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On pourra retrouver les deux premiers volets de ces soutiens aux Soulèvements de la Terre ici et là.
Geneviève Pruvost, sociologue
« Résistance des savoirs ordinaires de subsistance », le 14 avril 2023
Mener une guerre ouverte contre la subsistance, c’est l’une des marques de fabrique des sociétés capitalistes agro-industrielles : dans ce mode de gouvernement des conduites, il va de soi que les besoins de base pour la reproduction de la vie sur terre peuvent être administrés, planifiés, organisés en maintenant à l’écart les gens concernés. Les milieux de vie quadrillés sur plan par l’ingénierie sont alors dépouillés de toute singularité, de toute autonomie pour être terrassés à loisir.
Tout ce qui fait obstacle à l’entreprise de gestion de l’eau, du sol, du vent, des habitats, des moyens de communication modernes est tout à la fois aplani et écrasé. Chenilles crantées et explosifs sont indifféremment utilisés par les bulldozer, la police, les tanks et le BTP. Ainsi avancent massivement les sociétés post-subsistance.
Parce que la diversité humaine est tenace, il se trouve qu’il y a autant de sociétés post-subsistance qu’il y a de sociétés de subsistance. On peut cependant distinguer deux grandes polarités dans la guerre ouverte contre la subsistance. Il y a des opérations qui revendiquent les entreprises d’accaparement de ressources sans cacher qu’elles sont destinées à servir les intérêts de quelques puissants. Il y en a d’autres qui se parent des atours de l’intérêt général et de la scientificité de l’ingénierie.Dans ce deuxième cas de figure – qui est celui que nous vivons dans nos démocraties, il est expliqué aux gens ordinaires qu’une cohorte de spécialistes (des visages pâles majoritairement masculins et cravatés) savent mieux que tout le monde ce qui est bon pour assurer la reproduction basique de la vie et que si ce modus operandi ne leur convient, il sera toujours temps à la prochaine élection de manifester leur désaccord. Le terrassement n’en est moins rapide et efficace.
En démocratie, l’éradication des savoirs-faire de subsistance se mène sur trois lignes de fronts simultanées : la première sape à bas bruit la pertinence des savoirs locaux de subsistance, disqualifiés, au mieux ringardisés, au pire criminalisés ; le deuxième impose et légitime l’idée étrange qu’il est plus sûr d’en passer par un équivalent monétaire pour la reproduction de la vie, plutôt que par un accès commun, direct, en nature à une terre de subsistance ; la troisième ligne de front traque tous les soulèvements contre l’anti-subsistance par des moyens extra-ordinaires.
Sur chacun de ces fronts, les bornes de l’usage proportionné de lois, de technologies, d’armes, de lois sont régulièrement franchies que se trouvent périodiquement mis à nu les rouages de nos démocraties post-subsistance. Le principe de délégation totale de notre savoir-pouvoir à des élu.e.s et à des administrations marche de paire avec l’emploi de violence physique, règlementaire, judiciaire à l’encontre des groupes qui n’attendent pas la prochaine élection pour signifier haut et fort leur désaccord. Il est, certes, mieux de choisir ses représentant.e.s que de ne pas les choisir, mais est-ce que ce système de gouvernement est adapté aux savoirs situés qu’implique le métier de vivre ensemble, jour après jour ?
Il se trouve que le travail de subsistance ne peut pas se décréter sur plan, ni se déléguer à des logiciels, des drones, ni s’accélérer à la demande, comme on augmente les cadences d’une chaîne automatisée de production. Le travail de subsistance implique une présence, une immersion et un collectif disparate de gens, d’outils, de plantes, de minéraux, d’animaux qui cohabitent dans des bassins versants, des sols, des courants d’air, des manières d’habiter chaque quartiers, chaque hameau, chaque talus, chaque sous-bois – à nul autre pareil – que connaissent bien les gens qui vivent dans le coin et qui savent bien qu’un potager ou un atelier qui feraient fi de ce climat local, seraient voués à végéter et à ne pas créer de liens sociaux. Nombreux sont les gens qui n’ont pas perdu cette perception ordinaire du climat local.
