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À propos de Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, La Découverte, 2022.
Le problème soulevé par le Mémo sur la nouvelle classe écologique de Bruno Latour et Nikolaj Schultz est d’une importance primordiale pour les luttes dans l’Anthropocène : quel est le sujet politique de la révolution écologiste ? Par quelles luttes, par quelles alliances, par quels fronts va-t-il se constituer ? À partir de quelles expériences communes ? Malheureusement, leur volontarisme politique et leur aveuglement économique ne permettent pas de répondre à ces questions. La piste d’une recomposition écologique du prolétariat ouvre un imaginaire politique plus révolutionnaire et plus fécond qu’une classe écologique incarnée par des partis écologistes. Elle permet de maintenir la centralité politique du concept de classe à partir d’une expérience partagée, entre humains et autres qu’humains, de l’exploitation et de la mise au travail, de la domination et de la dépossession.
Philippe Pignarre a raison : le petit ouvrage récemment publié par Bruno Latour et Nikolaj Schultz mérite d’être pris au sérieux1. Les auteurs y expriment en effet de manière particulièrement saisissante, pour ne pas dire provocatrice, deux idées avec lesquelles il n’est plus guère possible d’être en désaccord. La première, c’est que l’écologie constitue dorénavant la question politique principale, celle dont dépend « le sens de l’histoire2 » et autour de laquelle vont se redéfinir les antagonismes socio-politiques, leurs acteur·ices et leurs enjeux. La seconde, c’est que les traditions politiques dont nous héritons, au premier rang desquelles figurent le libéralisme et le socialisme, sont loin de nous livrer tous les outils dont nous avons besoin pour affronter sérieusement cette question.
On peut en effet accorder à Latour et Schultz que ces deux traditions ont globalement communié dans un même projet développementaliste et productiviste. Aussi opposées furent-elles du point de vue de leurs objectifs (l’expansion ou la domestication, voire l’abolition du capitalisme) et de leurs sujets de référence (la bourgeoisie, le prolétariat et leurs alliés), elles partageaient une matrice commune. Invoquant les bienfaits de « la croissance » pour l’une, la nécessité de « développer les forces productives » pour l’autre, elles se sont accordées à faire de l’accroissement du volume de la production la condition nécessaire à l’avènement d’une société d’abondance et de liberté : seule la libération des êtres humains à l’égard d’une rareté naturelle ou artificiellement produite pouvait mettre fin aux violences qu’ils s’infligent et à la misère qui affecte la plupart d’entre eux3. Or, ce modèle est dorénavant caduc, pour cette simple raison qu’il est au principe de la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.
Il en est évidemment au principe matériel, puisque c’est le développement tous azimuts de la production qui a perturbé les équilibres dont dépend l’habitabilité de la planète. Mais il en est aussi et surtout selon Latour et Schultz au principe intellectuel, puisque la focalisation des modernes sur la seule production les aurait rendus incapables d’intégrer ces équilibres dans leurs choix politiques et expliquerait l’impuissance dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. D’où la thèse centrale de l’ouvrage, selon laquelle « l’inflexion décisive » qu’impose l’écologie à la politique est « de donner la priorité au maintien des conditions d’habitabilité de la planète et non pas au développement de la production4 ». De cette thèse, commune depuis le rapport Meadows de 1972, découlent non seulement la reformulation de la théorie des classes proposée par Latour et Schultz, mais aussi les stratégies écologistes qu’ils s’efforcent d’esquisser. Commençons par l’examen de cette dernière.
Socialisme et productionnisme
Qu’on ne puisse plus placer aujourd’hui nos espoirs dans l’expansion de la production est une chose. Mais faut-il pour autant conclure à la nécessité de « se détourner tout à fait de la production5 », ainsi qu’y incitent Latour et Schultz ? Tout dépend évidemment de ce que l’on entend par « production ». Si le mot renvoie à un « idéal », un « horizon », voire à une « obsession6 », alors on peut assurément s’en détourner. Au demeurant, c’était déjà la position de Marx, qui est en fait la cible principale des critiques adressées par les auteurs du Mémo à la tradition socialiste : l’auteur du Capital ne valorisait en effet pas l’accroissement technologique de la productivité du travail en soi, mais relativement au fait qu’elle devait permettre à l’humanité de se libérer du travail en dégageant du temps pour d’autres activités. Son « productivisme » visait donc l’abolition de la production ou, à tout le moins, la réduction drastique du temps et des énergies qu’y consacrent actuellement les êtres humains.
Les choses se compliquent cependant dès lors que l’on n’identifie plus la production à un idéal, mais à une réalité qu’il s’agit de décrire plus avant. « Produire », expliquent ainsi Latour et Schultz, « c’est assembler et combiner, ce n’est pas engendrer c’est-à-dire faire naître par des soins la continuité des êtres dont dépend l’habitabilité de la planète7 ». Aussi structurante soit-elle pour le Mémo, il est difficile de savoir ce que recouvre exactement cette distinction. Car de deux choses l’une : ou bien Latour et Schultz opposent deux types d’activité empirique, et on leur accordera alors sans problème que ce n’est pas la même chose d’assembler et de combiner des éléments en vue de la fabrication d’un artefact (une flèche, une maison ou un ordinateur) que de prendre soin d’êtres vivants. Ou bien ils opposent en fait deux manières générales de se rapporter à la réalité ou deux ontologies, et l’on éprouve alors davantage de difficulté à voir en quoi une ontologie de l’engendrement diffère essentiellement d’une ontologie de la production.
