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Ce texte est l’introduction du livre de Pierre Madelin, La tentation écofasciste. Écologie et extrême-droite, Écosociétés, 2023.


Le 15 mars 2019, à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, un homme répondant au nom de Brenton Tarrant, équipé d’armes de guerre, tuait dans plusieurs mosquées 51 personnes et en blessait 49 autres1. Le 3 août de la même année, à El Paso, ville texane située à la frontière du Mexique, Patrick Crusius attaquait à l’arme automatique un supermarché fréquenté par des latinos, tuant 22 personnes et en blessant 262. Le 14 mai 2022, trois ans plus tard, à Buffalo, rebelote : Payton Gendron tue 10 personnes dans un supermarché fréquenté principalement par des noirs-américains. Avant de passer à l’acte, anticipant une mort probable (finalement, ils survécurent tous), ils rédigèrent tous trois un manifeste pour partager leur vision du monde et expliquer les motivations de leurs actes. Voici par exemple ce qu’écrit Brenton Tarrant : « Je me considère comme un écofasciste. (…) L’immigration et le réchauffement climatique sont deux faces du même problème. L’environnement est détruit par la surpopulation, et nous, les Européens, sommes les seuls qui ne contribuent pas à la surpopulation. (…) Il faut tuer les envahisseurs, tuer la surpopulation, et ainsi sauver l’environnement. » Ou encore : « Il n’y a pas de conservation sans nature ni de nationalisme sans environnementalisme. L’environnement naturel de nos terres nous a façonnés comme nous l’avons façonné. Nous sommes issus de nos terres et notre propre culture a été façonnée par ces terres. Leur protection et leur préservation est tout aussi importante que la protection et la préservation de nos idéaux et de nos croyances3. »

Quant à Patrick Crusius, opposé à « l’invasion hispanique du Texas », et dont le manifeste est d’autant plus troublant qu’il n’a rien de délirant et qu’il est écrit dans un style cohérent et argumenté, il est encore plus éloquent : « L’immigration ne peut qu’être néfaste à l’avenir de l’Amérique. La poursuite de l’immigration fera empirer les effets de l’automatisation, qui est l’une des plus grandes questions de notre temps. Certaines sources affirment que d’ici deux décennies, la moitié des emplois américains seront perdus à cause de l’automatisation. Certains pourront se reconvertir, la plupart ne le pourront pas. Dans ces conditions, il est parfaitement absurde de continuer à noyer les États-Unis de dizaines de millions d’immigrés légaux ou clandestins ; et tout autant de garder les dizaines de millions qui sont déjà là. (…) L’emploi de mes rêves sera probablement automatisé » Et plus loin : « Le mode de vie américain est en train de détruire l’environnement dans notre pays. (…) J’aime les gens de ce pays, mais bon sang, vous êtes tous trop têtus pour changer votre façon de vivre. Dans ces conditions, la prochaine étape est de réduire le nombre de gens qui consomment des ressources en Amérique. Si nous pouvons nous en débarrasser en quantité suffisante, alors notre mode de vie pourra devenir un peu plus viable sur le long terme4. » Enfin, Payton Gendron, déplorant « l’industrialisation, la pulvérisation et la marchandisation » de « l’environnement naturel », a intitulé l’une des sections de son manifeste « La nationalisme vert est le véritable nationalisme », y transposant en les plagiant de nombreux passages du manifeste de Tarrant5.

