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Entretien réalisé par Margaux Ledonné et Léna Silberzahn.
Dans Des Paillettes sur le compost, tu te dis « peinée, aujourd’hui, de voir un mouvement libertaire, décolonial et spirituel aux mains d’une poignée de femmes blanches bourgeoises qui le perçoivent comme un simple outil théorique ». Qu’est-ce que tu mets derrière cette « étiquette » ?
Pour moi, le mot écoféminisme désigne plusieurs choses : premièrement, un outil d’analyse (c’est ma manière de me rapporter au monde, ce sont les lunettes qui me permettent d’inclure, de percevoir, et de connecter énormément d’un coup) ; ensuite, un cadre théorique de pensée (là c’est la philosophie écoféministe qui parle) ; et enfin, et surtout, le point d’ancrage de tout ça, auquel je reviens inlassablement : les luttes de terrain.
Anti-extractivistes, antinucléaires, contre la déforestation, dans des zads et des occupations, des minorités s’auto-organisent à travers le monde pour défendre des modes de vies plus soutenables, et particulièrement dans « les Suds » (et même les « Suds » des « Nords », au passage).
C’est la matière écoféministe, l’espace d’expérimentation militante qui donne lieu à des pratiques politiques radicales, neuves, créatives. Sans cette réalité concrète, les deux premières n’existeraient pas. À cet endroit je fais rencontrer historiquement les luttes traditionnellement et historiquement liées à la justice environnementale également, car je pense que certaines d’entre elles peuvent tout à fait être lues à travers une lentille écoféministe.
Pourquoi se revendiquer écofeministe aujourd’hui ? De quelles écofeministes hérites-tu, et comment s’est faite ta rencontre avec ces mouvements ?
Une fois que l’on a clarifié cela, je dirais que se revendiquer écoféministe aujourd’hui est davantage une question de stratégie que de simple identification. J’entends à tout bout de champ que c’est un terme flou, on ne sait pas trop ce qu’on y met, que ça n’est pas rigoureux… Je pense que c’est précisément en désertant ce mot qu’on le rend flou et inopérant, et enfin, je ne pense pas que le mot de féminisme, par exemple, soit plus clair ! On a aussi une cohabitation de mouvements très, très variés (pour ne pas dire inconciliables) au sein du féminisme, et personne ne semble vouloir jeter ce mot à la poubelle parce qu’il est trop « flou ».
Il y a donc, d’une part, une espèce de paresse intellectuelle à se saisir de ce terme pour certain·es, parce que cela demanderait d’explorer ce douloureux lien entre femmes (et féminin) et nature, lien maudit s’il faut. Pour le dire autrement, une bonne partie du féminisme français, dans sa dimension matérialiste en particulier, s’est construit sur sa capacité à se distancier de cette association. Cela a pour conséquence un soupçon, voire un rejet, à l’égard d’une revalorisation du féminin à des fins écologiques dont l’aboutissement ne serait qu’oppressif.
D’autre part, il existe une méfiance (justifiée) de certaines minorités, notamment queers et racisées, à l’utiliser dans le contexte francophone, où très vite, ce sont des femmes blanches promouvant une écologie bourgeoise (des pratiques individuelles) qui s’en sont saisies. C’est pour cela que je tiens à parler de mouvements pour la justice environnementale dès le début, de la place des pauvres dans les luttes écologistes, et de tant d’autres minorités. Là on touche à l’intention de l’écriture des Paillettes : donner à voir les origines, généalogies, narrations, prolos, queers, racisées, des écoféminismes.
Je reviens donc à mon idée de stratégie : me revendiquer écoféministe, c’est une manière de signifier que cet outil fait sens pour moi, et qu’il peut donc faire sens pour des personnes qui me ressemblent mais dont les vécus et les trajectoires ne sont pas considérées comme pertinentes dans les discussions écologistes aujourd’hui. Si je reviens à ma troisième définition du terme, c’est alors une manière de valoriser les expériences des minorités de genre, racisées, pauvres, comme des terrains privilégiés à partir desquels penser les écoféminismes. Quand on fait ça, on décentre la question, l’écoféminisme n’est plus un vague rapprochement entre femmes et nature, mais une lutte pour le vivant à partir des minorités oppressées et résistantes.
