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J’avais furtivement croisé Muriel à une réunion du mouvement des Soulèvements de la terre. Elle m’avait dit qu’elle s’était pas mal questionnée sur l’histoire de la propriété de la terre, qu’elle était allée voir les sans-terre du Brésil, et qu’avec son ami, iels avaient créé une conférence intitulée « Enfants de Sans-terre – chronique d’une puissance confisquée »… mais qu’elle n’avait pas le temps de la montrer. J’avais précieusement gardé le souvenir de cet échange, comme une promesse d’arriver un jour à mieux saisir deux-trois trucs fondamentaux à propos de nos vies déracinées. Retrouvailles par visio-conférence deux ans plus tard…
Bonjour Muriel… tu fais quoi en ce moment ?
Je suis salariée agricole, dans une petite ferme en Bretagne. Je fais des clôtures, je déplace les vaches, je leur amène l’eau, je fais de la vente… mais les ventes sont en baisse et tout le monde est tendu. Et on attend la pluie.
Les vieilles pierres derrière toi, c’est la maison que vous retapez ?
Oui. Là il y a encore les bottes de paille, là il y a un énorme trou qu’il faut combler… l’objectif premier c’est d’avoir un sol, pour pouvoir emménager dans notre maison. Et avoir des fenêtres et des portes.
Et… comment en es-tu venue à t’intéresser à la terre ?
Moi, au départ… je faisais de la gestion de projet. Je n’étais pas paysanne. Je travaillais sur des projets de coopération, en Israël et en Palestine, pour l’accès à la terre. Là-bas, la question de la terre était indissociable de celle de l’occupation, de la colonisation, de façon plus évidente que ce qui se passe au Brésil ou en France, par exemple…
Et alors ça a influencé ton regard sur ce qui se passe avec la propriété de la terre ici ? Tu y as vu une autre forme de colonisation… d’occupation, en tout cas ?
Non. Je n’ai pas du tout vu ça, à l’époque ! Parce que si j’avais observé, compris ces mécanismes-là, je n’aurais pas fait le parcours que j’ai fait : rentrer, faire des études d’humanitaire, et partir travailler dans l’économie sociale et solidaire !
J’ai grandi dans un milieu plutôt aisé, sans être jamais vraiment dans le besoin, et toujours avec ce truc très bienveillant, de se dire, on va sauver le monde, avec mon Bac+5 je vais m’engager dans une ONG pour aller… sauver la nature et les pauvres ! J’ai mis quelques années à voir que je m’étais mis le doigt dans l’œil.
Après mes études, j’ai travaillé à Paris dans un réseau d’insertion socio-professionnelle. Mon idéal, c’était de permettre aux gens de subvenir à leurs besoins en travaillant la terre. Mais la réalité, c’étaient des gens qui venaient bosser dur pour un SMIC à mi-temps, en espérant trouver un autre travail à l’issue, donc ça demandait tant de travailleurs sociaux, donc moi j’étais là pour créer des dossiers, utiliser le langage que les financeurs avaient envie de lire, leur mettre des paillettes dans les yeux, pondre des chiffres… peu à peu, ça m’a secoué, de me demander ce que je faisais là. Je travaillais sur les résultats, sur les évaluations, je passais un temps fou sur excel à manipuler des chiffres, c’était complètement absurde, des fois j’étais là jusqu’à 22 h, et j’étais incapable de dire ce que j’avais fait de ma journée ! J’ai tenu trois ans dans un métier où on disait, ah ben ça c’est un métier de sens, dis-donc ! En fait, je ne trouvais pas souvent de sens à ce que je faisais. Ça m’a bien bouleversée, dans ma perception des choses.
C’est-à-dire ?
J’ai vu que, même si le travail réalisé était super au niveau local, l’Etat nous considérait comme une sorte de palliatif pour continuer à engendrer de la pauvreté et des contrats précaires. On était une béquille pour le fonctionnement de l’Etat, mais en plus l’Etat ne nous finançait plus que sur projet et de moins en moins, alors on contractualisait avec des entreprises privées : Total, Carrefour… Vinci !… des entreprises qui participent à bétonner les surfaces agricoles et à détruire nos autonomies, qui sont totalement nos ennemis du point de vue de l’exploitation des personnes et de la terre ! Et tout ça pour faire baisser la courbe du chômage, pour gérer la masse des chômeurs, sans s’attaquer aux causes du chômage et sans voir que le problème de fond ce n’est pas le chômage, mais l’inégalité ! Parce que les gens qui venaient travailler dans les jardins, ils avaient rien dans leur frigo ! Donc le souci n’était pas tant qu’ils trouvent un travail, mais qu’ils aient accès à un minimum pour vivre.
