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Dix-sept janvier 2018. Le gouvernement abandonne définitivement le projet d’aéroport à Notre-Dame-Des-Landes. Autour de moi, au sein du petit monde associatif étudiant écologiste à Paris, nous sommes plusieurs que cet événement ne laisse pas indifférent·es. Engagé dans l’association écologiste de mon campus depuis deux ans, mon militantisme est encore teinté du citoyennisme1 mou mais plein de bonne volonté qui caractérise ce genre de structure. Malgré tout, ma politisation s’amorce timidement au fil des lectures et des rencontres. Avoir rejoint une association de plaidoyer politique européen depuis quelques mois ne suffit pas à me défaire de cette impression désagréable que quelque chose manque cruellement à mon engagement2.
Durant l’été 2018, quelques semaines après mon premier passage sur la ZAD, je me souviens d’une discussion avec une amie où nous déplorions l’absence d’un collectif qui serait ouvert à tout·es les étudiant·es intéressé·es par une voie de l’écologie plus radicale que celle à laquelle nous étions confrontés quotidiennement. Par radicale, nous entendions un mouvement qui s’en prendrait directement aux causes de la catastrophe écologique, et non plus seulement aux conséquences. Cette radicalité serait donc tout d’abord une exigence de rigueur dans la pensée : elle reconnaîtrait la gravité de la situation et l’ampleur des changements à effectuer, et souhaiterait donc une société très différente de l’actuelle. Elle emploierait une vision systémique et non individuelle du problème, identifierait le capitalisme comme l’ennemi essentiel de l’écologie. Elle le serait également dans l’action : elle aurait conscience des dangers des solutions réformistes, et saurait qu’il est nécessaire de désobéir au système, de le bloquer, de le paralyser partout où il s’en prend au vivant, de construire en dehors de lui, de se mettre en danger s’il le faut. Nous rêvions d’un lieu où nous pourrions nous retrouver pour réfléchir ensemble aux limites de notre engagement associatif actuel, et expérimenter des modes d’actions jusque là invisibles dans nos cercles. La discussion s’est conclue sur ces mots : « Finalement, ce n’est pas étonnant si ce collectif n’existe pas encore. Les étudiant·es sensibles à l’écologie radicale aujourd’hui, c’est nous. C’est à nous de le créer. »
28 août 2018. Nicolas Hulot démissionne de son poste de Ministre. En réaction, des marches pour le climat fleurissent dans des dizaines de villes à travers le pays. Le succès est tel qu’on parle même de marcher dorénavant tous les mois, jusqu’à obtenir « quelque chose » du gouvernement —mais quoi ? De mon côté, je réunis une liste de contacts de jeunes potentiellement intéressé·es par l’action directe écologiste, pour se transmettre des informations et organiser des actions. Le 15 septembre, en guise d’échauffement, nous recouvrons de faux pétrole (du savon noir pigmenté préparé par nos soins) et de stickers les devantures de plusieurs grandes banques dans les rues de Paris, dans le cadre d’une vague d’actions nationale organisée par Attac3. Les germes de ce qui deviendra bientôt le collectif Désobéissance Écolo Paris sont alors nés. Bien vite, nos réunions mélangent des étudiant·es en cours de politisation, de jeunes militant·es plus chevronné·es venu·es d’autres luttes, des personnes proches des milieux autonomes qui sentent le potentiel de radicalisation de la lutte écologiste, etc4… Nos lançons une page Facebook pour y porter un discours fermement anticapitaliste, anti-autoritaire, critique de l’État et de sa répression policière, défendant une vision sociale de l’écologie. Nous travaillons ensemble à initier un cortège agité au devant des dociles marches pour le climat parisiennes5. Malgré les puissants hauts-parleurs et le service d’ordre impeccable des organisateur·rices, la foule se met parfois à chanter avec nous de sympathiques « Anti, anti, anticapitaliste ! », ainsi que notre tube à succès « Écologie libérale, mensonge du capital ! » (ce fut un plaisir d’entendre ce slogan repris un peu partout dans les mois qui suivirent, aussi bien en chant qu’en tag). Plus tard, d’autres slogans impatients sont apparus sur nos banderoles, comme « Tout brûle déjà » ou « Écologie sans transition ».
17 novembre 2018. Alors que surgit avec éclat le mouvement des Gilets jaunes, nous faisons partie des premiers collectifs écologistes à les soutenir publiquement et à rejoindre leurs manifestations, en soulignant l’intrication nécessaire de nos luttes. Le même jour, a lieu a Londres la première action de désobéissance civile massive par Extinction Rebellion UK, lorsque 6 000 activistes paralysent la circulation en bloquant les cinq principaux ponts de la ville. Nous relayons leurs activités et suivons l’évolution du mouvement avec intérêt.
Pendant tout ce temps, une certaine Greta Thunberg poursuit sa grève scolaire depuis la rentrée. Elle sèche les cours tous les vendredis pour aller s’asseoir devant le Parlement suédois aux côtés de sa célèbre pancarte. Au début, nous n’accordons que peu d’intérêt à son action, et avons surtout un avis critique à son égard. Nos idéaux d’horizontalité apprécient alors mal la personnification extrême, proche du culte de la personnalité, produit par l’hyper-médiatisation de Greta. Son intégration au monde capitaliste6 nous incite à la méfiance. D’autre part, ses discours presque exclusivement fondés sur l’injonction à « écouter les scientifiques » ne sont guère compatible avec notre conception d’une écologie sensible, critique d’un certain scientisme ambiant7.