A travers ces actes et ces manifestes, le grand public a découvert, non sans surprise, un lien jusqu’alors méconnu entre l’extrême-droite la plus dure et la défense de l’environnement. Non sans surprise car jusqu’alors, c’est peu dire que l’extrême-droite avait principalement brillé par son mépris pour les enjeux écologiques. Du climato-négationnisme de Donald Trump aux appels à peine voilés de Jair Bolsonaro à raser l’Amazonie et ses populations autochtones pour y introduire l’ordre et le progrès, en passant par les propos de Jean-Marie le Pen affirmant que « Sans le réchauffement climatique, on mourrait de froid6 », le soutien des principaux leaders nationalistes contemporains aux combustibles fossiles et à leur monde (« Fore, chéri, fore ! » – « Drill, baby, drill ! » – fut pendant longtemps un slogan prisé dans le parti républicain aux États-Unis) semblait inconditionnel. A tel point que de nombreux analystes n’ont pas hésité à parler de « fascisme fossile » ou de « carbo-fascisme »7. Ce lien entre projet nationaliste et socle énergétique fossile, qui demeure aujourd’hui encore hégémonique, est indéniable, et il a d’ailleurs fait l’objet d’analyses approfondies dans un ouvrage publié en 2020 par le Zetkin Collective, Fascisme fossile : l’extrême-droite, l’énergie, le climat8 Aussi ne lui réserverai-je que peu de pages dans ce livre, qui sera pour sa part consacré au phénomène inverse, celui du lien entre projets nationalistes et/ou identitaires et engagement écologiste, soit ce que les terroristes d’El Paso et de Christchurch ont eux-mêmes nommé « éco-fascisme ».

Depuis les attentats, ce lien a suscité un intérêt soutenu dans la presse internationale, et un nombre incalculable d’articles sur l’éco-fascisme ont été publiés dans les mois qui les ont suivi9. A ce jour, l’intérêt médiatique, militant et éditorial entourant le concept d’éco-fascisme n’est d’ailleurs toujours pas retombé ; les articles, les conférences, les podcasts et les publications portant sur la convergence qui se fait jour dans certains pays entre thématiques écologistes et thématiques identitaires se multiplient10. Des chercheurs ont même montré que son usage sur le moteur de recherche de Google ou sur des réseaux sociaux comme Reddit et Twitter a connu une augmentation quasi-constante à partir d’avril 2019, avec un véritable pic d’usage et de recherche en avril 202011. C’est dans le contexte de cette effervescence intellectuelle que j’ai moi-même écrit en 2020, pour le site de la revue Terrestres, un article intitulé « La tentation éco-fasciste »12. A la demande des éditions Ecosociété, j’ai accepté d’en approfondir les principales intuitions et de tirer dans le présent livre les fils de mes réflexions sur ce sujet délicat.

Du même auteur, lire l’article « La tentation éco-fasciste : migrations et écologie » sur Terrestres.

Car même s’il existe un nombre non négligeable d’ouvrages, de chapitres de livres ou d’articles sur les liens entre écologie et extrême-droite ou sur le concept d’éco-fascisme, la plupart de ces textes sont éparpillés sur le web, ou bien dans des volumes et des revues académiques auxquels le public n’a pas souvent l’habitude de recourir, et ce d’autant plus qu’une part non négligeable de la bibliographie dans ce domaine est en anglais. En langue française, nous ne disposons à ma connaissance d’aucun ouvrage de synthèse. Comme il existe de fortes chances que l’articulation entre thématiques écologistes et thématiques identitaires, encore embryonnaire aujourd’hui, s’intensifie au cours des années à venir à mesure que les crises écologiques et migratoires vont s’exacerber, j’espère que ce livre à la frontière de l’histoire des idées, de la cartographie intellectuelle et de la prospective politique pourra combler ce manque et constituer une ressource utile pour toutes les personnes désireuses de mieux comprendre les enjeux relatifs à cette question.

