Vous plaisantez, M. Musk ! » Même le plus fervent moderniste a dû être quelque peu stupéfait en réalisant qu’une Tesla Roadster circulait désormais dans l’espace. « Mais bien sûr, c’est une blague ! » a-t-il répondu, apparemment surpris que l’on puisse penser autre chose. Il est vrai qu’une Tesla, vouée à orbiter autour du soleil une décennie durant, contemplait la planète Terre depuis l’espace, mais, à l’évidence, tout cela avait été conçu comme une plaisanterie. Quelle autre motivation pourrait-on trouver, demanda-t-il, que le simple fait d’être « idiot et fun »1 ?
Si les disciples de Musk n’étaient pas surpris, les sociologues étaient, eux, stupéfaits. Au moment où les pauvres hères commençaient à admettre que les forêts et les insectes ne se trouvaient plus en dehors du monde social, l’univers vint s’écraser sur leurs têtes. Ils n’ont pas vraiment l’habitude de devoir renouveler leur boîte à outils conceptuelle pour prendre en compte un objet allant de Mercure à Mars. Mais Musk ne leur laissa pas d’autre choix que de se lancer dans une « astronomie méthodologique » : « Un milliardaire a balancé une voiture de sport à 100 000 $ dans l’espace pour son simple plaisir ? » Voici un cas de « consommation ostentatoire » selon Veblen2, mais ad astra3 ! Oui, en effet, drôle d’époque pour les sociologues.
Non seulement Carl Schmitt a-t-il entrevu ces échappées terrestres dans Dialogue on space4, lorsque son personnage, Mr. Altmann, souhaite à son interlocuteur moderniste, Mr. Mac-Future, qu’il soit capable de rester humain même sur Mars – destination évidente pour ceux qui adhèrent à une conception moderne de l’espace – mais ce fut également le cas de Carl Gustav Jung. Quelques semaines avant sa mort à Küsnacht, le psychanalyste a même averti que : « Tôt ou tard l’homme devrait retourner sur Terre et à la terre de laquelle il provient ; c’est-à-dire que l’homme devra retourner à lui-même. Les voyages spatiaux ne sont qu’une échappatoire, une manière de se fuir soi-même, car il est plus simple d’aller sur Mars ou sur la Lune que de pénétrer à l’intérieur de son propre être5. »
En voilà un archétype ! Cependant, si Jung avait connu le « changement climatique anthropique » ou les « points de bascule planétaires », il aurait plutôt déclaré qu’aller sur Mars semble plus facile que d’être pénétré par son propre être. En revanche, c’est vraiment une description parfaite de l’évasion psycho-planétaire actuelle : écrasés sous le poids de l’Anthropocène, les quelques nantis ne voient d’autre choix que de fuir la Terre et d’abandonner l’idée de composer un monde commun. « L’Ange de l’Histoire ? »6 Il nous suffira de lui donner des jet wings – c’est parti !
La mission ? L’exode. La destination ? Quitter la planète. Bien entendu, ce n’est pas la seule façon dont ces « quitteurs »/ « exiteurs » / « exilés » essaient d’échapper aux limites matérielles par la technique. Si vous pouvez acheter l’espace, vous pouvez sans doute aussi acheter le temps, et en bon spinozistes nous ne savons pas ce que peut un corps, n’est-ce pas ? D’où l’envie de consacrer quelques milliards de dollars supplémentaires à la recherche sur la longévité afin de vivre quelques siècles de plus que les misérables Terriens [Earthbounds]7. Peu importe qu’il s’agisse du corps ou de la planète Terre, la même logique est à l’œuvre : « Ma foi, ces limites matérielles ne sont pas ma tasse de thé, donc je m’en échappe, et je laisse le reste derrière. » L’évasion du corps et de la planète, du temps et de l’espace – seulement pour une minorité. Telle est la définition de « la Vie comme Exode. »
Or, faire fi des gens ou des principes n’est pas vraiment le problème auquel sont confrontés ces techno-milliardaires, lorsqu’ils font passer de la théorie à la pratique le livre d’Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini8. C’est un prix qu’ils sont prêts à payer : il n’y a pas assez d’espace pour nous tous sur cette pauvre Terre si limitée, et ils acceptent donc pleinement de faire fi de l’idéal moderne du progrès pour tous. Après tout, deus ex machina ou partisans de la tech, n’avons-avons pas affaire aux élus de Dieu ? Le problème est plutôt que devenir martien pourrait prendre beaucoup de temps, en l’occurrence plus que l’allongement de la vie qu’il soit possible de s’offrir. Dieu semble même un peu hésitant à ce sujet en ce moment, car habiter Mars est technologiquement quasi-impossible – à moins, bien sûr, que vous ne soyez à l’aise avec l’idée de vivre dans une combinaison spatiale pour survivre à des températures moyennes de – 63°C et à une atmosphère irrespirable. « Y a-t-il de la vie sur Mars ? » Peut-être, mais pas une vie très sympathique.
