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Chronique d’un trauma annoncé : ma manifestation à Sainte-Soline, par A. M.

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Nous sommes le lundi 20 mars lorsque mon téléphone sonne. Un ami m’appelle pour me proposer d’aller à la manifestation de Sainte-Soline samedi prochain. La question me prend de court. Je connais pourtant bien le sujet, m’étais même renseigné sur la mobilisation du 25 mars… mais sans m’imaginer y participer. Pourquoi ? Je n’en sais trop rien. Je crois que j’étais réticent à aller manifester en dehors de ma ville natale, qui plus est à la campagne, à l’autre bout de la France. Tout cela me semblait lunaire, presque inconscient. Je finis par lui répondre que j’ai besoin de temps pour y réfléchir, m’informer… ou simplement me préparer peut-être. Je me documente, fais des recherches complémentaires. Je découvre que la manifestation est interdite par la préfecture. Je me questionne. Suis-je prêt à braver l’illégalité pour m’opposer légitimement à un projet qui me semble absurde en tout point ? La réponse reste en suspens, quelque part. Et puis…

Et puis Macron prend la parole le lendemain. Son arrogance et son déni démocratique me révoltent. Il vient d’ouvrir la boîte de pandore, de rendre légitime la violence et les affrontements entre manifestants et policiers par son refus de dialogue et de compromis. Que reste-t-il de la démocratie lorsque le président déclare que « la foule n’a aucune légitimité face au peuple qui s’exprime par ses élus » ? Que reste-t-il comme actions légales lorsque le pouvoir du citoyen est réduit à son rôle d’électeur quinquennal ? Pas grand-chose. La violence ou la reddition me dis-je. Difficile de ne pas tomber dans cet écueil. Et puis…

Et puis les déclarations politiques se succèdent, toutes plus obscènes les unes que les autres. Les manifestations font rage et la France continue de s’embraser. Les violences policières sévissent et tentent de contenir la colère qui s’exprime dans les centres villes. Rien n’y fait. Le système politico-médiatique se défend, puis contre-attaque. Le cynisme n’a plus de borne. On use et abuse d’une panoplie d’outils rhétoriques et de contre-vérités qui permettent de renverser la balance, d’opposer les bons et les mauvais, le bien et le mal, de réduire un mouvement social de trois millions de personnes à des « casseurs » qui sèment la terreur et « l’ultra-gauche » qui les guide. De s’ériger en « garant de l’ordre républicain » contre les fauteurs de trouble et ceux qui veulent « porter atteinte à la démocratie ». Quelle magnifique et si dangereuse rhétorique d’inversion. L’impasse est totale. Et puis…

Je m’approche d’un policier et lui demande de m’indiquer une porte de sortie. Il a une main sur sa matraque et une grenade dans l’autre. Il me crie « dégage ou j’te gaz ! ».