Tu te souviens de moments décisifs dans ce virage que tu as pris ?
Il y a eu des gens qui m’ont permis de mettre des mots sur ce que je vivais : Frank Lepage avec sa conférence gesticulée sur les mécanismes institutionnels, ou David Graeber avec son livre sur les Bullshit Jobs… je faisais exactement partie de ce mille-feuille managerial, ces boulots complètement inutiles, nos salaires auraient pu servir à payer des gens qui faisaient vraiment un travail concret, comme les travailleurs sociaux pour lesquels on travaillait, par exemple…
Et une rencontre qui est devenue très importante, avec le temps, c‘est la Zad de Notre-Dame des Landes.
La première fois que j’y suis allée, c’était assez au début des occupations contre le projet d’aéroport, quand toute cette communauté de vie paysanne s’est créée pour défendre les terres du bocage. Je n’avais pas vécu un tel élan collectif ailleurs. Surtout après la tentative d’expulsion, fin 2012… l’opération César… ils avaient fait un grand char avec le César dessus… partout il y avait cet humour, ces détournements, ce côté carnavalesque et cette joie dans la lutte. Cette célébration, être des milliers à se faire passer des planches de bois pour construire des cabanes à la grande manif de réoccupation… Mais j’ai aussi été marquée par la capacité des corps à être contraints, au froid, à l’inconfort, à l’incertitude, et cette détermination qui fait que l’on reste, on va y arriver, on reste pour construire petit à petit, bon ben la maison est brûlée, on en construit une autre… les pieds sont gelés…
On fait un feu avec les restes de la maison…
C’est ça ! Et j’avais un ami qui s’y était installé et qui me disait, mais viens ! Il se passe quelque chose là, il faut que tu viennes t’installer ! Mais… euh, attends, ça va pas… faut que je finisse mes études… faut que je travaille… et il a fallu le temps de vivre des expériences et de me rendre compte par moi-même.
J’ai quitté Paris en 2018. L’année de la deuxième expulsion, après l’abandon du projet d’aéroport. J’avais été à d’autres opérations policières, mais là… rien à voir. C’était une opération militaire ! Il y avait la violence militaire, et puis il y avait la violence de la désinformation, par les médias qui propageaient une certaine idée de la propriété, sacrée et inaliénable, et qui donnaient l’image de gens sans loi venus s’accaparer ce territoire. C’est l’image qui est toujours associée aux squats : voyez ces malfrats qui se permettent d’entrer chez les gens comme ça… on crée une image un peu monstrueuse du squatteur, qui fait qu’en fait, on peut le battre à mort. Puisqu’il fait quelque chose de monstrueux. Donc on peut lui faire payer avec violence ce qu’il fait. Alors qu’il fait quoi ? Il use d’un bien pour répondre à des besoins élémentaires : se nourrir et avoir un toit !
Et tu m’as dit que c’est cette expulsion qui t’a donné envie d’aller voir ce qui se passait au Brésil ?
Oui, parce que ça m’a occupé l’esprit, de voir comment on arrive… à une massification de la lutte. Parce qu’à la Zad, finalement, les gens que je côtoyais venaient plutôt d’un même milieu que moi, un milieu petit-bourgeois, ayant fait des études – n’étant pas contraints de vivre ce qu’ils vivaient – ce qui n’était pas le cas de tous ceux qui vivaient à la Zad, dont beaucoup ont subi l’expulsion de plein fouet ! – mais en tout cas, ce qui m’intéressait, c’était : comment on passe d’un mouvement tel que la Zad, à un mouvement plus massif ? Plus populaire ? D’où notre curiosité, avec mon ami Basile, d’aller rencontrer le mouvement des Sans-Terres.