Au fil des mois, tandis que le mouvement Fridays For Future prend progressivement une ampleur internationale et que des jeunes commencent à l’imiter, non seulement en Suède, mais également en Allemagne, en Belgique, en Suisse, en Australie… les jeunes français·es demeurent étonnamment silencieux·ses. Comme si tout le monde se regardait sans mot dire. Comme si nous ne réalisions pas, encore une fois, que c’était nous, les jeunes militant·es pour l’écologie, et que c’était évidemment à nous de lancer ce mouvement.
Au sein de Désobéissance Écolo Paris, l’idée d’une AG inter-facs et d’une action devant le Ministère de la Transition Écologique flottait dans l’air depuis quelques temps. Une membre du collectif a alors proposé d’employer cette AG pour lancer les grèves scolaires à Paris, sur un ton résolument plus radical que les pays voisins. Dans ces derniers, les grandes organisations comme Greenpeace et Alternatiba sont en effet souvent officieusement à la manœuvre, et se contentent généralement d’organiser des marches et de faire émerger leurs Greta nationales8. Durant d’intenses réunions de préparation, nous tâchons alors d’imaginer une mobilisation ambitieuse en accord avec nos convictions politiques, irrécupérable tant par le gouvernement que par les grandes organisations climat. Nous avons appris par la suite que ces dernières envisageaient justement à ce moment même de lancer la mobilisation jeunesse en France. Il s’en est peut-être fallu de quelques jours pour que nous soyons devancé·es par elles.
L’AG de lancement a finalement lieu le vendredi 8 février 20199, au cours de laquelle nous achevons de décider ensemble des actions que nous souhaitons mener et amendons le texte d’appel avec les 300 jeunes présent·es ce soir là, avant de nous répartir en groupes de travail. Plutôt que d’attendre la grande date internationale du 15 mars, nous décidons de commencer la grève scolaire dès le vendredi suivant. La mobilisation prendra forme suivante :
- Chaque semaine, nous publierons en tribune sur Reporterre une revendication sur un thème hebdomadaire sous forme de « leçon au gouvernement », comprenant une introduction rapide aux enjeux du sujet, suivi de quelques exemples de décisions politiques à la hauteur du problème. Ces demandes se veulent ingérables10 : nous n’attendons pas de l’État qu’il réponde à nos revendications, mais cherchons plutôt à le mettre face à ses propres contradictions ; elles ne doivent pouvoir être satisfaites sans initier un changement radical de société. Ainsi s’achevait la première leçon : Si le gouvernement persiste dans son manque de volonté et maintient ses notes aussi proches de 0, un conseil de discipline sera organisé pour envisager une réorientation. Face à la catastrophe, cet enseignement est celui de notre futur, l’échec n’est donc pas une option. Nous saurons vous le rappeler incessamment. Nous donnons rendez-vous à tous les grévistes, ce vendredi 15 février à 14 heures, devant le ministère de la Transition écologique et solidaire pour le premier rendu des copies.11.
- Tous les vendredi matins, nous organiserons une action de désobéissance civile sur un lieu en lien avec le thème de la semaine, puis une marche déclarée (sauf la première devant le Ministère) l’après-midi. Les manifestations se voudront les plus spontanées et agitées possibles, sans service d’ordre. Nous appelons systématiquement à rejoindre les manifestations des Gilets jaunes du lendemain, et invitons ces-derniers à venir aux nôtres, sous le slogan « Vendredi vert, samedi jaune ».
- Des animations, conférences, débats, projections et ateliers de sensibilisation auront également lieu sur les campus et dans les lycées.
C’est le lancement de Youth For Climate Paris, bien vite suivi par Strasbourg, Rennes, puis des dizaines de villes à travers le pays et, quelques semaines plus tard, d’une coordination nationale : Youth For Climate France12. Le rythme à suivre est épuisant, et à mesure que les forces vives s’amenuisent au fil des semaines, il devient presque inhumain.
Le 1er mars, Greta et les représentantes belges et allemandes sont présentes à Paris pour manifester avec nous, avant d’être reçues le soir par Emmanuel Macron à l’Élysée. À cette rencontre, demandée de longue date par Greta (ou bien par celleux qui se chargent de lui dire quoi faire ?), nous ne sommes initialement pas convié·es. C’est seulement quelques heures avant le rendez-vous que l’une d’entre nous reçoit un appel en provenance du cabinet de l’Élysée, nous invitant à venir y représenter le mouvement français. Un petit groupe de personnes, principalement issues de Désobéissance Écolo Paris, se retrouve alors à prendre une décision dans l’urgence. Nous ne sommes pas dupes de la stratégie de communication à l’œuvre. L’échange n’était pas filmé, il est évident que la seule trace médiatique qui en restera sera une merveilleuse photo du Président, tout sourire au milieu des jeunes militant·es, avec qui il « marche main dans la main »13. Nous décidons d’imposer nos conditions de dialogue et exigeons qu’un live Facebook de la rencontre soit retransmis. Notre demande est naturellement refusée. Alors, trop déçu·es de rater une telle occasion de nous montrer insolent·es devant Emmanuel Macron, nous tentons de choisir un·e représentant·e à envoyer tout de même à l’Élysée : je suis la personne désignée.
Sur place, après une poignée de main franche où nous nous sommes regardés dans le blanc des yeux sans mot dire, et à la suite des discours — particulièrement fades — des belges, des allemandes et de la suédoise, quand vient mon tour de m’exprimer, je réitère au nom de tout le mouvement notre demande de retransmettre notre échange publiquement. J’argue que nos discussions ne doivent pas se dérouler à huis-clos, car elles intéressent vraisemblablement beaucoup de monde. D’une voix mielleuse mais sincère, le Président me répond que la rencontre de ce soir n’est pas le contexte approprié. Face à ce refus, je m’excuse de ne pas pouvoir échanger plus avec lui et quitte la salle, laissant derrière moi une ambiance pesante, et sentant mon interlocuteur perdre sensiblement son calme. Raccompagné vers la sortie par un conseiller politique, ce dernier déplore mon comportement, mais lance l’idée d’organiser un Grand Débat pour que nous puissions échanger publiquement. Je rétorque que nous ne sommes pas intéressé·es par les « Grands Débats », lors desquels le gouvernement détermine les questions… et les réponses14.
