps. Dans tous les cas, l’objectif est d’agir avec ou sur les autres êtres, de les inciter à agir, ou encore de se métamorphoser pour accéder au point de vue de l’autre.
La seconde ontologie étudiée est le totémisme, trouvée principalement chez les aborigènes d’Australie3 mais aussi à d’autres endroits comme la côte Ouest en Amérique du Nord. Ce régime se définit par la mise en correspondance des intériorités et des « physicalités » (ou des corps) d’un collectif multi-espèces (qui s’étend au-delà des humains), par contraste avec d’autres collectifs. Sur le plan figuratif, il faut donc montrer la communauté physique et spirituelle d’êtres multiples, ainsi que leur différence par rapport à d’autres classes d’êtres (p. 56). Cela est notamment accompli dans les figurations aborigènes d’Australie montrant des êtres totémiques « originaires », leurs actions et péripéties, et les conséquences de celles-ci jusqu’au présent. Or il est difficile de montrer tout cela à la fois, des choix sont donc opérés : soit présenter les acteurs, soit présenter les conséquences à partir desquelles on pourra retracer les actions.
Pour le dire avec Descola : « les membres d’un clan, d’une moitié, d’une maison – et dans certains cas les non-humains qui leur sont associés – partagent la même identité distinctive car ils ont reçu de personnages originaires les mêmes aptitudes et dispositions qui se transmettent de génération en génération. Et comme rien n’est plus malaisé que de figurer des typologies de traits physiques et moraux englobant des êtres à l’apparence dissemblable, c’est tantôt en dévoilant l’organisation interne de ces dispensateurs de qualités, tantôt en révélant les effets structurants de leurs corps sur les particularités des lieux, tantôt en déployant le répertoire de leurs attributs, que peuvent être rendues visibles les abstractions dont ils sont l’expression » (p. 237).
Les figurations totémiques s’effectuent notamment à travers des peintures sur écorce ou rupestres, ou encore des couvertures de danse ou du mobilier comme des plats.
Par ailleurs, comme dans l’animisme, il n’y a pas de totalisation possible : des trajectoires des êtres totémiques peuvent se recouper ou se côtoyer mais essayer de rassembler ces trajets dans l’espace homogène d’une carte n’aurait aucun sens, puisque cela instaurerait une continuité au-delà des classes totémiques, et ce serait même dangereux puisque les rituels en partie secrets liés à ces trajets assurent la reproduction de chaque communauté.
C’est l’ontologie analogique qui vient ensuite, régime que l’on trouve dans l’Europe médiévale, au Japon ou en Chine, souvent, mais pas seulement dans des espaces héritant d’une histoire d’empires (Par-delà nature et culture, p. 460-480). L’analogisme est à la fois proche du totémisme et tout à l’opposé : disons que contrairement au totémisme, dans l’analogisme les classes qui permettent de regrouper les êtres ne sont pas données. Au contraire, le cosmos fourmille de singularités dont il faut essayer de comprendre et stabiliser les associations possibles. Descola dit que c’est une « ontologie de l’atomisation et de la recomposition » (p. 57). Ce serait une ontologie qui souligne « la singularité des moments et des objets » pour ensuite « apaiser le sentiment de désordre qui résulte de la prolifération du divers au moyen d’un usage obsessif des correspondances. […] Un aliment, une partie du corps, une saison, une couleur, un animal, une fonction sociale, tous distincts et tous singuliers, seront néanmoins unis parce qu’il est loisible de les associer au jour ou à la nuit, au masculin ou au féminin, à l’est ou à l’ouest, au pur ou au souillé, à tous ces moments et qualités contrastés qui peuvent être alignés dans des enfilades d’appariements » (297-298). Les singularités sont donc englobées dans une ontologie globale qui vise à maîtriser intellectuellement et rendre prévisible en pratique le monde.