Par ailleurs, je crois sincèrement que les histoires des luttes écoféministes ont énormément à nous apprendre, sur la manière de mettre les émotions au centre, sur les imaginaires que l’on peut convoquer, sur la joie, aussi. Là dessus, il y a une tradition décoloniale extrêmement forte qui a été, sans surprise, très vite lissée dans la théorisation écoféministe blanche. En effet, le lien aux terres, dans une perspective autochtone, indigène, est avant tout émotionnel ; la résistance écologique se fait au nom d’un attachement sacré, d’une continuité entre les corps humains et non humains. Ce sacré n’est pas une espèce de croyance dépolitisée, mais au contraire une manière très matérielle d’incarner la lutte, à partir de ce à quoi nous tenons, pour répéter un titre bien connu d’Emilie Hache.
Que ce soit chez Val Plumwood ou Joanna Macy ou même Starhawk, la centralité des émotions n’est pas assez réinscrite dans cette tradition décoloniale en tant qu’épistémologie dissidente à l’hégémonie de la rationalité européenne. La place des émotions, bien que très importante dans les luttes antinucléaires étasuniennes des années 80, ou au sein du mouvement écoféministe végane, est je crois trop rapidement survolée aujourd’hui lorsque l’on parle d’écoféminisme ; en effet, elles sont encore considérées comme immatérielles, pas si intéressantes d’un point de vue concret, alors qu’elles sont au cœur des luttes et de l’engagement.
Et à un niveau plus mainstream, les émotions valorisées dans les discours « écoféministes » aujourd’hui sont davantage la joie, la célébration, comme une injonction à une forme de résilience ; en d’autres termes « ce n’est pas grave, soyez fort·es » ; nous sommes supposées guérir de notre « éco-anxiété » à coups de pratiques individuelles de rafistolage mental. Ce livre amorce en ce sens un travail de décolonisation de l’écoféminisme dans le corpus théorique français, en vérité, avec celui d’Isis Labeau Caberia, pour ne citer que celui-ci.
Je crois donc que ce terme peut être stratégiquement un bon outil pour valoriser des espaces de luttes et de pensée autrement illisibles. Par conséquent, je le défends, j’occupe le terrain, si on peut dire. Mais il n’est pas impossible que demain, je trouve un autre mot qui m’ira mieux. Les luttes mutent, les manières de les raconter aussi ; la langue doit donc sans cesse s’adapter et se transformer. C’est précisément pour cela que la nouveauté de ce terme, ce qu’il vient désigner, sa dimension « éco », est très excitante pour moi, davantage que celui de féminisme par exemple, que je considère de fait beaucoup plus anthropocentré.
Dans ce livre, tu racontes une séance d’épilation, entre des citations de Derrida et un extrait de poème, tout en nourrissant presque avec délectation tes nombreuses notes de bas de page… Quelle a été ta méthode, et comment as-tu sélectionné les thèmes ? Le choix du témoignage et du partage de l’intime dénote, dans un champ de publication qui est très marqué par une injonction à se conformer à des « codes de respectabilité » politiques et académiques : comment as-tu navigué entre ces choix et méthodes d’écriture et de démonstration ? En somme, à qui s’adresse ce livre, et pour qui l’as-tu écrit ?
Depuis que le livre est sorti, et qu’il a été un peu éprouvé, disons, mon opinion là-dessus a changé : au début, j’affirmais sans hésitation écrire à destination d’un public militant, des activistes sur le terrain. Pas pour leur faire la leçon (bon un peu, à certains endroits), mais pour proposer ce bouquin comme une porte à des discussions qu’on n’a pas, ou du moins pas assez. Pour donner à voir ce qui se fait du côté personnes racisées, si peu visibles dans les luttes écologistes en France, à part dans des alliances qui me laissent toujours un peu suspicieuse entre des grands mouvements antiracistes et écolos (type Alternatiba/comité Adama), qui me semblent davantage relever d’un impératif symbolique de « convergence des luttes », alors qu’encore une fois, la première étape est de décoloniser les espaces militants blancs, de manière très concrète, de l’intérieur.