Même si beaucoup de gens ont perdu contact avec la fabrique concrète de ce qui nous fait vivre, il y a des savoirs de subsistance qui subsistent malgré tout à l’échelle quotidienne : se demander d’où proviennent les choses basiques de la vie (manger, boire, dormir, se vêtir, habiter, se soigner, se rendre service), qui en a l’usage et la propriété et où ces matières vont en fin de cycle, c’est un élan de connaissance et de justice très partagé. C’est dans ce creuset, sédimenté de longue date à l’échelle quotidienne que puisent les Soulèvements de la terre. Autant dire que ce souffle vital des gens ordinaires est inextinguible.
Geneviève Pruvost, médaille de bronze du CNRS, est sociologue du travail et du genre au Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS). Ses recherches portent sur la politisation du moindre geste, l’écoféminisme et les alternatives écologiques. Elle a notamment publié, avec Coline Cardi, Penser la violence des femmes (La Découverte, 2017) et Quotidien politique : Féminisme, écologie, subsistance (La Découverte, 2021).
Thierry Paquot, philosophe
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
Car il exprime ce qui me préoccupe depuis longtemps, l’habiter et comment édifier notre demeure terrestre. Même si la Terre est dorénavant urbanisée, nous devons nous préoccuper de son entretien, de sa réparation, de sa préservation, après tant de siècles de productivisme destructeur. En effet, la mécanisation et l’introduction de la chimie dans l’agriculture ont non seulement déqualifié les paysans, devenus des « techniciens de surfaces agricoles », mais homogénéisé les paysages, saccagé les haies, comblé les fossés, détruit les chaines alimentaires de nombreux animaux et perturbé profondément tous les écosystèmes.
L’exode rural est aussi une des conséquences de ce productivisme agricole qui privilégie la culture intensive destinée à l’exportation à la production vivrière, à l’agroforesterie, à la permaculture. Sans oublier la malbouffe et les maladies environnementales qui n’épargnent pas les agriculteurs et la transformation des villages et petites villes en dortoirs… On nous a enseigné Candide et savons tous que Voltaire conseillait de « cultiver son jardin », sans nous dire que le jardin nous cultivait aussi ! Les « soulèvements de la Terre » sont des actions qui contestent pour émanciper, qui conscientisent pour habiter, qui rassemblent pour initier, qui nomment pour imaginer…Or, celle-ci ne cesse d’être abîmée, surexploitée, polluée, épuisée au nom du seul profit d’une poignée de capitalistes sans scrupules, qui ignorent volontairement le principe fondamental de « l’éthique de la Terre » formulé par Aldo Leopold : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse. » Il est clair que l’injuste est présentement dominant…
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
Le ministre de l’Intérieur, et tout le gouvernement auquel il appartient, a choisi son camp, celui des nantis, aussi ordonne-t-il à sa police de créer un climat de violence pour réprimer les manifestants. À Sainte-Soline ce fut une opération militaire qui n’a rien à voir avec un maintien de l’ordre. Les forces armées se sont comportées envers les manifestants, majoritairement pacifistes, en guerriers qui exécutent un plan d’attaque programmé. Cela n’a pas échappé aux observateurs, comme en témoigne la presse internationale et les réseaux sociaux. Agissement disproportionné des policiers envers une manifestation légitime, qui pointait une absurdité.
Le ministre parle d’« ultra-gauche », alors même que cette notion datée ne correspond plus du tout à la réalité militante actuelle et au caractère composite des activistes. Cet amalgame prouve la pauvreté de son analyse. De même, il évoque un « terrorisme intellectuel » alors même que les « intellectuels » sont si peu entendus. Là aussi, son propos révèle sa totale ignorance des transformations qui affectent le « milieu intellectuel » depuis une trentaine d’années, avec l’extension du domaine numérique, la privatisation rampante des universités, la dévalorisation de la recherche et la précarisation des chercheurs, la quasi -disparition des débats d’idées, le contrôle des médias par de grandes fortunes…
Une telle formulation montre le mépris que ce ministre exprime envers ce qu’il méconnait, le travail intellectuel. Il ne sait pas à quel point un·e paysan·ne, un·e maçon·ne, un·e boulanger·e peut aussi penser son travail, prendre en compte les enjeux environnementaux, s’efforcer d’écologiser ses pratiques, participer à rendre intelligible le monde. Pourquoi ? Parce qu’il ne fréquente pas ces « manuels » qui sont aussi des « intellectuels » ! Pas plus qu’il ne fréquente des « intellectuels »… Il fonctionne à partir de catégories sociologiques figées et lourdement plombées par son idéologie d’homme politique professionnel coupé de tous contacts avec le monde réel. Son absence de réflexion sur ce qui « travaille » l’écoumène (tout le monde connait pourtant la liste de ce qui ne va plus, depuis le dérèglement climatique, les extinctions de centaines espèces animales et végétales, l’épuisement des énergies fossiles, etc.) le rend responsable de la catastrophe annoncée que des mouvements citoyens, comme Les Soulèvements de la Terre, tentent de contrer.