C’était facile ?
Facilité par le fait qu’on parle portugais et qu’on a de la famille là-bas ! Mais c’était difficile d’établir des contacts en étant loin, et on est arrivés à Rio sans trop savoir où on allait. On savait que le Mouvement des Sans-Terres (SMT) avait un magasin de producteurs dans la capitale… et par chance on est aussi tombés au moment de la foire annuelle du MST, trois jours de marché, de conférences, de tables rondes, de concerts, avec des représentants des différentes occupations qui venaient avec leurs produits, pour parler entre eux aussi et avec l’équipe de coordination de l’État de Rio… parce que le MST est assez organisé, ça ressemble à une sorte de syndicat. On a rencontré des gens, on leur a dit qu’on voulait aller dans une occupation. On a passé une sorte d’entretien, pour savoir si on était autorisé à y aller. Et puis on a été mis en lien avec plusieurs acampamentos dans le Minas Gerais, un État au nord de Rio, où il y a énormément d’extraction minière.
Notre premier acampamento, c’était Patria Livre. Ils étaient surpris de nous voir arriver, sans qu’on appartienne à une organisation ou quoi… Vous venez de la part de qui ? Quand ils ont compris qu’on avait juste envie de les connaître et de les écouter pour pouvoir en témoigner chez nous, ils étaient pas mal fiers et heureux. Nous on voulait filer un coup de main, participer à ce qu’il y avait à faire, au début c’était impossible, ils ne voulaient pas nous laisser bosser ! Non mais venez, on va aller rencontrer telle personne, telle personne, on va vous emmener ici et là… et les mesures de sécurité étaient vite oubliées. Ils étaient contents de voir que des gens de l’extérieur s’intéressaient à ce qu’ils vivaient au quotidien, à ce pourquoi ils luttaient.
C’était une toute jeune occupation, qui avait deux ans, qui s’était faite sur les terres de Eike Batista, un magnat du minerai qui depuis, a été condamné et mis en prison pour détournement de fonds. C’étaient des terres inoccupées, comme il y en a énormément au Brésil. Je crois que 50 % des terres sont détenues par 1% de latifundistes, de grands propriétaires, qui les gardent inexploitées en grande partie, pour la spéculation.
C’est dire qu’il pousse de la forêt dessus ?
Là c’était une végétation de savane. Effectivement, il faut défricher, ils ont fait tomber des arbres. Mais à côté d’eux, ils ont invité une communauté de Pataxôs à s’installer, des autochtones, qui eux, se sont installés sous les arbres, pour ne pas être visibles du ciel. Et la chef de la communauté Pataxô était en train de monter un dossier contre l’entreprise minière, dont les camions venaient déverser tous les déchets polluants dans la rivière. Et une semaine après qu’on soit repartis, le barrage de l’entreprise a cédé, et a déversé des milliers de mètres cubes de boues toxiques, il me semble qu’il y a 400 personnes qui sont mortes. Des ouvriers miniers, des gens qui vivaient le long de la rivière. Une partie de l’acampamento a été emporté. Et on a continué à avoir de leurs nouvelles, après le passage des boues ils ont tout nettoyé et ils sont venus se réinstaller – mais ils ne peuvent plus se baigner dans la rivière, ils ne peuvent plus pêcher, ils ne peuvent plus prendre l’eau pour arroser, c’est une eau qui est totalement polluée.
Il y avait combien de personnes sur cette occupation ?
Difficile à dire, ça tourne beaucoup. Entre 1000 et 1500 ? Et au début, ils en avaient mobilisé 2000 de plus pour aider à occuper, venus d’autres acampamentos. Ils affrètent des bus, et ils arrivent tous ensemble, avec les familles, avec les enfants, avec les vieillards, avec tout le monde. Ils occupent, ils montent des vigies, ils font des tours, et très vite il faut tout installer, construire les maisons, électrifier, l’accès à l’eau, trouver des occupations pour les enfants le temps de construire une école, et puis affronter la BOPE si elle vient pour les expulser. C’est les CRS de là-bas. Franchement, la BOPE, t’as pas envie de les croiser !