Commençons par admettre que le concept d’éco-fascisme ne va de soi ; à peine le mot est-il prononcé que d’innombrables objections lui sont immédiatement opposées. L’extrême-droite contemporaine, entend-on, peut bien être nationaliste, xénophobe, raciste, populiste ou identitaire, mais elle ne saurait en aucun cas être fasciste. Si l’usage de termes comme néo-libéralisme, néo-conservatisme ou néo-nationalisme ne semble poser de problème à personne, le vocable « fascisme », quand bien même il serait accompagné d’un préfixe – au choix : « néo », « post » ou « éco » – semble en revanche, aux yeux d’un grand nombre d’intellectuels, proscrit. Le fascisme ayant davantage correspondu à un mouvement politique qu’à un corps doctrinal autonome – à la différence du libéralisme ou du socialisme, dont les grands principes doctrinaires ont été élaborés dans une relative indépendance et qui se sont exprimés dans une grande variété de régimes politiques sans se confondre avec eux –, il renverrait à une séquence historique définitivement close et il serait anachronique d’utiliser ce terme pour désigner des mouvements ou des partis politiques contemporains. Et il est évident que certains éléments centraux du fascisme historique13 – rhétorique révolutionnaire, impérialisme expansionniste, fantasme d’un « homme nouveau », milices – occupent une place marginale dans les forces de d’extrême-droite contemporaine. De même, nombre d’historiens s’accordent pour reconnaître que la « brutalisation des sociétés » européennes au lendemain de la première guerre mondiale a joué un rôle déterminant dans l’avènement du fascisme au siècle dernier14. Or il règne aujourd’hui dans la plupart des pays d’Europe une paix sociale sans précédent ; les taux d’homicide sont au plus bas, l’acceptation sociale de la violence est faible et le tabou du sang semble plus fort que jamais.

Tout en admettant que la crise du capitalisme, qui dure depuis les années 1970, est propice aux évolutions autoritaires du système et à l’avènement d’« états d’exception », d’autres intellectuels estiment en outre que les conditions ayant présidé à l’avènement de régimes fascistes au siècle dernier ne sont plus réunies aujourd’hui, tout d’abord parce que les rapports de classe ont changé, ensuite parce que la structuration de l’appareil d’État n’est plus la même, et enfin parce que les mentalités collectives ont évolué. Du point de vue des rapports de classe, l’essence du fascisme tiendrait à une alliance, au sein d’un même pays, entre classes populaires précarisées par la crise et grand capital. Or pareille alliance serait désormais impossible, notamment en raison du degré élevé et irréversible de transnationalisation atteint par le capital, qui ne peut plus se contenter d’investir le cadre étroit de l’État-nation et de satisfaire ainsi au moins partiellement les exigences des prolétariats nationaux ou des classes moyennes en voie de paupérisation15.   

S’abstenir de parler de fascisme permet de relativiser la dangerosité de certaines idéologies politiques en les dissociant d’une étiquette si infamante qu’elle tend à discréditer quiconque s’en trouve affublé

Pierre Madelin

En bref, le concept de fascisme serait fécond d’un point de vue historiographique mais non avenu d’un point de vue normatif, et par conséquent impropre à saisir les enjeux du présent. Indéniablement, il y a du vrai dans cette critique, d’autant plus entendable que certains milieux d’extrême-gauche semblent trouver un malin plaisir à voir du fascisme partout et à taxer de fascistes quiconque ne partage pas leurs positions, contribuant ainsi à discréditer un terme dont l’usage hyper-extensif et souvent paresseux semble dispenser de toute analyse politique sérieuse. L’on peut néanmoins se demander si le refus systématique d’utiliser le terme « fascisme » ou de comparer certaines idéologies politiques en vigueur aujourd’hui à leurs antécédents dans le fascisme historique ne répond pas lui aussi à un agenda idéologique. S’abstenir de parler de fascisme permet en effet souvent de dédramatiser la situation actuelle et de relativiser la dangerosité de certaines idéologies politiques en les dissociant d’une étiquette si infamante qu’elle tend à discréditer quiconque s’en trouve affublé, tout en faisant fi de l’avertissement lancé par l’historien Robert Paxton dès 2004 : « Le fascisme du futur – réaction en catastrophe à quelque crise non encore imaginée – n’a nul besoin de ressembler trait pour trait, par ses signes extérieurs et ses symboles, au fascisme classique. Un mouvement qui, dans une société en proie à des troubles, voudrait ‘se débarrasser des institutions libres’ afin d’assurer les mêmes fonctions de mobilisation des masses pour sa réunification, sa purification et sa régénération, prendrait sans aucun doute un autre nom, et adopterait de nouveaux symboles. Il n’en serait pas moins dangereux pour autant16. »

Détail du Génie du fascisme par Italo Griselli, 1939 (source : wikimedia)