Au niveau morphologique, l’analogisme, contrairement au totémisme et à l’animisme, s’efforce de visibiliser des jeux de correspondances et des disparités, si bien que ce sont rarement des sujets individualisés qui sont représentés. L’analogisme s’éloigne aussi de l’imitation d’un « référent objectivement donné ». L’analogisme est plus abstrait, il ne présente « ni une interaction entre des sujets à l’identité indécise, comme dans l’animisme, ni un rapport partagé, quasi classificatoire, d’inhérence à un ensemble distinctif, comme dans le totémisme, mais une méta-relation, à savoir une relation englobante structurant des relations hétérogènes » (p. 299). L’analogisme se reconnaît moins par le contenu que par les « mécanismes visuels » par lesquels sont données à voir ces méta-relations : par la figuration d’êtres composites, de réseaux, de jeux entre échelles multiples entre microcosme et macrocosme… Descola donne les exemples des enluminures médiévales sur le zodiac, des poupées hopi, des mandalas, des calebasses votives du Mexique, ou encore de sculptures comme les brûle-parfums boshanlu de la dynastie des Han de l’Ouest en Chine.
Il y a donc une représentation d’ensembles, et pourtant le point de vue qui constitue ces ensembles est assez indécis. Il ne s’agit pas du spectateur humain : sa subjectivité humaine ne donne pas la structure des images, au contraire les images analogistes demandent de comprendre les différents points de vue qui les structurent.
Ces figurations interviennent également différemment dans la vie sociale : les réseaux analogiques conduisent à une sorte d’inter-objectivité. Par exemple, les « idoles » analogistes inter-agissent et ces interactions produisent des effets sans la médiation directe des humains (p. 420-421).
Enfin, vient l’ontologie qui nous est supposée la plus familière, celle des occidentaux-modernes : le naturalisme. Dans ce régime, contrairement à l’animisme, les corps sont jugés appartenir à un même règne (la nature physique) et seuls les humains sont dépositaires d’une vie spirituelle. Les figurations doivent donc mettre en évidence une nature extérieure, objective, où les seuls sujets dotés d’une intériorité sont les humains.
Ces traits se manifestent « dans la peinture du nord de l’Europe dès le XVème siècle », avec la figuration d’individus clairement différenciés et pris dans des activités spécifiques, des espaces cohérents et un monde matériel restitué tel qu’il est perçu par les sujets humains avec précision. Le résultat est une peinture qui « met l’accent sur l’identité reconnaissable tout à la fois de l’artiste, de l’œuvre figurative, de l’objet dépeint et du destinataire de l’image », avec une virtuosité croissante dans la représentation des intériorités humaines et de la description du monde comme nature, comme espace matériel continu dont l’observation a une valeur en soi (p. 436). Le naturalisme serait ainsi caractérisé par l’art du portrait et l’art du paysage.
Le naturalisme instaurerait un « monopole anthropocentré de l’ordonnancement visuel » et innoverait par son visualisme. Là où les autres ontologies sont réalistes en des sens qu’on pourrait dire conceptuel ou cosmologique, le naturalisme est réaliste selon la vue humaine (seule valide). Par ailleurs, Descola trouve dans cette ontologie la source d’un dynamisme artistique particulier. En effet, entrent en contradiction l’affirmation de la subjectivité humaine et celle de « l’universalité des principes de la physicalité ». Cette contradiction génère plusieurs tensions. Par exemple, il y a dans les figurations naturalistes une tentation de réduction de la subjectivité à un phénomène physique. Ou encore, la recherche de la figuration « objective » mène à la typification des êtres et donc à, par exemple, dessiner des exemplaires « types » de plantes qui n’existent que rarement comme tels.
À travers ce parcours, Descola propose une riche conclusion. Il avance ainsi que chaque ontologie et mode de figuration pourrait être ramené à « un schème relationnel élémentaire structurant en un lieu et à une époque la manière dont des humains font l’expérience de la vie : une relation de sujet à sujet généralisée à la plupart des habitants du cosmos dans le cas de l’animisme, une relation d’inhérence à une classe et à des lieux partagée par un bloc d’humains et de non-humains dans le cas du totémisme, une méta-relation donnant dynamisme et cohérence à des relations subordonnées dans le cas de l’analogisme et, pour le naturalisme, une relation d’objectivation dans laquelle le sujet est condition d’existence de l’objet. » (p. 591)
L’ontologie influence aussi les capacités d’action attribuées aux figurations. Dans l’animisme, une image est dotée d’une activité intentionnelle du même type que les êtres qu’elle incarne. Dans le totémisme, les images reproduisent « les empreintes des formateurs du monde afin de réactiver la capacité génésique qu’ils y ont laissée et en orienter l’effet ». L’image « analogique » fait partie du collectif et permet de relier et d’agir avec les éléments disparates du cosmos sur un mode ordonné par des correspondances et des règles complexes. Le naturalisme fait des images des représentations aussi fidèles que possible au choses en tant que telles, conformes aux lois de la nature, permettant leur appropriation (p. 612).