Et puis nous manifestons le jeudi 23 mars, encore une fois, comme des millions de français, entre camarades, familles, collègues ou amis. La tension est montée d’un cran. La police est partout dans la ville. Nous devons passer des barrages pour rejoindre le cortège. Un homme est devant moi, il ouvre son sac puis se met à courir. Il est rattrapé par les policiers. Un, deux, trois, quatre CRS lui tombent dessus et autant de coups de pieds. Il est pourtant déjà immobilisé au sol et maîtrisé. Nous courrons pour les arrêter et les dissuader de poursuivre. La personne est relevée puis embarquée. Nous poursuivons et finissons par rejoindre la manifestation. Alors que nous arrivons au point d’arrivée, un mouvement de recul nous surprend. Des bombes lacrymogènes sont tirées juste devant nous sans que nous réussissions à savoir ce qui se déroule. Les canons à eau se mettent à arroser la foule. Nous sommes dans une avenue. Nous essayons de reculer mais le cortège continue d’avancer derrière nous. Nous parvenons à faufiler vers des rues perpendiculaires pour quitter la manifestation. La police bloque toutes les issues. Impossible de sortir. Nous sommes nassés. Je m’approche d’un policier et lui demande de m’indiquer une porte de sortie. Il a une main sur sa matraque et une grenade dans l’autre. Il me crie « dégage ou j’te gaz ! ». Je suis pourtant seul, le visage découvert. Je lis la frayeur dans ses yeux. Il doit être à peine majeur me dis-je. J’ai de la peine pour lui, pour nous, pour la situation qu’on nous oblige à vivre, pour tout ce déferlement de violence et d’agressivité qui nous aveugle et nous déshumanise. J’aimerais presque le rassurer, lui dire qu’il ne doit pas écouter ce que ses collègues disent sur nous. Qu’on cherche à lutter pour nos droits plutôt qu’à « tuer du flic ». Nous interrogeons un autre policier qui finit par répondre à nos questions. Ils ne savent pas ce qui se passe et nous demandent de patienter. La tension monte encore, les gens se font de plus en plus pressants et nombreux. Des personnes âgées. Des parents avec enfants. Certains appellent à forcer le barrage pour pouvoir sortir. Je sens mon pouls s’accélérer. Je me sens vulnérable, si dépendant d’une décision hiérarchique et d’une institution en qui je n’ai plus confiance. Au bout de trente minutes nous finissons par sortir. Nous respirons à nouveau. Et puis…

Et puis arrive vendredi. Les images de la veille défilent dans ma tête. Je crois que pour la première fois j’ai eu vraiment peur en manifestant. Je ressens une boule dans le bas du ventre. Un feu qui brûle. De la colère… et beaucoup de tristesse. Des braises écarlates qui se ravivent à chaque prise de parole du gouvernement. C’en est trop. Je ne les laisserai pas saccager notre pays sans broncher. Je rappelle mon ami. Nous partons à Sainte Soline.

Nous arrivons le vendredi soir. Le soleil vient de se coucher. La nuit est fraîche et humide. Les chemins particulièrement boueux. Des centaines de voitures longent les routes qui mènent au campement principal. Nous parvenons péniblement à trouver une place pour nous garer. Le temps de grignoter un morceau et nous rejoignons les grandes tentes qui se dessinent au loin. Il fait déjà nuit noire. Nous marchons une bonne quinzaine de minutes. Les voitures ne cessent d’arriver. Sur le chemin, nous croisons de plus en plus de monde. Des gens de toute la France, bien emmitouflés, qui transportent leurs équipements pour la nuit. Nous arrivons au campement. Des chapiteaux sont montés, des toilettes, des tracteurs, des préfabriqués dans lesquels j’aperçois des ordinateurs liés à des groupes électrogènes, et surtout du monde, encore et encore. Il commence à pleuvoir. Nous nous abritons sous la plus grande des tonnelles. L’ambiance est bon enfant et contraste avec la fraicheur extérieure. Des chansons sont scandées en chœur comme pour nous donner du courage pour le lendemain. Tout le monde ne les connait pas, moi compris. Ça me rassure. Je me dis que je ne suis pas le seul pour qui c’est la première fois ici.

Photo : C. M.

Le lendemain matin nous nous retrouvons à nouveau au camp de base. Les visages sont fatigués, à l’image de certaines tentes qui baignent dans la boue à cause des fortes pluies nocturnes. Un mégaphone retentit. Nous nous rassemblons autour d’une estrade et écoutons les prises de parole successives. Le silence est paroissial. Seul l’hélicoptère de la gendarmerie tournoie au-dessus de nos têtes. On nous parle de l’organisation de la journée et des consignes de sécurité, de nos droits en garde à vue, etc. On nous distribue des numéros d’assistance médicale ou juridique. Un frisson me traverse. Puis un autre lorsque Julien Le Guet, après avoir salué notre présence, nous annonce qu’il faudra « être fort », que ce sera « dur », qu’il faudra « tenir bon » car « on ne nous fera pas de cadeau ». J’étais aussi galvanisé qu’intimidé. J’avais beau m’être préparé, je crois que c’est à ce moment que je me suis rendu compte de l’importance de l’événement, et à quel point ce que nous vivions était exceptionnel.