Difficile en lisant ce texte de ne pas penser que la crise écologique, encore balbutiante aujourd’hui, puisse devenir cette « crise non encore imaginée » favorable à l’avènement de nouvelles formes de fascisme. Tous les rapports dont nous disposons aujourd’hui attirent en effet notre attention sur les bouleversements sans précédent et les effets dévastateurs qu’un réchauffement à hauteur de 3 degrés, celui vers lequel nous nous dirigeons actuellement, vont avoir sur les sociétés humaines (sans même parler de l’effondrement de la biodiversité et autres nuisances écologiques). Il me semble raisonnable de penser que plus la crise s’aggravera, plus les options démocratiques et émancipatrices dont nous disposons pour y faire face s’amenuiseront, et plus au contraire des solutions extrêmes, aujourd’hui encore impensables, risqueront de s’imposer.

Ces remarques faites, rappelons que c’est d’éco-fascisme et non de fascisme dont il sera principalement question dans ce livre. Or le concept d’éco-fascisme, qui a acquis au fil du temps une autonomie et une consistance propre, n’est pas la simple réactualisation du concept historique de fascisme dans le contexte de la crise écologique contemporaine. Si l’éco-fascisme peut emprunter certains traits aux fascismes du siècle passé – et plus largement à la grande famille des idéologies identitaires et nationalistes – il ne saurait s’y réduire. Autrement dit, le concept d’éco-fascisme que j’utiliserai dans ce livre est normatif et prospectif avant d’être descriptif et historique. L’on est bien sûr en droit de regretter que les auteurs et les courants de pensée qui en ont répandu l’usage ne lui en aient pas préféré un autre, par exemple celui d’« éco-nationalisme » ou d’« éco-autoritarisme » (le terme « éco-totalitarisme » est parfois utilisé par André Gorz dans un sens similaire à celui d’éco-fascisme, mais les controverses historiographiques et politiques autour du concept de totalitarisme étant également très vives17, il n’aurait fait que déplacer le problème). Force est toutefois de constater que ce terme, quelles que soient ses limites, bénéficie déjà d’une longue histoire dans la pensée écologiste et qu’il a fini par s’imposer dans les médias et dans nombre de publications scientifiques. En outre, il est désormais revendiqué par certains acteurs – notamment les terroristes de Christchurch et d’El Paso – et même, de façon plus marginale, par certains auteurs, comme le finlandais Pentti Linkola. Malgré tout, des chercheurs persistent à penser qu’il n’est pas satisfaisant et qu’il vaudrait mieux parler d’« écologies d’extrême-droite18 » pour rendre compte des diverses appropriations dont l’écologie fait l’objet dans les différents courants de l’extrême-droite.

Reconnaissons-le, il n’est pas évident de trouver dans les différentes écologies de la droite la plus dure un seul et unique critère qui permettrait de les subsumer toutes sous la bannière de l’éco-fascisme.

Pierre Madelin

Il est vrai, reconnaissons-le, qu’il n’est pas évident de trouver dans les différentes écologies de la droite la plus dure un seul et unique critère qui permettrait de les subsumer toutes sous la bannière de l’éco-fascisme. Le nationalisme ? Il est certain qu’en France, le FN/RN a développé ces dernières années une rhétorique éco-nationaliste ou éco-souverainiste saupoudrée de localisme. Mais quid de la Nouvelle Droite, qui a été à l’avant-garde de « la contre-révolution écologique des droites dures19 » et qui n’a cessé de vilipender le nationalisme étroit de la formation frontiste, lui opposant l’héritage « plurimillénaire de la civilisation européenne20 », à tel point que certains n’hésitent pas à parler à son propos de « pan-européisme vert21 » ? Le conservatisme ? Si l’on entend ce terme au sens moral et qu’on l’associe à une législation punitive en matières de mœurs – par exemple concernant l’avortement – il va sans dire que ce critère n’est pas plus pertinent. La Nouvelle Droite française s’est toujours moquée du puritanisme, notamment dans le domaine de la sexualité, et les néo-malthusiens américains hostiles à l’immigration sont pour la plupart d’ardents promoteurs du contrôle des naissances et de l’accès à la contraception.