Dans tous les cas, les images visent à « faire paraître sous nos yeux ce qui ne s’y trouve pas, qu’il soit visible ailleurs ou aboli, actuel ou virtuel, connu ou inconnu, réel ou imaginaire ». Elles ont un rôle de supplément, elles ajoutent quelque chose au monde tout en s’inscrivant dans sa texture (p. 615-616).
Structure et histoire
Ce modeste résumé rend assez peu justice à la précision du propos de Descola et aux interrogations qu’il ne manque pas de susciter. Par exemple, en discutant dans le chapitre de l’analogisme des mandalas, Descola mobilise le concept de « cosmogramme » – ce serait une figuration qui donne une version physiquement réduite du macrocosme. Il souligne alors qu’un cosmogramme peut exister sous des formes et des échelles allant des « fresques murales » à « des temples entiers ». C’est un moment lors duquel les lecteur·ices peuvent s’interroger sur ce que l’approche de ce livre aurait à dire de l’architecture, mais plus largement d’autres objets qui peuvent viser à donner une version « raccourcie » du macrocosme : les livres mais aussi le cinéma, la bande dessinée, le jeu vidéo. Evidemment, on ne peut pas tout faire et Descola justifie dès l’introduction la focalisation de son attention sur la figuration par les images iconiques et statiques, au détriment des figurations plus abstraites comme la décoration ou les vanneries : les images iconiques sont plus faciles d’accès à l’observateur extérieur. Ce parti pris méthodologique risque cependant de restaurer une certaine définition canonique de « l’art ». Descola reproche justement à Alfred Gell, qui refuse de définir ce qu’est un objet d’art, de ne pas pouvoir exclure des figurations des entités telles qu’une monnaie, ou une constitution écrite (p. 641). Mais en dehors du souci de se ménager un objet d’enquête abordable, quel serait le problème de traiter de la monnaie comme un mode de figuration ?
Ceci ouvre une autre série de questions. La première étant : si l’on restreint de cette façon les figurations abordées, est-ce qu’on ne sera pas conduit à avoir un abord tronqué des figurations et de l’ontologie d’un collectif donné ? À cette question, Descola apporte une réponse avec les deux chapitres intermédiaires appelés « Variations ». Dans ceux-ci, il s’intéresse explicitement à des cas où plusieurs régimes figuratifs sont identifiables. Il reconnaît à ce moment qu’il est « probable que l’hybridité des répertoires iconiques est chose commune, à l’instar de l’hybridité des assemblages ontologiques que ces répertoires signalent » (p. 263).
Ce qui est lié à une deuxième question : pour qui est-ce que cette classification quadripartite peut-elle compter ? C’est là qu’un autre point de méthode importe : Descola adopte une approche structuraliste inspirée de Claude Lévi-Strauss. Lorsqu’il s’intéresse à une figuration, c’est toujours par contraste avec d’autres figurations et avec le souci de comprendre chacune de ces figurations comme une transformation des autres (p. 438). Il en va de même pour ses quatre ontologies, avec le jeu à double variable des intériorités et des physicalités. C’est pourquoi il peut mettre de côté le « sens » pour les membres d’un collectif de certaines figurations comme les peintures du Siècle d’or hollandais au profit des traits contrastifs qui les différencient d’un masque animal Yup’ik.
La classification quadripartite est donc une structure logique élaborée par un observateur extérieur qui cherche le système des différences d’un ensemble varié et disparate de figurations. Surgit alors une tension : car Descola cherche bien à rendre compte de l’expérience des membres des collectifs dont il étudie les figurations. Or cette expérience est réduite aux traits par lesquels elle entre en contraste avec d’autres expériences, du point de vue de l’observateur extérieur. C’est une tension qui a le mérite de reconnaître d’emblée le caractère intrinsèque de la comparaison dans la démarche d’enquête. Elle a cependant le défaut de jeter un doute sur la sur-détermination logique de la description des expériences. Il faut faire le pari avec Descola que son jeu de transformations, comme dans les Mythologiques de Lévi-Strauss, suive aussi les modes de circulation des expériences. Dit autrement, il faut faire le pari que lorsque nous comprenons les Achuars depuis une point de vue occidental, la typologie descolienne restitue la manière dont on peut traduire une expérience qui n’est pas la notre, sans la réduire à la seule structure de notre point de vue.
