On pourra retrouver les deux volets suivants de ces soutiens aux Soulèvements de la Terre ici et là.
Dominique Bourg, philosophe.
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– L’habitabilité de la Terre est en cours d’altération et même de réduction rapides. S’élever contre tout ce qui conforte, voire accélère cette dynamique m’apparaît comme un acte d’auto-défense élémentaire. Je m’étonne même de la faiblesse de ce soulèvement. Le gouvernement français incarne à merveille cette dynamique de destruction sur fond de déni de justice systémique, de la réforme des retraites à la défense de l’accaparement de l’eau par quelques-uns en contexte de rareté, en passant par l’attaque de la LDH ou l’autorisation de phytosanitaires dangereux, etc.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
– Je crains que le camarade ministre ne sache pas de quoi il parle en utilisant l’adjectif « intellectuel ». Un terroriste est un individu qui cherche à en tuer ou blesser gravement d’autres. Je ne sache pas que tel était l’intention de la petite partie des manifestants qui était venue en découdre à Sainte-Soline. Est en revanche au moins métaphoriquement terroriste celui qui assèche et fait crever économiquement les autres exploitants agricoles en les privant de facto d’eau par les méga-bassines ; est indirectement terroriste celui qui refuse d’interdire des pesticides délétères ; indirectement encore celui qui autorise les vols de jets privés dans un contexte d’urgence climatique ; etc. Toutes choses qui in fine tuent ou peuvent tuer. Peut-être sont-ce ces situations qui sont visées par cet oxymore involontaire qu’est l’expression « terrorisme intellectuel » ? Quoi qu’il en soit, comme le relève un sondage, l’opération policière de Sainte-Soline, ou le maintien de l’ordre à la française, « terrorisent » bien les Français, puisqu’ils affirment désormais avoir peur de manifester. Enfin, à défaut de terrorisme, l’opération de Sainte-Soline relève de l’absurdité économique : son coût policier est plus élevé que celui qu’aurait exigé la réfection de la méga-bassine après sabotage ; et ce sans compter le saccage des champs et des sols par des hordes de policiers en quads !
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
– Évidemment non. En revanche, le gouvernement nous tend un piège : sa brutalité vise à pousser à la violence les activistes écologiques pour légitimer sa propre répression, pour terroriser dans les chaumières et pousser les foules apeurées vers l’extrême-droite. Dans un contexte où les représentations extrême-droitières ont le vent en poupe, sur fond de paysage de l’information tronqué, c’est dangereux.
Dominique Bourg est philosophe franco-suisse, professeur honoraire à l’Université de Lausanne et spécialiste des questions environnementales.
Isabelle Stengers, Philosophe des sciences
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– Je soutiens les Soulèvements de la Terre parce qu’ils se font le relais de la Terre elle-même, dévastée, empoisonnée bétonnée, asséchée.
Et l’étiquette de Terroriste intellectuelle a tout bien réfléchi, une certaine pertinence, même si elle fait trop d’honneur aux échos que peuvent susciter des interventions comme les miennes. Les terroristes sont ceux et celles qui tentent de répandre la terreur, et donc de déstabiliser l’ordre public, par des actes de violence indiscriminée. Cela ne nous conviendrait pas, évidemment, si cela voulait dire que nous « intellectuel.les » contribuons à répandre la terreur. Et les luttes, les soulèvements auxquels nous faisons écho ou participons ne la répandent pas non plus. Ils opèrent sur un mode parfaitement discriminé et lisible – saboter des engins de chantier, s’en prendre à des bassines, tenter de nuire aux industries productrices de pesticides aux effets délétères…
Cependant, ils visent bel et bien à déstabiliser ce que le gouvernement appelle l’ordre public. Car la stabilité de cet ordre demande la docilité d’un troupeau qui fait confiance à ceux qui le guident ou se rassure grâce à des mesurettes gentilles et individuelles, qui ne dérangent personne et permettent à nos bergers gagner du temps. Car c’est cela, l’essentiel : gagner du temps, continuer le plus longtemps possible à justifier le pillage et la destruction par l’impératif de la croissance et faire comme si les objectifs officiellement acceptés de réduction de l’émission des gaz à effet de serre allaient se réaliser comme par miracle – peut-être par une espèce de sprint final concluant une course calme et bien contrôlée ?