L’attachement à la nature ? Il révèle lui aussi son lot de divisions, et il existe au sein des écologies d’extrême-droite comme dans les autres familles de l’écologie politique une tension évidente entre une nostalgie agrarienne pour des paysages façonnés par des communautés paysannes, et une nostalgie primitiviste pour des paysages sauvages et indomptés menacés par la croissance démographique. Pour les uns, plutôt européens et fidèles à un certain anthropocentrisme, il s’agit avant tout de protéger une totalité socio-écologique dans le but de préserver le mode de vie et l’identité de ses habitants humains historiques, ses « autochtones ». Pour les autres, plutôt américains et marqués par les éthiques écocentrées, c’est la volonté farouche de défendre envers et contre tout des grands espaces et des grands mammifères plus que jamais menacés par la fragmentation de l’espace et l’effondrement de la biodiversité qui prime. Ceux-là sont en effet hantés à l’idée que leurs parcs nationaux et leurs réserves de wilderness ne soient artificialisés sous l’effet de l’arrivée massive de nouveaux immigrés, ou tout au moins qu’ils ne soient affectés par l’extraction des ressources destinées à construire les infrastructures nécessaires à leur accueil.

Faut-il alors se tourner vers l’étatisme et son cortège de contraintes policières et bureaucratiques ? Il est naturellement présent dans les organisations politiques qui briguent le pouvoir d’État, mais il est modéré dans la Nouvelle Droite et, dans ses versions les plus marginales et les plus loufoques, il arrive même que l’extrême-droite verte affiche une rhétorique « libertaire », envisageant l’avenir comme une constellation de communautés décentralisées homogènes dans leur composition raciale et organiquement liées à un territoire ou à une bio-région. Nonobstant les réserves légitimes que cette diversité interne aux écologies politiques de la droite dure soulève quant à la pertinence du concept d’éco-fascisme, j’ai décidé de l’utiliser et d’en faire l’axe conceptuel de ce livre, et ce pour 3 raisons : 1) Le concept d’extrême-droite n’est pas nécessairement plus satisfaisant dès lors que l’on cherche à en préciser les contours, 2) L’usage du terme « éco-fascisme » étant d’ores et déjà fortement répandu, il me semblerait dommage de s’en priver, 3) Et ce d’autant plus qu’il frappe immédiatement les esprits, multipliant ainsi les chances d’attirer l’attention du public sur le danger qu’il représente, avantage indéniable d’un point de vue politique.

Dans le premier chapitre, je reviendrai donc sur les différents sens qui ont été donnés à ce concept dans l’histoire des idées écologistes, avant d’essayer d’en proposer moi-même une définition aussi précise et rigoureuse que possible. Dans le deuxième chapitre, je montrerai que l’éco-fascisme, contrairement aux positions qui ont été défendues par un certain nombre d’intellectuels depuis plusieurs dizaines d’années, n’a pas véritablement d’histoire politique ; à ce jour, il n’a en effet jamais existé de régime que l’on puisse qualifier d’« éco-fasciste ». En revanche, il existe bel et bien aujourd’hui des idéologies éco-fascistes, qui plongent leurs racines dans une longue histoire intellectuelle dont je m’efforcerai de retracer les grandes lignes dans les chapitres 3 et 4, et dont on retrouve les ramifications dans de nombreux pays.

Mur délimitant la frontière entre les Etats-Unis d’Amérique et le Mexique, côte pacifique. Source : Tony Webster.