Certes, on pourrait considérer qu’une vision, disons cartésienne, du monde nous a appris à considérer la réalité de manière mécaniste, comme un ensemble de parties extérieures les unes aux autres qu’une humanité située en position de surplomb pourrait « assembler et combiner » à sa guise, comme des briques de Lego. Il y aurait alors un enjeu réel à substituer à cette ontologie mécaniste une ontologie dynamiste pour laquelle la réalité consiste essentiellement en processus d’engendrement de formes de vie humaines aussi bien que non-humaines en relation les unes avec les autres et avec leur milieux. L’ironie est alors qu’à rebours de l’usage popularisé par Latour ou Descola, c’est à ce type d’ontologie d’ascendance aristotélicienne que la tradition philosophique a réservé le nom de « naturalisme ». Chez l’auteur de Politiques de la nature [Bruno Latour] comme chez celui de Par-delà nature et culture [Philippe Descola], le naturalisme désigne en effet la croyance en un ordre de réalité mécanique auquel échapperaient mystérieusement les êtres humains8. Chez un aristotélicien comme Marx, il renvoie au contraire au fait que l’être humain est une « partie de la nature » et qu’« il produit et ne pose des objets que parce qu’il est posé par des objets, que parce qu’il est originairement nature »9. Plus ironique encore, c’est une ontologie naturaliste ainsi conçue que mobilise Marx lorsqu’il définit la production, non pas comme un processus d’assemblage et de combinaison, mais d’« engendrement pratique d’un monde objectif10 ». Par cette définition, il entend souligner que produire, ce n’est jamais rien créer ex nihilo, mais toujours transformer ce que la nature produit d’elle-même, c’est-à-dire infléchir les processus dont elle est le siège. Son ontologie de la production renvoie ainsi à l’idée selon laquelle « tout ce qui est naturel doit être engendré11», c’est-à-dire à une conception de la nature comme puissance d’auto-engendrement dont les êtres humains sont un produit parmi d’autres et qu’ils expriment à leur manière lorsqu’ils transforment le monde pour satisfaire leurs besoins. Elle relève donc déjà d’une ontologie de l’engendrement, de sorte que l’alternative dressée par Latour et Schultz n’a ici guère de sens.
Les différences commencent cependant à se creuser lorsqu’on se penche sur les usages que fait Marx de son ontologie. Car, de l’idée très générale selon laquelle la réalité est essentiellement productive, il déduit à la fois une anthropologie philosophique (l’humanité se distingue des autres espèces par sa capacité à transformer consciemment son milieu), une théorie sociale (les sociétés se définissent par la manière dont on y produit les moyens de subsistance), une philosophie de l’histoire (l’histoire coïncide avec cette transformation continuée de la nature humaine et non-humaine dans la production) et une politique (les producteur·trices de ce monde ont le pouvoir de le transformer). Plus que comme un « productivisme », le marxisme se présente donc ici comme un « productionnisme », c’est-à-dire comme une forme de théorisation qui fait jouer au schème de la « production » des fonctions si nombreuses qu’il en perd sans doute de son pouvoir descriptif12. Ainsi, mêmes les pratiques de subsistance par lesquelles les êtres humains ont satisfait et continuent par endroit de satisfaire leurs besoins s’avèrent à la réflexion trop diverses pour pouvoir être universellement décrites en termes de « production ». La chasse et la cueillette relèvent par exemple davantage du prélèvement. Quant à l’horticulture, elle consiste davantage à prendre soin des conditions de développement spontané du vivant qu’à transformer par la technique l’objectivité naturelle en fonction d’un but subjectivement visé13.
Deux conclusions semblent alors s’imposer : la première, c’est que le concept de production perd de sa valeur à mesure que l’on s’éloigne des activités relevant de la fabrication d’artefacts. La seconde, c’est que le productionnisme marxien peut être conçu comme le résultat d’une généralisation indue de l’expérience propre aux sociétés techniciennes, « modernes » ou « capitalistes », dans lesquelles les activités proprement productives occupent effectivement le centre de la vie économique14. Or, si chacune de ces conclusions engage une révision du marxisme, aucune d’entre elles n’implique de « se détourner de la production ». Elles nous incitent au contraire à regarder en face l’importance qu’elle a acquise dans nos sociétés, et ce pour une raison si simple qu’on éprouve quelque gêne à la rappeler : on ne s’émancipe pas d’une contrainte réelle en en « contestant la notion14. »
Capitalisme et productivisme
L’argument paraîtra sans doute plus convaincant si l’on se tourne vers ce qui constitue le véritable objet de la réflexion marxienne : non pas la « production en général », qui n’est après tout qu’une « abstraction rationnelle15 » ou une fiction utile pour comparer des sociétés, mais la production spécifiquement capitaliste, qui est quant à elle bien réelle. Or, parmi les différentes caractéristiques du « mode de production capitaliste » mises en avant par Marx (la propriété privée des moyens de production, la généralisation de l’échange marchand, l’exploitation d’une force de travail salariée) il en est une qui doit ici retenir l’attention : il est le seul mode de production ayant émergé dans l’histoire qui soit orienté, non pas vers la satisfaction des besoins individuels et sociaux, mais vers la valorisation de la valeur investie en salaires et en moyens de production. Car, de ce fait, il résulte qu’avant d’être une option intellectuelle plus ou moins exaltante, le productivisme est une propriété réelle du capitalisme : « c’est en fanatique de la valorisation de la valeur qu’il [le capitaliste] contraint sans ménagement l’humanité à la production pour la production15 ». Structurellement fondée sur une contrainte à la « production pour la production », l’accumulation du capital est alors sans fin ni mesure : non seulement ne connaît-elle aucune limite, mais elle est en outre animée d’une tendance à dépasser toute limite à son expansion.
Latour et Schultz le reconnaissent à leur manière lorsqu’ils pointent la « passion moderne de dépassement continu des barrières16 ». Mais les raisons justifiant le fait d’attribuer cette passion aux « modernes » plutôt qu’aux « capitalistes » sont loin d’être claires. Espère-t-on de ce choix un gain d’intelligibilité ? On risque alors d’être déçu, tant le concept de « modernité » est indéterminé, plus indéterminé encore que celui de « production ». Il rassemble en effet des connotations historique (la période qui commence au xve siècle), géographique (l’Occident), sociologique (la différenciation de la société en sphères relativement autonome d’activités), ontologique (le grand partage entre Nature et Culture), normative (la valorisation de la raison, de la liberté, du travail, de l’individualité) ou politique (le projet d’une autonomie individuelle et collective) dont on peine à saisir l’unité.