Mais ils veulent faire oublier que même en cas de miracle, ou de manipulation sordide des chiffres, cela ne serait pas la fin mais le début – après 2030 viendra 2050, puis… Et ce temps qu’ils gagnent aujourd’hui est aussi un temps que nous perdons et dont nous aurons tous et toutes à payer la perte au prix fort lorsque la possibilité des atermoiements, des fausses promesses, des appels à un réalisme « raisonnable et non punitif» aura pris fin, lorsque viendra le temps des mesures autoritaires « malheureusement nécessaires » face à l’urgence.
Et donc c’est pour nous un honneur de penser que, face aux mensongers et aux faux semblants déversés à flot continu, nous, les « intellectuel.les », avec nos pauvres mots et nos écrits obscurs, puissions apparaître comme une menace pour les défenseurs paranoïaques de l’ordre public. Mais ne nous flattons pas : la vraie menace est l’indocilité qui s’amplifie partout alors que, face à la même violence cynique, les soulèvements de la terre et les soulèvements sociaux commencent à faire sens en commun.
Alors oui, l’actuelle dynamique politique et activiste est dangereuse pour l’ordre public, d’autant plus dangereuse qu’elle sera nourrie par de nouvelles générations qui comprendront qu’elles devront subir leur vie durant et de plein fouet les conséquences dévastatrices de l’irresponsabilité concertée qui prévaut. Une telle dynamique ne pourra être « dissoute » car la Terre ne permettra plus, jamais plus, un retour tranquille à l’administration des choses, des comptes et des biens. Mais elle pourrait être écrasée et le maintien répressif et violent de l’ordre public d’aujourd’hui apparaîtra sans doute alors, face à ce terrorisme d’Etat, comme une aimable plaisanterie. « C’était le temps où la Ligue des droits de l’homme existait encore… » Et dans ce cas, Macron et ses sbires, alors retirés des affaires et bien à l’abri, toucheront sans doute les dividendes de leurs valeureux services.
Isabelle Stengers, Philosophe des sciences.
Sophie Gosselin, Philosophe
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– Je soutiens les Soulèvements de la Terre car ceux-ci me semblent apporter une réponse collective adéquate à l’ampleur des transformations et des défis qui nous attendent du fait de la catastrophe écologique en cours. Les Soulèvements de la Terre constituent un mouvement inédit dans sa forme parce qu’ils constituent un point d’articulation et de basculement entre les formes des luttes passées et celles à venir. Je ne ferais ici que signaler trois des basculements importants que les Soulèvements de la Terre ont produit par rapport aux formes de lutte antérieures et en quoi ils me semblent indiquer quelque chose de profondément nouveau.
Depuis le début du 21ème siècle, de nombreuses luttes politiques menées dans les pays occidentaux ont pris une forme nouvelle : celle de l’occupation. Je pense par exemple à Occupy Wall Street aux USA (2011) ou le mouvement des Indignés en Espagne (2011), ou encore Nuit Debout à Paris (2016) et plus récemment (2019) les Gilets Jaunes sur les rond-points. Il s’agissait d’occuper collectivement, en s’y installant nuit et jour, l’espace public pour le rendre au public, c’est-à-dire aux citoyen-ne-s et habitant-e-s qui en sont de plus en plus dépossédé-e-s, soit par sa privatisation (commerciale) soit par sa sécuritarisation bureaucratique ou policière, voire armée. Il s’agissait, d’une certaine manière, d’ouvrir de vrais espaces démocratiques où les citoyen-ne-s et habitant-e-s puissent débattre et se ressaisir collectivement des décisions politiques qui concernent leur existence. Ce qui est intéressant dans ces dynamiques d’occupation est le fait que la lutte en passe par la reprise concrète de l’espace public et la réinvention, ici et maintenant, de formes politiques démocratiques alternatives à celles d’institutions représentatives hors sol.
Les Soulèvements de la Terre me semblent marquer une nouvelle étape car l’enjeu n’est plus seulement de retrouver les conditions d’une véritable démocratie mais aussi de rendre visible et d’affirmer la nécessité de se ressaisir de nos conditions matérielles de subsistance et de défendre les communs terrestres dont nos existences et celles des autres formes de vie dépendent : l’eau, la terre, l’air, la vie sauvage.… Ce n’est plus seulement l’espace démocratique qu’il faut réinventer, mais nos manières d’habiter en commun.