Le 15 mars, date internationale largement relayée dans la presse, apogée annoncée de la mobilisation, c’est la grande incertitude. Finalement, le succès de la journée dépasse toutes nos attentes. Le matin, 150 jeunes activistes sont présent·es pour bloquer le siège de la Société Générale à la Défense15. L’après-midi, plus de 50 000 lycéen·nes et étudiant·es répondent à l’appel à manifester et viennent noircir de monde l’esplanade des Invalides à l’arrivée, faisant possiblement de Paris la ville la plus mobilisée du monde16. Pour un nombre significatif d’entre elleux, il s’agit de leur toute première manifestation.
Dans la foulée, les événements s’enchaînent. Le lendemain, samedi 16 mars, a lieu la réussie mais mal-nommée17 « marche du siècle » à l’initiative des organisations climat nationales. Elle vient en soutien à l’« Affaire du siècle », i.e. la plainte déposée en justice contre l’État pour inaction climatique, doublée d’une pétition ayant reçu en seulement quelques semaines plus de deux millions de signatures — un record historique en France. Quelques jours plus tard, le 24 mars, Extinction Rebellion France se lance enfin publiquement lors de sa « Déclaration de rébellion », place de la Bourse à Paris. À partir de ce jour, et ce sans discontinuer pendant des mois, le mouvement compte chaque semaine plusieurs dizaines de nouveaux·elles arrivant·es rejoignant ses groupes locaux.
À Youth For Climate, épuisé·es par ces cinq semaines d’hyperactivité, bon nombre de jeunes militant·es cessent de s’impliquer dans la poursuite de la mobilisation. En parallèle, l’engouement médiatique retombe peu à peu — la date de péremption médiatique d’un mouvement contestataire, même à la mode, arrive si vite… Nous peinons à rassembler plus de quelques centaines de personnes en manifestation. Le 12 avril, dans l’idée de joindre l’utile à l’agréable et de prendre plaisir à militer, nous organisons un concert de musiques électroniques devant l’Assemblée Nationale, sobrement baptisé « Dernière teuf avant extinction », afin de nous faire entendre « même par les sourdes oreilles des élu·es »18. Mais même ce format de manifestation rencontrera un succès mitigé. Nous décidons alors de nous concentrer à présent sur les dates de mobilisation internationales annoncées par Greta Thunberg comme le 24 mai ou le 21 septembre. Inspiré·es par des pensées de la stratégie écologiste comme celle de Vincent Verzat, nous critiquons le modèle des grandes organisations climat qui ne jurent que par les marches pacifiques destinées à « massifier » le mouvement. Les marches ne nous semblent plus qu’un prétexte pour rassembler en un même lieu un grand nombre de personnes afin de lancer ensemble une action de désobéissance civile, ou bien afin d’inviter les manifestant·es à se rencontrer, se former et réfléchir ensemble à la lutte écologiste. C’est en ce sens que nous avons invité une vingtaine de chercheur·ses et d’associations à organiser des ateliers à l’arrivée de la marche du 21 septembre au parc de Bercy. Je tiens enfin à rendre hommage à l’action courageuse du 10 février 2020, lorsque des membres du mouvement ont pénétré dans le siège parisien du fond d’investissement BlackRock pour y réaliser d’importantes dégradations matérielles, afin de dénoncer ses investissements écocidaires et son rôle dans la réforme des retraites.
Au cours de la deuxième moitié de l’année 2019, j’ai progressivement pris mes distances par rapport à Désobéissance Écolo Paris, dont l’organisation et l’ambiance interne avait évolué et convenait moins à mes envies personnelles de l’époque. J’ai continué à militer avec Youth For Climate jusqu’à la fin de l’année 2019, à participer aux événements auxquels nous étions conviés et que nous co-organisions, avant de quitter le collectif pour me préserver du burn-out militant et prendre soin de ma santé corporelle et mentale.
Je me propose à présent d’esquisser, avec trois ans de recul, un retour critique sur les premiers mois du mouvement des jeunes en grève, certains de ses apports et de ses conséquences, quelques enseignements à en tirer. Mes positions ne seront vraisemblablement pas partagées par toutes celles et ceux qui y ont participé, elles ne prétendent pas à une quelconque expertise, et ne sont nourries que de mes expériences militantes et mes réflexions personnelles.
La politisation par l’écologie
Je suis souvent frappé, quand je discute avec des militant·es plus âgé·es que moi, ne serait-ce que de quelques années, de constater leur étonnement lorsque je leur dit m’être politisé via l’écologie. Souvent, elleux sont entré·es dans le monde militant lors de mouvements sociaux (par exemple les mobilisations contre le CPE ou la loi travail), et ont rejoint ou créé par la suite des collectifs écologistes. Bien que je n’aie pas le recul nécessaire pour en juger, il semble à les entendre que cette génération qui trouve dans l’écologie une fenêtre d’entrée politique, avant de s’ouvrir progressivement aux autres luttes, soit une nouveauté. Des collectifs comme Youth For Climate l’illustrent parfaitement.
