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La sécheresse hivernale que nous sommes en train de vivre et, donc, l’impossibilité pour les nappes phréatiques de se reconstituer réactualisent les débats autour des « méga-bassines ». Appelées « réserves de substitution » par leurs promoteurs, ces immenses retenues d’eau en plastique – dont l’une des plus grandes, à Sainte-Soline, compte s’étendre sur seize hectares – doivent aider l’agriculture à surmonter les sécheresses qui s’annoncent de plus en plus sévères en captant l’eau dans les nappes phréatiques l’hiver pour faciliter l’irrigation en été.

Les controverses qu’elles suscitent se focalisent en général sur leur efficacité réelle et sur leurs possibles effets secondaires. Si ces questions techniques sont importantes, elles ne doivent pas masquer des enjeux politiques beaucoup plus vastes : les bassines cristallisent et révèlent un affrontement entre mondes, entre des désirs antagonistes quant à la manière de composer un monde commun. 

Depuis le milieu du XXème siècle, le nombre d’agriculteurs et d’agricultrices a fondu, passant de 30% des actifs en 1955 à moins de 2% aujourd’hui, tandis que la taille des exploitations a explosé ainsi que, bien sûr, leur niveau de mécanisation. Derrière un discours de légitimation qui insistait sur la nécessité de nourrir la France, d’exporter, de délivrer l’humanité des tâches pénibles liées au travail de la terre, l’industrialisation rapide de l’agriculture servait les intérêts des élites politiques et économiques. La production agricole devenait plus prévisible et rentable pour le capital, tandis que les coûts de production diminuaient, ce qui permettait de déplacer une part du budget consacré à l’alimentation vers d’autres domaines de consommation. L’agriculture se mettait au service du développement industriel en le fournissant en matière première et en lui offrant un important débouché à travers sa dépendance accélérée aux machines, aux pesticides, aux engrais de synthèse et à l’irrigation. 

Plus profondément, la chute libre du nombre de fermes, de paysans et de paysannes, dépossédait les populations des moyens et des savoir-faire qui leur permettaient d’assurer des formes d’autonomie matérielle les obligeant, pour survivre, à vendre leur temps et leur énergie sur un marché du travail en pleine expansion1. Les humains, la terre, les plantes, les animaux et les écosystèmes entrent ensemble dans la catégorie des ressources qu’il s’agit d’exploiter le plus efficacement possible grâce à la puissance technologique2. L’agriculture industrielle est ainsi devenue la clé de voute d’un rapport au monde très particulier, où une infime partie de la population est chargée de produire l’alimentation de tous les autres, et où les dominations et l’exploitation du travail s’exercent par l’effet conjoint du marché et de la dépossession des moyens d’autosubsistance. 

Les conditions de l’accumulation capitaliste, le désir de contrôle et de délivrance matérielle des classes dirigeantes et possédantes, sont satisfaits d’autant plus efficacement que les moyens d’autonomie des populations sont faibles et, donc, que leur dépendance au marché est totale3. Les différentes réformes des retraites et de la sécurité sociale que nous connaissons participent de la même logique, d’un transfert de l’auto-organisation vers le contrôle d’État et le marché4

Les méga-bassines visent la prise de contrôle technologique du cycle de l’eau pour dégager la production de ses aléas, tout en accaparant une ressource vitale, appelée à devenir de plus en plus rare.

Alessandro Pignocchi

Les méga-bassines ne trouvent leur pleine signification que située dans cette perspective plus générale. Elles visent la prise de contrôle technologique du cycle de l’eau pour dégager la production de ses aléas, tout en accaparant une ressource vitale, appelée à devenir de plus en plus rare, ce qui achève de décourager toute tentation de reconstruire des formes d’autonomie territoriale dissidentes. Face au dérèglement climatique et aux mouvements contestataires, leurs promoteurs espèrent sauver pour quelques années de plus l’agriculture industrielle et, ainsi, les structures de dépendance et de domination qu’elle contribue à maintenir en place – et dont les agriculteurs et agricultrices sont paradoxalement souvent les premières victimes. 