Mais plus le temps passe, plus je vois le potentiel de certains concepts et outils, comme l’anti-humanisme, l’approche intersectionnelle du véganisme, la rencontre entre spiritualité et théories queer, l’éropolitique. J’ai travaillé, affûté ces concepts, et je commence à les considérer comme des propositions importantes en écologie politique, en philosophie même, et enfin dans ce qu’on appelle les savoirs militants. Les chapitres « Steak pour monsieur, salade pour madame : la réassignation de genre par l’assiette » et « Le jour où j’ai découvert que mon chat avait un menton : pourquoi les écoféminismes sont anti-humanistes » sont à mon sens les plus élaborés là-dessus.
Ensuite… les codes de la respectabilité. Pour être honnête, ça m’a toujours fait chier, aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais pu m’y conformer, en me sentant toujours terriblement fautive, de n’être jamais ce que l’on attendait de moi, de devoir m’adapter continuellement, dans un moule si étroit et asphyxiant. Aujourd’hui je vois bien d’où émanent ces codes : ce sont normes d’expression blanches, patriarcales et bourgeoises. Concrètement, c’est cela que ça signifie, être respectable : ne pas parler fort, ne pas faire de grands gestes, être absolument sûre de soi, ne pas raconter d’histoires « anecdotiques », personnelles, tirer sa révérence aux grands penseurs, systématiquement.
J’ai compris que même si j’essayais de me dompter, de me lisser, il y aurait toujours quelque chose qui m’échapperait. Dans ma manière de m’exprimer, mes gestes, ma voix, mes références, il y a toujours quelque chose « en trop ». Alors je préfère travailler à partir de ça, plutôt que de m’épuiser à vouloir l’éliminer en vain. Du coup, je m’intéresse aux sujets qui ne sont pas, par définition, très respectables : les pratiques de cul, la valorisation de la féminité, la spiritualité… Tu vois, des sujets en marge du féminisme, de l’écologie, des sujets qui font glousser ou détourner le regard, et d’une certaine manière je remets « la marge au centre », j’inverse le rapport de la respectabilité et je définis ces manières de dire le réel comme des épistémologies d’une immense qualité, et rigoureuses.
C’est donc pour cela que je valorise mes écrits non plus pour les militant·es uniquement ; je me dis qu’ils peuvent également nourrir des pensées solides du « non-respectable » à destination des études féministes, des espaces de pensée écoféministes et participer à une réelle rencontre entre savoirs populaires et universitaires.
Pour ce qui est de la méthode, je ne crois pas m’éloigner fondamentalement d’une tradition écoféministe et décoloniale, où il y a cet effet d’anthologie, car l’ouvrage est polyphonique (en ce sens les contributions de Leï Barkaoui et Rosario Veneno sont essentielles, dans la volonté de montrer la pluralité des approches, notamment l’importance de l’art et la littérature dans les écoféminismes), mais aussi parce que je donne chair à l’idée que le personnel est politique. Et ça, ce n’est pas juste un vieux slogan qui ne veut plus rien dire, moi je le prends presque comme un mantra, où je dissèque mon corps, j’analyse ce qui s’y passe, là où c’est agréable, où ça fait mal, je suis mon propre sujet d’étude.
Dans cet espace micro, j’y distingue des dynamiques macro, je suis traversée par des systèmes de domination et d’oppression si grands, qu’examiner ma propre chair me force à engager des discussions autour de grands thèmes comme l’animalité, l’humanité, la connaissance, la colonialité, la famille, l’argent. Je réhabilite les histoires de bonnes femmes, les lieux désertés de la pensée-respectable, pour réinventer des généalogies, recomposer des références plus populaires, plus quotidiennes, plus politiques.
Cette méthode, en entonnoir inversé, du plus petit au plus grand, est une manière très située, intime, de créer de la pensée, et je crois également qu’elle autorise davantage de complexité et de nuance. Le chapitre « On fait l’épilation et l’inter-fessier : de l’ambivalence des espaces féminins cosmétiques » est celui qui représente le mieux tout cela.