Ayant grandi dans un environnement assez favorisé et plutôt coloré à droite, au sein d’une famille finalement très dépolitisée, je doute sincèrement qu’un autre combat que celui de l’écologie aurait pu me toucher suffisamment pour initier en moi l’engagement politique qui m’anime aujourd’hui. Non pas que j’étais insensible aux autres luttes, mais parce que, du fait de ma position sociale, celles-ci me concernaient trop peu pour susciter en moi l’effort intérieur nécessaire pour rompre avec les déterminations de mon milieu. Par contre, la souffrance émotionnelle et corporelle qu’a toujours provoqué en moi la destruction du vivant humain et non-humain en cours a été bien suffisante pour me pousser à rejoindre une association et à me documenter de plus en plus, jusqu’à y consacrer une grande partie de mon temps et de mon énergie. Je partage cela avec bon nombre d’ami·es militant·es écologistes de mon âge.
L’écologie a cela de particulier (de même, peut-être, que les questions de genre) qu’elle peut potentiellement exercer, et exerce effectivement, une attraction politique chez des personnes socialement favorisées mais dépolitisées, ou bien dont l’environnement politique est par défaut plutôt orienté à droite. Elle peut, dans certains cas, être à l’origine d’une transformation interne significative qu’un argument d’inspiration marxiste n’aurait jamais pu initier, mais qu’il pourra, et devra, poursuivre. Je vois autour de moi des étudiant·es de grandes écoles, remué·es par les conférences de Jean-Marc Jancovici, s’ouvrir peu à peu à partir de cette brèche étroite au reste de l’écologie politique. Je vois des jeunes issu·es de familles aisées, voire très riches, se donner corps et âme au sein d’Extinction Rebellion, et rêver de s’installer en agro-écologie ou bien d’ouvrir des lieux autogérés et inclusifs.
Le phénomène est particulièrement vrai chez les jeunes, lycéen·nes et étudiant·es, chez qui la radicalisation peut être fulgurante. Sur nos plateformes de discussions en ligne et lors des réunions, nous avons observé une évolution rapide dans le ton des débats politiques et du type d’arguments avancés, ainsi que de la façon d’envisager le militantisme en général. Il faut saluer le travail infatigable et méthodique de certain·es membres de Désobéissance Écolo Paris qui ont pris le temps de contre-argumenter à chaque fois qu’un·e jeune avançait une position naïvement mainstream, trop citoyenniste, trop capitaliste, trop peu au fait de réalités sociologiques. Bien entendu, si cette manière extrêmement paternaliste de s’adresser à de jeunes lycéen·nes encore non politisé·es pour leur inculquer la « bonne parole » de l’écologie radicale en a rallié certain·es à notre cause, elle a certainement aussi généré bien de la méfiance et de la lassitude chez les autres.
En outre, on n’efface pas des distinctions sociologiques par quelques idées. Des comportements problématiques, du manque d’ouverture politique ou encore du mépris de classe ont continué a être observés au sein de nos rangs. Certaines rencontres entre différents milieux militants de l’année 2019 tenaient vraiment du choc des cultures. N’est-ce pas le rôle de l’écologie radicale d’en faire la critique, afin d’introduire les écologistes à ce genre de considérations19 ? Il me semble que c’est l’un des intérêts principaux d’un mouvement comme Extinction Rebellion ou Youth For Climate : créer un point de contact entre plusieurs mondes, générer des discussions et des rencontres, et ainsi donner des éléments d’auto-critique à des personnes qui, comme moi, « viennent de loin ». De toute évidence, cela ne suffit pas, car bien peu de jeunes issu·es de classes sociales défavorisées ou racisé·es ont rejoint nos groupes. Pour sûr, Youth For Climate n’était pas le mouvement d’écologie populaire dont nous rêvions.
Secouer les grandes organisations
Pendant ces quelques mois où nous étions sur le devant de la scène militante et médiatique, nous avons eu des contacts rapprochés avec les représentant·es des grandes organisations climat, et plus généralement des structures membres de ce que l’on appelle l’« inter-orga climat » : Alternatiba, ANV, Greenpeace, Les Amis de la Terre, 350.org, WWF, Notre Affaire à Tous, Il Est Encore Temps, On Est Prêts, Extinction Rebellion (à partir de son lancement officiel) mais aussi Attac, Oxfam, le CRID, etc… Youth For Climate, ainsi que Désobéissance Écolo Paris y sont conviés. Les réunions inter-orgas ont pour but de définir ensemble la stratégie commune du mouvement climat, et de se coordonner dans l’organisation des grands événements. Dès nos premières participations, en tant que Désobéissance Écolo Paris ou bien Youth For Climate, nos interventions visaient constamment à secouer les mastodontes que nous avions face à nous, les inciter à adopter des discours et des modes d’action plus fermes, plus radicaux. Il s’agissait entre autres de pousser à ce que le mouvement se définisse clairement anticapitaliste ; pousser sans relâche pour faire progresser la convergence des luttes ; faire pression pour plus de désobéissance civile et moins de marches pacifiques ; ou encore défendre les agissements des gilets jaunes et du black bloc au nom de la pluralité des modes d’action.
Au cours de l’année 2019, nous avons assisté à un réel clash entre Désobéissance Écolo Paris et les grandes organisations climat. Des critiques plus ou moins sévères étaient lancées depuis la page Facebook du collectif, parfois assez mal reçues par les intéressé·es. Lors de certaines réunions inter-orga, il arrivait que le·a modérateur·rice distribue sensiblement moins la parole aux personnes venu·es avec l’étiquette Désobéissance Écolo Paris qu’aux autres.