Mon ami me dit : « si tu n’es pas encore prêt à te faire arrêter pour défendre tes idées, on se rejoint plus tard ». Il avait vu juste. Je n’étais clairement pas prêt, non.

Les groupes se forment. Mon ami veut aller chez les « jaunes », ceux qui avancent plus rapidement et qui seront donc plus tôt au contact de la police. Je n’ai pas envie de le suivre. Je crois que j’ai d’abord besoin d’un round d’observation. Je choisis le groupe « rose », plus lent, ceux qui transportent la sculpture en bois de l’outarde jusqu’à la mégabassine. Mon ami me dit : « si tu n’es pas encore prêt à te faire arrêter pour défendre tes idées, on se rejoint plus tard ». Il avait vu juste. Je n’étais clairement pas prêt, non. Nous nous mettons en route. Je retrouve d’anciens collègues. Leur présence me fait du bien. Je suis dans le cortège entouré par des personnes de tous âges. Beaucoup de jeunes adultes mais également des enfants et des personnes qui ont au moins l’âge de mes parents. C’est donc eux les « plus virulents casseurs d’Europe » qui se sont donnés rendez-vous à Sainte Soline ? L’ambiance est détendue. Les gens discutent lorsqu’ils ne mangent pas leur casse-croûte ou des bouts de gâteaux que certain·es distribuent avec un grand sourire. C’est réconfortant, ça fait du bien. Après un peu plus d’une heure de marche nous apercevons enfin la mégabassine. Nous distinguons au loin une ligne discontinue de fourgons bleus qui l’entourent. Le ton se fait plus grave. On se questionne, on s’indigne, on redoute que ça tourne au vinaigre.

Nous coupons à travers champs et ruisseaux. Les pas s’enfoncent dans la terre meuble. La fatigue commence à se faire ressentir. Nous arrivons sur le côté gauche de la mégabassine et pouvons désormais voir l’ensemble du dispositif déployé. Des fourgons, des canons à eau, des barrières, des blindés, des quads, des policiers postés partout. Une armée de fantassins défendant une forteresse composée d’un trou de terre. C’est consternant. Nous nous trouvons à une centaine de mètres des gendarmes lorsque nous apercevons un autre cortège sur notre droite, à l’autre extrémité du champ. Le ciel semble alors soudainement s’obscurcir. Les quads se mettent en route et tirent les premières bombes lacrymogènes auxquelles les manifestants répondent par des feux d’artifice. Par chance le vent nous est favorable et le cortège continue d’avancer. On comprend alors que ce sont les premières échauffourées d’une longue série. Nous suivons les instructions et poursuivons notre marche. Nous parvenons à contourner la mégabassine et à arriver à son extrémité. Derrière, les combats font rage et les explosions sont perpétuelles. D’ici on ressent les ondes de choc. On se dit que ça doit être un carnage et qu’il doit y avoir de nombreux·ses blessé·es. Une épaisse fumée noire se dégage d’un fourgon en feu.

Ce paroxysme de violence fonctionne comme un coup de massue. Nous prenons conscience du danger et de leur détermination à défendre leur château de terre, « quoi qu’il en coûte » humainement.