Cela en passe par une territorialisation des luttes qui pose la question des lieux que nous habitons et que nous désirons habiter, qui pose de manière concrète et collective (et pas à travers des rapports, des cumuls de chiffres, de grands discours produits par des experts pour des experts) la question de l’habitabilité terrestre.
Mais les Soulèvements de la Terre marquent aussi une nouvelle étape par rapport aux luttes sociales liées aux conditions de travail. Car il s’agit dorénavant de penser ensemble l’amélioration des conditions de vie des êtres humains et le renouvellement des conditions de la vie sur Terre. Ce qui veut dire rompre avec une lecture essentiellement économique des problèmes sociaux. Il s’agit à la fois de lutter pour la redistribution des richesses et pour l’égalité sociale mais aussi et peut-être surtout de remettre en question une économie complètement hors sol, basée sur des infrastructures globalisées de production et de consommation qui nous coupent de nos milieux de vie en les réduisant à des « ressources » exploitables. On se retrouve dans la même situation que les peuples indigènes colonisés qui refusaient le modèle économique et politique imposé par les Etats colonisateurs au nom du progrès. Que défendaient et défendent encore ces peuples : la terre, l’eau, la maîtrise de leurs conditions de subsistance, l’autonomie politique et alimentaire.
Il faudrait mettre en œuvre des alliances entre les formations syndicales issues des luttes ouvrières et les nouvelles formes de luttes plus territorialisées en repensant et réinscrivant la question du travail et des conditions de travail dans celle, plus large, des conditions de subsistance et d’habitation collective. Le positionnement du syndicat Confédération Paysanne, dont le soutien aux Soulèvements de la Terre a été sans faille, est très intéressant de ce point de vue. A travers la défense d’une certaine forme de paysannerie ce sont bien ces questions qui se trouvent mises en jeu. Aujourd’hui, c’est peut-être moins la figure de l’ouvrier que celle de la paysanne et/ou du paysan allié-e aux vivants qui incarne la révolution terrestre en cours. C’est tout le modèle d’une société fondée sur le développement de l’économie et de l’industrie qui se trouve radicalement mis en question.
Enfin, les Soulèvements de la Terre marquent une nouvelle étape par rapport aux luttes écologiques traditionnelles.
Premièrement, la plupart des luttes écologiques, comme on a pu le voir avec le mouvement Climat par exemple, se donnent pour objectif de faire prendre conscience aux gouvernants de la nécessité de changer leur politique. Ils se mettent dans la position de quémander à l’État de mieux agir. Ce qui revient, me semble-t-il, à renoncer à la reprise en main démocratique de la vie politique et à reconduire l’impuissance dans laquelle les peuples, les citoyen-ne-s et habitant-e-s, se trouvent du fait de la confiscation de l’action politique par une minorité d’oligarques au pouvoir. Mais c’est aussi faire comme si une des composantes du problème (l’État dans sa forme moderne) pouvait constituer une solution. Il s’agit au contraire de se doter de nouvelles formes institutionnelles, à la fois plus démocratiques et plus terrestres (c’est-à-dire à l’échelle des milieux de vie en tenant compte des relations entre humains et autres qu’humains). Les Soulèvements de la Terre me semblent constituer un foyer essentiel pour l’invention de ces nouvelles formes institutionnelles.
Deuxièmement, jusqu’à récemment, l’enjeu des combats écologiques était, le plus souvent, de protéger des milieux naturels conçus encore comme extérieurs à la société humaine. A travers les Soulèvements de la Terre, c’est la Terre elle-même qui se soulève, c’est-à-dire les êtres qui la peuple et qui se reconnaissent comme « terrestres », comme habitants de la Terre. Les Soulèvements de la Terre sont la réalisation concrète du slogan porté à la Zad de Notre-Dame-des-landes qui disait : « Nous ne défendons pas la nature. Nous sommes la nature qui se défend ». Ce qui s’affirme à travers ces soulèvements, ce sont les liens d’interdépendances qui unissent les humains et les autres qu’humains dans des destins communs.