Cette tension est plus problématique quand cette structure logique est mobilisée pour aborder des processus historiques. Descola traite ainsi parfois d’images aux frontières des ontologies, car les images peuvent préfigurer « des basculements ontologiques et cosmologiques » (p. 18). Un exemple important est celui de la naissance du naturalisme. Cette ontologie serait chronologiquement d’abord incarnée dans des images avant d’être formulée explicitement par Galilée, Bacon ou Descartes. Par exemple, La pêche miraculeuse de Konrad Witz serait une des premières peintures de scène biblique qui donne la priorité au réalisme visuel et à une nature comprise comme étendue régie par des lois physiques. Descola remarque ainsi dans ce tableau « la déformation des jambes de saint Pierre par réfraction de la lumière dans l’eau jusqu’à la ligne de pieux affleurant à la surface du lac pour empêcher les barques d’accoster sur la rive » (490).
Or, si dans les autres ontologies nous avons des informations ethnographiques permettant de se faire une idée des contextes dans lesquels les activités figuratrices s’effectuent, des acteur·ices qui les portent, des processus socio-politiques qui s’y articulent, tout cela semble disparaître quand le naturalisme est abordé. Il faut attendre bien tard pour que soit reconnu le caractère « élitiste » des œuvres d’art occidentales discutées (p. 548). L’analyse semble flotter dans le ciel des œuvres et des idées. Nous n’avons pas d’information sur les conditions de production, de circulation et de réception des œuvres. C’est d’autant plus frappant que Descola propose d’approcher par ces œuvres d’art une bascule ontologique globale de l’analogisme médiéval au naturalisme moderne. Les lecteur·ices peuvent se demander : qui est-ce que cela concerne au juste ?
Est-ce que n’est pas restaurée ici une idée très monolithique de l’ontologie des collectifs dits « modernes », effaçant ainsi les hiérarchies sociales, les conflits politiques et les hétérogénéités symboliques ? Qu’adviendrait-il si l’on envisageait plutôt, à la même époque, l’étude d’effigies populaires, fabriquées à l’occasion de carnavals ou charivaris ? Est-ce que l’on toucherait plutôt, pour reprendre une formule du regretté David Graeber sur le sujet, une guerre entre « deux images de la communauté » ? (Des fins du capitalisme, Payot, 2014, p. 137) Et de cette guerre, faudrait-il dire qu’elle a lieu entre le monde moderne et d’autres mondes, ou qu’elle est constitutive du monde moderne ? Suivant les réponses à ces questions il faut soit situer socio-politiquement les oeuvres d’art abordées par Descola, soit reconnaître qu’elles concernent bien peu de monde, même si ce peu de monde est extrêmement puissant. Parler de « bascule ontologique » à l’échelle de « l’Occident » paraîtra alors un peu trop général, à moins que l’Occident ne soit définit comme le fantasme des dominant.es. Ou alors, il faut redéfinir l’ontologie occidentale pour faire une place à toutes ses composantes, dominées comme dominantes.
La consistance de la modernité
Cependant, comme bien souvent dans un livre aussi riche, la description va au-delà de sa ressaisie théorique. Si l’absence de prise en compte des dimensions sociales des figurations naturalistes reste importante, ce en quoi consiste le naturalisme vient à se préciser.
Dans sa description de l’invention de la perspective linéaire instaurant le mode de figuration naturaliste, Descola fait ressortir, en citant Giulio Carlo Argan, la centralité de la loi : dans la perspective « les lois de la forme [géométrique, mathématique] sont donc aussi les lois de la nature et le processus mental par lequel on arrive à la conception de la nature est le même que celui qui conduit à la conception de la forme, c’est-à-dire à l’art » (cité p. 439). Et en même temps qu’elle part de ce principe nomologique(du grec nomos, autre désignation de ce que nous appelons “loi”), la peinture est par excellence l’acte d’objectivation du monde par un sujet, de découpage souverain par un individu (p. 440). Plus loin, Descola écrit que « l’idée que la composition des éléments du monde est soumise à un rapport réglé s’est imposée à l’époque bien au-delà de la peinture » (p. 492, je souligne). Descola donne l’exemple de la transposition de l’espace dans les cartes ou du temps dans les horloges mécaniques, et rappelle que l’inventeur de la perspective, Brunelleschi, était expert en horlogerie et que Florence était la capitale européenne de la cartographie.
