Guatemala. 1954. Un coup d’État orchestré par les États-Unis et par la CIA renverse le gouvernement social-démocrate de Jacobo Arbenz, dont les projets de réforme, notamment en matière agraire, menaçaient les intérêts de la United Fruit Company et de l’oligarchie nationale. Le pays plonge peu à peu dans le chaos, les putschs se succèdent et des mouvements de guérillas apparaissent. Le Guatemala sombre à partir des années 1960 dans une guerre civile qui durera plus de 30 ans. La violence atteint son acmé dans les années 1980, tout particulièrement sous la présidence du général Efrain Rios Montt, au cours de laquelle une politique de massacre est mise en place par l’armée et par des groupes paramilitaires dans les régions rurales et indigènes, donnant lieu à l’un des crimes de masse les moins connus de la seconde moitié du 20ème siècle. De 400 à 600 massacres ont alors lieu, pour un bilan approximatif de 200 000 morts et de 45 000 personnes disparues – 93% d’entre eux ayant été perpétrés par l’armée et groupes affidés et 7% par la guérilla1.
En 1996, des accords de paix sont signés, et très rapidement, des équipes de légistes commencent à exhumer les corps sur les lieux des principaux massacres. Mais aujourd’hui, le Guatemala est toujours l’un des pays les plus inégalitaires du monde. Même si la guerre civile au sens propre est terminée, la violence y demeure omniprésente : violence des riches sur les pauvres, des blancs et des métis sur les indigènes, des hommes sur les femmes. Dans les zones rurales, cette violence systémique s’exprime souvent à travers des projets extractivistes – miniers, hydroélectriques, agro-industriels –, aussi les menaces comme les assassinats politiques y sont monnaie courante. Depuis 15 ans désormais, le photo-reporter mexicain James Rodriguez s’attache à restituer, à travers des clichés d’une grande force, ces deux réalités, en photographiant les « retrouvailles » des familles avec les corps de leurs défunts et les funérailles collectives qui s’en suivent, mais aussi les résistances locales aux projets miniers et les exactions qui en découlent.
Entretien réalisé par Pierre Madelin.
Les photos illustrant cet articles sont tirées du travail documentaire de James Rodriguez, voir : http://www.mimundo.org/.
Après les accords de paix, à quelle date et quand arrivèrent les premiers médecins légistes pour exhumer les corps ? Quelles méthodes ont-ils utilisé pour les identifier et les restituer à leurs familles ou aux communautés dont ils étaient issus ?
Il me semble que certaines exhumations ont même commencé avant les accords de paix, dès 1992, par exemple dans le village de Rabinal, dans la région Maya Achi. Elles furent menées par une équipe de légistes argentins ayant acquis une expertise dans la recherche et l’identification des disparus de la dictature Argentine. Peu à peu, ceux-ci ont transmis leurs compétences à la Fondation guatémaltèque d’anthropologie légale. Au début, les méthodes d’identification étaient rudimentaires : des proches d’une personne disparue signalaient aux pouvoirs publics l’emplacement correspondant à une exécution ou à un massacre, des autorisations étaient demandées lorsqu’il s’agissait de terrains privés et les corps étaient exhumés.
La reconnaissance d’un vêtement, d’une paire de chaussures ou de bottes présents sur le corps ou bien encore d’une dentition, d’une déformation osseuse consécutive à un bras ou à une jambe cassée faisait alors foi pour identifier les victimes. A partir de 2011, les tests d’ADN, plus coûteux mais beaucoup plus précis, réalisés à l’aide de prélèvements sur des membres de la famille de personnes disparues, se sont peu à peu imposés. En ce qui concerne les restitutions, si elles ont parfois été effectuées au cas par cas, il est également arrivé que des dizaines, voire des centaines de corps soient restitués simultanément à une même communauté. A ce jour, la Fondation a pratiqué des tests ADN sur 16 224 personnes, recueilli 8189 dépouilles et restitué 3709 d’entre elles.
Dans quelle mesure le travail des légistes et des organisations civiles qui se sont consacrées à l’exhumation des corps a-t-il favorisé les processus légaux initiés au Guatemala après les accords de paix pour juger les bourreaux ? Une quantité significative de responsables directs et indirects des massacres a-t-elle été jugée et incarcérée, ou bien est-ce plutôt l’impunité qui a triomphé ?
Souvent, une fois restitué le corps de leurs proches disparus parfois 30 ou 40 ans auparavant, les familles soulagées de pouvoir enfin offrir des funérailles dignes à un parent et de pouvoir accomplir leur deuil, n’ont pas souhaité ouvrir des poursuites judiciaires. Décision qu’il faut également comprendre à la lumière de ce fait : nombre d’assassins sont issus des mêmes communautés que leurs victimes, ayant parfois été contraints par l’armée à tuer sous peine d’être eux-mêmes exécutés. Ceci, ajouté à la faible détermination des pouvoirs publics à punir les coupables et à rendre la justice, explique qu’il y ait eu en réalité très peu de procès au Guatemala en dépit du nombre important des exhumations et des victimes retrouvées.
S’il y a eu quelques avancées au début des années 2000, avec la nomination de plusieurs juges progressistes, ce qui permit notamment de juger en 2013 l’ancien dictateur Efrain Rios Montt, le retour au pouvoir d’une droite dure en 2015 a provoqué la destitution de nombreux juges et la fin des grands procès sur la violation des droits humains. Le tournant autoritaire du régime a entraîné des menaces et des exils parmi les juges, et rien ne semble aujourd’hui en mesure d’endiguer ce virage, d’autant plus que les Etats-Unis sont près à fermer les yeux, dans l’espoir qu’en échange, des politiques migratoires restrictives soient mises en place et que le nombre de départs pour le « Nord » soit limité (sans succès pour l’instant, les départs depuis l’Amérique centrale ne cessant d’augmenter).