Je me demande bien comment tout ça se terminera… Nous sommes nous aussi face aux gendarmes, main dans la main, sans projectiles, avec comme seule arme notre détermination qui n’entend pas céder à leur violence. Les premières lacrymogènes sont tirées. Puis d’autres. Les lignes éclatent, nous reculons. Nous les reformons puis avançons à nouveau. Nous crions « Un, deux, trois, on avance ! » pour faire un pas supplémentaire, tous ensemble. Je n’ai pas de lunettes, mes yeux piquent terriblement, je m’éloigne. L’odeur acide et âpre des gaz m’envahit les poumons. Je ne sais plus bien comment me positionner. J’hésite puis finis par y retourner sous une pluie de lacrymogènes, de plus en plus rasantes, de plus en plus nombreuses. Une équipe s’occupe de les éteindre avec des mottes de terre. Il y en a trop. Nous reculons une nouvelle fois, le temps de reprendre notre souffle et de nous mettre quelques gouttes de collyre. Soudain trois détonations sourdes retentissent. Je sursaute. Le temps que je comprenne ce qui vient de se passer, quatre personnes tombent devant moi. Les « Médics ! Médics ! » résonnent en échos et les doigts pointent le secteur dans lequel je me trouve. Ils sont amenés vers l’arrière et rapidement pris en charge. Leurs blessures ont l’air superficielles. Quelques autres grenades sont tirées devant nous, comme un avertissement à ceux et celles qui oseraient avancer une nouvelle fois. Je regarde autour de moi. Les gens sont effarés, désemparés. Ce paroxysme de violence fonctionne comme un coup de massue. Nous prenons conscience du danger et de leur détermination à défendre leur château de terre, « quoi qu’il en coûte » humainement. Aucun d’entre nous n’est ici pour perdre la vie ni l’usage d’un de ses membres. Les mégaphones retentissent à nouveau. On nous annonce que les « médics » n’ont plus de matériel médical et qu’une « trêve » s’impose. Les affrontements cessent et ne reprendront plus. Nous rebroussons le chemin et constatons l’ampleur des dégâts. Les blessés, les deux fourgons calcinés, les capsules des grenades qui jonchent le sol, les pierres déterrées. Une ambulance doit arriver nous dit-on. Tout semble si surréaliste.

A ce moment-là, je ne me rends pas encore compte de ce que je viens de vivre. Que ces images se bousculeront encore longtemps dans ma tête. Que je verserai des larmes lorsque ma copine me cherchera à la gare et qu’elle me dira que ses parents se sont inquiétés. Comme si je revenais de loin, d’un autre pays, d’un autre monde, d’une autre planète. Comme si j’étais finalement un peu rescapé. Traumatisé mais pourtant bien sain et sauf, contrairement à certain·es. Je sais qu’il y aura un « avant » et un « après » Sainte-Soline, pour moi, pour les mouvements de lutte, et même pour la France peut-être. Je me sens fier d’y avoir participé. De me battre pour une société où le capitalisme industriel cesse de s’accaparer notre eau, notre nature, notre vie… notre humanité. Malgré les blessures physiques qui seront des “dommages collatéraux” pour le gouvernement. Malgré les traumas psychologiques qui accompagnent une existence. Je sais désormais où je me trouve, que l’injustice et la répression sont deux faces d’un même pouvoir mortifère à l’agonie. Que la désobéissance est alors un devoir pour défendre notre démocratie contre un gouvernement qui a choisi l’autoritarisme comme unique réponse. Je sais que je porte cette colère en moi, cette colère avec laquelle je vis désormais et que j’apprends à appréhender pour qu’elle soit vertueuse plutôt que destructrice. Je sais aussi qu’il me faut l’appréhender, la comprendre pour la transformer en une énergie qui participe à façonner un monde auquel j’aspire, respectueux du vivant dont nous faisons intrinsèquement partie.

Longue vie à la nature qui se défend et à tous celles et ceux qui y contribuent.

NO BASSARAN.

A. M.

Photo : C. M.

Récit d’une manifestante de Sainte-Soline, par C. M.

Pendant une semaine après la manifestation de Sainte-Soline, mes chaussures de rando sont restées dans leur linceul de terre, comme la preuve que cette journée n’avait pas été un mauvais rêve. Et puis, j’ai fini par les laver, comme si laver était une manière d’effacer, de passer à autre chose. La terre était collante, autant que les images qui envahissaient mon esprit jour et nuit. En les frottant, j’ai cru sentir l’odeur des lacrymo, entendre à nouveau les bombes qui sifflent, mais j’ai crié stop. Je les ai alors trempées, immergées. J’ai noyé mes chaussures et j’ai fait taire cette foutue terre.