Le terrorisme gouvernemental, puisqu’il s’agit de cela, bénéficie d’une totale impunité. La terreur qu’il provoque est à la hauteur des destructions qu’il afflige à la Terre. S’y opposer exige d’inventer de nouvelles pratiques politiques, comme celles incarnées par Les Soulèvements de la Terre. Le décalage grandissant entre les « Terrestres » et les élu-e-s se manifeste par la montée en puissance de l’abstention et des votes blancs et nuls et remet en cause la légitimité d’une élection où la participation est si faible. Une telle situation démontre que la démocratie représentative ne correspond plus du tout aux attentes de la population et qu’il nous faut expérimenter d’autres modalités politiques (démocratie directe, autogestion, tirage au sort, refus de payer des impôts qui servent la destruction de la Terre…) avec d’autres territorialités (le municipalisme, la biorégion urbaine, par exemple).
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
Non, mais salutaire ! Toutes actions dénonçant la dégradation de l’environnement et l’aliénation des humains sont à soutenir. Plus encore lorsqu’elles génèrent des alternatives comme les ZAD. Du reste, je propose le verbe zader pour toute contestation émancipatrice. Il nous faut donc zader, c’est-à-dire nous opposer à tout projet fragilisant les écosystèmes et réduisant notre autonomie et démontrer la faisabilité d’un contre-projet. L’écologie politique est le premier pas vers une écologie existentielle à inventer, seule capable de combiner les temporalités et les territorialités de notre existence en accord avec le vivant, qui lui aussi à ses rythmes, ses saisons, ses chronobiologies et ses territoires et habitats.
Cette nouvelle façon d’appréhender le monde est de plus en plus partagée et incite chacune et chacun à vivre au plus près de ses convictions. Ce refus de tout compromis avec la société consumériste est exigeant, mais apparait comme voie envisageable pour lutter contre le capitalisme financiarisé et pour l’émergence de nouvelles manières de vivre. Écologiquement tout est lié, sans hiérarchie aucune, aussi toute action, même petite, qui écorne la suprématie de la mondialisation par le haut, a son importance. Là, dès à présent, il est possible de ménager les lieux, les gens, les choses et le vivant, et après ? Après ? Nos rêves s’entrelaceront en des couleurs joyeuses…
Thierry Paquot, philosophe, auteur de nombreux ouvrages, dont : Petit Manifeste pour une écologie existentielle (2007), Désastres urbains. Les villes meurent aussi (2019), Demeure terrestre. Enquête vagabonde sur l’habiter (2020), L’Amérique verte. Portraits d’amoureux de la nature (2020) et Mesure et démesure des villes (2020). Il termine une biographie intellectuelle d’Ivan Illich.
Isabelle Cambourakis, enseignante, éditrice et chercheuse indépendante
« De quel côté est la violence ? »
À Sainte-Soline ce samedi 25 mars, sous le bleu de travail, le noir ou les vêtements colorés, les corps sont de tout âge, joyeux, vivants et déterminés. À travers champs, les pieds des plus agiles, malgré leurs chaussures lourdes de boue, sautent par-dessus les fossés avec entrain. Des mains solidaires aident les corps les plus empruntés, plus loin d’autres mains replantent des haies. Des milliers de sourires illuminent les visages de celles et ceux qui luttent contre l’accaparement des terres et pour le partage de l’eau. En face, autour de la bassine, rien de semblable. Les corps des 3000 gendarmes mobiles sont protégés par l’équipement classique du « maintien de l’ordre ». Pantalons et vestes sont ignifugées pour résister aux cocktails molotov et au feu, des carapaces articulées et des jambières recouvrent les torses, les épaules, les bras, les genoux, les tibias, les chevilles. Les casques en kevlar possèdent visière anti-coups et protège-nuque, les gilets pare-balles, les vestes plastifiées anti-acide complètent le tout. Les boucliers, l’arsenal des armes (grenades lacrymos, désencerclantes, GM2L, fusils LBD), les camions à eau et les quads tout-terrain s’ajoutent au harnachement d’hommes et de femmes formées par l’armée.
