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Tribune originellement parue dans Libération le 1er avril 2023.

Pendant des années, il a fallu alerter. Aujourd’hui, il faut agir.
Qu’il s’agisse du dépassement des seuils planétaires, des risques d’emballement climatique, des pénuries d’eau potable ou du déclin de la biodiversité, tout cela est connu et attesté. C’est maintenant qu’il faut stopper les processus destructeurs. Et nous savons que des gouvernements au service de l’oligarchie n’ont ni l’objectif ni l’ambition de le faire.

C’est la raison pour laquelle nous sommes, comme des milliers d’autres, les Soulèvements de la Terre et participons à ce mouvement décentralisé qui se nourrit des initiatives lancées par la myriade de collectifs informels et d’organisations qui s’y fédèrent. Et c’est la raison pour laquelle nous vingt, universitaires, autrices, élu.e.s ou paysans, assumons ensemble la présidence de l’Association pour la défense des terres, qui a pour objet de les défendre dans les zones agricoles et naturelles, à la campagne comme en ville pour les préserver de l’artificialisation, de l’accaparement et des nuisances industrielles irréversibles qui les menacent – association aujourd’hui citée par les renseignements comme soutien financier des Soulèvements de la Terre.

Source : Skimel, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La naissance d’un mouvement social foisonnant, d’un réseau de luttes territoriales visant à défendre l’eau et la terre, nos vies, contre la prédation économique, la bétonisation et l’intoxication, et ainsi préserver les possibilités minimales d’un avenir viable, décent et libre – voilà la meilleure nouvelle de ces dernières années. Nous ne pouvons que saluer le courage et l’esprit qui l’anime pour désarmer les vraies violences, celles de ce pouvoir de destruction et du système social et économique qui le perpétue, et répondre à la violence illégitime du gouvernement par la légitime défense de nos conditions de subsistance.

Qu’on le veuille ou non, nos vies sont en train de basculer. Les limites planétaires ne sont pas des données que l’on peut mettre à genoux, matraquer, faire rentrer dans le rang ou intimider. On ne peut que les respecter. Et cela nous concerne toutes et tous, parce que personne ne peut plus s’extraire de la nasse. Personne ne peut vivre sans eau, sans terres à cultiver, sans insectes pollinisateurs. Le modèle de croissance économique par dégradation nous a déjà apporté les inégalités abyssales, l’effondrement de la biodiversité, le dérèglement climatique, l’épuisement des sols, les zoonoses, une dépendance dangereuse au numérique et tout un cortège de maladies et d’addictions. Le système en place a fait la preuve de son insanité. Son échec est patent.

Notre angoisse face au drame qui se déroule, notre aspiration à changer de système relèvent d’un vécu commun. Qu’elles s’expriment de manière visible ou non, elles traversent les générations. Nous avons senti les sécheresses dans nos chairs. Nous avons vu les incendies. Nous avons vu les villages ravitaillés par des camions-citernes. Nous avons vu les golfs arrosés pendant que les maraîchers étaient à sec. Nous avons vu les jets privés sillonner le ciel alors qu’on nous exhortait à la “sobriété”. Nous avons vu un président faire du jet-ski dans une réserve marine protégée. Et nous voyons que rien ne change.

Le gouvernement a montré qu’il était prêt à blesser et mutiler pour protéger un modèle agricole et industriel dépassé et délétère. Nous savons aujourd’hui, grâce aux différents travaux scientifiques mais aussi parce que nous en avons fait la douloureuse épreuve, que l’eau se raréfie, que les nappes phréatiques se vident, que les périodes de sécheresses s’allongent et s’intensifient.

Photographie aérienne prise le 12 juillet 2020 de la mégabassine de Vivonne (86370, Vienne, France). Construite aux alentours de 2013 avec une autre mégabassine, elles sont toutes les deux abandonnées : l’une d’elles s’effondre à cause d’un gouffre en dessous de la bassine, l’autre n’a pas été remplie par crainte d’un effondrement. Elle mesure plus de deux hectares et n’est plus utilisable pour l’agriculture. Échelle : 1:2676. Source : Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), Licence Ouverte, via Wikimedia Commons

Et pourtant cette eau, de plus en plus rare et précieuse, continue à être dilapidée pour graver des puces électroniques, fabriquer des rubans de neige artificielle, remplir des bouteilles en plastique, alimenter une agro-industrie qui produit des déserts et échoue à répondre aux inégalités alimentaires. L’énergie que l’on nous demande d’économiser dans nos foyers continue d’alimenter des centaines de datacenters, le déploiement de la 5G, la publicité et la folle croissance des géants du numérique. Le béton coule à flots : autoroutes, contournements, lignes LGV, plates-formes logistiques, jeux olympiques. Où sont les forces du saccage et de la destruction dénoncées par le ministère de l’Intérieur, sinon dans la poursuite criminelle de tous ces « projets » ?

Le ministre de l’Intérieur prétend aujourd’hui dissoudre le mouvement des Soulèvements de la Terre, tentative dérisoire de restaurer un semblant d’autorité et de dissimuler les crimes commis à Sainte-Soline le 25 mars : deux personnes dans le coma, 200 personnes mutilées, blessées et traumatisées, les véhicules de secours bloqués sur ordre de la gendarmerie. S’il y a bien quelque chose qu’il faut dissoudre aujourd’hui, ce sont les puissances destructrices qu’encourage un gouvernement dangereusement « radicalisé ». Un gouvernement si fanatiquement livré à la poursuite de la croissance et de l’exploitation économique qu’il méprise ouvertement la démocratie en multipliant les passages en force. Un gouvernement qui depuis des années tente de pulvériser les espoirs de toute une génération à coup d’humiliations, de grenades et de tirs de LBD.

Avec les Soulèvements de la Terre, avec le mouvement pour la justice sociale, nous continuerons à appuyer partout où nous le pourrons sur le frein d’urgence, nous continuerons à alimenter une eau vive qui partout frémit, un delta de communautés vivantes qui se révoltent contre la destruction du monde et s’organisent pour composer en actes un futur désirable.


Genevieve Azam (économiste)
Jean-Claude Balbot (agriculteur)
Jérôme Baschet (historien, enseignant-chercheur)
Aurélien Berlan (philosophe, enseignant-chercheur)
Christophe Bonneuil (historien, directeur de la Collection “Anthropocène” aux éditions du Seuil)
Bénédicte Bonzi (anthropologue/consultante)
Isabelle Cambourakis (éditrice)
Renaud Daumas (agriculteur, conseiller régional)
Philippe Descola (anthropologue)
Sophie Gosselin (philosophe)
Celia Izoard (autrice)
François Jarrige (historien, enseignant-chercheur)
Maxime Laisney (député LFI-NUPES)
Virginie Maris (philosophe de l’environnement, CNRS)
Corinne Morel Darleux (autrice)
Baptiste Morizot (maître de conférences en philosophie à Aix Marseille Université)
Alessandro Pignocchi (auteur de BD)
Marie Pochon (députée écologiste-NUPES)
Isabelle Stengers (philosophe)
Audrey Vernon (comédienne)