Nos tentatives pour influencer la ligne stratégique du mouvement climat se sont révélées relativement fructueuses sur certains aspects, complètement impuissantes sur d’autres. Ainsi l’anticapitalisme est-il resté un gros mot à ne pas employer publiquement dans les textes d’appels nationaux et en conférence de presse, par peur d’effrayer les citoyen·nes et de briser soudainement la stratégie de massification poursuivie depuis des mois. Aussi, le black bloc venu rejoindre la tête de cortège de la manifestation écologiste du 21 septembre 2019 n’a-t-il pas manqué d’être sévèrement fustigé en direct sur les réseaux par les organisateur·rices de la marche, position naturellement reprise dans les médias.
Toutefois, nous avons réussi à ce que cette critique n’apparaisse pas dans le communiqué de presse final. Surtout, cette journée du 21 septembre reste, avec l’occupation du centre commercial Italie 2 du 5 octobre, un temps fort mémorable de la convergence des luttes entre écologistes et Gilets jaunes. Beaucoup de chemin a certes été parcouru entre l’insupportable souvenir du 16 mars, où chacun·e s’ignorait mutuellement, et ce samedi 21 septembre, lors duquel les écologistes étaient relativement nombreux·ses à manifester aux côtés des Gilets jaunes le matin, lesquels ont ensuite massivement rejoint la marche climat de l’après-midi. Il me semble qu’un tel progrès dans la construction d’un discours joignant luttes sociales et écologistes n’aurait pas eu lieu sans notre arrivée, et celle d’Extinction Rebellion, au sein de l’inter-orga climat. Je me prend parfois à rêver que nous ayons, à ce moment là, influencé le sens du mot « écologie » tel que perçu par la sphère politique et citoyenne. J’ai l’espoir qu’il soit devenu évident pour beaucoup, depuis cette période, que l’écologie est intrinsèquement un idéal politique de gauche, et que la droite et l’extrême droite seront toujours incapables de formuler un discours écologique cohérent.
Enfin, nous avons contribué à catalyser le débat sur l’incorporation de la désobéissance civile dans la ligne stratégique du mouvement climat. Avec l’arrivée d’Extinction Rebellion et de Youth For Climate sur le devant de la scène, qui revendiquaient la désobéissance comme mode d’action principal, il semblait que c’était devenu le sujet d’intérêt numéro un. L’immense majorité de la presse s’est empressée de rendre compte du phénomène20., et les journalistes nous interrogeaient particulièrement sur le sujet. Noyées dans le flot d’information, quelques réflexions de qualité étaient heureusement proposées sur la question de la stratégie du mouvement écologiste21. Dans ce contexte de réelle effervescence intellectuelle, nous avons prouvé à l’inter-orga climat qu’il n’était point besoin ni de longues semaines de préparation, ni d’une organisation hiérarchique militaire, ni d’un consensus d’action pour préparer une action de désobéissance civile, et avons planifié une action chaque vendredi matin pendant un mois. Nous leur avons démontré qu’il était possible d’organiser des manifestations suivies par des dizaines de milliers de personnes, tout en appelant publiquement à désobéir massivement. Les grandes figures d’Alternatiba ont confié à certain·es d’entre nous que notre arrivée les avait en effet secoué·es sur ce point. Sans cela, et sans le succès médiatique d’autres actions telles que Ende Gelände en Allemagne22, il aurait peut-être fallu attendre plus longtemps pour voir advenir une action de désobéissance civile de l’ampleur de celle du 19 avril 2019 — « La République des pollueurs » — qui a rassemblé plus de 2 000 désobéissant·es venu·es bloquer les sièges de Total, Société Générale, EDF et le tour du Ministère de la Transition Écologique à la Défense23.
Notre rapport aux médias
À mes yeux, bien que ce point de vue ne soit certainement pas partagé par tou·tes les autres (ex-)membres du collectif, la force principale de Youth For Climate à ses débuts résidait dans sa couverture médiatique exceptionnelle. Les journalistes nous tombaient littéralement dessus. Je ne peux manquer d’avoir un pincement au cœur nostalgique en repensant à cette époque, quand je vois les efforts que je dois déployer aujourd’hui pour tenter vainement d’intéresser un·e ou deux journalistes aux dynamiques militantes dans lesquelles je m’implique actuellement. À l’époque, c’étaient elleux qui venaient à nous, par tous les moyens. Durant tout le mois de février et de mars 2019, nous avons répondu à des centaines de médias différents, de tous types, et de tous bords politiques, y compris à l’international : grands quotidiens, magazines, JT, plateaux radio, reportages, documentaires, médias étudiants, débats télévisés, cycles de conférences, étudiant·es en école de journalisme, médias indépendants…
Notre stratégie médiatique consistait à répondre consciencieusement à toutes les sollicitations que nous recevions, sauf certains cas exceptionnels comme les propositions de débats avec des climato-négationnistes tels que Laurent Alexandre, que nous boycottions. Nous ne voulions en revanche pas d’une nouvelle Greta nationale, c’est pourquoi nous avons eu à cœur de répartir le temps de parole médiatique entre nous. Toutes les demandes d’intervention médiatique reçues via les différentes pages Facebook, de même que les invitations adressées personnellement, étaient centralisées et visibles par tou·tes. Il a même été décidé lors d’une AG que nous ne nous exprimerions plus que sous le pseudonyme commun « Camille » à la manière des zadistes de Notre-Dame-Des-Landes. Cependant, un petit nombre d’ambitieux·ses qui ne partageaient visiblement pas ces valeurs d’horizontalité et espéraient se servir de Youth For Climate comme d’un tremplin médiatique et politique n’ont pas respecté l’emploi du pseudonyme. Il a donc fallu rapidement abandonner cette idée. Iels ne participaient pas non plus toujours à la mise en commun des invitations mais, malgré tout, aucune grande figure n’est venue personnifier notre collectif et cette organisation a relativement bien fonctionné.