Sur le catalogue de la marque de vêtements Radar, on peut lire à propos de la tenue anti-émeute : « En maille 3D, elle est également respirante pour toujours être au frais et au sec pendant les interventions. » Pendant « l’intervention » de Sainte-Soline, je ne sais pas si les gendarmes étaient au frais et au sec dans des tenues respirantes mais l’air était saturé de lacrymo et l’on a appris ensuite qu’ils avaient tiré – avec une certaine excitation à en juger par les images de « Complément d’enquête » – plus de 5000 grenades en moins de trois heures sur tou·tes les manifestant·es, sur des corps pas ou peu protégés autant que sur les personnes du bloc le plus déter qui jetaient pour leur part des pierres, des feux d’artifice et quelques molotov. La disproportion entre les « armes » et les équipements des un·es et des autres saute aux yeux mais rien n’y fait, le récit gouvernemental et médiatique brode imperturbablement sur la violence des militant·es. Difficile de dire avec certitude quelle était la part de préméditation et/ou d’incompétence – il ne faut jamais minimiser cette dernière – mais cette stratégie du gouvernement et de la préfète d’encercler les bassines, d’attendre les manifestant·es et de tirer à l’envi ne pouvait mener qu’à ce niveau de conflictualité et à ce résultat : deux blessés graves dont un toujours entre la vie et la mort, des personnes défigurées et nombre de participant·es durablement commotionné·es et fragilisé·es par ce déchaînement militaire.
La menace d’une dissolution des Soulèvements de la terre, l’attaque contre des « terroristes intellectuels d’extrême gauche » dans les jours qui ont suivi Sainte-Soline, sont l’importation dans l’arène politique de la méthode guerrière adoptée contre les militant·es sur le terrain. Face aux discours sécuritaires qui montent en épingle la violence des manifestant·es, il faut sans cesse rappeler que les mouvements sociaux en cours ne sont, pour le moment en tout cas, pas du tout engagés dans une stratégie de violence politique telle qu’elle a pu exister dans le passé. Jusqu’à preuve du contraire, personne n’est entré dans la clandestinité, personne n’est en train de constituer des caches d’armes – ou alors il s’agit de membres de l’extrême droite –, personne n’a des velléités de tuer un flic, personne n’envisage sérieusement de mener des actions directes armées contre des personnes comme ça a pu être le cas dans les années 1970 et 1980 en France, en Allemagne et en Italie. Nous sommes loin des actions menées par des groupes comme les GARI en Espagne et en France et loin des séries de sabotages et de plastiquages qui ont été perpétrés dans ces années-là. Loin encore des actions, évoquées par Andreas Malm, menées par certains groupes du Sud global (en Afrique du Sud, au Moyen-Orient, au Niger, etc.).
Les actions organisées depuis 2021 par les Soulèvements de la terre et les autres collectifs associés s’inscrivent dans une stratégie de blocage des industries polluantes, de pression sur les institutions et de reprise de terres pour les rendre à la propriété collective. Si une partie de ces actions, visant à arrêter ou mettre en suspens des projets et perturber des entreprises, sont illégales, nous sommes à des années-lumières des sabotages avec des charges explosives qui ont par exemple ciblé un temps l’industrie nucléaire française dans les années 1970 et auxquels la militante écoféministe Françoise d’Eaubonne a participé. La stratégie de blocage de masse, qui s’accompagne toujours par ailleurs d’évènements festifs d’une incroyable créativité en associant par exemple la représentation et la prise en compte des non-humains, a pour objectif de contrer l’artificialisation des sols, l’accaparement des terres et de l’eau, et de mettre en place ici et maintenant une écologie non capitaliste privilégiant les communs.