Dès l’arrivée, ils ont découpé la zone en lots, chaque famille avait droit à 100 m2 pour se construire sa maison. Les maisons étaient de bric et de broc, faites de ce que les gens trouvaient, des planches récupérées à droite et à gauche, des panneaux publicitaires pour faire le toit… Ensuite ils étaient divisés en quartiers, et chaque quartier devait s’auto-organiser pour les tâches communes, et organiser une parcelle de culture commune. Ils avaient peut-être un hectare par quartier, pour cultiver, pour se nourrir. Ils avaient un planning avec les diverses tâches, le jardin, les tours pour la sécurité, et ils se répartissaient les rôles.
Là c’était une occupation d’urbains, pour la plupart ils n’avaient jamais vécu à la campagne, ils n’avaient jamais cultivé. Et l’enjeu principal, pour le MST, dans les premières années d’un acampamento, c’est de faire en sorte que les gens restent. Qu’ils aient envie de rester. Souvent ça ne passe pas en premier lieu par le fait de cultiver la terre : ça passe d’abord par le fait d’avoir un toit et d’avoir confiance que personne ne va les déloger. Que leurs enfants aient des chances de ne pas tomber dans la drogue, ni se faire renverser par une voiture, ni se prendre une balle perdue en pleine rue. L’accès à l’eau, à l’électricité, à l’école, à une forme de culture… on en était là. Et la question agricole faisait partie d’un grand travail qui était mené, et qui est mené tout au long, et qui peut prendre des années et des années : une fois que les gens sont installés, qu’ils restent, et qu’ils ne vont pas vendre leur baraque, le travail de base se perpétue, pour que la lutte pour un toit se tourne ensuite vers une lutte pour la terre et pour une vie paysanne.
De quoi ils vivaient en attendant ?
De la Bolsa familia qui est une sorte de RSA, de la solidarité d’autres acampamentos, de petits boulots aux environs pour certains, puis de ce qu’ils commençaient à cultiver sur place. A Patria Livre, en plus des jardins vivriers, ils avaient déjà une unité de reproduction de poussins, ils avaient 2000 poussins à faire grandir, pour les répartir entre les maisons, et pouvoir faire des œufs, vendre du poulet etc. Là on a pu aider un peu. Et en deux ans ils avaient eu de sacrées victoires, ils avaient réussi à monter une école, à obtenir les professeurs payés par l’Etat… pour réclamer les postes, ils étaient allés occuper le siège d’une sorte d’EdF du coin…
Mais alors l’Etat n’a pas essayé de les expulser ?
Si, je pense que des expulsions avaient été tentées, mais pas jusqu’au bout… ça dépend aussi des gouverneurs en place. Au Minas Gerais, il y avait un gouverneur de gauche, qui devait être moins enclin à procéder à des expulsions. Là on parle de personnes qui étaient, pour certaines, à la rue, j’ai rencontré une jeune femme de seize ans qui se prostituait pour pouvoir vivre, des enfants qui n’étaient pas scolarisés… des gens que l’Etat, clairement, avait abandonnés, à qui il ne fournissait pas ce qu’il devait fournir, une éducation, un toit… donc des fois ça la fout mal d’expulser une organisation qui, d’une certaine manière, aussi, désengorge les villes !
Comment les occupants étaient recrutés, comment ils arrivaient là ?
C’est la coordination locale qui fait ça. Le MST est présent dans les quartiers, c’est un mouvement qui vient de la théologie de la libération, de prêtres de gauche et de syndicats qui sont déjà présents dans les quartiers. Ils font un travail de base, ils ont des permanences, ils font des activités, autour de la santé, par exemple : des campagnes pour avoir accès à des couches, à des serviettes hygiéniques, à des vaccins… et peu à peu, ils sensibilisent les gens, un peu comme ce qu’a pu faire Augusto Boal avec le Théâtre de l’opprimé : apprendre à observer quelles sont les oppressions, pourquoi on vit cette situation, se dire que ce n’est pas une fatalité, qu’on peut vivre différemment. Voyez, pourquoi vous vous faites déloger de chez vous, pourquoi vous n’avez pas accès à un lopin de terre ? Emmener les gens à dire : Oui c’est vrai, il y a une autre possibilité, je peux faire le pas d’aller occuper et peut-être la situation sera meilleure. Ils emmènent les gens visiter des acampamentos, voir d’autres personnes qui vivent dans ces situations-là. Ou alors c’est des gens des acampamentos qui viennent. C’est un travail qui prend du temps. Et une fois que l’occupation est faite, peut-être telle personne va amener sa famille, sa sœur, sa mère, et c’est aussi comme ça que se constitue le village.