Ainsi, une formation sociale peut être « capitaliste » sans être totalement « moderne » au sens ici esquissé : c’est le cas de l’Inde ou du Japon, où l’accumulation du capital produit des dégradations environnementales qu’on ne saurait attribuer au « grand partage » entre Nature et Culture ou à la valorisation irréfléchie de l’initiative individuelle. Espère-t-on alors de la substitution de « la modernité » au « capital » une réorientation de l’action politique ? Le pari semble là aussi risqué, non seulement parce que les cibles que peut viser une politique « anti-moderne » sont bien plus floues que celles que se propose classiquement d’atteindre l’anticapitalisme (l’appropriation collective des grands moyens de production), mais aussi parce que cette politique présente potentiellement des accents réactionnaires dont Latour et Schultz soulignent eux-mêmes le caractère suspect : « Le sol des réactionnaires, écrivent-ils en effet, est encore plus abstrait que celui des globalisateurs. Il n’est défini que par l’identité, par les morts, et non par les vivants innombrables qui lui donnent sa consistance17. » Malgré toutes ces difficultés, le fait que les deux auteurs évitent soigneusement de parler du « capitalisme » a au moins la vertu de nous contraindre à justifier plus avant l’importance que nous lui accordons.
Le mode de production capitaliste, avons-nous souligné, se caractérise par une tendance structurelle au dépassement des limites. Certaines de ces limites sont sociales – les savoir-faire et les métiers qu’il faut recomposer dans la « manufacture » et « la grande industrie », les résistances ouvrières qu’il faut mater ou intégrer comme moteur du développement économique – et ce sont celles qui ont le plus retenu l’attention des socialistes des xixe et xxe siècles. Mais d’autres sont naturelles et ce sont celles qui importent le plus d’un point de vue écologiste. Parmi ces limites naturelles, Marx mentionnait tout d’abord celle qu’incarne le corps humain, un corps qui doit se nourrir et se reposer, dont la santé et la longévité dépendent des conditions dans lesquelles il est contraint de dépenser ses forces et qui oppose en conséquence une résistance à son exploitation18. Mais il mentionnait également celles qu’impose la terre à sa mise en culture intensive. Car les cycles de régénération des sols ne coïncident pas avec ceux qui président à l’accumulation. Ils se dérèglent à mesure que les nutriments qu’on prélève à la terre viennent s’entasser dans les villes sous forme de déchets et de pollutions au lieu de lui être restitués sous forme d’engrais naturels18. C’est l’idée de « perturbation métabolique », une idée si centrale pour l’écosocialisme qu’on s’étonne de ne pas la voir figurer dans le bref compte-rendu que propose Philippe Pignarre19 du traitement réservé à la nature par Marx et les marxistes20.
Sans doute aucune de ces limites n’est-elle un obstacle absolu à l’expansion du capital. Dans une certaine mesure, elles sont mêmes des occasions dont il se saisit pour se reproduire « sur une base élargie » : la première le mène à diversifier ses stratégies d’exploitation (articulation du salariat et du travail forcé, alternance du travail de jour et du travail de nuit, emploi des femmes et des enfants, mécanisation de la production) ; la seconde le pousse sur la voie impérialiste de l’extraction d’engrais dans les pays du Sud (le guano péruvien importé en masse par l’Angleterre pour alimenter ses sols appauvris)5. Mais elles ne nous en renvoient pas moins l’image d’une perpétuelle fuite en avant, au cours de laquelle l’exploitation des corps et l’épuisement des sols s’intensifient en se diversifiant. « La production capitaliste, écrit en ce sens Marx, ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur21. » Si l’on ajoute alors que cette ruine perpétuelle s’accompagne notamment d’une émission exponentielle de CO2 dans l’atmosphère22, on conclura qu’à la différence de ce que suggère Philippe Pignarre23, il n’est pas trivial d’affirmer que le capital détruit les natures humaines et non-humaines par l’extractivisme ou l’agriculture intensive, la pollution atmosphérique ou l’accumulation de déchets. C’est même ce qu’exige un minimum de réalisme intellectuel et politique, tant les conditions d’habitabilité de la planète sont directement menacées par la continuité de la production, c’est-à-dire de l’injustice et de l’exploitation. Il n’y a donc pas d’alternative entre préserver les premières et interrompre la seconde : les deux luttes doivent être menées de front. « L’écosocialisme24 » dont Latour et Schultz ne disent pas un mot n’a jamais rien dit d’autre.
Une hypothèse méthodologique pourrait d’ailleurs expliquer la singulière absence de cette tradition dans le Mémo. Partant de l’idée d’une incompatibilité fondamentale entre philosophies de la terre et théories de l’émancipation, Latour et Schultz ne peuvent qu’ignorer les tentatives qui ne se formulent pas dans ses coordonnées. Les reconnaître reviendrait à nier le point de départ de leur recherche. Le silence sur l’écosocialisme s’accompagne souvent d’une forme de condescendance à l’égard de l’anticapitalisme25.
Prolétariat du vivant ou classe écologique ?
Ce qu’on peut en revanche accorder à Philippe Pignarre, c’est que les écosocialistes ont trop souvent tendance à appliquer des théorèmes marxiens à la catastrophe en cours et à n’y voir qu’une raison de plus d’être anticapitaliste. Tout se passe comme si les dégradations environnementales étaient une conséquence négative de plus à ajouter à la logique bien connue du capital. Or, il nous semble à l’inverse que ces dégradations doivent mener à réviser et à élargir notre conception du « mode de production capitaliste ». Et sur ce point, on ne peut que suivre Latour et Schultz lorsqu’ils soulignent que le « système de production » est « encastré » dans un ensemble beaucoup plus vaste qui comprend les vivants et les milieux qu’ils ont contribué à engendrer4. Car cet ensemble n’est pas qu’un simple décor sur fond duquel se dérouleraient nos actions : non seulement nous dépendons des êtres et des processus qui s’y déploient (le sol qu’on laboure est produit par un ensemble de relations écologiques, le pétrole que l’on brûle est le résultat de la dégradation thermique de matières organiques), mais ceux-ci réagissent en outre à nos actions et s’imposent ainsi comme des acteurs avec lesquels il faut compter. Ce pourrait être ici l’occasion d’interroger le traitement réservé dans le Mémo au concept de « nature », lequel ne renvoie pas nécessairement à un « dehors » indifférent26, comme Latour n’a de cesse de le marteler, mais désigne également comme on l’a vu une puissance d’auto-engendrement, voire de production de formes de vie en interactions les unes avec les autres. Mais l’important est de savoir ce que cette « prodigieuse extension du matérialisme26 », qui, encore une fois, s’apparente en fait à un renouvellement du naturalisme, change à notre conception du capitalisme.