Tu insistes sur l’importance de ton rapport enjoué, joueur, jouissif à l’érotisme. Comment imaginer un érotisme émancipateur, égalitaire, et comment prendre en compte la complexité du rapport à l’érotisme dans une société où l’expérience des MINT1 est largement marquée par les violences sexistes et sexuelles ?
Immense question, que j’aimerais placer au cœur de mon prochain livre, s’il y en a un. C’est drôle, je ne pensais pas que ce point retiendrait tant d’attention. Je n’ai évidemment pas de réponse toute faite, mais certaines pistes : premièrement, je ne crois pas en un érotisme « égalitaire », je pense que c’est le propre du désir de se foutre assez fort de l’égalité.
Par contre, je pense que c’est un endroit qui peut être vraiment puissant à investir pour le féminisme ; là on serait dans un érotisme non plus perçu comme une pulsion (souvent définie comme masculine, d’ailleurs), quelque chose d’incontrôlable et de très individuel, mais plutôt comme un potentiel de transformation politique collectif. C’est pour cela que j’invente ce terme d’éropolitique : sortir de l’idée que le plaisir est personnel, égoïste, voire qu’il doit se faire aux dépens d’autres. Je développe tout cela dans mon chapitre « Salopes de tous les pays, unissez-vous ! » qui aborde énormément de choses : l’utilisation de l’ultraféminité pour des catégories de genre méprisées, la méfiance voire le rejet du sexe dans des espaces de luttes écolos radicales, la nécessité de comprendre l’éropolitique comme dynamique écoféministe essentielle.
Deuxièmement, c’est justement parce que le trauma (dans sa dimension matérielle, et politique, pas uniquement psy) des agressions sexuelles est si lourd que cette attention à l’éropolitique est si centrale dans mon projet écoféministe. En faisant ça, on devient les maitresses de notre propre narration, et dans ma narration je refuse que les violeurs et agresseurs soient les héros. Je refuse de leur faire tant de place, je me replace comme l’héroïne salope de mon propre plaisir et c’est en ça que c’est un chemin thérapeutique, cette histoire.
Une des voies de guérison, c’est donc d’apprendre à se re-familiariser avec l’érotisme comme une manière d’être au monde, de se connecter aux corps, de se faire plaisir, de se donner du soin. Et quand on fait groupe ou communauté, ce soin là est révolutionnaire. On n’est plus dans la pratique individuelle qui vise juste à « se soulager », c’est une énergie qui traverse tout le monde, et qui nous permet de faire corps ensemble, surtout quand l’histoire de nos corps n’est nulle part dans les représentations mainstream.
C’est pour cela, enfin, que mon idée d’éropolitique peut par exemple tout à fait se nourrir de perspectives asexuelles, où justement le désir est réinventé, et la tendresse, le toucher, l’affection, se disent et se font de manière créatives, décloisonnées de la chambre à coucher, qui n’ont pas à suivre le script – si chiant – de la séduction hétéronormée. Bon, moi, ça n’est pas l’endroit où je me situe, mais je trouve ça important de le dire, pour pas qu’on ait l’impression que je suis juste en train de pousser les gens à faire des sex parties dans tous les coins (bien que ce ne serait pas désagréable.)
Là-dessus, je n’invente vraiment rien, le livre Pleasure activism d’Adrienne Maree Brown m’a fait l’effet d’une épiphanie, et quand tu vois ce que cette éropolitique signifie pour des corps qui n’ont pas droit au plaisir, ou qui en sont simplement les objets (et jamais les sujets), alors tu comprends la puissance de ce dont on est en train de parler ; le sexe a représenté, pour mon corps non mince, arabe, ultrafem, superficiel, une lutte pour sa survie. Alors, toucher mes ami·es, les embrasser, les câliner, se parler de ce qu’on aime ou pas, partager mes fantasmes, mes blocages, mes plaisirs, est une manière de me lier à d’autres corps hors de la sphère hétéronormative, à qui je refuse, profondément, de laisser le sexe.