D’un côté, un mouvement de résistance en réseau fédérant des luttes locales contre les catastrophes écologiques et promouvant une vie intense, joyeuse et interconnectée, de l’autre, la réalité d’un gouvernement qui s’enferme dans une logique de brutalité démocratique, économique, sociale et policière, promouvant une politique mortifère pour le vivant. C’est du côté de l’État qu’il faut en effet lister l’accumulation des violences. Si elles ne datent pas d’hier et qu’elles s’inscrivent dans une gestion policière des corps minoritaires et dans un continuum colonial – ce qui est en train de se passer à Mayotte en est le triste et scandaleux exemple –, il faut en souligner aujourd’hui le recours systématique lors des mouvements sociaux. La criminalisation des militant·es – Gilets jaunes, lycéen·nes, étudiant·es, écolos… – accompagne de manière criante la mise en place de politiques ultralibérales au service des plus riches. Terminons cette brève réflexion par une citation de Françoise d’Eaubonne qui a défendu, dans une série de courts textes datant de 1978, une stratégie d’action directe et de soutien à la contre-violence qui peut paraître, à la lumière des évènements en cours, d’une troublante actualité :
« J’ai de plus en plus l’obsédante impression d’écrire pour les rescapé(e)s du futur : l’immense iceberg se profile à l’horizon, qui va croiser notre navire entouré de brume. Il y a quelques années encore, on pouvait croire à une organisation de combat ouverte et officielle, à la vertu immédiate de l’information, de la polémique, voire au vote pour tenter d’édifier un barrage contre le pire. C’est fini aujourd’hui. D’ici une trentaine d’années, la plupart des matériaux indispensables à la continuité de notre civilisation industrielle vont manquer irréductiblement ; les riches sols d’Europe commencent à s’appauvrir sous l’effet de l’agriculture industrielle et la pollution marine s’accumule, catastrophe après catastrophe, de marée noire en marée noire ; le Tiers Monde se désertifie et la famine y galope comme jadis les pestes ; le choix nucléaire va couvrir le monde de nos enfants d’un semis de pyramides obligatoirement épaissies tous les 25 ans à cause de leur danger radio-actif […]. Ce n’est pas un tableau poussé au noir ; c’est à peine un survol. Et vous croyez encore échapper à la catastrophe ? Et vous hésiteriez encore à utiliser tous les moyens à notre portée (et l’on a ceux que l’on se donne) sinon pour la prévenir ou la retarder, du moins pour détruire ce qui nous détruit ? »
Isabelle Cambourakis, enseignante, éditrice et chercheuse indépendante, travaille depuis 2010 sur la sociohistoire des luttes et des mouvements sociaux et a publié plusieurs articles consacrés aux liens entre écologie et féminisme dans les années 1970 et 1980 en France. Elle a créé en 2015 la collection féministe « Sorcières » aux éditions Cambourakis.
Baptiste Morizot, philosophe
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
Je partage les diagnostics et les analyses de beaucoup de ceux qui se sont exprimés, donc pour ne pas répéter, je peux éclairer un point qui m’intéresse. Dans une certaine tradition dont on hérite, soutenir un mouvement lorsqu’on était un intellectuel était conditionné à deux points : il fallait une prise de position de principe sur le mode d’action, « violent » ou « non violent », et s’affilier à la ligne politique précise de ce mouvement.
Pour moi, une grande originalité des Soulèvements, c’est de considérer que ces deux questions sont secondaires. Parce que la lutte porte sur des lieux précis, elle active des rapports d’attachement à la terre. Une fois qu’une position collective liée au lieu est clarifiée, comme le partage de l’eau et l’absurdité des mégabassines, on n’a pas besoin que chacun s’aligne sur une idéologie politique restreinte, on peut se composer et faire front commun pour soutenir le mouvement. Cette composition plurielle centrée sur des enjeux territorialisés est une intelligence politique des Soulèvements de la Terre. De même, il n’y a pas à prendre position par principe sur la question du mode d’action, parce que dans le contexte et le territoire où vous vous situerez à chaque fois, c’est à la composition locale et à l’intelligence collective de choisir l’action qui fait sens. Le projet de se composer avec celles et ceux qui vivent dans ces milieux et qui tiennent à ces lieux, humains et non humains, change complètement la nature des luttes.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
Pour le monde conservateur, qui revendique le monopole du bon sens et de la décence, le terroriste est l’archétype de la démesure et de la radicalité. La drôlerie de l’affaire, c’est que désormais, les mouvements de luttes écologique et sociale les plus pointus ne se vivent pas à mon sens comme dans la démesure, mais comme de bon sens. Aujourd’hui, alors que la question centrale est celle de l’habitabilité de la terre pour la vie – et donc pour les humains – l’écologie la plus avant-gardiste se vit dans l’espace du raisonnable : c’est les tenants du business as usual qui sont fondamentalement déraisonnables. Il y a ces temps-ci comme un bon sens paysan dans l’écologie la plus « radicale » (celle qui est stigmatisée ici comme telle). Son enjeu est de travailler tranquillement à maintenir les conditions d’une vie décente sur Terre, pour les humains et les non humains. La décence a changé de camp. Cela rend encore plus comique l’accusation de terrorisme.