À la question soulevée par Latour et Schultz – « que signifie une analyse marxiste qui se concentrerait aussi sur la reproduction du non-humain ?27 » – on peut dès lors répondre qu’elle consisterait à analyser la manière dont le capital enrôle la productivité de la nature à son profit et à intensifier les résistances. Or, une telle analyse existe ou est à tout le moins en cours d’élaboration. On la trouve notamment développée par Alyssa Battistoni et Jason Moore aux États-Unis ou par Léna Balaud et Antoine Chopot en France, auxquels on se contentera d’emprunter ici un exemple28. Lorsqu’une exploitation agricole épand des déjections animales très riches en nitrates qui seront emportées par l’eau et pollueront les zones humides, elle n’externalise pas tant ses déchets hors de la sphère sociale de l’économie qu’elle n’y intègre les zones humides et leurs habitants, les intériorise pour ainsi dire à titre de sous-traitants et transforme ce faisant tout un écosystème en usine de recyclage. Or, cette entreprise cesserait tout simplement d’être compétitive si elle devait payer les « services » que lui rendent gratuitement l’écosystème en question ou investir dans une infrastructure artificielle de substitution. À la lumière de cet exemple, il apparaît que l’appropriation gratuite de l’agentivité des non-humains constitue la condition de l’accumulation de profits par exploitation du travail humain. Étudier ces conditions écologiques n’implique pas de « se détourner de la production » mais au contraire d’élargir la compréhension de la production capitaliste, de mettre au jour l’ensemble des pratiques et des processus sans lesquels elle ne pourrait pas se poursuivre et qu’elle invisibilise en même temps, un peu à la manière dont les féministes ont démontré la dépendance de l’exploitation salariale à l’égard du travail de reproduction de la force de travail gratuitement fourni par les femmes dans la sphère domestique29.
On touche ainsi à la question centrale soulevée par le Mémo : la question de la redéfinition des classes à l’heure de l’Anthropocène. Car, de même que le féminisme de la reproduction sociale soulevait le problème de savoir si les femmes assignées à la sphère domestique font partie de la classe ouvrière ou si elles constituent un groupe politique autonome30, se pose aujourd’hui le problème de savoir si les vivants dont le capital s’approprie l’agentivité peuvent être intégrés à une conception élargie du prolétariat. On perçoit immédiatement la difficulté : d’un côté, l’expérience d’une mise au travail partagée par des vivants humains et autres qu’humains (les habitants d’un écosystème, les plantes génétiquement modifiées, les animaux d’élevage) confère à l’idée d’un « biotariat31 » ou d’un « prolétariat des vivants » toute sa crédibilité. Mais, de l’autre côté, force est de reconnaître que seul·es les travailleur·ses humain·es parlent et s’organisent consciemment contre leur exploitation. Léna Balaud propose ainsi de réinvestir le langage opéraïste pour penser la composition écologique de la classe ouvrière dans l’Anthropocène : la « composition politique » de la classe, c’est-à-dire la subjectivité et le comportement ouvrier, n’est plus coextensive à sa « composition technique », c’est-à-dire à ses modes d’exploitation32. La nature entière est mise au travail, mais seule une de ses « parties », comme l’aurait dit Marx, peut véritablement mettre fin à cette situation.
Sans doute peut-on voir dans cette difficulté une raison suffisante de liquider l’héritage intellectuel des luttes pour l’émancipation. Mais l’on peut également y voir un défi à relever, une occasion de raviver, d’enrichir et de transformer l’imaginaire politique hérité du mouvement ouvrier. Le problème devient alors le suivant : comment une fraction du prolétariat des vivants – celle que l’évolution a notamment doté d’une capacité à délibérer collectivement – peut-elle lutter d’une manière qui aille dans l’intérêt de toutes les autres, voire qui prolonge les résistances spontanées que des plantes qui échappent aux herbicides ou des animaux non-humains qui fuient des écosystèmes dégradés opposent déjà, à leur manière, à leur mise au travail33 ? Ce problème, on chercherait en vain les moyens de l’affronter dans le Mémo. Car la « classe écologique » que Latour et Schultz appellent de leurs vœux ne renvoie plus à une expérience partagée – celle du travail et de la domination – et déterminant à ce titre un intérêt commun à l’émancipation. Elle rassemble simplement la somme des individus qui se disent prêts à s’engager pour l’écologie : « Parler de “classe’’, c’est donc toujours se mettre en ordre de bataille. De même, parler de faire émerger une “classe écologique’’, c’est forcément offrir à la fois une nouvelle description et de nouvelles perspectives d’action. L’opération de classement, pour cette classe en formation que nous appelons “écologique’’, est forcément performative34. »
Des « géoclasses » à la « classe écologique »
La critique pourrait paraître sévère. Après tout, Latour et Schultz savent bien que l’intérêt de la notion de classe est de rendre compte d’une expérience d’une manière qui permette à celles et ceux qui la vivent de la politiser. Et ils ouvrent même une piste d’actualisation stimulante de cette fonction indissociablement « descriptive et performative » du concept de classe. Ce qu’il s’agit dorénavant de décrire, expliquent en effet les deux auteurs, ce n’est plus seulement – à vrai dire, mais on y reviendra, plus du tout – le rapport au travail ou à la propriété. C’est l’appartenance à un territoire, la sensibilité à un lieu et les réseaux d’attachement matériel aux moyens de subsistance qui y sont implantés. On retrouve ainsi l’intuition sous-jacente au concept de « géoclasses » introduit dans les textes antérieurs de Latour35. Plus intéressant encore : ces classes géosociales, c’est à l’enquête qu’il confie le soin de les faire accéder à la conscience, un concept qu’il reprend à la philosophie pragmatique de John Dewey36. Pourtant, qu’il le sache ou non, le sociologue des sciences renoue également par là avec l’une des pratiques fondatrices du mouvement communiste : la pratique de l’enquête ouvrière qui, des travaux pionniers du jeune Engels jusqu’au mouvement autonome italien des années 1970 en passant par le maoïsme, a toujours été l’une des principales ressources d’auto-formation du prolétariat37.