Pendant plusieurs semaines, nous avons donc pu faire entendre à des milliers de personnes (des millions ?) un discours d’écologie radicale rarement voire jamais exprimé dans la presse mainstream. La critique de l’écologie individuelle au profit de considérations plus systémiques, l’incompatibilité stricte entre les dynamiques capitalistes et l’écologie, la nécessité de modes d’actions révolutionnaires face à un État dont aucune réforme n’est à attendre, faisaient partie des thèmes que nous abordions le plus. Peut-être avons nous ainsi légèrement élargi la fenêtre d’Overton de l’écologie radicale…
Il m’apparaît aujourd’hui clairement que ce que les journalistes voulaient mettre en valeur en premier lieu, c’était les rapports générationnels : écrire le grand récit du dialogue conflictuel entre parents et enfants, raconter l’histoire de cette génération inquiète de devoir vivre dans le monde en ruine que leur ont laissé leur boomers de parents. Sur le moment, j’ai toujours refusé de m’abaisser à un tel cliché, qui en plus aurait mis l’accent sur la responsabilité d’humain·es plutôt que de structures. Je ne souhaitais pas que le sens de mes mots soit déterminé exclusivement par ma position de « jeune » vis-à-vis des générations précédentes. Néanmoins, je regrette aujourd’hui n’avoir pas su mieux jouer avec cette mise en récit historique, car c’était finalement cela qui touchait le plus les gens quand iels entendaient parler de nous. Et ce n’était pas pour rien si les journalistes nous ramenaient constamment sur ce terrain. Moi-même, c’est ce qui m’émeut encore aujourd’hui quand je revois des photos de manifestations de jeunes aux quatre coins du monde. Pourtant, trop embarqué dans l’action, je n’ai pas suffisamment pris le temps de m’intéresser à l’image que nous renvoyions autour de nous, croyant que seul comptait les idées que nous exprimions.
Une des conséquences appréciables de l’hyper-médiatisation de Youth For Climate, chouchou des journalistes, a été de propulser brusquement la notoriété de Désobéissance Écolo Paris. La plupart des événements des jeunes en grèves sur les réseaux sociaux étaient également portés et diffusés par la page du collectif. Aussi souvent que possible dans mes interventions médiatiques, je mentionnais son existence. Les journalistes ne manquaient pas de questions à son propos pour tenter de démêler les liens de consanguinité qui existaient entre Youth For Climate et lui. Il se retrouvait cité dans des articles de la presse grand public. Son nom passe-partout, presque gentillet, lui a rapidement valu d’être suivi par plus de 20 000 personnes, d’horizons probablement très divers, qui virent soudainement apparaître dans leur fil d’actualité un discours d’écologie sociale et radicale, une vigoureuse dénonciation des violences policières et de l’autoritarisme d’État, etc…
Il est finalement très significatif qu’un collectif comme Désobéissance Écolo Paris ait été l’un des moteurs pensants de la mobilisation des grèves scolaires à Paris, et donc dans une certaine mesure en France. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer à la platitude des propos tenus par Anuna De Wever et Kyra Gantois (deux des figures médiatiques du mouvement belge) dans leur manifeste Nous sommes le climat24, celui des leçons au gouvernement du mouvement parisien, ou encore de la charte de Youth For Climate France25 votée lors des assises nationales à Grenoble à l’automne 2019. Souvenons-nous d’ailleurs que l’affirmation de Youth For Climate Paris comme un mouvement d’écologie radicale était loin d’être acquise au début. À son lancement, de vives oppositions idéologiques existaient entre, d’une part, plusieurs jeunes aux positions modérées mais très arrêtée,s et, d’autre part, les membres proches de Désobéissance Écolo Paris, avec tout un continuum entre les deux. Cependant, les tenant·es des positions radicales ont réussi à avoir la main sur la ligne politique et ont fait en sorte de la garder au sein d’un noyau dur affinitaire. Assez rapidement les plus modéré·es, sentant qu’iels ne la prendraient pas, ont fini par quitter le mouvement. Certains médias n’ont pas manqué de relayer ces scissions internes26. Ce manque incontestable d’horizontalité a sans doute provoqué l’auto-exclusion ou le désengagement de nombreuses personnes qui ne se sentaient pas faire partie du noyau, et soulève une intéressante question politique : dans une situation fortement conflictuelle, jusqu’où faut-il aller pour faire exister ses idées lorsque celles-ci sont menacées par d’autres que l’on considère comme non stratégiques voire délétères ? La question est encore plus épineuse lorsque les positions antagonistes sont portées par le discours dominant, et bénéficient déjà d’une visibilité écrasante pour les autres courants de pensée minoritaires. En d’autres termes, nous n’avons pas fait preuve de la bienveillance et de la démocratie que nous revendiquions, et donc pour une fois un mouvement très médiatique et radical a pu exister. Une question ouverte : quels sont les moyens qu’ont les radicaux·les de diffuser leurs idées dans les espaces où l’enjeu médiatique est fort (et donc aussi le pouvoir et la compétition) sans les imposer ?
Enfin, on peut se demander pourquoi l’engouement pour notre mouvement est retombé si tôt, progressivement après l’apogée du 15 mars, alors qu’à l’international les mobilisations de jeunes pour le climat ont plutôt culminé en septembre 201927. Il me semble absurde de soutenir que les jeunes français·es sont moins concerné·es par la crise écologique que dans les autres pays. De même, contrairement à ce qui a pu nous être reproché, je ne crois pas que notre discours plus radical que d’autres ait effrayé ou démotivé la jeunesse française à rejoindre nos manifestations. Elle n’avait guère peur de nous le 15 mars, lorsque Paris faisait partie des villes les plus mobilisées du monde. En fait, je pense que l’explication principale réside dans la baisse significative de médiatisation à partir de la deuxième moitié du mois de mars en France, qui n’a apparemment pas été observée dans tous les pays. Peut-être n’était-ce alors pas les jeunes elleux-mêmes qui ont été effrayé·es par notre radicalité affirmée, mais plutôt les journalistes ? Peut-être aussi notre forte indépendance vis-à-vis des grandes organisations nationales a-t-elle joué en notre défaveur en terme de relai médiatique ?