Les Soulèvements de la Terre représentent donc, selon moi, les mouvements des temps nouveaux, ceux de l’anthropocène ou plutôt du géogène1 (les temps terrestres) : ils opèrent la jonction des luttes démocratiques, sociales et écologiques mais dans une perspective qui est celle de l’habiter terrestre, c’est-à-dire en se situant du point de vue de la Terre.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
– Historiquement, la qualification de « terroriste » par les gouvernants a pour but de neutraliser politiquement ceux qui mettent en question leur légitimité. Il s’agit alors de les « neutraliser » au double sens du terme : de les disqualifier en rendant leur parole inaudible et de justifier l’usage de la force pour les arrêter voir les anéantir. Les gouvernants mettent les personnes ainsi visées au ban de la société en supposant qu’il n’est même plus possible de dialoguer avec eux. Ils les transforment en « ennemis intérieurs » à éliminer. C’est une rupture de dialogue et une déclaration de guerre, mais une guerre qui est asymétrique et sans véritables règles : une guerre où règnent les mesures d’exceptions. La qualification de « terroriste » permet au pouvoir de justifier l’exercice d’une violence potentiellement sans limites puisque celui qui est visé est exclu de la société par ce fait même d’être identifié comme « terroriste ».
Alors qu’est-ce que cela veut dire de parler de « terrorisme intellectuel » puisque l’activité intellectuelle consiste précisément à en passer par la parole et, ce faisant, à revendiquer encore la possibilité d’un dialogue ? L’idée même de « terrorisme intellectuel » est un contre-sens. Cela constitue plus qu’une tentative de délégitimer l’engagement politique de personnes qui accompagnent les processus de transformation de la société en tentant de donner voix à ceux qui n’ont pas les moyens (médiatiques, discursifs, de légitimité) de se faire entendre. La violence d’une telle accusation consiste à refuser a priori la possibilité même du dialogue. C’est un acte totalement antidémocratique. Cela prouve que le gouvernement n’a plus rien à rétorquer pour justifier ses actes. C’est lui qui aujourd’hui fait régner la terreur pour faire taire toute voix dissonante à la sienne.
Cela est assez révélateur de là où en est le gouvernement actuel. Il agit de manière autoritaire parce qu’il a perdu son autorité, c’est-à-dire la confiance nécessaire à toute institution pour tenir dans le temps, confiance qui seule rend possible le dialogue.
Cette perte d’autorité se joue à plusieurs niveaux. Le gouvernement s’est d’abord déligitimé lui-même en multipliant les 49.3, en court-circuitant l’assemblée nationale pour passer en force des réformes qui ne visent qu’à servir les dominants, les plus riches, et à exiger toujours plus d’efforts des plus faibles et des plus pauvres (« sobriété » individuelle, travailler plus et plus longtemps, etc.) quand les premiers s’enrichissent toujours davantage. On a affaire à un pouvoir exécutif en roue libre qui exige de tous les autres pouvoirs (dont l’assemblée et le peuple qu’elle est censée représenter, mais aussi la justice2 et les syndicats) de n’être plus que des exécutants au garde-à-vous. Il inverse la hiérarchie des pouvoirs démocratiques. Le gouvernement actuel rejette, en effet, toute forme de contre-pouvoir ainsi que toute forme d’expression de souveraineté populaire, ce que l’on avait bien vu, déjà, avec la répression extrêmement violente du plus important mouvement populaire de ces dernières décennies, c’est-à-dire le mouvement des Gilets Jaunes. Il rejette toute forme de peuple parce qu’il ne fait que servir le Capital. Or celui-ci n’a pas besoin de peuple pour fonctionner. Il a seulement besoin d’employés dociles. Plus que jamais, le gouvernement de Macron apparaît donc comme ce qu’il a toujours été : le gouvernement du Capital. Et il est prêt à faire valoir le Capital sur tous les droits.