Je me souviens avoir écouté, un jour, un témoignage d’un paysan du MST qui disait à quel point c’était moralement difficile d’occuper, qu’il avait perdu des amis à cause de ça, que sa famille ne lui parlait plus… ça m’avait surpris, peut-être par exotisme, j’avais imaginé que c’était plus simple de squatter au Brésil ! En fait ce n’est pas plus simple qu’ici, c’est juste… qu’ils sont courageux.
Oui, et au Brésil aussi, il y a eu une grande opération pour décrédibiliser et criminaliser le mouvement. Ça passe par des vidéos, par les réseaux sociaux, de montrer, regardez ces bandits, ces vagabonds, qui se permettent d’occuper… des terres de gens honnêtes ! Et nous on était là-bas juste après l’élection de Bolsonaro, qui voulait faire classer le MST comme organisation terroriste… mais ce n’est pas passé au Conseil constitutionnel. Mais lui et ses amis, ils haïssent le MST ! Alors qu’au regard de la taille du Brésil, et du nombre d’hectares possédés par des latifundistes, ce mouvement qui représente peut-être un million de personnes, reste très modeste !
Et il n’y avait pas de milices privées ?
Dans le Minas Gerais, non. Ça arrive plutôt dans le nord du pays. Là c’est vraiment le far west. On avait compté que depuis la première occupation, en 1984, il y avait eu une mort par semaine. Un militant se fait tuer toutes les semaines. Certains, c’est au moment d’expulsions, d’autres c’est des assassinats ciblés. Ils ciblent les coordinateurs, et donc, dans tous les acampamentos où l’on était, les coordinateurs n’avaient pas de voiture à eux, ils n’avaient pas de maison à eux, ils dormaient dans des maisons qui étaient gardées et changeaient toujours de voiture…
Les gens étaient armés, pour pouvoir se défendre ?
Non. Pas que je sache. Il n’y avait pas d’armes autorisées dans les campements. Parce que ça pouvait se retourner contre eux. A l’entrée de chaque acampamento, il y a une barrière, avec une vigie, on prend ta plaque d’immatriculation, tu dois donner ton nom, qui tu viens voir, et là on te laisse entrer ou pas – et à côté de l’entrée, il y a une pancarte avec certaines règles : interdit de porter une arme, de vendre de la drogue, de perpétrer des violences conjugales…
Dans le deuxième acampamento où l’on est allé, Maria da Conceição, il y avait des dealers qui avaient réussi à entrer, pour essayer d’enrôler des gens. Quand ils ont découvert que l’une des personnes de l’acampamento avait une arme, ça a énormément crispé tout le monde, ils se sont organisés, ils ont pris cette personne et l’ont expulsé de l’acampamento, et dans la journée la maison était détruite.
Ah ouais !
Et quand il y a des violences conjugales, c’est pareil, il y a une organisation de femmes qui vient mettre de côté la personne qui a été victime des violences, qui vient traiter la personne qui a commis des violences, pour départager, savoir ce qu’on fait, et dans certains cas elles virent la personne de l’acampamento et ne l’autorisent plus à revenir.
C’était comment alors, dans les autres occupations ?
A Maria da Conceição, l’occupation était surtout tenue par des femmes. Elle avait peut-être trois ans, mais commençait déjà à produire des légumes, qui étaient vendus à Bel Horizonte, la capitale. Au début, quand la BOPE était arrivée pour expulser, c’étaient les femmes qui s’étaient mises devant, avec les enfants, enroulées dans leurs matelas pour parer les coups : Si vous voulez passer, vous devez nous passer dessus ! Avec toutes les caméras autour, avec tout le monde qui regardait… c’était fort de café ! Et il n’y avait pas eu d’expulsion. Mais il faut dire que la coordinatrice était en lien avec le commissaire local. Dès qu’il y avait une opération d’expulsion prévue, le commissaire appelait, écoute, préparez-vous, on arrive… il y a aussi ces relations-là qui font que des opérations n’arrivent pas à bout ! Parce que, même s’il y a toute cette opération de criminalisation, c’est un mouvement qui peut être populaire, auprès des gens.