Tout ça pour quoi ?
Avons-nous servi à quelque chose ? Je connais peu de militant·es (pas nécessairement écologistes) qui n’aient jamais été envahi·es un jour ou l’autre par cette écrasante sensation d’impuissance face à la mise en échec permanente de leur lutte. Dans un contexte mondial qui ne semble qu’empirer de jour en jour, on est bien vite assomé·e par le constat de la piètre efficacité d’un militantisme qui n’obtient jamais que des micro-victoires spécifiques28. J’ai moi aussi été plusieurs fois sur le point de tout arrêter, et de m’écrier avec lassitude : « À quoi bon ? Rien ne change ! » Et il est vrai que, la plupart du temps, rien de perceptible ne change. Mais cette année là, en 2019, avec la conjonction extraordinaire des Gilets jaunes et de la constellation écologiste, quelque chose s’est mis à changer à vue d’œil. Je ne sais pas si il me sera donné, une autre fois dans ma vie, d’avoir la chance de participer à un mouvement contestataire ayant eu une influence aussi nettement sensible.
Bien sûr, le gouvernement n’a pas mis en œuvre les revendications du mouvement climat. Certes, le système économique ne s’en porte que mieux et les exactions écologiques et sociales sont toujours plus nombreuses. Nos mobilisations n’ont pas été assez puissantes pour se traduire matériellement — il faudra bien, un jour, qu’un rapport de force le permette… —, mais pourtant il me semble clairement que, depuis 2019, plus personne ne parle d’écologie comme avant. Je suis certainement trop jeune pour pouvoir en juger correctement, attentif à ce genre d’évolutions politiques et sociales depuis trop peu de temps, mais je pense qu’on m’accordera sans mal que l’écologie est un terme qui n’a jamais été aussi à la mode. Jean-Luc Mélenchon a récemment déclaré avoir dû reformuler tout son système de pensée politique « il y a deux ou trois ans », à cause de la prise de conscience de l’irréversibilité et de la gravité de la catastrophe écologique29. Un ami du quartier libre des Lentillères30 m’a confié que, pendant bien longtemps, parler d’écologie à ses camarades l’aurait fait passer pour un extravagant ; à partir de 2019, en seulement quelques mois, il est devenu évident pour tout·es de commencer chaque tract et communiqué de presse par la mention de la crise écologique en cours. En face, naturellement, les pouvoirs politiques, économiques et médiatiques n’ont plus que ce mot à la bouche. On ne compte plus le nombre de conférences, de films et de livres proposés, y compris par celleux qui semblent se découvrir soudainement une passion et même une expertise sur le sujet. Le rayon écologie des librairies a doublé de taille en quelques mois. Même les publicités ont changé31. Le pétrolier BP, membre actif de la Global Climate Coalition32 (GCC) jusqu’en 1997, niait l’idée même de pic pétrolier en 2009 et était classé en 2015 par l’ONG Influence Map en tête du top 100 des pires opposants à l’action climatique en Europe33 ; puis soudain, en 2019, son rapport de prospective énergétique prévoyait le pic pétrolier en 2030, tandis que le rapport de 2020 affirmait qu’il était en réalité probablement déjà atteint34.
Ces exemples ne sonnent pas tous comme de bonnes nouvelles. Mais mon optimisme naïf me fait croire qu’il ne s’agit là que des symptômes visibles d’un système qui tente de s’adapter face à un changement plus profond, qu’il a su percevoir et exploiter, mais qui aura peut-être un jour raison de lui. Un changement advenu dans l’imaginaire collectif d’une partie de la population, parmi les classes moyennes et aisées. Il y avait déjà eu quelques signes précurseurs de cette évolution en 2015, au moment de la COP 21 ; l’année 2019 est venue l’amplifier et il en faudra d’autres. Il s’agit pour l’instant d’un changement interne, subjectif, encore trop peu politique, dans le rapport au monde de milliers de personnes qui reprennent peu à peu conscience de cet amour qu’iels nourrissent pour la vie, et qu’on leur avait toujours demandé de taire. L’exaspération devant une publicité pour le dernier gadget qui autrefois nous aurait amusé, les haut-le-cœur à la vue des produits de l’élevage intensif, l’aversion profonde éprouvée face à un grand centre commercial, peuvent avec le temps être suivis du désir d’échapper à la société occidentale, et de se réfugier dans un écovillage ou bien dans une ZAD, là où une vie réellement écologique est possible. Ce que je vois partout aujourd’hui, c’est avant tout le mal-être profond d’individus écrasés sous le poids d’une civilisation suffocante, à peine masqué par des sourires forcés sur des visages qui font semblant d’accepter, mais qui au fond n’y croient plus. Environ six français sur dix redoutent un effondrement de notre civilisation, selon un sondage de décembre 201935. Il y a vraisemblablement bien plus de gens qu’on ne l’imagine qui, consciemment ou non, ne prêtent déjà plus aucune allégeance au système et en attendent silencieusement la fin.