Quelles qu’en furent les formes (diffusion de questionnaire, récits écrits à la première personne, voire discussion informelle avec les ouvrièr·es) ces enquêtes visaient à la fois la collecte et le partage de connaissances sur l’expérience prolétarienne et l’unification des sujets de cette expérience en un groupe social antagonique. Par analogie, on pourrait donc espérer de l’enquête géo-sociale qu’elle permette à la fois de faire émerger des lignes de démarcation entre des usages incompatibles d’un même territoire (par exemple, l’implantation d’une déchèterie ou l’ouverture d’un jardin partagé) et d’organiser la lutte pour la généralisation des usages soutenables de la Terre, contre ceux qui contribuent à la rendre inhabitable. Or, sans préjuger des résultats de telles enquêtes, il est fort à parier qu’ils recouvriraient en partie au moins certains clivages sociaux bien établis. Car, contrairement à ce que suggèrent parfois Latour et Schultz, les usages de la terre ne sont pas une pure affaire de préférences individuelles ou d’opinions personnelles. Ils répondent à des intérêts matériels divergents, qui dépendent eux-mêmes de positions antagoniques occupées au sein d’un rapport social de domination. Tout le monde n’a pas le luxe de « se déshabituer des seuls rapports de production38 ».
Soit l’exemple précédemment évoqué de la déchèterie : on peut certes imaginer que son implantation serait à la fois dans l’intérêt à long terme des capitalistes qui espèrent en tirer des profits et dans l’intérêt à court terme des travailleur·ses qui en retireraient un salaire. Mais l’on aurait tort d’en conclure que capitalistes et salarié·es appartiennent à une même classe, et ce pour une raison toute simple : les premiers profitent matériellement du travail des second·es, qui souffrent vitalement de leur exploitation et de leur exposition aux déchets. Ce qui fait classe, ce n’est donc pas ici la dépendance commune aux infrastructures du capital39. C’est la manière dont est vécue cette dépendance, le fait que dans un cas, mais pas dans l’autre, elle prenne la forme d’une dépendance contrainte et vitale. L’argument vaut a fortiori si, comme y incitent Latour et Schultz, l’on déplace la focale de la production à l’habitabilité. Car, soyons sérieux : qui habite les territoires où sont implantées les déchèteries ? Pas leurs propriétaires, mais les travailleur·ses qui y sont exploité·es et, plus généralement les populations racisées disproportionnellement exposées à des hauts niveaux de pollution et de déchets40. Dans les environnements dégradés, humains et autres qu’humains pâtissent des mêmes activités industrielles. Il n’y aurait donc ici guère de sens à vouloir substituer les « géoclasses » aux « classes sociales traditionnellement définies41 ». L’intérêt de ce concept est au contraire qu’il nous permet, ou bien de nommer la territorialisation des classes dans des zones inégalement dégradées, ou bien de comprendre que les injustices environnementales ne se réduisent pas à la domination de classe.
Paradoxalement, c’est sans doute cet intérêt propre au concept de « classes géo-sociales » qui explique qu’il ait disparu des textes de Latour au profit de celui de « classe écologique ». Car de domination, il n’est tout simplement jamais question dans le Mémo. À cet égard, l’intérêt des travaux personnels de Schultz n’a pas trouvé une digne place dans le Mémo42. D’où la grande naïveté politique dont font preuve les auteurs. Tout se passe en effet à les lire comme si les « anciennes classes dirigeantes » avaient « trahi » leur propre mission historique43. Que l’on nous permette donc de leur rappeler que les classes dirigeantes (de qui s’agit-il d’ailleurs : des capitalistes ou des dirigeants politiques ? des détenteurs des moyens de production ou des « compétents », ingénieurs et fonctionnaires ?) n’ont rien trahi du tout : elles ont consciencieusement suivi le projet d’un ordolibéralisme puis d’un néolibéralisme autoritaire qui est le leur depuis bientôt un siècle. Pour les « socialistes » conséquents, l’horizon de la lutte des classes n’a jamais été de substituer une classe dominante à une autre, mais de « renverser le mode de production capitaliste et d’abolir, enfin, les classes elles-mêmes44 ».
La classe écologique contre la lutte des classes
Par contraste, on peine à se défaire de l’impression que le projet politique de Latour et Schultz, c’est la domination d’une classe technocratique composée de « militants » mais surtout « d’industriels » et « d’inventeurs », de bons dirigeants conscients de leur dépendance aux conditions d’habitabilité de la planète45. Après le « parlement des choses45 », il nous faudrait désormais nous en remettre à une classe écologique, c’est-à-dire à une élite capable d’incarner adéquatement les besoins de la Terre et de ses habitant·es. L’extension de cette classe n’est pas très claire mais elle comprend certainement « les innovateurs dépossédés de leur capacité d’invention », les « intellectuels et savants » qui seraient « tous […] prêts à opposer leur rationalité à l’économie de la connaissance », les « ingénieurs brisés dans leurs désirs d’innovation46». Or, ce projet technocratique n’est pas seulement problématique en soi, il l’est aussi relativement à l’hypothèse déployée par Latour et Schultz, et ce de deux points de vue : du point de vue du rapport entre la « classe écologique » et le « parti » auquel est en fait adressé le Mémo ; et du point de vue du rapport entre cette classe et celles contre lesquelles elle est censée lutter. C’est ici qu’intervient la question centrale du rapport entre classe sociale et parti politique.