Le jour où on est arrivé à Maria da Conceição, il y a eu un orage, et la foudre est tombée sur une des maisons, qui a pris feu, et un petit garçon qui était pieds nus et a été frappé par la foudre. Ça a énormément affecté tout le village. Toute la communauté s’est mobilisée pour payer les obsèques, pour accompagner la famille, qui était très religieuse. Dans tout le mouvement, les gens étaient très croyants, sauf certains coordinateurs qui étaient plutôt communistes. Donc les gens cherchaient un message divin, dans cet éclair qui leur est tombé sur la tête, et la coordinatrice qui nous accueillait était très inquiète, du drame en lui-même mais aussi de se dire, est-ce que les gens vont rester, est-ce qu’ils vont partir, est-ce que c’est le signe que la vie ici est trop dure ?
Le dernier acampamento où l’on a passé du temps était plus ancien : Quilombo Campo Grande. Là on a été accueillis par Deborah, qui était responsable de la sécurité. Avec son mari, elle avait deux-trois vaches, ils produisaient un peu de café pour la coopérative, ça leur fournissait un peu de sous, puis ils faisaient un jardin vivrier, pour manger, et elle recevait un pécule pour être coordinatrice. Elle vivait là depuis 17 ans, elle avait quasiment grandi dans cet acampamento, et ça ne faisait que cinq ans qu’elle avait réussi à se faire une maison en parpaings, dont elle était très fière. Elle nous a accueillis chez elle, où il y avait deux chambres, l’une c’était sa chambre, et l’autre la chambre-salon, qu’on partageait avec ses enfants. On regardait tous la telenovela le soir et après on allait se coucher ensemble.
Eux aussi étaient sur des terres où il y avait énormément de tensions, parce qu’elles étaient convoitées par Faria, le plus grand exportateur de café au monde. Eux-mêmes produisaient du café, ils avaient pas loin de 2000 ha et je crois que c’était la coopérative de café bio la plus grande du Brésil. Mais ils n’avaient pas un seul tracteur pour travailler ! Ils avaient obtenu ces terres dans les années 90, parce qu’elles appartenaient à une fabrique d’éthanol qui avait fait faillite, qui avait licencié tous ses ouvriers, sans indemnités… le MST s’est saisi du sujet, ils ont décidé d’occuper, et ils obtenu certaines terres en compensation, par la justice. Il y avait donc une partie qui était toujours occupée, et une partie qui était régularisée, où les gens étaient titularisés.
Mais le MST craint énormément la titularisation, parce qu’une fois qu’il y a titularisation, il y a propriété, et donc davantage de risque que le mouvement se désagrège. Parce que tu peux vendre. Eh ben, à Quilombo il y avait des gens qui allaient démarcher les occupants titularisés, un par un, maison par maison, famille par famille, pour leur proposer un billet, en échange de leur terre. Certains ont accepté. Et tous ceux qui n’étaient pas titularisés ont été expulsés pas longtemps après notre passage. En 2020, en pleine pandémie.
Et… qu’est-ce que ça t’a fait, ces rencontres ?
De me dire : c’est dur, au quotidien. Il faut tenir. Il faut vraiment tenir pour vivre dans ces conditions, garder l’espoir, malgré la criminalisation que subit le mouvement, malgré la précarité. Et ça m’a beaucoup touché de rencontrer non seulement des personnes qui sortaient de situations de pauvreté extrême, mais aussi des gens qui venaient de familles un peu comme la mienne, qui n’étaient pas dans le besoin, mais qui avaient abandonné leurs possibilités de carrière pour vivre là, avec les autres.