S’opposer aux méga-bassine incite au contraire à esquisser un monde où l’agriculture paysanne se déploie massivement, bien au-delà du rôle auquel la cantonne le système actuel – marché de niche pour nourrir la bourgeoisie et vitrine médiatique5. Les activités agricoles s’y enchevêtrent avec les autres usages du territoire, impliquent de plus en plus d’habitant·es et sont organisées non plus par des normes lointaines favorables à l’agro-industrie, moins encore par des impératifs économiques, mais par des décisions collectives et territorialisées. 

Le paysage, replanté de haies, creusé de fossés et de mares, se fragmente et se diversifie, se tisse de nouvelles alliances entre humains et non-humains. Le « progrès » ne consiste plus à se substituer technologiquement aux dynamiques naturelles mais à construire une coopération pacifiée avec elles. On affronte le dérèglement climatique et les sécheresses avec les écosystèmes et non contre eux, en comptant d’avantage sur les savoirs situés que sur la simplification gestionnaire. 

Retrouver localement des formes d’autonomie matérielle, notamment en socialisant l’alimentation, diminuer notre dépendance au marché, desserrer l’étau économique est essentiel pour reconstruire une puissance politique susceptible d’avoir un impact sur les structures qui organisent le vivre-ensemble à l’échelle nationale et européenne.

Alessandro Pignocchi

Retrouver localement des formes d’autonomie matérielle, notamment en socialisant l’alimentation, diminuer notre dépendance au marché, desserrer l’étau économique est essentiel pour reconstruire une puissance politique susceptible d’avoir un impact sur les structures qui organisent le vivre-ensemble à l’échelle nationale et européenne6. Relocaliser et communaliser les processus de décision et les activités de subsistance pose les bases d’un monde soutenable écologiquement, où les interrelations entre les humains et avec les cohabitants non-humains du territoire sont plus denses, intenses et enclines à la réciprocité. 

Baliser ainsi l’espace des possibles est bien sûr simpliste, mais cela permet tout de même de mieux mesurer l’ampleur de ce qui se joue autour des méga-bassines. En se territorialisant, les luttes écologistes et sociales retrouvent une dimension fondamentale, primordiale – elles touchent à la terre, l’eau, aux manières de se nourrir et d’habiter. Elles sortent du statut défensif auquel elles sont de plus en plus souvent cantonnées et redessinent les lignes de conflictualité au-delà des seuls enjeux économiques pour englober nos façons collectives d’être au monde. On clarifie ainsi ce qu’il s’agit d’affronter et de détruire ainsi que les manières de construire de nouvelles alliances et de nouvelles solidarités entre agriculteur·rices, habitant·es, naturalistes, mouvements écologistes, mouvements sociaux, pour une bascule massive vers des formes d’agriculture paysanne organiquement mêlées aux spécificités sociales, écologiques et politiques des milieux de vie. 

Lire l’appel à la mobilisation du 25-27 mars « Pas une bassine de plus – Mobilisation Internationale pour la défense de l’eau ».


Notes

  1. L’Atelier paysan, Reprendre la terre aux machines,Paris, Editions du Seuil, 2021 ; Christophe Bonneuil, La « modernisation agricole » comme prise de terre par le capitalisme industriel, Les Terrestres, 2021 : https://www.terrestres.org/2021/07/29/la-modernisation-agricole-comme-prise-de-terre-par-le-capitalisme-industriel/[]
  2. Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Editions du Seuil, 2021.[]
  3. Aurélien Berlan, Terre et liberté, La Lenteur, 2021.[]
  4. Nicolas Da Silva, La bataille de la Sécu, La Fabrique éditions, 2022.[]
  5. Reprendre la terre aux machines, op. cit.[]
  6. Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Editions du Seuil, 2022.[]