C’est ici que les « exileurs » passent de la « planète B » au « plan B » et que l’évasion passe de la verticale à l’horizontale. Parce que si vous ne pouvez pas coloniser Mars, Mercure ou la Lune, vous voudrez peut-être vous assurer de posséder, sur cette planète, un luxueux refuge-bunker résistant aux aléas climatiques, aussi éloigné que possible de tous les problèmes du monde. Ces stratégies d’évasion exo-territoriale des ultra-riches sont bien documentées par les journalistes d’investigation : convaincus de l’arrivée prochaine de l’effondrement de la civilisation causé par une catastrophe environnementale, une guerre nucléaire ou des virus hors de contrôle, les techno-milliardaires et autres capital-risqueurs de la Silicon Valley ont commencé à planifier leur fuite en achetant dans le monde entier des propriétés à l’abri du chaos à venir9. Vivant à l’époque du Misanthropocène, les techno-riches complotent littéralement pour nous planter à l’aube de l’apocalypse. Mais pour aller où ?
Loin, c’est certain, mais le sens du bout du monde dépend de votre boussole. Heureusement, les ultra-riches ont une boussole, elle s’appelle « capitalisme ». Et ils se souviennent donc d’un endroit si lointain qu’il n’y avait, par le passé, absolument aucune raison d’y faire des affaires : la Nouvelle-Zélande. Cette île, jugée inutile à l’époque coloniale en raison de son isolement, est devenue la destination d’évasion favorite des ultra-riches pour la même raison. Très éloignée, autosuffisante, relativement stable politiquement, avec de vastes terres inhabitées, gorgées d’eau propre, et qui ne devraient pas être beaucoup affectées par le changement climatique. Cachez votre argent au Panama et vous-même en Nouvelle-Zélande – un endroit à l’abri du déluge à venir10.
C’est le lieu idéal pour la survie post-apocalyptique, comme les 1% le savent bien depuis longtemps. Comme dans un roman de Balzac, mais mis au goût du jour en matière de technologie, les riches prévoient de s’échapper en douceur à bord d’un Gulf Stream Jet (le fameux « parachute doré »), disparaissant ainsi du reste du monde, et du monde des autres. Bien sûr, il n’est pas facile de vivre sur la planète Exit. Vous devez faire venir la famille de votre pilote, vous assurer que vos gardes ne retournent pas leurs armes contre vous, et votre toast à l’avocat californien pourrait ne pas être biologique mais seulement hydroponique. Néanmoins, cela reste une option beaucoup plus aisée que de suivre le conseil de Donna Haraway d’habiter le trouble11. Selon Steve Hoffman, cofondateur milliardaire de Reddit, au moins une bonne « moitié » pensent de la sorte, a-t-il déclaré lorsqu’on lui a demandé d’estimer combien de milliardaires de la Silicon Valley ont acheté des biens immobiliers apocalyptiques dans le monde12.
Mais comment se fait-il que les techno-élites aient commencé à se préparer à nous abandonner comme des miettes sur une assiette ? Le manifeste techno-libertaire de James Dale Davidson et William Rees-Mogg, The Sovereign Individual : How to Survive and Thrive During the Collapse of the Welfare State (1997) nous offre un éclairage idéologique pour comprendre comment l’environnement technologique s’est métamorphosé d’un épicentre des idéaux modernes de progrès pour tous en une forteresse du techno-néolibéralisme pour une minorité de riches13. Cité par les techno-milliardaires comme leur principale source d’inspiration politique, ce livre, qui est très vite devenu fameux dans la Silicon Valley, offre un aperçu inégalable du projet d’évasion porté par quelques-uns et de la manière dont « [l]e développement technologique est devenu moins une histoire d’épanouissement collectif que de survie personnelle. »14 Comme une sorte de mélange d’Atlas Shrugged (1957) d’Ayn Rand15 et de la philosophie politique du panarchisme de Paul Émile de Puydt16, mis au goût du jour technologique, le livre de Davidson et Rees-Mogg décrit un avenir apocalyptique proche où les changements technologiques – en particulier les crypto-monnaies et les cyber-économies – mettront l’État-nation cupide en faillite économique, morale, politique et juridique.