Si le parti est censé représenter la classe, comme semble le penser Latour et Schultz à propos des verts européens, il doit émerger d’une procédure de représentation (élection, désignation, nomination, mandat) où les représentants nommés personnifient les positions majoritaires ou les positions les plus avancées du groupe qu’il représente. C’est donc que le groupe représenté (la classe) est réputé différent de l’organisation qui le représente (le parti). Qu’on décide de s’assembler pour former un parti, toute l’histoire du mouvement ouvrier en atteste. En revanche, on ne décide pas de former une classe sociale, on appartient à une classe, avec une conscience plus ou moins claire de cette appartenance. Or chez Latour et Schultz, la classe désigne celles et ceux qui décident de s’assembler autour d’un programme écologique encore flou, défini à partir de leurs attachements communs47. Ainsi défini, il semble y avoir une confusion entre classe et organisation de classe (en l’occurrence les partis verts européens). On pourrait alors voir, dans cette réduction de la classe au parti, un dogmatisme qui n’a rien à envier aux usages les plus autoritaires du parti d’avant-garde dans le marxisme-léninisme orthodoxe. Le parti n’est plus seulement l’organisation de la classe mais l’incarnation de la classe dans son ensemble. Après le fétichisme de la représentation politique, Latour et Schultz nous offrent un nouveau miracle, la transsubstantiation de la classe en parti. Par-là, c’est le problème central des luttes environnementales qui se trouve évacué : le problème de l’articulation entre différentes tactiques écologistes (reprises de terres et actions de sabotage, occupation de territoires, grèves syndicales et manifestations) et l’organisation de type éventuellement « partidaire » censée en permettre la coordination. Un problème dont la tentative de refonder une classe antagonique dans l’Anthropocène ne peut pourtant faire l’économie.
Pour qu’il y ait antagonisme de classe, il ne suffit cependant pas qu’existent plusieurs classes. Il faut aussi qu’elles se définissent par les rapports de pouvoir qui les opposent les unes aux autres. Pas de classe dominante sans classe dominée. Que ce point ait échappé à Latour et Schultz, c’est ce qu’ils trahissent lorsqu’ils demandent : « Comment parler de conflits de classes, si c’est la classe écologique elle-même qui n’est pas clairement définie48? ». Chez eux, les classes ne sont pas relationnelles et oppositionnelles comme dans le marxisme, mais substantielles : elles existent de manière indépendantes et stables car elles sont l’effet d’une pure décision politique, le résultat d’un décret d’existence. Dans le Mémo, la lutte des classes a donc disparu en même temps que les rapports de domination dont elle est l’expression politique.
À cet égard, la référence à La formation de la classe ouvrière en Angleterre de l’historien marxiste E.P. Thompson relève du contresens voire de la mauvaise foi49. Thompson montre bien l’ensemble des pratiques nécessaires à la constitution d’une classe prolétarienne « fière et consciente d’elle-même » : création de journaux, réunions publiques, formations ouvrières, appels à la grève et aux manifestations, invention de mots d’ordre et de slogan, etc. Mais la constitution de la classe ouvrière en sujet politique se fait sous condition d’une expérience partagée de l’exploitation du travail, autrement dit sous condition d’une position objective dans des rapports sociaux de domination qui sont des rapports de propriété : parce qu’elle est propriétaire des moyens de production, la classe dominante dispose du pouvoir de faire travailler à son profit la classe dominée, de sorte que l’antagonisme qui les oppose l’une à l’autre est inscrit dans la structure même de la société. Or, de propriété il n’est pas davantage question que de domination dans le Mémo, alors même qu’elle conditionne les usages déprédateurs de la nature qui sont au fondement de la crise écologique. Pas de pollution industrielle ou d’agriculture intensive sans appropriation privative de la terre, de ses ressources et de ses habitant·es.
C’est au demeurant là ce que suggère Marx lorsque dans Le Capital, il explique l’émergence des classes à partir d’un conflit sur l’appropriation et les usages de la nature. C’est parce que les seigneurs veulent s’approprier des terres jusqu’alors utilisées en communs qu’ils s’engagent dans une lutte politique pour diminuer les droits paysans50. De ce conflit politique émerge une structure de classe particulière, composée de trois groupes : des seigneurs propriétaires de la terre, des fermiers capitalistes et des salariés agricoles. Le prolétariat moderne apparaît donc à la suite d’un conflit de classe qui a conduit à la constitution d’une force de travail complètement dépossédée de ses moyens de subsistance et donc dépendante du marché. En d’autres termes : pas de classes sans lutte des classes entre des usages antagoniques de la terre51.
Pour résumer : leur oubli de la domination et de la propriété pousse finalement Latour et Schulz à une vision complètement éthérée des classes et de leur lutte. La dualité oppositive et matérialiste des classes antagoniques cède chez eux le pas à la dualité métaphysique de l’Un (la classe/parti écologique) et du Multiple (les individus ou les groupes épars qui s’inquiètent du sort de la planète). C’est la raison pour laquelle les ennemis d’une « classe écologique » toujours déclinée au singulier ne sont jamais nommés. Cette désignation serait au demeurant impossible, puisqu’en refusant de parler de « capitalistes », Latour et Schultz passent à côté du fait que les principaux responsables de l’écocide forment déjà une classe écologique.