En Allemagne, il existe au moins depuis les années 1980 de vifs débats sur les liens entre les grünen et l’extrême-droite et sur la pénétration des discours identitaires dans les milieux biorégionalistes22. En Finlande, le naturaliste Pentti Linkola, mort en 2020, est sans doute l’un des seuls auteurs à s’être explicitement revendiqué de l’éco-fascisme. Opposé au progrès technologique, à la croissance économique, Linkola en appelait à la formation d’une élite écologique et d’un gouvernement centralisé capable de contrôler et de réguler le règne destructeur de l’égoïsme et des désirs individuels qu’il associait à la démocratie. Favorable au contrôle de la population (« l’excès de vie est la plus grande menace qui pèse sur la vie », pour reprendre l’une de ses formules les plus célèbres), à l’arrêt du commerce international et de l’immigration, il était également un décroissant convaincu, notamment au niveau des moyens de transport. Partisan d’une nationalisation et d’une réduction drastique de la production industrielle, il souhaitait que les voitures personnelles soient confisquées et abandonnées au profit des vélos, des bateaux à rame et des carrioles à cheval, et que les rares voyages de longue distance subsistants soient effectués au moyen de transports collectifs réduits au minimum23. A l’est de l’Europe, en Hongrie, le parti néo-nazi Jobbik a déployé ces dernières années une communication originale autour de l’écologie24, et l’on retrouve des situations similaires dans nombre de pays européens25.  

Mais en dehors du deuxième chapitre, où je reviendrai sur le rapport à la nature dans l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, je m’intéresserai avant tout, en ce qui concerne le contexte contemporain, aux cas de la France et des États-Unis. Car même si ces deux pays ne sont pas les seuls à avoir vu l’émergence d’une écologie politique identitaire et anti-immigrationniste, ils figurent  parmi les plus « féconds » intellectuellement dans ce domaine, raison pour laquelle il m’a semblé pertinent de leur accorder une place prééminente. Ce choix s’explique aussi pour d’évidentes raisons personnelles ; étant moi-même français, je connais infiniment mieux les débats intellectuels qui agitent la France que ceux qui agitent l’Allemagne. Enfin, en ce qui concerne la pensée écologiste états-unienne, je la connais bien pour en avoir traduit nombre des auteurs les plus importants et pour m’être moi-même largement formé intellectuellement au contact des courants critiques de l’anthropocentrisme qui y occupent une place très importante, ceux-là même au sein desquels un débat houleux sur le concept d’éco-fascisme a fait rage dans les années 1980 (nous y reviendrons).

Dans un article sur les intellectuels de droite, le sociologue Razmig Keucheyan, s’interrogeant sur les raisons du faible nombre des recherches consacrées à leur pensée, estime que « la gauche et les sciences sociales s’imaginent que la droite domine par la force, la ruse, l’émotion, la manipulation, l’argent, mais non par la pensée. Autrement dit, si la droite est partout au pouvoir, c’est parce qu’elle est puissante, non parce qu’elle est convaincante26 ». Nous verrons dans ce livre à quel point ce postulat est faux, et comment un certain nombre de penseurs classés à l’extrême-droite sur l’échiquier politique ont accordé une place primordiale aux idées dans le cadre d’une stratégie dite « métapolitique », élaborant notamment une écologie politique cohérente à défaut d’être convaincante.  

Autre préjugé concernant les pensées d’extrême-droite : leur intérêt pour les causes associées au camp de l’émancipation, en l’occurrence pour l’écologie, serait purement instrumental. Or il s’agit selon moi d’une grave erreur.

Pierre Madelin

Autre préjugé courant – car bien évidemment rassurant – concernant les pensées d’extrême-droite : leur intérêt pour les causes associées au camp de l’émancipation, en l’occurrence pour l’écologie, serait purement instrumental. Or il s’agit selon moi d’une grave erreur. S’il est probable que les récentes évolutions localistes et écologistes du FN/RN en France répondent pour l’instant avant tout à une visée stratégique et électoraliste, il me semble en revanche évident qu’un intellectuel comme Alain de Benoist est un écologiste sincère et convaincu. Et s’il est vrai que dans l’hexagone, ce sont la plupart du temps des théoriciens d’extrême-droite qui ont été à l’initiative de la convergence entre thématiques identitaires et écologistes, soit ce que l’on pourrait appeler une écologisation du fascisme, il n’en va pas de même aux États-Unis, où c’est plutôt à un processus de fascisation de l’écologie auquel on a assisté. Edward Abbey, Dave Foreman, Holmes Rolston III, Philip Cafaro : autant d’auteurs qui étaient engagés de longue date dans la défense de la nature sauvage et de positions philosophiques écocentrées lorsqu’ils ont commencé à rattacher celles-ci à des thématiques anti-immigrationnistes.

