A propos de L’humain – L’Inhumain. L’impensé des nouveaux matérialismes (matérialité, ontologie, plantationocène), par Christine Chivallon et paru chez les éditions atlantiques déchâinés en novembre 2022. Les illustrations sont tirées d’un œuvre de Jean-François Boclé : The Tears of Bananaman, 2009-2012, installation, 300 kilos de bananes, écrits de l’artiste scarifiés sur les bananes, socle en bois (330 x 130 x 25 cm), Première Biennale Encuentro Bienal di Caribe, Happy islands, Aruba, Caraïbes, 2012. ©Jean-François Boclé /Adagp.
Retrouver la « clameur humaine »
Avec L’humain – L’Inhumain. L’impensé des nouveaux matérialismes (matérialité, ontologie, plantationocène), l’anthropologue Christine Chivallon nous offre l’occasion de réfléchir au cadre de pensée général dans lequel évolue notre époque. Par cadre de pensée, n’entendons pas seulement philosophie, ou ontologie, mais plutôt ce que le monde anglo-saxon nomme « théorie » : l’armature conceptuelle qui se détache de tout savoir, qu’il s’agisse de l’anthropologie, de la géographie, de la littérature, et de toutes les formes de studies possibles (queer studies, black studies, extinction studies, etc.).
Or ce cadre de pensée a été marqué ces deux dernières décennies par ce qui est l’objet du livre de Chivallon : les « nouveaux matérialismes ». Pour l’auteurice, ces derniers se définissent par la tentative de supprimer les partages conceptuels fondamentaux du type humain/non-humain, culture/nature, pensée/matérialité, ontologie/extériorité (p. 30-31), pour les remplacer par des formes d’hybridation, voire de fusion, qui s’expriment dans des ontologies qualifiées de « relationnelles ». Pour éclairer cette théorie qui accorde le primat aux relations sur les individus et les objets séparés, Chivallon s’appuie surtout sur les anthropologies qui, selon elle, supportent ces matérialismes – Philippe Descola, Tim Ingold, Arturo Escobar, Eduardo Viveiros de Castro, Mario Blaser – ainsi que sur la méta-sociologie de Bruno Latour.
Ce que Chivallon reproche aux nouveaux matérialismes est, d’abord, d’occulter au nom de leur soi-disant nouveauté les pensées qui les précèdent (entre autres les cultural studies, les pensées comme celles d’Henri Lefebvre insistant sur la matérialité de l’espace). Plus gravement, cette occultation concerne le fait colonial : en centrant leurs études sur le dépassement du « grand partage » humain/non-humain, les nouveaux matérialismes rendent difficile de considérer un troisième terme qui subvertit le schéma binaire de ce partage, à savoir celui d’inhumain. Pour Chivallon, ce terme renvoie à l’esclavage et au colonialisme, autrement dit au sujet Noir « déshumanisé », au « déni d’humanité » colonial (p.68), au « devenir animal » de la personne Noire (p.69). Or la fascination des nouveaux matérialismes pour l’ontologie, ainsi que leur incapacité à voir dans celle-ci la marque de la culture et de l’imagination (p.54), les empêche de mesurer le phénomène colonial et le « tragique de l’inhumain » qu’il génère (p.72). Un « retour à l’« humain » » (p.83), une écoute postcoloniale/décoloniale de la « clameur humaine » (p.79) est dès lors nécessaire, par l’analyse des pratiques et des discours qui déshumanisent certains êtres1.
Compliquer la généalogie des nouveaux matérialismes
Chivallon reconnaît cependant que ce retour à l’humain est possible du cœur même des nouveaux matérialismes, puisque ces derniers – via Donna Haraway et Anna Tsing – ont inventé le concept de « plantationocène » qui désigne la matérialité des changements opérés par le système esclavagiste de la plantation aux Amériques comme véritable origine du phénomène global désigné sous le terme d’Anthropocène (p. 72-79) – la modernité occidentale et sa prospérité s’étant bâties sur une poursuite de la rentabilité maximale et l’exploitation de certains corps racisés. Cette reconnaissance est bienvenue et nous permet d’analyser la manière dont Chivallon identifie ce que sont ces nouveaux matérialismes. Car on pourra se demander, d’une part, d’où viennent véritablement ces pensées, et, d’autre part, jusqu’où l’unité d’un tel terme existe, sauf à fusionner des perspectives fort différentes – et en oublier d’autres.