Plus largement, voici mon analyse de la manœuvre politico-symbolique derrière les propos de ce ministre: le but est de faire passer le scalpel entre deux types de contestation, celle qui serait « républicaine », et donc acceptable, et celle qui ne le serait pas, qu’il stigmatise comme terroriste pour justifier les formes les plus démesurées de répression. Or, où fait-il passer la différence? C’est assez simple: entre les formes de contestation qui sont absolument incapables de faire dévier les politiques gouvernementales, et celles qui pourraient le forcer à négocier. Les premières seront nommées par le gouvernement « républicaines », « acceptables », et même « respectées » – c’est par exemple les manifestations massives contre la réforme des retraites, qui malgré leur magnitude, ne sont pas écoutées. Les secondes formes de contestation seront nommées antirépublicaines, et harcelées avec toute l’arsenal répressif de la puissance publique: c’est par exemple les grèves des éboueurs, les blocages de sites de production énergétique, qui seront soumis à réquisition. Et bien sûr le mouvement des Soulèvements de la Terre, qui est menacé de dissolution.
C’est tout de même bien pratique cette approche, qui dit: « En termes de contestation sociale et écologique, vous avez le droit tout faire, tant que ce sont des actions qui ne changent rien, mais nous nommerons terrorisme tout ce qui pourrait nous faire dévier d’un iota ». C’est pourquoi il y a un enjeu actuel à affirmer haut et fort ceci : le mouvement des Soulèvements de la Terre n’est pas assimilable à la caricature idéologique que le pouvoir en place fabrique pour réprimer toute forme de contestation, ce n’est pas un ramassis « d’écoterroristes ultraviolents » : c’est un mouvement pluriel, sensé, ajusté aux enjeux contemporains, dans lequel des chercheurs, des citoyens, des intellectuels, des parlementaires, des artistes et des paysans sont aussi engagés, et qui vise avant tout à faire quelque chose pour défendre collectivement l’habitabilité de ce monde.
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble t-elle dangereuse ? Pour qui ?
Bien sûr qu’elle est dangereuse, mais seulement pour tous ceux qui veulent que rien ne change, parce que leurs intérêts et leurs privilèges sont dépendants de formes économiques et politiques en place, qui pourtant sont responsables de la dévastation. C’est un problème classique de conservatisme des intérêts. Mais elle n’est pas dangereuse pour celles et ceux qui acceptent l’appel des milieux vivants à transformer nos usages de la terre, pour être moins hors sol et permettre à la vie, humaine et non humaine, de continuer dans les meilleurs conditions possibles, et de traverser les bouleversements à venir dans le sillage du changement climatique.