À côté des chaussures, les lunettes de piscine n’ont pas bougé, elles. Ridicules. Roses et bleues, premier prix, piquées aux enfants. Maigre outil de protection, on fait avec les moyens du bord, j’en rigolais le matin du 25 en les mettant dans mon sac.

La vérité c’est que je leur en veux. Eux, qui nous obligent à nous déguiser pour aller manifester. Lunettes, masque, bouchons d’oreille, casque. Et puis quoi encore ? On n’est pas une armée, nous, on est les gens.

Je suis arrivée le samedi matin 25 mars à Sainte-Soline en me disant que c’était important d’être là. Qu’il fallait se bouger pour défendre notre terre si mal en point. Que cette lutte-là, pour l’eau, pour le bien commun, était juste et essentielle. Pas loin de chez moi en plus, alors pas le choix. J’étais là, malade et fiévreuse mais contente d’y être. J’étais là aussi pour toutes les personnes, famille, amis, enfants, qui n’avaient pas pu venir mais pour qui ces préoccupations sont essentielles. Je crois que chacun avait sur ses épaules une petite équipe de proches qui lui donnait de la force.

Sur place, la foule est impressionnante, variée, colorée, militante, courageuse, ce n’est quand même pas rien 30 000 personnes qui se regroupent malgré l’interdiction, malgré les contrôles, malgré le froid et la pluie. Nous étions nombreux·ses et c’était un réconfort. Comment pourraient-ils nous ignorer, autant de citoyens de la région, du pays, d’Europe, qui convergent pour faire entendre leur voix ? Les choses allaient enfin bouger. On allait faire du bruit. L’existence de ces mégabassines absurdes allaient être remise en question une fois pour toutes, il n’y en aurait pas de prochaine. Les rivières allaient pouvoir continuer à couler.

On est solidaires, on ne se sait pas trop ce qui nous attend là-bas au bout, mais on est ensemble. Heureux·ses et motivé·es de défendre notre cause.

Les cortèges s’élancent. Le nôtre est bleu, il s’appelle l’Anguille, il chante, il discute, il demande « c’est quand qu’on arrive ? ». Un regard en arrière suffit à le voir s’étaler à perte de vue sur les petites routes de campagne. Le blé et l’orge poussent, les gens font attention à ne pas les écraser. Les femmes cherchent des haies pour planquer des besoins pressants et puis quand les haies se font rares (s’accrou)pissent dans les colzas. On est solidaires, on ne se sait pas trop ce qui nous attend là-bas au bout, mais on est ensemble. Heureux·ses et motivé·es de défendre notre cause. Au loin, on aperçoit les copains d’un autre cortège, ils sont des milliers aussi, c’est impressionnant.

On arrive dans le village où prend effet l’interdiction de manifester. Je m’attends à ce que nous soyons accueillis par des gendarmes. Mais rien, c’est étrangement calme. Au-dessus, il y a quand même cet hélico qui surveille de près, comme une mouche agaçante en temps d’orage, il ne nous lâche pas. On se sait surveillé, filmé, épié.

Il faut franchir des fossés, il faut marcher dans la glaise qui nous fait des semelles épaisses, il faut patauger dans les énormes flaques des pluies torrentielles de la veille. Les organisateur·rices nous avaient conseillé de prendre une paire de chaussettes de rechange, j’avais trouvé ça mignon, et pas con.

On commence à voir la bassine, et des silhouettes martiales debout sur ses digues, des petits soldats de plomb à la vue panoramique. Le cortège frissonne, l’ambiance s’électrise. L’idée, relayée par des mégaphones, c’est d’encercler la bassine, d’avancer, peut-être de se donner la main. Il avait été question d’avaler un sandwich mais déjà les gaz lacrymos nous tombent dessus. La foule se disperse à droite ou à gauche, on essaie de garder le cap malgré tout. Ça pique un peu. J’ai peur d’avaler trop de gaz parce que j’ai les bronches en vrac, je réajuste mon masque mais ça passe au travers. Une fille à côté de moi me pulvérise du maalox, ça soulage immédiatement, je n’ai pas le temps de la remercier qu’elle est déjà partie vers d’autres personnes.