Selon les auteurs de l’époque, dans l’« ère de l’information » à venir, les démocraties disparaîtront et une « aristocratie de l’information » émergera17. Cette « élite cognitive »18 – une techno-version des « vrais hommes de génie » d’Ayn Rand – sera libérée des contraintes et de l’oppression des gouvernements étatiques, et ses capitaux seront gardés en sécurité dans le cloud : « Une grande partie du commerce mondial va migrer vers le nouveau royaume du cyberespace, un endroit où les gouvernements n’auront pas plus de pouvoir qu’ils n’en ont sur les fonds marins ou les autres planètes. […] Le cyberespace est l’ultime juridiction offshore. Une économie sans impôts. Les Bermudes dans le ciel paré de diamants »19.
Au « fond de la mer ou sur les autres planètes » ? Si cela vous paraît familier, c’est parce que Carl Schmitt, dans ses dialogues sur le pouvoir et l’espace dont il était question précédemment20, n’avait pas seulement un, mais deux interlocuteurs modernistes dépourvus de spatialité : d’une part, M. MacFuture, que nous rencontrons en route pour Mars, et d’autre part, M. Neumeyer qui, lui, se dirigeait tout droit vers le sombre fond océanique ! Or, c’est explicitement là que les élites technologiques envisagent de résider : sur d’autres planètes, sur des bases marines flottantes ou dans le cyberespace. Libres de toute limite ou contrainte matérielle, délocalisés, vivant dans un non-espace – loin des mortels « cyberpauvres »21 laissés derrière, dans leur finitude corporelle sur une Terre limitée : « Les plus brillants, les plus performants et les plus ambitieux d’entre eux émergeront en tant que véritables Individus Souverains. […] Au plus haut niveau de productivité, ces Individus Souverains seront en concurrence et interagiront d’une manière qui fera écho aux relations entre les dieux dans la mythologie grecque. L’insaisissable Mont Olympe du prochain millénaire se situera dans le cyberespace – un royaume sans existence physique qui verra néanmoins naître ce qui promet d’être la plus grande économie mondiale d’ici la deuxième décennie du nouveau millénaire »22.
Il s’agit d’une philosophie politique fondée sur l’idée d’un royaume d’activité économique sans existence matérielle, où les « bénéfices iront à l’« élite cognitive », qui agira de plus en plus en dehors des frontières politiques »23 et « jouira d’une sorte d’« immunité diplomatique » contre la plupart des malheurs politiques qui tourmenteront alors les mortels dans la plupart des espaces-temps »24. Dans « le même environnement physique que le citoyen ordinaire assujetti, mais dans un royaume politiquement différent ». Du moins, presque dans le même environnement physique, puisqu’ils devront vivre à une certaine distance de l’apocalypse. Mais d’où, alors ? La réponse n’est pas surprenante : « Les régions faiblement peuplées au climat tempéré et disposant d’une grande quantité de terres arables par habitant, comme la Nouvelle-Zélande et l’Argentine, bénéficieront également d’un avantage comparatif »25.
Voilà vraiment quelque chose que nous n’avons jamais vu auparavant. Si les néolibéraux ont peut-être désintégré la société en atomes, ils n’ont jamais osé dire que ce n’était pas pour le plus grand bien. Pourtant, c’est l’abandon de cet idéal qui se retrouve dans cette idéologie de survie face à l’apocalypse et auquel les techno-milliardaires adhèrent : une philosophie politique de l’évasion, une idéologie explicitement focalisée sur un petit nombre d’élus laissant le reste derrière eux. L’exode planétaire a commencé à voir le jour dans les années 1990 à partir d’un manifeste techno-libertaire qui sacrifiait la solidarité sur l’autel d’un petit nombre d’élites extraterritoriales. Maintenant, nous le savons : les ultra-riches nous laissent derrière eux, et cela fait un certain temps qu’ils l’ont prévu. Face à une autre déesse grecque, Gaïa, ces dieux olympiens autoproclamés n’ont eu qu’à accélérer leurs plans de fuite. C’est la meilleure preuve que nous ayons de l’hypothèse selon laquelle les ultra-riches font sécession – ils le disent eux-mêmes.