C’est là que se nouent la question de lutter et celle d’habiter autrement. Je suis animé par cette idée qu’il y a un chemin possible dans cette formule : trouver des lieux vivants à aimer personnellement et à défendre collectivement. C’est beaucoup plus large que la question des nouvelles mobilisations, mais cela renvoie aux mêmes enjeux: il s’agit de partir du terrain, des enjeux locaux, de la terre dont on vit, tout ce qui permet à la vie de s’épanouir, comme le partage de l’eau, les terres agricoles, les zones humides, les bassins versants… Pour en prendre soin, et pour les défendre. Parfois contre des grands projets inutiles et imposés, en les empêchant, et parfois contre les usages extractivistes et inégalitaires des milieux agricoles ou forestiers, en proposant des alternatives paysannes, forestières, agroécologiques, de gestion de l’eau, de sécurité sociale alimentaire…
Cette territorialisation de la contestation et de la proposition d’alternatives est décisive car elle nous libère du sentiment d’impuissance vécu à militer seulement contre des abstractions, comme le réchauffement global, et qu’elle permet de se nouer avec des choses qui sont déjà là, qui sont bien de ce monde, dont on enfin compris qu’elles étaient précieuses : un bout de forêt, une ferme, une terre irradiant de vie, des métiers, des usages, des solidarités. Ce n’est plus d’abord une idée abstraite qu’on défend, c’est un petit pan de monde dont on a réappris à voir la beauté et l’importance, alors même qu’on hérite d’une culture politique hors sol, qui a occulté notre appartenance aux milieux vivants pour mieux les faire servir au projet extractiviste. On est pour avant d’être contre, et on est contre quelque chose par amour pour un monde vivant et social réel qu’on défend. Et c’est pourquoi cette approche s’engage aussi à proposer des alternatives pour traiter autrement les milieux de vie et les humains qui les habitent, avec des égards plus ajustés.
Baptiste Morizot est philosophe, écrivain et maître de conférences à l’université d’Aix-Marseille. Ses travaux, consacrés aux relations entre l’humain et le vivant, s’appuient sur des pratiques de terrain. Il est notamment l’auteur de Les Diplomates (Wildproject, 2016), Raviver les braises du vivant (Wildproject/Actes Sud, 2020) et L’inexploré (Wildproject, 2022).
Guy Debord, écrivain et cinéaste
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
L’époque qui a tous les moyens techniques d’altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l’époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène – et vers quelle date – la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c’est-à-dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie, au sens le plus général et le plus trivial du terme.
On mesure et on extrapole avec une précision excellente l’augmentation rapide de la pollution chimique de l’atmosphère respirable ; de l’eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l’augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de l’énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l’envahissement de l’espace par des produits en matières plastiques qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s’étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne. Bref, si l’ampleur et la réalité même des « terreurs de l’An Mil » sont encore un sujet controversé parmi les historiens, la terreur de l’An Deux Mille est aussi patente que bien fondée ; elle est dès à présent certitude scientifique.
Cependant, ce qui se passe n’est rien de foncièrement nouveau : c’est seulement la fin forcée du processus ancien. Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
Quand les pauvres maîtres de la société dont nous voyons le déplorable aboutissement, bien pire que toutes les condamnations que purent fulminer autrefois les plus radicaux des utopistes, doivent présentement avouer que notre environnement est devenu social ; que la gestion de tout est devenue une affaire directement politique, jusqu’à l’herbe des champs et la possibilité de boire, jusqu’à la possibilité de dormir sans trop de somnifères ou de se laver sans souffrir d’allergies, dans un tel moment on voit bien aussi que la vieille politique spécialisée doit avouer qu’elle est complètement finie.
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
« La révolution ou la mort », ce slogan n’est plus l’expression lyrique de la conscience révoltée, c’est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Les choix terribles du futur proche laissent cette seule alternative : démocratie totale ou bureaucratie totale.
Le développement de la production s’est entièrement vérifié jusqu’ici en tant qu’accomplissement de l’économie politique : développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et n’ont qu’à en contempler le résultat, leur donne franchement à voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en tant que résultat de mort. Dans la société de l’économie surdéveloppée, tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l’eau des sources et l’air des villes, c’est-à-dire que tout est devenu le mal économique, « reniement achevé de l’homme » qui atteint maintenant sa parfaite conclusion matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société capitaliste est entré dans sa phase ultime. La production de la non-vie a poursuivi de plus en plus vite son processus linéaire et cumulatif ; venant de franchir un dernier seuil dans son progrès, elle produit maintenant directement la mort.
(Extraits choisis tirés de Guy Debord, « La planète malade » (1971), Œuvres, Gallimard, collection Quarto, 2006, p. 1063-1069.)
Guy Debord (1931-1994) est un écrivain, poète et cinéaste révolutionnaire français. Il a notamment publié La Société du spectacle (Buchet-Chastel, 1967) et La Planète malade (Gallimard, 2004 [1971]) et a notamment réalisé Hurlements en faveur de Sade (1952), Critique de la séparation (1961), La Société du spectacle (1973) et In girum imus nocte et consumimur igni (1978).