L’attaque faite par le ministre de l’intérieur contre la Ligue des Droits de l’Homme constitue, d’un point de vue symbolique, le coup fatal. Si le gouvernement du « pays des Droits de l’Homme » attaque ceux qui les défendent, alors que lui reste-t-il de légitimité ? Qu’a-t-il encore à défendre sinon son seul pouvoir ? Le gouvernement actuel n’est donc plus garant de rien, sinon d’un ordre injuste. Il n’est garant ni du public (de l’espace public démocratique) ni des communs (des conditions de subsistance et de renouvellement de la vie comme l’eau, la terre, les forêts, la vie sauvage…). Le véritable problème, c’est qu’un gouvernement qui se sait illégitime et qui n’a plus rien à défendre que son propre pouvoir peut aller très loin dans l’abus du monopole de l’exercice de la violence physique qu’il détient entre ses mains du fait d’être chef des armées et de la police.
Mais l’attaque de la Ligue des Droits de l’Homme révèle une crise d’autorité plus profonde encore que celle du gouvernement actuel.
C’est le système politique moderne, celui d’un Etat qui s’est construit contre la nature en s’appuyant sur le développement d’une économie globalisée, totalement hors sol, qui est en crise. L’horizon dans lequel se sont forgées les institutions politiques modernes est celui de la société humaine. La défense des droits de l’homme et du citoyen s’est faire au détriment des autres formes de vie réduites au statut de ressources exploitables. Attaquer ceux qui défendent les droits de l’homme, c’est d’une certaine manière couper la branche sur laquelle reposent les institutions politiques modernes, la seule chose qui leur donnait encore un peu de légitimité. Et cela pour défendre un modèle agricole industriel en contradiction complète avec la gravité de la catastrophe écologique actuelle. Défendre le projet de méga-bassines c’est permettre à 6 % d’agriculteurs de s’accaparer une eau, qui va devenir de plus en plus rare, pour faire pousser des monocultures d’un maïs qui sera exporté à l’autre bout du monde : c’est donc priver les habitant-e-s du Poitou de l’eau dont ils dépendent pour leur subsistance.
Alors que les droits de l’homme s’augmentent un peu partout dans le monde de la reconnaissance de droits de la nature revendiqués par des mouvements populaires, c’est le contraire que mettent en oeuvre les Etats qui valorisent les marchés et la gestion des ressources à des fins d’exploitation et de mise au travail de tous les vivants.
La dimension historique de la manifestation de Sainte Soline contre les mégabassines ne tient pas seulement au nombre de manifestants présents (30 000) mais aussi dans le fait d’ouvrir un nouvel horizon politique, un horizon qui n’est plus circonscrit à la seule société humaine mais qui implique de tenir compte de l’inscription des activités humaines dans des cycles terrestres plus larges. L’horizon politique à venir c’est celui d’une Terre qui se soulève et qui affirme de nouvelles sources d’autorité et de légitimation politique dont l’enjeu principal est l’habitabilité terrestre.
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
– Pour les citoyen-ne-s et habitant-e-s de France et d’ailleurs, l’écologie politique, notamment la forme qu’elle prend dans les luttes territorialisées, constitue une chance et non un danger. C’est une chance car cela exprime l’inventivité sociale qui se trouve à l’oeuvre aujourd’hui. C’est d’ailleurs ce que reconnaît la note des renseignements de police qui parlent de groupes activistes « ingénieux » et qui fait l’éloge de la créativité et inventivité dont font preuve les Soulèvements de la Terre. Seuls ceux qui se sentent mis en question par cette créativité peuvent la percevoir comme un danger. Le danger, c’est qu’à travers ce mouvement, d’autres valeurs, d’autres désirs, commencent à prendre corps, à prendre forme collectivement, qui pourraient se substituer à ceux qui ont prévalus dans le cadre de nos institutions modernes. La méga-bassine de Sainte Soline protégée par des camions de gendarmes armés jusqu’à dents c’est un peu comme la bastille prise d’assaut par le peuple. Sauf que le peuple terrestre n’est pas composé de sans culottes mais d’anguilles, de loutres et de houtardes (animaux totems des trois cortèges de la manifestation de Sainte Soline). Pourquoi le ministre de l’intérieur veut-il rendre impossible toute installation de ZAD (Zone A Défendre) ? Parce que les zads sont les foyers où s’inventent actuellement d’autres manières de faire peuple et de peupler la Terre : peuples-bocages, peuples-rivières, peuples-montagnes, peuples-forêts, c’est-à-dire des peuples en prise avec leurs milieux de vie. Sainte Soline marque une étape décisive dans l’émergence, un peu partout, du sentiment d’appartenir à des peuples de l’eau, avec la conscience de plus en plus aigue que c’est depuis la défense de l’eau, des terres, des forêts que se constituent les peuples à venir.