Ces pensées partent du constat suivant : nous sommes immergés dans la matière, nous sommes envahis par des coulées de matières vivantes et technologiques, et nos corps s’échangent et se prolongent de mille manières et de mille matières avec ses environnements humains et non-humains, sociaux et biologiques. Ainsi pensée de façon dynamique, la matière n’a rien d’une substance stable, localisable, et identifiable, aux frontières précises : tout change, tout se matérialise sans cesse, et l’incessante matérialisation du monde est ce que tentent d’enregistrer et de penser les nouveaux matérialismes.
Si tout devient, c’est que la matière est « métamorphose » 2, « durée insérée dans la matière » 3, processus, et ces processus ont leur propre pouvoir, leur propre autonomie – leur propre agency (capacité d’action, agentivité). En ce sens, les nouveaux matérialismes adressent à la pensée un avertissement : les choses, les humains et le monde sont toujours plus matériels que ce que vous croyez.
Plus matériels, cela veut dire ici plus reliés. Premièrement, soutiennent les néomatérialistes, il n’est pas possible d’isoler le corps humain de sa relation avec son environnement extérieur, que ce soit l’environnement naturel, anthropisé (transformé par l’action des humains), ou purement technologique ; deuxièmement, le corps humain est lui-même investi par des micro-organismes et par les effets de l’action technique des humains sur le monde.Tel est le deuxième avertissement que lancent les promoteurs des nouveaux matérialismes : les humains sont plus reliés aux choses et au monde que ce qu’ils croient, en vertu de l’insécable interconnectivité du monde. Cet avertissement montre que les néomatérialistes partagent avec les penseurs de l’environnement un axiome fondamental : tout est relié. Ainsi Stacy Alaimo, l’une des représentantes des nouveaux matérialismes, affirme que la substance de l’être humain est « inséparable » de son environnement, et nomme « trans-corporéité » le processus par lequel « l’humain est toujours enchevêtré avec un monde plus-qu’humain » 4.
Sans reprendre ici longuement des analyses menées ailleurs5, on pourrait insister sur le fait que les nouveaux matérialismes, au moment où ils se sont constitués, cherchaient à se distinguer du constructivisme latourien, de l’actor-network theory, et même partiellement d’Haraway. Il s’agissait alors, dans la première décennie du 21ème siècle, de redonner une place à la matérialité de la nature au lieu de la déclarer morte (comme Latour avant son moment « Gaia » para-technologique /pré(non)marxiste) ou de lui préférer les cyborgs (comme Haraway avant son moment « compost » post-posthumain).
Cela devrait nous amener à opposer, plutôt qu’à mélanger (p. 37-38), deux types d’approches : les nouveaux matérialismes d’une part, et d’autre part les tenants du « réalisme spéculatif », ce courant de pensée qui lui aussi s’est développé dans la première décennie du 21ème siècle. Nouveaux matérialismes et réalisme spéculatif se sont tous deux opposés à l’excès discursif qui tendait à régner depuis les années 1960 : du structuralisme au poststructuralisme, le langage s’était en effet imposé comme puissance explicative à tous les niveaux de la réalité́, de l’inconscient (« structuré comme un langage » disait le psychanalyste Jacques Lacan) à la société́ tout entière (« ce langage qui est ma Nature à moi, homme moderne », écrivait le linguiste Roland Barthes).
Ainsi Karen Barad, que l’on rattache aux nouveaux matérialismes, écrira-t-elle en 2003 qu’« on a accordé trop de pouvoir au langage ». Mais très vite les différences conceptuelles sautent aux yeux : là où les nouveaux matérialismes insistent sur l’enchevêtrement de l’humain et du non-humain, sur fond d’une ontologie relationnelle accordant le primat aux relations sur les objets séparés, l’objectif principal du réalisme spéculatif est bien plutôt de radicalement séparer sujet humains et objets non-humains au nom d’une ontologie de l’objet, dans laquelle les objets du monde – les fossiles, les virus, les planètes, les trous noirs, les grille-pains, les nombres, les atomes – existent indépendamment et antérieurement au sujet humain qui les pense, et n’ont pas besoin d’entrer en relation avec ce sujet pensant pour exister en propre (on fait ici référence ici aux travaux des philosophes Graham Harman et Quentin Meillassoux).