En ce sens des collectifs de porno queer comme le Porn Process, dont j’ai la chance de faire partie, les sexparties, les performances d’artistes comme Rosario Veneno qui écrit un chapitre dans le livre, et toute la créativité du monde féministe « pro-sexe » a eu un impact immense sur moi et même dans mes aspirations écologiques : l’éropolitique est une écologie du désir, de l’excitation, des fluides, de la prolifération non-reproductive, des modes d’attachement, une invitation à créer des formes de dépendance excitantes et organiques.
Il y a une nécessité urgente à remettre le plaisir au centre de notre activisme, surtout lorsque l’on fait face à tant de violences « du dehors ». L’activisme écologique est actuellement en train de vivre une nouvelle vague de criminalisation intense, je ne parle même pas des convergences entre l’extrême droite et l’écologie qui ont dans le viseur tous les groupes féministes queer et transactivistes.
Quand on est la cible de tant de violences et que les luttes écolos sont encore hétéronormées, pleines d’injonctions à la « sobriété », l’éropolitique est donc une manière vibrante de se rendre vivant·es ensemble, de s’ouvrir à l’autre, de solidifier nos liens communautaires (au-delà des idées), de ne pas reproduire les stigmates et les tabous que tant d’entre nous vivons au quotidien sous le patriarcat, parce que nous avons choisi le sexe comme un espace à habiter et transformer.
Mon écoféminisme est plein de cul, et heureusement, car il est une forme de célébration de la vie, et au bout du compte, cette éropolitique est une manière de pratiquer l’amour en féministe, et d’arrêter de le réserver à des structures aussi insuffisantes et hétéronormées que le couple. C’est une invitation à la joie, et bien que ce soit terriblement cliché, je ne vois pas de proposition plus radicale, que l’amour.
Enfin, parler d’éropolitique me permet d’inviter les travailleur·euses du sexe dans cette discussion, qui savent mieux que quiconque ce que c’est que de pratiquer le sexe hors de la sphère du couple ou de l’idéologie de l’amour (hétéro, engageant, pur, sacré, et surtout, unique), tout en donnant du care, de l’émotion, et en étant terriblement conscient·es de la persécution politique que cela implique (parce que justement, en faisant cela, on met à mal le couple et le mariage qui sont les fondements matériels du patriarcat. Ça ne signifie pas que le travail du sexe (TDS) est par définition émancipateur ou féministe, mais qu’il fissure un espace censé être intouchable, et c’est pour cela qu’il demeure inacceptable).
Et rapprocher luttes TDS (travailleur·euses du sexe) et écologie, voilà encore un espace de pensée de la non-respectabilité, que je suis heureuse d’explorer. Je pense qu’il y a encore tant à réfléchir, et à faire là-dessus, que je compte bien fouiller ce terme d’éropolitique jusqu’à épuisement, et inviter d’autres salopes de la pensée à faire de même en France.
Ton titre renvoie à la réappropriation de ce qui peut être considéré comme « dérisoire », dénonçant en creux l’invisibilisation de ce qui nous nourrit (le compost), et invite à le faire rayonner. D’un autre côté, tu te montres critique dans ton livre envers les utilisations marketing et très individuelles/développement personnel de certaines versions de l’écoféminisme. Comment faire en sorte que le focus sur le quotidien, le domestique, ne nous éloigne pas des questions d’organisation collective et d’alliances politiques ?
Je pense effectivement que c’est un risque. Je me demande moi-même systématiquement si je ne m’attarde pas trop sur des histoires individuelles, des vécus, je vais toujours dans la dissection du micro en perdant parfois de vue des horizons beaucoup plus larges. Mais comme je l’ai dit plus haut, les vies auxquelles je m’intéresse, les espaces que je valorise, sont toujours des endroits où se jouent des conflits géopolitiques globaux, à l’intérieur d’une cabine d’esthétique ou sur le trottoir du bois de Boulogne.