Photo : C. M.

Et puis les souvenirs se mélangent dans une perte totale des repères et de la notion du temps. Les grenades sifflent dans le ciel. Les explosions s’enchaînent. Les fumées des gaz empêchent de voir. Les sens deviennent hyper aiguisés, le cou se tord à 360°, l’oreille est à l’affût, on essaie d’anticiper les trajectoires des projectiles. Des petites équipes foncent sur les palets de lacrymo pour les étouffer avec de la terre. D’autres essaient d’avancer malgré tout. Je reste à une distance que j’estime raisonnable, complètement abasourdie par la scène. Hypnotisée par les flammes que je vois jaillir d’un camion de CRS, puis d’un deuxième. Des questions éclosent, naïves : « Pourquoi ils n’éteignent pas l’incendie ? Ils doivent bien avoir des extincteurs ? » et un espoir, encore plus naïf « …avec ce qu’ils sont en train de tirer, leur stock devrait être bientôt épuisé… ».

Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi est-ce la guerre ? Le corps est en mode survie.

Pourtant ça ne s’arrête pas, on se prend une charge énorme, c’est lunaire, je pense à mon grand-père qui a été blessé en 1940, je pense à l’Ukraine, je pense aux copains qui étaient figurants sur le tournage d’Un long dimanche de fiançailles à Montmorillon et qui étaient revenus un peu traumatisés de tant de réalisme, je pense à l’attraction du Puy du Fou sur la guerre de 14, je me raccroche aux références, j’ai l’impression d’être dans un monde en réalité augmentée. Je crois que c’est à ce moment que mon cerveau commence à patiner. Dissociation. Où suis-je ? Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi est-ce la guerre ? Le corps est en mode survie. Il a envie de crier aux forces du désordre « mais arrêtez, bordel ! » mais il n’est plus qu’une particule parmi une foule. Le décalage est criant entre ce que nous venions faire ici, protéger le vivant, et ce qui est en train de se passer, nous terroriser avec des armes dont la plupart d’entre nous ne connaissait même pas l’existence.

Cette bassine, ce trou béant, cette déchirure du paysage vers le ciel m’apparaît soudain, entourée de ces centaines de véhicules blindés et de ses gardiens armés, comme le symbole d’un monde révolu qu’ils sont prêts à tout pour protéger. Ce sont des fous furieux. D’un côté il y a les gens, révoltés que rien ne soit fait pour améliorer la face du monde alors qu’on a toutes les clés à disposition. De l’autre, il y a une armée au service de l’ancien monde moribond, prête à tout pour en sauvegarder les intérêts financiers. Le capitalisme contre le bon sens. Les armes contre les cailloux. La mort contre la vie. Le pouvoir de quelques-uns contre l’espoir de tous les autres. La colère bouillonne. Celle portée par l’injustice. Celle qui fait lancer des cailloux sur les boucliers des soldats.

Ce sont des pions obéissant à un système qui les dépasse, mais nourris de quelle haine, de quels discours pour n’avoir pas peur de tuer ?

Le ciel est gris de nuages, de fumée, de gaz. La terre est collante et marron. Les gens sont bleus, noirs, jaunes, les drapeaux en berne. Par terre, il y a le plastique gris et rouge des grenades et parfois, une ou deux peaux de bananes. Intifada : peau de banane contre explosif. Peut-être, se dit-on avec le recul, qu’il aurait fallu partir vite, mais tout le monde est déterminé à rester là, à faire bloc, à montrer son opposition. Nous sommes une marée humaine… mais le rapport de force est déséquilibré. C’est un piège. Ils veulent nous écraser comme des cafards avec leurs bottes coquées. Ils n’ont pas de sentiments, ils n’ont que des ordres. Et des munitions. Ce sont des pions obéissant à un système qui les dépasse, mais nourris de quelle haine, de quels discours pour n’avoir pas peur de tuer ?