Dans ce cadre de pensée élargi qui fait droit aux différences théoriques entre nouveaux matérialismes et réalisme spéculatif, c’est le statut de l’inhumain qui est en jeu : relève-t-il du monde des objets qui échappent à la mainmise des sujets humains (comme dans le réalisme spéculatif), ou bien est-il l’un des effets des enchevêtrements des humains et des non-humains, de la culture et de la nature (comme dans les nouveaux matérialismes) ? Nous devons suivre la démarche nécessaire de Chivallon lorsqu’elle nous fait entendre la clameur de l’humain qui monte de la production coloniale de l’inhumain ; mais le mouvement de bascule qu’elle opère risque de nous faire perdre à nouveau le non-humain auquel la pensée de l’écologie a fait droit. La raison de cet impensé est que Chivallon rattache l’inhumain à seulement l’un des pôles du binôme humain/non-humain, à savoir le premier, puisque c’est toujours « l’ontologie inhumaine de [je souligne] l’humain déshumanisé » (p.68) qui est en jeu. Or l’inhumain peut, et doit, aussi permettre de repenser le non-humain, et en ce sens aussi la nature (qu’elle soit terrestre ou non-terrestre).
De quel inhumain est-il question ?
Cette double fonction du concept d’inhumain est ce que Chivallon ne me semble pas repérer dans sa lecture du livre de Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None. Chivallon cite Yusoff lorsque celle-ci indique la manière dont sa « géographie inhumaine » vise à « socialise[r] la géologie et géologise[r] le social » ; mais la seconde partie de l’énoncé ne me semble pas vraiment prise en compte par Chivallon, réduisant le projet de Yusoff à une enquête sur l’inhumain entendu comme ce qui concerne les « exclus de la catégorie “Humain” » et vise l’expression de la « clameur de l’humain » (p. 79-82). Or Yusoff écrit précisément qu’elle cherche à penser à la fois « l’inhumain comme matière et l’inhumain comme race », à la fois le géologique et le subjectif, et pas seulement l’humain6. « Mon intention », écrit Yusoff :
« n’est pas de récupérer (reclaim) l’inhumain comme position dialectique à partir de laquelle recadrer les exclusions humanistes vis-à-vis de leurs Autres (car, comme nous le rappelle Wynter, l’Humain est une catégorie occupée) » (p.7).
Loin de vouloir simplement retourner à l’humain, Yusoff soutient que « l’inhumain peut être revendiqué comme un type de ressource différent de sa forme coloniale propre – une force gravitationnelle si extravagante qu’elle défie la gravité », et s’arrache à l’emprise des pouvoirs (p.100). Devenir inhumain(e) peut aussi être un « art », écrit-elle ailleurs, et pas seulement une damnation coloniale7. Et cet art, cette technique et cette pratique, impliquent un type d’alliance spécifique avec une vision renouvelée de la nature, une « nature inhumaine » (comme l’écrit un autre géographe avec qui Yusoff a travaillé, Nigel Clark) – le marronage des esclaves fuyant la plantation est impensable sans une terre, une forêt ou une montagne qui lui accorde un lieu de vie et de lutte8.
Alliances inhumaines (politique), technique de l’inhumain (art) : deux manières de donner à l’inhumain sa place, sa fonction, au lieu de seulement le charger d’une valeur négative. L’inhumain serait alors ce sans quoi aucune humanité – aucune revendication d’humanité, esthétique et politique – n’est possible.
Vers les planetary studies
On pourrait cependant soutenir que le terme inhumain est la négation de celui d’humain, auquel il se rapporte donc en priorité, recelant inévitablement une hiérarchie conceptuelle de type humaniste ayant pour effet de reléguer la nature/le non-humain dans le décor. Quelle approche théorique nous permettrait d’éviter cette relégation, tout en maintenant la clameur de l’humain ?
Voilà qui nous invite à revenir au début de l’ouvrage de Chivallon, lorsqu’elle s’en prend aux « comètes théoriques qui, à peine installées, sont aussi vite détrônées par les suivantes » – « cultural studies », « LGBT studies », « postcolonial studies », « archival turn » puis « material turn », en attendant la nouvelle tendance (p. 27-28). Chivallon a raison de critiquer cet attrait spécialement nord-américain pour la nouveauté à tout prix, ou plutôt au prix que fixe le néo-libéralisme et sa demande de renouvellement de marchandises théoriques, car cela ne peut que conduire à l’oubli des champs d’études antérieurs. Mais, d’une part, est-ce que c’est mieux lorsque, comme en France, le champ universitaire est fixé durablement sur des partages domaniaux stricts, où chacun·e fait prospérer son cheptel d’auteur·rices et perpétue le pouvoir des mandarins qui leur ont octroyé leur place ? D’autre part, était-ce mieux avant, quand l’existentialisme et le structuralisme, impérialement, s’éternisaient ?