Mais l’objectif de ce livre n’est pas seulement d’offrir une histoire du concept d’éco-fascisme, de présenter les principales obsessions de l’éco-fascisme contemporain, ni même de se demander dans quelle mesure ce concept est pertinent pour appréhender la rhétorique idéologique d’ores et déjà à l’œuvre dans certains mouvements et partis politiques. La production et la circulation d’idées dans certains secteurs de la société ne suffisant pas à leur donner un poids ou une force suffisante pour transformer en profondeur l’organisation politique, il s’agit également de se demander si l’éco-fascisme, par-delà les théories qui le nourrissent et les individus ou les groupes encore marginaux qui s’en revendiquent pour mener des actions violentes, est susceptible d’inspirer, dans un futur plus ou moins lointain, des gouvernements ou des régimes politiques. Cette interrogation sera au cœur du chapitre 5. Enfin, dans la conclusion, j’essaierai d’identifier les défis intellectuels et politiques que les idéologies éco-fascistes posent aux écologies politiques soucieuses d’articuler la défense du monde non-humain à une radicalité émancipatrice pour les humains eux-mêmes.


Notes

  1. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/15/nouvelle-zelande-fusillade-dans-une-mosquee-de-christchurch_5436217_3210.html[]
  2. https://www.lemonde.fr/international/article/2019/08/05/apres-la-fusillade-el-paso-est-unique-nous-allons-la-conserver-comme-un-symbole-de-paix_5496622_3210.html[]
  3. Brenton Tarrant, cité par Lise Benoist dans Green is the new brown : ecology in the metapolitics of the French far right today. Mémoire de maîtrise rédigé sous la direction d’Andreas Malm à l’université de Lund, en Suède, p. 3. https://lup.lub.lu.se/luur/download?func=downloadFile&recordOId=9025728&fileOId=9027556[]
  4. Ma traduction. https://randallpacker.com/wp-content/uploads/2019/08/The-Inconvenient-Truth.pdf[]
  5. https://www.salon.com/2022/05/18/what-is-ecofascism–and-what-does-it-have-to-do-with-the-buffalo-shooting/[]
  6. Tweet du 16 janvier 2017 : https://twitter.com/lepenjm/status/820997643149201408[]
  7. Jean-Baptiste Fressoz, « Bolsonaro, Trump, Duterte, la montée d’un carbo-fascisme ? » : https://www.liberation.fr/planete/2018/10/10/bolsonaro-trump-duterte-la-montee-d-un-carbo-fascisme_1684428/[]
  8. Zetkin Collective, Fascisme fossile : l’extrême-droite, l’énergie, le climat. Paris, La Fabrique, 2020.[]
  9. Voir par exemple Le Monde (https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/10/04/ecofascisme-comment-l-extreme-droite-en-ligne-s-est-reappropriee-les-questions-climatiques_6014255_4408996.html), The Conversation (https://theconversation.com/le-retour-de-lecofascisme-122339), Le Grand Continent (https://legrandcontinent.eu/fr/2019/07/11/les-origines-historiques-de-lecofascisme-en-europe/), L’Humanité (https://www.humanite.fr/politique/fascisme/de-lecofascisme-lecologie-dextreme-droite-695850), Terrestres (https://www.terrestres.org/2020/11/02/green-is-the-new-brown-la-poussee-ecologique-de-lextreme-droite/), etc.[]
  10. Côté articles, voir par exemple Reporterre (https://reporterre.net/Enquete-sur-l-ecofascisme-comment-l-extreme-droite-veut-recuperer-l-ecologie) et Perspectives Printanières (https://perspectives-printanieres.info/la-possibilite-de-lecofascisme/). Côté Podcasts, voir Présages (https://www.presages.fr/blog/2021/pierre-madelin) ou Avis de Tempête (https://audioblog.arteradio.com/blog/177155/podcast/178924/episode-2-la-nuit-ecofasciste). Et enfin, côté livres, voir le chapitre que Naomi Klein lui consacre dans Plan B pour la planète : le New Deal vert, Arles, Actes Sud, 2022 ; Sam Moore et Alex Roberts, The rise of ecofascism, climate change and the far right, Cambridge, Polity, 2022 ou Antoine Dubiau, Ecofascismes. Paris, Grévis, 2022.[]
