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Nous sommes des naturalistes : scientifiques, juristes ou amateur·ices, débutant·es ou confirmé·es, sympathisant·es ou praticien·nes. Nous sommes au premier rang du triste spectacle de l’appauvrissement des écosystèmes, de la disparition des prairies naturelles, du drainage des zones humides, de l’artificialisation des terres pour des projets de « développement » territorial, des conséquences de l’intensification agricole.
Nous comptons les oiseaux, les papillons ou les chauves-souris pour documenter l’état de leurs populations. Nous militons pour protéger des petites poches précieuses d’habitats, nous documentons des listes rouges d’espèces menacées toujours plus fournies, mais peu efficientes. Nous nous épuisons en recours interminables pendant que les projets se poursuivent. Nous transmettons notre émerveillement aux petit·es et grand·es lors de sorties naturalistes, avec l’espoir d’en faire des complices relié·es à la vie sauvage.
Mais l’émerveillement de nos promenades est, depuis près de dix ans, teinté par l’amertume d’un vide croissant. Chaque printemps, nous attendons désormais avec angoisse le retour d’Afrique des oiseaux migrateurs, toujours moins nombreux. Nous sommes les témoins directs du silence qui progresse, de la diminution des éphémères ou des capricornes, des conséquences de la véritable guerre déclarée contre le vivant.
Nous nous épuisons dans les instances, nous tentons d’influencer les décisions politiques. Nous usons une énergie folle pour porter une voix presque toujours dissonante, anecdotique. De toute évidence, cela ne suffit pas. Et doucement, parfois, nous sombrons dans une forme d’éco-anxiété, de cynisme ou de désaffection. Nous alimentons notre propre angoisse par nos observations et par nos suivis. Sans parler de la détresse qui gagne certain·es de ceux qui se retrouvent à travailler en bureau d’étude et qui doivent, parfois malgré elles et eux, défendre des projets destructeurs.
Hélas, les forces extractivistes ne faiblissent pas. Face à un enjeu de développement de territoire, un potentiel profit économique, un conflit d’usage quelconque, le vivant est et reste le dernier des soucis.
Avec le soutien des pouvoirs publics, le fond des océans est dévasté, les dauphins meurent par milliers. La guerre éclate en Ukraine ? Vite, la FNSEA profite de l’angoisse généralisée pour faire cultiver de nouveau toutes les bordures des champs. Et tant pis pour les bruants. Fauchons trois, quatre fois, dès le mois de mai, pour nourrir les vaches en stabulation ou les méthaniseurs, et tant pis pour les tariers des prés qui s’éteignent en silence. Il faut toujours plus de camions pour livrer les colis Amazon ? Construisons une nouvelle autoroute à travers les marais camarguais. On veut du transport bas carbone ? Voies Navigables de France rectifie et creuse toujours un peu plus le lit de la Seine au mépris des écosystème alluviaux, dont personne ne se soucie. Il faut des énergies renouvelables ? Rasons les forêts de Provence pour y installer des centrales photovoltaïques, cela sera plus rentable que d’éparpiller les panneaux sur les toits. C’est de la croissance verte, nous dit-on.
Le profit pour les humains est la seule chose qui compte. Nous vivons une époque profondément anthroponarcissique. Les poissons sont des stocks. Le chevreuil, un gibier. La jeune pousse sauvage, une adventice. La coccinelle, une auxiliaire. La forêt, une ressource. L’utilité justifie la protection. La domination sur le vivant est totale et systémique. Même nos lois visent à « reconquérir » la biodiversité. Nous nous approprions près de 40% de la photosynthèse. Les mammifères domestiques sont 15 fois plus nombreux que les mammifères sauvages à l’échelle planétaire, mais ce sont les renards et les blaireaux qui doivent être régulés. Et nous, naturalistes amateur·rices ou professionnel·les, nous nous contenterions de militer en comptant de manière presque superfétatoire les derniers traquets oreillards, mélibées ou grands hamsters ?