L’ontologie moderne serait moins singulière en ce qu’elle pose l’idée d’une nature (comme le suggère de prime abord le nom de « naturalisme ») que par l’inscription du schème de la loi dans la pensée du cosmos, loi à laquelle seul fait exception l’esprit humain. Notre problème serait donc moins que nous croyons en l’existence de la nature et de la culture, mais que ces entités soient pensées selon le modèle de la loi, donc du déterminisme et du méta-langage savant, seul susceptible de nous donner une connaissance adéquate de ces déterminations. Qui dit loi dit philosophe-roi. On comprendrait alors mieux aussi les efforts contemporains pour penser l’anarchie mais aussi la nature à l’écart de la tradition substantialiste, aristotélicienne et patriarcale4. Cette tradition est certes fort variée : les « modernes » sont peu nombreux à tenir à la distinction entre monde sublunaire et monde supralunaire, à laquelle tenait Aristote. Cette tradition est cependant liée par l’idée que le schème de l’arkhè (qui signifie à la fois commencement, ordre et commandement) est adéquat à l’élaboration d’une pensée en prise avec le réel.
Du point de vue descriptif, penser l’ontologie moderne moins comme naturalisme que comme « nomologisme » aurait aussi l’avantage de rendre plus facilement pensable la mobilisation par les modernes des autres schèmes ontologiques, par exemple dans l’art surréaliste et contemporain qu’aborde Descola, sans faire de ces mobilisations des « restes » d’une transition pas totalement accomplie ou des « résurgences ». Le problème avec cette description en termes de « restes » ou de « résurgences », c’est qu’on risque d’accumuler ces éléments qui ne cadrent pas avec le concept, sans qu’on remette en cause la justesse du concept lui-même. À l’inverse, se passer du concept de naturalisme permettrait de comprendre pourquoi les trois autres ontologies peuvent être trouvées en des points variées de la planète en différents temps, alors que le naturalisme aurait dû « attendre » pour se voir développer, et serait en voie de délitement après quelques siècles. C’est que c’est moins l’extériorité de la nature et la valeur de la culture qui comptent que la recherche d’un fondement et d’une loi à partir desquels penser et gouverner le monde. Les modernes auraient en quelque sorte opéré, pour reprendre un concept lévi-straussien, une torsion de l’analogisme. Là où l’analogisme s’efforce d’ordonner localement des singularités, les modernes auraient cherché un ordre plus fondamental, un schème permettant d’embrasser tous les assemblages hétérogènes.
L’être et le phénomène
Pour terminer, j’aimerais aborder une dernière question, qui est celle du concept même d’ontologie. Pour cela, il faut repartir de ce que Descola écrit :
« Au rebours de l’idée classique en anthropologie et en histoire qu’il n’y a qu’un seul monde, sorte de totalité autosuffisante en attente de représentation selon différents points de vue, j’ai pensé qu’il était plus pertinent, et plus respectueux pour ceux dont on s’efforce de décrire les façons de faire et les façons d’être, de considérer cette diversité des usages comme une diversité des processus de composition des mondes. Il faut entendre par là les manières d’actualiser la myriade de qualités, de phénomènes, d’êtres et de relations qui peuvent être objectivés par des humains au moyen de filtres ontologiques qui leur servent à discriminer entre tout ce que leur environnement offre à leur appréhension. » (p. 10, je souligne.)
Il me semble qu’il y a là un décalage entre le début et la fin de ce passage. Alors que la première phrase se clôt sur l’idée d’une pluralité des mondes, donc d’ontologies, la seconde phrase fait de l’ontologie un instrument cognitif, un filtre perceptif incorporé par les humains. Le monde est quant à lui posé comme ce « tout » fabriqué avec les « plis » du réel choisis par tel ou tel collectif de sujets humains. On passe donc de l’affirmation de la pluralité des mondes à une formulation plus phénoménologique qui pose l’existence d’un réel foisonnant et de la pluralité des manières de s’y rapporter. Se trouve subrepticement restauré le dualisme nature/culture, fut-ce sur un mode plus indéterminé, et une approche centrée sur les perceptions humaines, prenant assez peu en compte le rôle actif des non-humains dans la composition des mondes.