  11. Alexander Reid Ross et Emmi Bevensee, Confronting the Rise of Eco-Fascism Means Grappling with Complex Systems. https://www.radicalrightanalysis.com/2020/07/07/carr-research-insight-series-confronting-the-rise-of-eco-fascism-means-grappling-with-complex-systems/[]
  12. https://www.terrestres.org/2020/06/26/la-tentation-eco-fasciste-migrations-et-ecologie/.[]
  13. Pour en juger, il n’est qu’à se pencher sur la définition du fascisme proposée par l’historien italien Giovani Gentile :  « Le fascisme est un phénomène politique moderne, nationaliste et révolutionnaire, antilibéral et antimarxiste, organisé en parti-milice (partita milizia), avec une conception totalitaire de la politique et de l’État, avec une idéologie activiste et antithéorique, avec des fondements  mythiques, virilistes et antihédonistes, sacralisée comme une religion laïque, qui affirme le primat absolu de la nation, entendue comme une communauté organique ethniquement homogène, hiérarchiquement organisée en un État corporatiste, avec une vocation belliqueuse à la politique de grandeur, de puissance et de conquête, visant à la création d’un ordre nouveau et d’une civilisation nouvelle. » Qu-est-ce que le fascisme ? Paris, Gallimard, 2004, p. 17.[]
  14. Voir George Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes. Paris, Fayard, 2014.[]
  15. Voir Alian Bihr, « Le fascisme ne passera plus ! » :  https://refractions.plusloin.org/IMG/pdf/39_refractions_34_imprimeur.pdf. Voir également l’article remarquable de Romaric Godin et Fabien Escalona, « Les quatre scénarios pour l’hégémonie politique du monde d’après » : https://www.mediapart.fr/journal/france/230520/les-quatre-scenarios-pour-l-hegemonie-politique-du-monde-d-apres.[]
  16. Robert Paxton, Le fascisme en action. Paris, Le Seuil, 2004, p. 76.[]
  17. Voir à ce propos Enzo Traverso, Le totalitarisme, le XXè sièce en débat. Paris, Seuil, 2001.[]
  18. Voir par exemple Balsa Lubarda, « Beyond Ecofascism? Far-Right Ecologism (FRE) as a Framework for Future Inquiries », Environmental Values, n°29 (6) : pp. 713-732 (2020).[]
  19. Pour reprendre le titre de l’article de Zoé Carle : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/211017/les-contre-revolutions-ecologiques-des-droites-dures?onglet=full.[]
  20. Manifeste de l’institut Iliade. Paris, La Nouvelle Librairie, 2021, p. 31.[]
  21. Lise Benoist, opus cité, p. 9.[]
  22. Voir à ce sujet Bernard Forchtner, « Nation, nature, purity: extreme-right biodiversity in Germany », Patterns of Prejudice, n° 53 (3) : pp. 1-17, Mai 2019 ; Jonathan Olsen, « The Perils of Rootedness : On Bioregionalism and Right Wing Ecology in Germany »,  Landscape Journal n° 19 (1-2) : pp. 73-83, 2000.[]
  23. Voir Pentti Linkola, Can life prevail ? Arktos, 2011.[]
  24. Voir à ce propos Balsa Lubarda : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1111/soru.12289.[]
  25. Pour un panorama très riche des liens entre écologie et extrême-droite dans un grand nombre de pays européens, voir The Far Right and the Environment : Politics, Discourse and Communication. Édité par Bernhard Forchtner. Londres, Routledge, 2019.[]
  26. https://www.contretemps.eu/intellectuel-droite-razmig-keucheyan-gramsci-ideologie/.[]