En faisant une tentative, avec un petit groupe, de diversion par la droite, je vois une horde de quads conduits par des robocops sortir de leur base et tenter de nous courser, phare éblouissants. C’est terrifiant. Ils retrouvent vite le chemin blanc car les bosses du champ ont eu l’air de les surprendre. Il y a les motocross qui rugissent le long de la bassine. Ça ressemble à un étalage des derniers joujous, une expérimentation in situ, un peu plus salissante que sur les Champs-Elysées le 14 juillet. N’est-ce pas absurde ?

Le temps n’a plus de sens mais la fatigue commence à se faire sentir, on s’assoit quelques minutes avec les personnes que je rencontre, les tablettes de chocolat sortent des sacs. C’est exactement ici que, en rallumant les téléphones, on apprend depuis le monde extérieur qu’il y a des blessés, et même des blessés graves. Cet élément me glace d’un coup. Comment peut-il y avoir des blessés ? Qui ? Pourquoi ? Il faut arrêter, repartir, tourner le dos, limiter les dégâts, on ne gagnera pas, on ne passera pas, on ne plantera pas nos drapeaux au sommet de la bassine en signe de mécontentement.

Quelques minutes plus tard, je retrouve la bande de copains qui était dans le cortège jaune. Tout le monde est chamboulé. D’autres tablettes de chocolat jaillissent des sacs, les blagues ont du mal à se frayer le passage habituel.

On piétine un peu sans savoir quoi faire, on attend un mot d’ordre, quelque chose. Les tirs se calment.

Au bout d’un morceau d’après-midi qui n’a plus de chronologie, les gens repartent vers la base. On marche en parlant. On essaie de retrouver une certaine normalité. On raconte ce qu’on a vu, ce qu’on a ressenti. On s’écoute. Il y a des tentatives de chants, mais le cœur n’y est plus. On sent la déception. Le goût amer. Le sentiment de gâchis. L’incompréhension. La colère.

Je ne sais pas encore qu’ils en ont lancé 5015 en moins de deux heures. Je ne sais pas non plus que la répression de ce samedi aura coûté beaucoup plus cher que la bassine elle-même. Je sais déjà, par contre, que tout ça c’est de l’argent public.

La route est longue. Je me perds en suivant un groupe qui allait rejoindre sa voiture. Je fais 3 kilomètres en plus. Et puis je retrouve la base où les copains sont en train de replier leurs tentes pleines de boue et de pluie. Dans mon sac, j’ai ramené quelques grenades ramassées sur le champ de bataille. Je passerai du temps la semaine suivante à me renseigner sur les armes, à tout vouloir comprendre, mais sur le moment, c’est juste un bout de plastique, je ne sais pas que ça s’appelle des GM2L, que ça coûte environ 40 euros, que ça explose en vol ou dans le corps des manifestants et que ça libère des gaz lacrymo. Je ne sais pas encore qu’ils en ont lancé 5015 en moins de deux heures. Je ne sais pas non plus que la répression de ce samedi aura coûté beaucoup plus cher que la bassine elle-même. Je sais déjà, par contre, que tout ça c’est de l’argent public.

Photo : C. M.

Réunion de fin de journée à la base arrière, on entend les premiers chiffres, les comas, Serge, Mickaël, les deux cents blessés. Je croise une personne qui se tient la tête de douleur, la cheville entourée par un gros bandage qui se remplit de sang. Il y a trop de voitures le long des routes, on ne peut pas circuler, les blessés doivent attendre des heures que les routes se libèrent.

Le retour à la maison est plombé. Il y a une sorte de soulagement d’être rentré, de retrouver son espace protégé, de pouvoir rassurer les enfants. De n’être pas blessé. Que les copains les plus proches ne soient pas blessés non plus.