C’est ici le moment de relever l’ambiguïté du terme « écologique » dans le Mémo. Une classe écologiste serait la classe de celles et ceux qui, faisant l’expérience d’une souffrance sociale provoquée par des injustices environnementales, se constituent en bloc politique pour défendre les intérêts de la biosphère. Une classe écologique renvoie quant à elle au fait que tout vivant ou groupe d’êtres vivants existe toujours dans un milieu particulier, qu’il dépend d’un ensemble de relations écosystémiques, qu’il « a un régime écologique » pour reprendre une expression de Jason Moore. À cet égard, la bourgeoisie est elle aussi une classe écologique au sens où elle entretient des rapports particuliers avec les mondes vivants dont elle dépend. On pourrait même soutenir que la bourgeoisie coloniale fut la première classe écologique mondiale « fière et consciente d’elle-même ». C’est en tout cas ce qui ressort du formidable ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher : Les révoltes du ciel. Les deux historiens de l’environnement y relatent le témoignage du fils de Christophe Colomb, Fernando, qui aurait entendu son père établir un lien précis entre couvert forestier, précipitations et déforestations coloniales. Face aux pluies torrentielles de la Jamaïque, impropre à l’habitation et à la colonisation pour les hommes blancs, Colomb aurait affirmé que le même phénomène avait été éradiqué « aux Canaries, à Madère et aux Açores » grâce aux déforestations52. Dès l’aurore de la « modernité », pour reprendre un concept cher à Latour et Schultz, les modes d’habitabilité de la Terre ont donc été organisé par les classes dirigeantes, pour les colons blancs, contre les esclaves noirs, les peuples natifs et les milieux de vie. À tel point qu’on peut se demander pour conclure si leur appel à la formation d’une « classe écologique » a réellement la nouveauté historique qu’ils revendiquent : loin d’être en rupture avec le projet des « modernes », elle apparaît comme l’héritière d’une longue histoire de la domination.
Conclusion : quel sujet révolutionnaire dans l’Anthropocène ?
L’évidence de la clarté masque parfois une confusion plus profonde. Nous avons cherché à prendre au sérieux un texte qui, le plus souvent, ne l’est pas lui-même. Indétermination des concepts, passage d’une définition à une autre sans justification, abondance de thèses sans arguments. Au terme de notre lecture, plusieurs questions continuent donc d’animer nos discussions53. Elles portent la plupart sur les thèses et les significations du Mémo, mais l’une d’entre elles concerne l’intention des auteurs : pourquoi utilisent-ils le terme de classe qui tire son origine de la tradition ouvrière alors qu’ils condamnent les mouvements socialistes et communistes qui l’ont soutenue ? Pourquoi mobilisent-ils un vocabulaire révolutionnaire alors qu’ils méprisent l’anticapitalisme « comme un réflexe conditionné » et ignorent les luttes réelles pour ne voir que « des pannes dans les réactions54 » ?
Plusieurs hypothèses mériteraient d’être envisagées mais nous n’en proposerons qu’une. Sans doute la réappropriation de concepts issus du mouvement ouvrier est-elle le signe d’une certaine capacité à saisir l’air du temps, la conscience d’une radicalisation de l’antagonisme sur les questions de temps de travail ou de pouvoir d’achat. Elle témoigne certainement d’un désir de politiser l’écologie et de l’attente légitime d’un nouveau bloc hégémonique. Malheureusement, leur décisionnisme politique et leur aveuglement économique ne permettent guère de transformer ce désir en réalité. Nous avons voulu montrer que la piste d’une recomposition écologique du prolétariat ouvre un imaginaire politique plus révolutionnaire et plus fécond qu’une classe écologique incarnée par des partis écologistes. Elle permet de maintenir la centralité politique du concept de classe à partir d’une expérience partagée, entre humains et autres qu’humains, de l’exploitation et de la mise au travail, de la domination et de la dépossession.
Par contraste et quelle que soit leur intention, l’effet de leur texte est cependant d’oblitérer l’histoire réelle de celles et ceux qui ont lutté pour l’émancipation. Pour reprendre une distinction de Walter Benjamin, l’usage du concept de classe par Latour et Schultz relève davantage du « conformisme » (qui cherche à nier l’histoire des vaincus) que de la « tradition » (qui rappelle un passé vaincu pour maintenir vivant le projet de l’émancipation). « À chaque époque, écrivait Benjamin, il faut chercher à arracher de nouveau la tradition au conformisme qui est sur le point de la subjuguer55 ».
Paul Guillibert est enseignant et chercheur au Centre for Social Studies de l’université de Coimbra. Ses recherches développent une philosophie sociale de l’environnement à partir des apports du marxisme écologique. Il est l’auteur de Terre et capital. Pour un communisme du vivant paru aux éditions Amsterdam en 2021.
Frédéric Monferrand est maître de conférences en philosophie politique à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches actuelles portent sur Hegel, Marx et les enjeux philosophiques et politiques de la crise écologique. Il a notamment co-écrit, avec Juliette Farjat, un Dictionnaire Marx (Ellipses, 2020).