Cela nous mène tout droit à une des difficultés à la fois les plus souvent relevées et les plus intéressantes de son œuvre : car il semble bien que la pluralité des ontologies, comme il le reconnaît lui-même, est pensée depuis une de ces ontologies5. La pluralité des mondes n’y est dicible que depuis une position qui ne peut tout à fait se défaire du dualisme nature/culture et de tous les autres dualismes qui en découlent (réalité/imagination, matière/symbole, pour ne citer que les plus immédiatement pertinents). Et que se passerait-il si cette épine dorsale de l’architecture anthropologique de Descola se trouvait altérée ? Si, conformément à ce que peut suggérer sa description de l’ontologie « moderne » dans ce livre, c’est moins le dualisme qui pose problème que sa subsomption sous le schème hiérarchique de la loi6?
Ce serait peut-être un pas dans une direction différente de celle tracée par Descola. Il n’en serait pas moins héritier : Descola nous aide à sortir de la critique de la modernité comme « acosmisme » (c’est-à-dire l’absence de cosmos extra-humain qui caractérise la modernité cartésienne), non seulement en évitant d’opposer une modernité machinique et aliénante à des peuples « authentiques » (grâce à ses quatre ontologies) mais aussi en nous aidant à comprendre les activités et les armatures qui font tenir le monde moderne. À nous de nous demander, grâce au cosmogramme que nous offre Descola, comment figurer en « terrestres » ? À titre de ressaisie des éléments évoqués, on pourrait déjà chercher à approcher la composition des mondes en tenant compte des capacités humaines mais aussi autres qu’humaines, aussi variées soient-elles (animaux, plantes, esprits, machines, objets d’art de tous types…). Et il faudrait parvenir à comprendre dans ces compositions la place plus ou moins hégémonique ou contestée qu’y joue le schème de l’arkhè. Figurer en terrestres, serait-ce figurer l’anarchie ?
Merci aux Éditions du Seuil pour l’utilisation des photos des œuvres, tirées du livre.
Notes
- Afin de ne pas alourdir cette recension déjà longue, je rappellerai comment ces ontologies sont définies au fil de leur traitement dans ce livre-ci.[↩]
- Descola s’appuie là notamment sur les travaux de David Freedberg, Hans Belting, Horst Bredekamp et Alfred Gell. De manières différentes les uns des autres, ces chercheurs ont tous mis l’accent sur la capacité d’agir des objets « artistiques ». Qu’il s’agisse d’un masque Inuit ou d’une peinture du Siècle d’Or Hollandais, les sujets humains ne sont pas simplement dans un rapport contemplatif, une sorte de passivité choisie, face à un objet qui n’a pas d’autre choix que d’être inerte, d’être le support des projections de ses spectateurs. Au contraire, les objets d’art nous font quelque chose : que ce soit, par exemple, par leurs arrangements visuels ayant prise sur des opérations cognitives humaines spécifiques, ou par les histoires et activités qu’ils incorporent et recèlent dans leur opacité irréductible.[↩]
- Bien que cette catégorisation soit réfutée par certain·es spécialistes du monde aborigène, comme l’anthropologue Barbara Glowczewski, par exemple dans « Le paradigme des aborigènes d’Australie », in Lucienne Strivay et Géraldine Le Roux (dirs.), La revanche des genres. Art Contemporain australien, publications des Affaires culturelles de la Province de Liège, 2007. Je remercie Antoine Chopot pour cette remarque.[↩]
- Par exemple Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie, Paris, Seuil, 1982 ; Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Editions du Seuil, 2016 ; David Gé Bartoli et Sophie Gosselin, Le toucher du monde. Techniques du nature, Editions Dehors, 2019 ; Geneviève Pruvost, « Écoféminisme de subsistance et matière-monde », 2021, https://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/forge/7688 ; Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, Paris, PUF, 2022 ; j’ai essayé de participer de cet effort : « Nature sans arkhè », Colloque Vers une nouvelle théorie politique de l’environnement ?, Sciences Po, décembre 2022.[↩]
- Par-delà nature et culture, p. 152-153.[↩]
- Des travaux classiques aussi bien que des travaux récents semblent aller en ce sens. Voir par exemple Carolyn Merchant dans La mort de la nature (1980, traduction française parue en 2021 chez Wildproject) et Ghislain Casas, La dépolitisation du monde. Angélologie médiévale et modernité (Editions de l’EHESS/Vrin,2022).[↩]