Attardons-nous désormais sur ton expérience en tant que photographe. Pour les familles et les communautés des victimes, comment la possibilité de récupérer les corps des défunts a-t-elle été accueillie ? Et toi, comment as-tu été reçu, en tant que photographe, dans un contexte si difficile et douloureux? Dans quelle mesure ta présence a-t-elle été acceptée? As-tu reçu des menaces en raison de ton travail ?
A titre personnel, non, je n’ai jamais reçu de menaces graves, tout au plus certains commentaires ou insinuations, à la différence des légistes, et notamment des responsables de la Fondation, qui ont régulièrement reçu des menaces très sérieuses et qui doivent parfois vivre sous protection personnelle. Quant à la visée première de mon travail photographique, je dois dire qu’il n’a jamais été de contribuer à des procès, mais davantage de donner à connaître, et notamment à l’extérieur du Guatemala, cette histoire douloureuse et ses continuités dans le présent.
De ce point de vue, j’ai été très bien accueilli et j’ai tissé des liens amicaux durables avec certaines communautés, qui me sollicitent parfois directement. Mon travail a en effet coïncidé avec le désir de nombreux proches de victimes, qui n’ont cessé de m’inciter à raconter leurs histoires et les injustices subies, dans l’espoir que ce travail mémoriel puisse les rendre visibles et donner un certain sens à la mort de leurs êtres chers.
Aujourd’hui, comment se perpétue la mémoire des massacres et de la guerre dans les communautés les plus affectées ?
Je voudrais juste revenir brièvement sur les funérailles, et dire qu’elles mêlent le soulagement – de pouvoir enfin libérer le processus de deuil – la tristesse et, paradoxalement, la joie, celle d’avoir remporté une victoire, aussi minime soit-elle, sur des acteurs et un système institutionnel extrêmement puissant.
Pour ce qui est de la mémoire, hormis les veuves ou les enfants et certains groupes qui maintiennent un lien mémoriel fort, je dirais qu’elle s’estompe peu à peu avec le passage du temps, et ce d’autant plus dans des régions où les gens sont confrontés à de nombreuses difficultés matérielles et à de nouvelles formes de violence qui les poussent souvent à la migration. Enfin, n’oublions pas encore une fois que certains meurtriers sont des voisins, et que leur simple présence peut parfois exercer une forte pression sur un affichage trop prononcé de la mémoire.
Ton travail n’est pas exclusivement consacré à la mémoire du génocide. Tu as également documenté, au cours de ces dernières années, l’impact des projets extractivistes dans des zones rurales guatémaltèques, notamment des activités minières. Mais tes photographies suggèrent que ces processus ne sont pas nouveaux et qu’il existe d’une certaine façon une continuité entre les politiques de développement et les massacres des années 80. Peux-tu revenir sur ce point ?
S’il existe une continuité, elle tient d’abord au fait que les conditions socio-économiques qui ont favorisé la guerre civile et les exactions n’ont pas beaucoup changé depuis les accords de paix : concentration foncière, relégation des communauté indigènes et paysannes dans les terres les plus difficiles, oligarchie toute-puissante, Etat autoritaire et culture de l’impunité.
Idéologiquement, le pays est toujours soumis à une vision développementiste des territoires ruraux qui conduit bien souvent au mépris de l’avis des habitants, qui ne sont quasiment jamais consultés en cas de méga-projet. Dans le contexte des années 1980, ces politiques de développement ont pu prendre la forme extrême du massacre, comme dans la vallée du Rio Negro, où la majorité des habitants était opposée à la construction d’un grand barrage hydroélectrique, et où plus de 400 personnes furent éliminées.
Aujourd’hui, s’il n’y a pas de violence aussi extrême, la situation reste très tendue, avec de nombreux conflits autour des projets miniers ou de l’agriculture intensive. Des conflits qui opposent non seulement les populations aux entreprises, aux pouvoirs publics ou à des groupes du crime organisé, mais aussi, à l’intérieur même des communautés, partisans – souvent des personnes qui y voient une opportunité économique – et réfractaires, ravivant ainsi parfois de vieilles tensions héritées de la guerre civile.
En dépit de la persistance des inégalités et de la violence, qui font probablement de Guatemala l’un des pays les plus durs d’Amérique latine, perçois-tu quelques signes d’espoir pour le pays ?
J’aimerais terminer sur une note positive, mais le Guatemala n’a malheureusement pas échappé aux évolutions autoritaires de plus en plus marquées du capitalisme au niveau mondial, notamment depuis 2015. L’exploitation, les inégalités, la violence et le racisme sont au plus haut depuis longtemps, poussant même, comme je l’ai déjà rappelé, de nombreux juges, journalistes ou militants engagés dans la défense des droits humains à l’exil, quand ils ne les ont pas conduit en prison.
Personnellement, j’ai rarement été aussi pessimiste quant à l’état du pays, qui connaît selon moi sa période la plus sombre depuis que je m’y suis installé. La seule source d’espoir pour moi est plutôt au niveau des résistances locales que j’observe toujours avec incrédulité et admiration dans des communautés pourtant durement affectées par l’histoire et par des conditions de vie difficiles, et néanmoins tenaces dans la défense de leur dignité et de leurs modes de vie.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Conflit_arm%C3%A9_guat%C3%A9malt%C3%A8que[↩]