Nous refusons ces états de fait.
Nous sommes convaincu·es que le geste naturaliste ne doit pas se résumer à la seule contemplation ou à l’inventaire du désastre. Nous pensons que le naturalisme peut revêtir un caractère plus collectif, devenir un savoir partagé et accessible. Il est un outil puissant dont chacun·e doit pouvoir s’emparer dans une perspective de lutte locale.
Connaître les vivants autour de soi est essentiel pour se lier plus fortement à son territoire, transformer son attention et activer les résistances. Nous appelons à un naturalisme qui soit aussi un levier d’action et d’engagement collectif, qui diffuse au-delà des cercles experts. Le lien sensible que nous avons avec les êtres vivants et leurs écosystèmes fait de nous des allié·es nécessaires et précieux·ses dans leur défense. Des allié·es dont le mode d’action doit se réinventer pour jouer pleinement ce rôle.
Témoins de l’effet des mécanismes d’accumulation de biens et de ressources, de l’alarmante croissance effrénée des projets, de la recherche de rentabilité comme priorité, du poids des intérêts individuels et de l’accaparement des terres, nous souhaitons doter notre pratique d’une portée politique et en revendiquer la dimension nécessairement anticapitaliste.
Face à l’ampleur du ravage en cours et fort·es de cette expérience, il y a urgence à poursuivre le chemin tracé par cette hypothèse politique de la pratique naturaliste. Certain·es, de longue date, résistent face aux projets destructeurs, éclairent les pensées écologistes. D’autres s’installent et reprennent des terres à l’agro-industrie, revitalisent des espaces devenus mortifères. Des associations jouent le rapport de force et gagnent d’importants combats, à force de plaidoyers ou d’actions coup de poing. Si plusieurs naturalistes sont déjà militant·es ou activistes, pour d’autres, il y a une envie d’agir, et parfois, sans savoir comment.
Organisons-nous. Retrouvons-nous, discutons, inventons.
L’expérience des naturalistes en lutte de Notre-Dame-des-Landes a eu une grande influence sur l’issue victorieuse de cette résistance : nous souhaitons (re)lancer un réseau de naturalistes en lutte sur tout le territoire. Le collectif « Les naturalistes des terres » prend ainsi ses racines dans plusieurs luttes de l’ouest de la France. Un annuaire cartographique des « naturalistes des terres » est désormais en ligne.
Nous sommes déjà 195 à y être inscrit·es et d’autres vont nous rejoindre. Ce faisant, nous nous déclarons volontaires pour venir apporter un savoir naturaliste auprès de luttes locales qui en ont besoin, à des fins de contre-expertise, d’appropriation des enjeux écologiques du site pour les habitant·es, de transmission de savoirs. Et aussi, par la même occasion, de s’imprégner d’un lieu à défendre, de découvrir d’autres modes d’action, de mailler la résistance.
Dès aujourd’hui, les activistes défendant un espace peuvent ainsi y trouver des naturalistes locaux à contacter.
Nous ne nous arrêterons pas à cela. Notre raison d’être est plus fondamentalement d’inventer ensemble la manière dont nous, naturalistes et allié·es, pouvons agir de manière efficace en complément du travail déjà mené par les associations et les autres collectifs de lutte. De prochaines rencontres serviront de première étape vers cet espace de composition. Car les savoirs naturalistes, mis en commun avec d’autres, peuvent apporter énormément pour imaginer des actions joyeuses et revitalisantes, et apprendre à refaire communauté entre humains et non-humains pour s’allier contre les extinctions en cours.
Crédits photos : Photographies Bruno Serralongue extraites du livre intitulé Comptes rendus photographiques des sorties des Naturalistes en lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, août 2015 – avril 2017, éditions GwinZegal, Guingamp, 2019. © le photographe et Air de Paris, Romainville.