Il y a aussi un abattement énorme. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça.

Et puis, le soir, le lendemain, les jours qui ont suivi, apparaît une autre violence, qui saute à la gorge. Celle des mots, celle des images, celle des récits. Impossible de n’être pas aspirée par les articles, les vidéos, j’ai tant besoin de comprendre. Je lis tout ce que je trouve. Le pouvoir parle haut et fort, s’affiche sur tous les médias détenus par ses copains. Le pouvoir renverse les rôles, il dénonce les personnes vêtues de noir (je crois que j’avais un pantalon noir), les casseurs de flics, la violence aveugle contre l’Etat, la horde de gens armés de haches, il se justifie. Il tord le cou à la réalité, il invente des chiffres, il invente une justice, il déverse son scénario, il se complimente, il ment ouvertement et à plusieurs reprises. Il crie de sa voix dominante de mâle alpha. Il écrase. Il veut dissoudre quand ça lui résiste, il veut emprisonner, il veut faire taire. Il est agressif comme une bête traquée. Il est fort, armé. Je comprends dans ma chair que mon pays est un pays autoritaire.

Heureusement, au milieu de tout ça, quelques petites voix arrivent à se faufiler. Il y a ces précieux médias indépendants1, il y a ces centaines d’images qui désarment les mensonges, il y a ces récits de manifestant·es qui commencent à s’écrire. Il y a les rassemblements du jeudi. Il y a nous, nos témoignages, notre solidarité. Il y a le rappel de pourquoi on était là, nos valeurs, notre légitimité. Il y a l’intérêt suprême, le plus grand, pour lequel on se bat : la sauvegarde de la vie, la certitude que le vivant est précieux, que nous sommes la nature.

Tellement loin de la propagande, tellement loin de leur monde capitaliste mortifère, tellement loin de la violence : nous sommes les gens. Des gens qui ont conscience que les choses sont en train de changer et qu’il faut accélérer le mouvement. Des gens qui savent identifier les chants d’oiseau, qui connaissent le cycle de l’eau et celui des saisons, qui aiment être ensemble, qui sont prêts à remettre en cause leur petit confort, à prendre des risques parce qu’ils croient en leurs luttes. Des gens qui n’acceptent pas que l’avenir de leurs enfants soit condamné. Des gens qui ressentent la vibration de la vie. Des gens qui veulent la paix.

J’ai lavé mes chaussures de la boue. J’ai pensé à ces gens debout. Nous sommes ce peuple de boue qui en ce 25 mars 2023 est entré en résistance.

J’ai lavé mes chaussures de la boue. J’ai pensé à ces gens debout. Nous sommes ce peuple de boue qui en ce 25 mars 2023 est entré en résistance. Je suis allée marcher dans la nature pour repenser à tout ça. J’ai pensé à la solidarité qui aide à panser les plaies. J’ai repensé aux tablettes de chocolat qui jaillissaient des sacs, aux médics généreux qui ont fait de leur mieux avec deux pansements et un désinfectant, aux jeunes dont c’était la première manif, aux vieux·eilles militant·es qui ont gagné quelques batailles et en ont perdu tellement d’autres mais qui sont encore là, cheveux blancs, yeux brillants, aux inconnu·es qui s’échangeait des sourires et des paroles réconfortantes, à tous ces humains un peu sonnés qui commencent à reprendre pied, aux camarades qui ont traversé la France pour nous soutenir, à ceux et celles qui ont traversé des frontières, j’ai pensé que nous n’étions qu’un, que nous étions un « nous » immense capable de s’émerveiller de l’arrivée du printemps chaque année et j’ai enfin réussi à pleurer.

Le 10 avril 2023,

C. M.

Notes

  1. Reporterre, Basta, Médiapart, Blast, Partager c’est Sympa, notons aussi l’enquête vidéo du Monde sur les blessures de Serge[]