Les peuples terrestres en train d’émerger affirment un désir de véritable changement, de transformation et de réinvention joyeuse et collective de nouvelles formes de vie et de nouvelles manières d’habiter la Terre. Ils invitent à imaginer et à mettre en œuvre, là où l’on habite, des assemblées des usages, des conseils de bassin-versant ou des parlements des fleuves. Inventer de nouvelles institutions, cela ne peut se faire sans destituer, dans une certaine mesure, celles dont nous héritons. C’est cela qui, pour les tenants du pouvoir, représente un danger.
Sophie Gosselin est philosophe et l’autrice de La Condition terrestre (Seuil, 2022).
François Jarrige, historien.
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– Parce que résister à la destruction du monde vivant est devenu un impératif et un devoir ; parce que les alertes scientifiques se répètent depuis des décennies sans transformer les politiques publiques au delà d’une transition cosmétique voire contreproductive; parce que le mouvement des soulèvements de la Terre, initié il y a deux ans, est l’une des meilleures nouvelles de ces dernières années, l’un des mouvements les plus originaux et dynamiques qui a su réinventer les répertoires d’action protestataires, qui coalise d’innombrables individus et groupes engagés pour faire barrage à l’artificialisation des terres et s’opposer aux activités qui perpétuent la contamination croissante du monde.
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
– A propos du ministre de l’Intérieur on hésite entre deux explications pour rendre compte de sa rhétorique belliqueuse, de ses attaques diffamatoires incessantes, de ses mensonges répétées proférés sur le ton de l’arrogance et du mépris : l’ignorance ou le carriérisme étroit, dont atteste d’ailleurs toute sa carrière politique depuis qu’il s’est engagé à 16 ans au sein de l’UMP. Il n’a à ma connaissance jamais travaillé ailleurs que dans les partis politiques et les arrières-cours politiciennes, il symbolise jusqu’à la caricature le pire du politicien professionnel à l’ancienne, dont l’ambition personnelle détruit la démocratie et pousse les citoyens à s’en éloigner….
Sa rhétorique évoquant “l’écoterrorrisme”, “l’ultragauche”, le “terrorisme intellectuel” s’inscrit dans une longue généaologie de stratégies pour faire taire les opposants, dénoncer la pieuvre radicale ou anarchiste, stratégies qui remontent au moins à la Révolution Française, et n’ont cessé d’accompagner les régimes politiques autoritaires en France, comme sous le Second Empire, à l’époque de la création de la 1ère Association internationale des travailleurs fondée en 1864 par des ouvriers à la recherche de solidarités et d’appuis pour contrer l’exploitation capitaliste. Comme les soulèvements de la terre aujourd’hui, l’AIT n’a cessé d’être dénoncé et pourchassé à ses débuts, comme un repère de dangereux activistes, mais l’histoire donnera raison aux SLT comme elle a donné raison au mouvement ouvrier organisé qui s’est levé pour contrer l’exploitation et réinventer d’autres formes de vie. Demandez-vous comment la prochaine génération, dans 20 ans, jugera ce qui se passe aujourd’hui, à qui donnera-t-elle raison lorsque les crises environnementales auront atteint des phases critiques et que les sécheresses frapperont des populations entières ?
A la différence des systèmes totalitaires qui n’admettent aucune opposition organisée et qui mettent tout en œuvre pour briser les ressorts de la société civile, les régimes autoritaires, eux, tolèrent apparemment l’opposition et se contentent de la surveiller étroitement, de la diffamer, d’effrayer ceux qui voudraient la rejoindre, nous sommes sans hésitation possible entrer dans une phase d’autoritarisme politique exacerbé.
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
– Non, elle est au contraire vitale, nécessaire, urgente, aujourd’hui plus que jamais…. ce qui est dangereux ce sont tous ces intérêts économiques et politiques qui continuent de tout mettre en oeuvre pour préserver leurs profits et leur place, allant jusqu’à s’en prendre à des associations et des militants qui tentent, bénévolement sans chercher de profit personnel, à contrer les trajectoires mortifères du présent et à réinventer un monde plus vivable.