Pour moi, c’était clair que je ne retournerais pas à ma vie d’avant. Aujourd’hui, je travaille comme salariée agricole à mi-temps, financièrement c’est compliqué, mais je ne me vois pas retrouver mon niveau de vie et mes occupations que j’avais. Et je veux vraiment m’installer agricultrice. Parce que si je veux contribuer à la création d’un mouvement populaire pour la reprise des terres, ce n’est pas possible en gardant les privilèges que j’avais. Parce que toute lutte est située. Je ne peux pas la mener, si je ne suis pas à la place de la personne qui produit et qui va lutter pour sa propre terre, en même temps que pour celle des autres ! D’autres l’ont dit avant moi… mais je l’ai appris dans ma chair.
Tu vois quelque part les prémisses d’un possible mouvement des sans-terres en France ?
Eh ben… les Soulèvements de la terre plus les Gilets jaunes, ensemble, ça ferait déjà un bon début pour un mouvement ?
Mais tu n’as pas rencontré de personnes qui essaient de s’organiser, d’agiter les quartiers populaires à occuper des terres de riches, par exemple ?
Non. Mais faut déjà trouver des terres à l’abandon ! Il n’y en a pas beaucoup, en France. Ici, les occupations que je vois possibles, c’est surtout sur les grands projets inutiles, pour empêcher l’artificialisation de la terre. Mais ce qu’il y a en France, c’est surtout énormément de terres qui sont en train de se libérer, parce que les agriculteurs et agricultrices partent à la retraite, avec des retraites pour beaucoup très faibles, et le parcours à l’installation est difficile pour les gens qui souhaitent prendre la relève et en plus on n’est pas nombreux ! Tout autour de moi je vois des gens qui partent à la retraite ou des gens qui lâchent, et ça part à l’agrandissement ! Alors la grande question en France me semble plutôt celle-là : qu’est-ce qui ferait que plein de gens se diraient, allez, on abandonne la situation qu’on a dans les villes, pour aller vivre de la terre ? Comment donner envie à d’autres ?
Et alors ?
Je dirai qu’il faut avant tout un revenu digne et un statut désirable. Et ça m’amène à l’idée de la Sécurité Sociale Alimentaire. Il y a de plus en plus de gens qui réfléchissent là-dessus. Ici on a monté un collectif tout récemment, pour réfléchir au niveau local, qu’est-ce qu’on met en place, pour aller vers ça. L’idée c’est d’avoir une cotisation générale, comme c’est le cas aujourd’hui pour la santé, et que ça permette à tout le monde de se procurer des aliments fermiers et biologiques à des coûts qui tiennent compte de nos moyens. En attendant, on peut faire des systèmes locaux où ceux qui ont plus de moyens paient pour ceux qui en ont moins. Il y a Kévin et Laura qui ont écrit un bouquin là-dessus, qui s’appelle Régime Général…
Et là, ça a changé mon projet. Au début j’avais une idée très vivrière de mon installation, vendre en circuit court, produire déjà pour soi-même, me dire que je n’ai pas besoin de grand-chose… mais en fait, non : c’est important de créer les conditions qui vont permettre les installations de tout de suite et de demain. C’est-à-dire : prendre toutes les terres qu’on est en capacité de prendre, pour les enlever du marché. Et dépasser la logique unique des circuits courts. Parce qu’on peut se dire, moi je vais vendre à mes voisins etc., mais là je vois concrètement que ce n’est pas évident d’en tirer un revenu, pour se tirer un revenu il faut aller à Rennes, dans les magasins de producteurs, sur les marchés bio, vendre à une certaine population, à des prix qui ne sont pas accessibles à tout le monde. Le SMIC ne permet pas de se nourrir de produits paysans, puisqu’il est pensé pour un modèle de consommation industrielle. Aujourd’hui je peux le dire, parce que je suis au SMIC et je ne peux pas me les payer ! Mais je pense qu’il est de notre responsabilité, en tant que productrices et producteurs, de proposer une nourriture saine à tous les gens de la ville.
Et alors tu as une terre en vue pour t’installer ?
Non, pas encore. Ça c’est un autre sujet, hou !
Tu vois, j’étais partie pour questionner la propriété, privée, de la terre… une notion où il y a beaucoup de flou… et finalement, le fondamental pour moi, c’est de proposer un travail qui est digne et qui te permet de manger une bonne nourriture. C’est ça qui aujourd’hui me porte. C’est devenu plus concret, au fur et à mesure que je redescends l’échelle sociale.