Encore une fois, quand on prend les corps les plus violentés par le capitalisme, il n’y a pas besoin d’être particulièrement « inclusif », tout est là, ramassé dans le vécu de quelques personnes. Et c’est là qu’on trouve les stratégies de résistance les plus solides et inspirantes.
Comment articules-tu ta propre démarche à la nécessité de luttes collectives ? Pour poursuivre la question précédente, ou la formuler autrement, quels ponts fais-tu avec des approches traditionnelles plus matérialistes de la lutte des classes ?
Aucune ! Non, je blague, mais vraiment, pour le coup ce vocabulaire-là n’est pas le mien, et le matérialisme à la française m’angoisse… Après, concrètement, bien sûr que ce que je propose est profondément ancré dans des logiques de critique et de luttes contre capitalisme. Mais ça c’est la vision globale, l’horizon de lutte, c’est théorique, en somme. Parce que les gens négocient au quotidien avec le capitalisme, trouvent des arrangements, bricolent et trafiquent : c’est là tout l’objet de mon premier chapitre.
Il n’y a pas de clarté ni d’évidence de luttes des classes dans ma perspective. Au contraire, j’essaie de comprendre comment gagner de l’argent, être reconnu, profiter d’une vie décente voire confortable, être « au sommet », peut devenir un espace de réparation réel quand tu viens d’une banlieue populaire, issue de l’immigration africaine. Et au sein de ces compromis, il y a des choses qui permettent de saisir ce qui est en jeu, comprendre, pardonner aussi. Si tu veux, parler de « lutte des classes » c’est tellement nivelant pour moi que je n’arrive pas à trouver un lien émotionnel à ce terme. Pourtant, encore une fois, j’utilise au quotidien les outils d’analyse des féministes marxistes sur le travail domestique, sur la précarisation systémique des corps non-valides, exploitables à l’infini, je m’intéresse sans cesse aux Suds maintenus en situation de dépendance économique extrême à coups de dettes, du FMI, de militarisation, d’extractivisme.
Mon premier chapitre sur la pauvreté invite à penser tout cela, et surtout à dénoncer la bourgeoisie à peine cachée du milieu écolo et écoféministe actuel. Et sans cet aveu, sans ce travail sur cet immense privilège, au sein même des actrices actuelles de l’écoféminisme « mainstream » en France, je ne pense pas qu’on puisse réellement parler de lutte des classes ou même d’approche matérialiste : tout reste très idéologique et chacun·e rentre dans sa super baraque le soir après avoir fait la leçon à tout le monde sur comment c’est super les initiatives locales portées par « des petites productrices inspirantes ».
Mon analyse de la pauvreté démarre, pour ma part, de l’émotion : qu’est-ce que la précarité fait dans la façon dont je me lie aux autres aujourd’hui ? Quelles peurs, quels mécanismes de protection, de défense, de haine, de solidarité ? Et ça n’est pas nécessairement incompatible avec une lecture matérialiste de l‘histoire, bien au contraire. Quand Judith Butler parle du deuil, de qui a droit au deuil, quels corps on pleure à la télévision, et quels corps sont noyés dans la Méditerranée tous les jours sans que personne ne sourcille, elle fait une analyse à la fois matérielle et émotionnelle de la précarité. Parler de manière émotionnelle de tout cela me permet d’avoir une compréhension plus fine, plus complexe. Et j’ai besoin de ça dans mon militantisme, parce que si les idées pures se substituent aux émotions, ça ne fonctionne pas.
Aujourd’hui, une partie de mon travail, notamment à l’université, vise à réconcilier la dualité entre matérialisme et ce qu’on assimile trop souvent par erreur à de l’essentialisme, mais qui est en fait de l’invisible, comme les émotions, ou les croyances. Ainsi, je pense qu’on peut faire des terrains de l’invisible, de la sociologie des croyances, de l’ethnographie des émotions, bref, j’aime montrer que d’autres rouages sont en jeu dans les mobilisations des gens, en dehors, ou au-delà des structures matérielles d’existence (et en ce sens, je ne suis probablement pas matérialiste).
Notes
- ΜINT : Acronyme désignant les personnes « Meufs, Intersexes, Non-binaires, Trans ».[↩]