Plutôt que de s’en prendre aux nouvelles théories, il serait plus utile de favoriser l’apparition en France de comètes conceptuelles, afin de faire fructifier des idées nouvelles, au lieu de s’en tenir aux noms qui structurent à double tour notre capacité à visualiser le cadre de pensée général que le livre de Chivallon nous aide à analyser. Rien ne nous empêche de constituer en même temps, lentement et patiemment, une carte du ciel de la théorie ainsi que l’histoire « lentement rythmée » de la manière dont les systèmes de pensée naissent, évoluent, stratifient, et s’étiolent. Sans nouveauté, impossible de relire l’ancien ; sans rapport à l’ancien, impossible d’évaluer la nouveauté.
À ce titre, un nouveau genre de studies pourrait permettre de penser l’inhumain tout à la fois dans l’humain et dans le non-humain, sans nier la clameur de l’humain déshumanisé ni passer les non-humains sous silence : les études planétaires. Celles-ci n’existent certes pas encore comme champ ainsi qualifié, mais un certain nombre d’études commencent à converger vers les concepts de planétaire, de planète et de planétarité. On pensera d’abord aux formulations liminaires de la penseuse postcoloniale et féministe Gayatri Chakravorty Spivak qui, dans Death of a Discipline (2003), parle de « sujets planétaires », plus récemment à Achille Mbembe qui dans de multiples conférences s’interroge sur « l’habitabilité planétaire » ainsi qu’à Dipesh Chakrabarty analysant « le climat de l’histoire à l’âge planétaire » (pour reprendre le titre de son livre de 2021), auquel il faudrait ajouter l’exercice de « planétologie comparée » menée par Lukáš Likavčan (2019) ainsi que les travaux socio-géographiques de Nigel Clark et Bronislaw Szerszynski sur la « pensée sociale planétaire » (2021)9. S’attachant à décrire les forces sociales et physiques qui traversent et débordent les humains aussi bien que les non-humains, faisant de la Terre une planète étrange, objet de dévastations et source de dérives existentielles rétives à tout ordre, les études planétaires pourraient mener au tournant inhumain des études environnementales.
Notes
- Notons au passage comment certain.e.s travaillent depuis quelques années déjà le rapport nouveau matérialisme / pensée postcoloniale, par exemple Monique Allewaert (cf. son livre Ariel Ecology paru en 2013 et plus récemment son article « Super Fly : François Makandal’s Colonial Semiotics » in American Literature (2019) 91 (3): p. 459–490).[↩]
- Rosi Braidotti, Metamorphoses : Towards a Materialist Theory of Becoming, Cambridge, Polity Press, 2002.[↩]
- Elizabeth Grosz, Time Travels : Feminism, Nature, Power, Durham and London, Duke University Press 2005, p. 110-111. Cf. aussi le « mattering » de Pheng Cheah et Karen Barad.[↩]
- Stacy Alaimo, Bodily Natures. Science, Environment, and the Material Self, Indiana University Press, 2010, p. 2 (ma traduction).[↩]
- Des analyses que Chivallon aurait peut-être pu partiellement connaître, puisqu’elle se réfère à ma traduction du texte d’Haraway « Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, Chthulucène » parue dans le dossier consacré aux nouveaux matérialismes et aux réalismes spéculatifs que j’ai co-dirigé avec Frédéric Bisson pour la revue Multitudes (n°65, 2016). Cf. aussi sur ces questions La Part inconstructible de la Terre (Seuil, 2016) et Literature and Materialisms (Routledge, 2020).[↩]
- Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None, University of Minnesota Press, 2016, p.5.[↩]
- Idem, “Geologic subjects: nonhuman origins, geomorphic aesthetics and the art of becoming inhuman” in cultural geographies, 2015, Vol. 22(3) p. 383–407.[↩]
- Je renvoie ici aux travaux de Dénètem Touam Bona, Fugitif, où cours-tu ? (2016) et Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, I (2021).[↩]
- Cf. ma recension de l’ouvrage de Clark et Szerszynski dans la revue cultural geographies (vol.30 n°1, janvier 2023).[↩]