Traduit de l’anglais par Pierre de Jouvancourt. Texte initialement paru sous le titre « Life as Exodus » dans B. Latour & P. Weibel (dir.), Critical Zones: The Science and Politics of Landing on Earth. MIT Press, Cambridge, MA, 2020, pp. 284-287.
Notes
- Devin Coldewey, “Starman Has Gone Dark,” TechCrunch (February 7, 2018), https://techcrunch.com/2018/02/07/starman-has-gone-dark/.[↩]
- c’est-à-dire une consommation destinée soit à mettre en évidence son statut social ou son mode de vie, NDLR[↩]
- Sic itur ad astra : locution latine signifiant « C’est ainsi que l’on s’élève vers les étoiles », NDLR[↩]
- Carl Schmitt, Dialogue on Space, ed. Andreas Kalyvas and Federico Finchelstein, trans. Samuel Garrett Zeitlin (Cambridge: Polity Press, 2015), p. 81[↩]
- Carl Gustav Jung, C. G. Jung Speaking: Interviews and Encounters, ed. William McGuire and R. F. C. Hull (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1977), 468[↩]
- Walter Benjamin, “On the Concept of History,” in Walter Benjamin: Selected Writings, 4: 1938–1940, ed. Howard Eiland and Michael W. Jennings (Cambridge, MA: Harvard University Press, 2006).[↩]
- Jessica Powell, “The Rich Will Outlive Us All”, Medium (January 3, 2018), https://medium.com/s/2069/what-happens-when-the-rich-live-decades-longer-than-the-restof-us-2dfec4a35b21.[↩]
- Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinite Universe (Baltimore, MD:John Hopkins University Press, 1957[↩]
- Voir par exemple Olivia Carville, “The Super Rich of Silicon Valley Have a Doomsday Escape Plan,” Bloomberg (September 5, 2018), https://www.bloomberg.com/ features/2018-rich-new-zealand-doomsday-preppers/ and Mark O’Connell, “Why Silicon Valley Billionaires are Prepping for the Apocalypse in New Zealand,” The Guardian (February 15, 2018), https://www.theguardian.com/news/2018/feb/15/why-siliconvalley- billionaires-are-prepping-for-the-apocalypse-in-new-zealand.[↩]
- Sur les paradis fiscaux voir Nicholas Shaxson, Treasure Islands: Tax Havens and the Men Who Stole the World (London: Bodley Head, 2011) and John Urry, Offshoring (London: Polity Press, 2014).[↩]
- Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. (Durham,NC: Duke University Press, 2016).[↩]
- Evan Osnos, “Doomsday Prep for the Super-Rich,” The New Yorker (January 30, 2017), https:// www.newyorker.com/magazine/2017/01/30/doomsday-prep-for-thesuper-rich.[↩]
- James Dale Davidson and William Rees-Mogg, The Sovereign Individual: How to Survive and Thrive During the Collapse of the Welfare State (New York: Simon & Schuster, 1997). Une seconde édition a paru deux années plus tard sous le titre The Sovereign Individual: Mastering the Transition to the Information Age (New York: Simon & Schuster, 1999). Les pages citées se réfèrent à la seconde édition.[↩]
- Douglas Rushkoff, “Survival of the Richest,” Medium (July 5, 2018), https://www.onezero.medium.com/survival-of-the-richest-9ef6cddd0cc1.[↩]
- philosophe et romancière conservatrice, cette américaine très influente promeut un capitalisme individualiste de tendance libertarienne, NDLR[↩]
- Ayn Rand, Atlas Shrugged (New York: New American Library, 1999) and Paul Émile de Puydt, “Panarchy,” trans. John Zube, April 1998, https://www.panarchy.org/depuydt/1860.eng.html. Le texte de De Puydt’s a été initialement publié en français dans Revue Trimestrielle (July 1860): 222–45.[↩]
- Davidson and Rees-Moog, 269.[↩]
- Ibid., 17.[↩]
- Ibid., 23–24.[↩]
- édités en anglais sous le titre, Dialogues on Power and Space, Polity Press, Cambridge, 2015[↩]
- Ibid., 18.[↩]
- Ibid.[↩]
- Ibid., 17.[↩]
- Cette citation et la suivante se trouvent à ibid., 20.[↩]
- Ibid., 247.[↩]