Notes
- Philippe Pignarre, « La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes ».[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2022, p. 19.[↩]
- Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, Paris, La découverte, 2020.[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 29.[↩][↩]
- Ibid.[↩][↩]
- Ibid., p. 18, 12 et 21.[↩]
- Ibid., p. 30.[↩]
- Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; Bruno Latour, Politiques de la nature, Paris, La découverte, 1999.[↩]
- Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 122 et 165-166.[↩]
- Ibid., p. 123.[↩]
- Ibid., p. 167.[↩]
- Voir sur ce point Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, op. cit., p. 636-649.[↩]
- Pour deux formulations distinctes de ce type d’arguments, voir Ted Benton, « Marxisme et limites naturelles », Actuel Marx, n°12, 1992, p. 59-95 et Tim Ingold, The appropriation of nature: essays on human ecology and social relations, Manchester: Manchester University Press, 1986.[↩]
- Voir par exemple Jean Baudrillard, Le miroir de la production, Paris, Casterman, 1973.[↩][↩]
- Karl Marx, « Introduction de 1857 » in Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », trad. J.-P. Lefebvre et alii, Paris Édifions sociales, 2011, p. 41.[↩][↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit.,p. 42.[↩]
- Ibid., p. 37.[↩]
- Voir par exemple Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 452 : « Le moyen de travail devient en lui-même un perpetuum mobile industriel qui produirait indéfiniment s’il ne se heurtait pas à certaines limites naturelles en l’espèce de ses auxiliaires humains: à la faiblesse de leur corps et à leur volonté propre. »[↩][↩]
- Philippe Pignarre, La Terre, notre camarade. Lettre ouverte à mes amis marxistes, https://www.terrestres.org/2022/01/26/la-terre-notre-camarade-lettre-ouverte-a-mes-amis-marxistes/. Dans ce texte, Philippe Pignarre souligne que « Marx n’a pas ignoré la nature » mais il ne se réfère qu’à des aspects périphériques, d’un point de vue écologiste, de la réflexion marxienne sur la nature : la rapide mention de la contribution de la nature à la production de valeurs d’usage dans la Critique du programme de Gotha et les prises de position de Marx à l’égard de Darwin.[↩]
- Voir les développements désormais classiques de John Bellamy Foster sur la « perturbation métabolique » dans Marx écologiste, trad. A. Blanchard, C. Nordmann, J. Gross, Paris, Amsterdam, 2011.[↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 567.[↩]
- Voir Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire, trad. E. Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2017.[↩]
- Philippe Pignare, op. cit., « C’est là que se pose la question du capitalisme : a-t-on tout dit en clamant très fort qu’il est le responsable de ce changement géo-climatique aux conséquences catastrophiques ? En n’employant pas ce terme, Latour et Schultz pourraient bien rendre service aux marxistes en les obligeant à penser sans faire de raccourcis ce à quoi ce terme les oblige. […] Le capitalisme sert trop souvent de double clic. Il épargne le travail qui reste à faire, en toute priorité pour Latour et Schultz, un travail préalable de description : celui du monde où on vit et celui dont on vit ».[↩]
- Voir par exemple Michael Löwy et Daniel Tanuro (dir.), Luttes écologiques et sociales dans le monde. Allier le vert et le rouge, Editions textuels, « Petite Encyclopédie Critique », 2021.[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 18 : « Même s’il est toujours tentant de faire rentrer une situation nouvelle dans un cadre reconnu, il est prudent de ne pas se précipiter pour affirmer que la classe écologique prolonge simplement les luttes ‘‘anticapitalistes’’. L’écologie a raison de ne pas se laisser dicter ses valeurs par ce qui est devenu, en grande partie, une sorte de réflexe conditionné. »[↩]
- Ibid., p. 70.[↩][↩]
- Ibid., p. 23.[↩]
- Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, Paris, Seuil, 2021, p. 122-123.[↩]
- Le parallèle est dressé par Jason W. Moore dans Le capitalisme dans la toile de la vie, trad. R. Ferro, Paris, éditions de l’Asymétrie 2020, p. 305-330.[↩]
- On trouve par exemple des positions antagoniques à ce sujet dans Christine Delphy, L’ennemi principal. Économie politique du patriarcat, Syllepses, Paris, 2013 et dans Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, Entremondes-Senonevero, Genève, Marseille, 2018.[↩]
- Le concept a d’abord été utilisé dans un recueil de poésie de Stephen Collins, To the Barricades, Talon Books, 2013 ; avant d’être repris dans Jason W. Moore, « Le Capitalocène et la justice planétaire », Etudes digitales, 2020-1, n°9, p. 53-65.[↩]
- Léna Balaud, « Des alliances pour recomposer une politique dans et contre l’écologie du capital », De(s)générations, n°35, décembre 2021, « attaquer l’attaque », p. 47-56. [↩]
- Pour différents exemples de résistance des vivants à leur mise au travail, voir Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, op. cit.[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 14.[↩]
- Bruno Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017, p. 127 et sq.[↩]
- Voir le questionnaire publié dans Bruno Latour, « Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, mars 2020, disponible en ligne sur http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/downloads/P-202-AOC-03-20.pdf. Voir également John Dewey, Le public et ses problèmes, tr. fr. par Joëlle Zask, Gallimard, Paris, 2010.[↩]
- Sur les différents types d’enquête pratiqués par le marxisme critique, voir Davide Gallo Lassere et Frédéric Monferrand, « Les aventures de l’enquête militante », Rue Descartes, n° 96, 2019/12, p. 93-107.[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 57.[↩]
- Pour un argument similaire, voir Léna Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls, op. cit. p. 132-133.[↩]
- Pour un travail récent sur le « racisme environnemental », voir William Acker, Où sont les gens du voyage ?, Rennes, Éditions du commun, 2022.[↩]
- Bruno Latour, Où atterrir ?, op. cit., p. 133.[↩]
- Les travaux personnels de Nikolaj Schultz ont développé l’idée de classes géo-sociales. Ainsi dans Nikolaj Schultz, « Geo-social classes », in M. Krogh (ed.), Connectedness – An Incomplete Encyclopedia of the Anthropocene, Strandberg Publishing, Copenhague, 2020, il écrit : « By re-describing, reclassifying and comparing these different networks of conditions of existence we will not only be able to identify the patterns of privilege and non-privilege in the processes of engendering. Furthermore, it would permit us to reconsider our understanding of power and domination. By describing and comparing the material extensions of people’s livelihoods what would become visible is how the networks of existence of some allows or disallows the networks of existence of others to be better or worse. In other words, by identifying geo-social classes we would generate descriptions of who is occupying or exploiting the territory of others, or how some people’s livelihoods disallows the durable existence of other people’s conditions of reproduction. »[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 36.[↩]
- Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 13.[↩]
- Ibid., p. 60.[↩][↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 59-60.[↩]
- Ibid.., p. 37.[↩]
- Ibid., p. 13.[↩]
- Ibid., p. 48.[↩]
- Voir Karl Marx, Le Capital, Livre I, op. cit, p. 807 et sq.[↩]
- Voir sur ce point Paul Guillibert, Terre et capital, Paris, Amsterdam, 2022.[↩]
- Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher : Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique xve-xviiie siècle, Paris, Seuil, 2020.[↩]
- Ce texte a bénéficié de nombreuses discussions dans différents cadres. Nous tenons particulièrement à remercier Louis Carré et ses étudiant·e·s de l’université de Namur, le groupe de lecture en écologie politique marxiste et le comité de rédaction de la revue Terrestres.[↩]
- Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique, op. cit., p. 18 et 39.[↩]
- Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres. Tome III, traduit par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 431.[↩]