Depuis qu’a émergé l’écologie politique dans les années 1970, elle n’a cessé d’être dénoncée et condamnée, après la chute de l’URSS elle a pris la place de l’ancien spectre communiste dans la rhétorique des puissants. L’écologie politique est une dynamique complexe, foisonnante et diverse, elle est la principale force qui oeuvre aujourd’hui à freiner la destruction du monde et enrayer la course à l’abîme, dès lors comment ne pas être troublé des attaques dont elle fait l’objet de la part d’hommes politiques dont toute la carrière montre leur déni des enjeux environnementaux et leur méconnaissance profonde de l’État du monde.
François Jarrige, est historien et l’auteur de On arrête (parfois) le progrès, Histoire et décroissance, L’Échappée, 2022.
Josep Rafanell i Orra, psychothérapeute
Vous soutenez les Soulèvements de la Terre. Pourquoi ?
– La constellation des Soulèvement de la Terre ont su avec beaucoup d’imagination et courage défaire un certain storytelling de l’écologie politique très complaisant avec le discours de la gouvernementalité. Il a su désactiver le clivage entre “violence” et contestation qui est au coeur de des scènes politiques de la représentation. De plus, ils ont su le faire en “situant” et ancrant les luttes dans une territorialité effective. Les gestes de sabotage retrouvent avec eux la noblesse d’une longue lignée de résistances et soulèvements…
En réponse à l’actuelle mobilisation intellectuelle et médiatique en faveur des Soulèvements, le Ministre de l’Intérieur a évoqué le « terrorisme intellectuel de l’extrême gauche ». Que vous inspire un tel qualificatif et selon vous que dit-il de la situation politique présente ?
– “Extrême gauche” appartient au champ sémantique de tous les gouvernements. Et à celui de tous ceux et celles qui prétendent au gouvernement. Dès lors la logique de “terreur” associée à une pensée d’extrême-gauche aujourd’hui est quasiment un oxymore. Mais les gesticulations et les jérémiades fascistoïdes d’un quelconque ministre de l’intérieur auront eu la vertu de rendre intranquilles des intellectuels plus souvent occupés à cultiver leur place sous les feux de la rampe médiatique, qu’à brouiller les pistes à partir d’une désidentification à l’égard de leur statut d’intellectuels. La figure du “partisan”, face au libéral-fascisme qui vient, s’impose à nouveau comme un sursaut éthique (ou éthopoïéthique : des manières de se lier et d’habiter, y compris des manières d’habiter la pensée).
L’écologie politique, entendue comme dynamique politique et activiste s’opposant à la dévastation du monde et expérimentant d’autres formes de vie, vous semble-t-elle dangereuse ? Pour qui ?
– Ecologie et politique, en elles-mêmes ne sont pas dangereuses. Il y a une écologie de la politique dont on peut se passer (et qui convient très bien aux gouvernements), pour peu que nous prenions au sérieux nos expériences communes. Ce qui suppose qu’elles soient tout à la fois des résurgences, des réappropriations, et des insurgences, des formes de destitution de l’ordonnancement et l’administration du monde des ravages. A chaque fois, aussi bien lors d’une grève de cheminots, du blocage d’une raffinerie ou du sabotage d’une infrastructure toxique, ce sont des nouvelles formes de communauté qui émergent et leurs rapports singuliers avec des milieux.
C’est cela à mon sens le danger pour tous les gouvernements. Dans ce sens, nous sommes déjà en train de gagner.
Josep Rafanell i Orra est psychologue et psychothérapeute. Il est l’auteur de En finir avec le capitalisme thérapeutique : Soin, politique et communauté (2022).
Lire la note du service central du renseignement territorial sur Les Soulèvements de la Terre.
La carte des comités locaux des Soulèvements de la terre et les contacts sont disponibles ici.
Notes
- La condition terrestre, habiter la Terre en communs, Sophie Gosselin & David gé Bartoli, éd. Seuil, 2023.[↩]
- Voir le courrier adressé par le Syndicat de la Magistrature ainsi que par le Syndicat des Avocats de France au ministre de l’intérieur.[↩]