Nous, les jeunes de Youth For Climate Paris, prônions sans cesse plus de radicalité en vue d’affecter directement les infrastructures capitalistes, contre l’inefficacité des grandes marches pacifiques et purement symboliques. Pourtant, je suis aujourd’hui persuadé que l’impact le plus profond qu’ont eu les grèves scolaires, et plus généralement l’année 2019, est précisément symbolique, mais c’est déjà beaucoup. Il a été permis par une extraordinaire combinaison d’immenses rassemblements dociles mais réguliers et déterminés, de manifestations intenses et offensives comme celles des Gilets jaunes, de l’arrivée de la désobéissance civile de masse, et de la voix hyper-médiatisée d’une jeunesse désespérée.
Notes
- Par citoyennisme, j’entends un ensemble d’opinions et de comportements par défaut sur les questions politiques (c’est-à-dire qui résultent moins d’un effort de documentation et de réflexion personnel, que d’une incorporation tacite du discours dominant), notamment : la croyance en un relativement bon fonctionnement démocratique des institutions ; la tendance à surestimer l’impact sur la société du vote, des choix de consommation, et d’une minorité d’initiatives individuelles exemplaires ; un attachement intuitif très fort, mais mal défini, à la « non-violence ».[↩]
- Ce récit personnel se concentre sur la période 2018/2019, suite à laquelle j’ai quitté Youth for Climate. Le collectif continue bien entendu d’exister aujourd’hui et poursuit ses actions. L’analyse proposée ici n’a pas vocation à l’exhaustivité et laisse ouverte la possibilité à d’autres récits, critiques et bilans.[↩]
- https://france.attac.org/se-mobiliser/archives-campagnes/pasavecnotreargent/article/toutes-les-actions-pasavecnotreargent-partout-en-france-ce-samedi-15-septembre[↩]
- Il s’agit principalement d’élèves de facs et de grandes écoles parisiennes (Tolbiac, Jussieu, ENS, Agro…), la composition est relativement paritaire en terme de genre, mais ne compte presque aucune personne racisée.[↩]
- https://lundi.am/Marche-pour-le-climat-les-petits-pas-ca-ne-suffit-pas[↩]
- Globalement bien résumé par cet article.[↩]
- Aujourd’hui, mon regard sur Greta est bien plus nuancé. Difficile de ne pas s’identifier à cette jeune qui n’a que le militantisme comme réponse à la dépression et à cette souffrance indicible, corporelle, que procure le simple fait de penser au massacre écologique en cours. Force est de reconnaître que ses discours face aux dirigeant·es dégagent tout de même une certaine radicalité, et que son influence sur la médiatisation de l’écologie (pour le meilleur, et pour le pire) a été significative. Naturellement, notre propre mobilisation aurait été absolument invisible sans la dynamique internationale qu’elle a initiée.[↩]
- À l’instar de Carla Reemtsma et Luisa Neubauer en Allemagne, ou Adélaïde Charlier, Anuna De Wever et Kyra Gantois en Belgique.[↩]
- https://www.facebook.com/events/575564356200262/[↩]
- J’emprunte l’expression « demande ingérable » à Maxime Chédin : https://reporterre.net/Compromis-ou-radicalite-le-mouvement-ecolo-cherche-sa-strategie. Exiger la déclaration de l’état d’urgence climatique, comme cela fut le cas dans bon nombre de pays européens, ou encore la création d’une nouvelle assemblée de citoyens tirés au sort, sont des demandes facilement gérables ; au contraire, exiger la fin du trafic aérien ou l’interdiction de la publicité sont ingérables pour un État au service du capitalisme. À noter que les deux exemples de demandes gérables cités ici ressemblent fort aux revendications 1 et 4 d’Extinction Rebellion France (ou 1 et 3 d’Extinction Rebellion international) : https://extinctionrebellion.fr/revendications/, https://rebellion.global/.
Dans notre communiqué de presse du 15 mars appelant à poursuivre la mobilisation, nous écrivions : « L’intérêt de nos revendications est multiple : – mettre l’État face à ses propres contradictions, en montrant à quel point les mesures nécessaires pour éviter le chaos climatique et environnemental sont contradictoires avec les objectifs (notamment économiques) du gouvernement ; – mettre fin au discours omniprésent d’écologie consensuelle des « petits pas » et des initiatives individuelles, qui ne suffisent (évidemment) pas ; présenter une réflexion sur l’ampleur des mesures à prendre, et faire réfléchir les lecteurs sur la radicalité des changements qui s’imposent ; – montrer que la jeunesse mobilisée a compris que la réponse à la crise écologique nécessite une mutation profonde de la société »[↩] - La liste des neuf leçons des jeunes au gouvernement :
Texte d’appel et leçon n°1 (introduction générale)
Leçon n°2 (énergie)
Leçon n°3 (agriculture)
Leçon n°4 (éco-féminisme)
Leçon n°5 (système économique et financier)
Leçon n°6 (transports)
Leçon n°7 (bâtiment)
Leçon n°8 (biodiversité)
Leçon n°9 (Union Européenne).[↩] - Il convient ici de jeter enfin la lumière sur un détail méconnu : tandis que dans l’immense majorité des pays, le mouvement s’appelle Fridays For Future en accord avec le nom promu par Greta, les belges, qu’on sait anticonformistes, ont quant à elleux choisi de sécher les cours le jeudi et non le vendredi, et de nommer leur mouvement Youth For Climate pour d’obscures raisons. Or, une page Facebook Youth For Climate France avait été créée peu avant l’AG du 8 février par un jeune de Greenpeace, ami avec le président des Amis de la Terre, à qui l’on avait proposé de lancer les grèves, qui s’est ensuite fort investi avec nous dans les mobilisations. Nous avons repris cette page, et donc le nom belge Youth For Climate, tout en conservant cependant le vendredi, et non le jeudi, comme jour de grève. À noter que Chypre et le Luxembourg on fait de même. Encore plus subtil : le groupe local de Grenoble a tout de même choisi de conserver l’appellation internationale, et s’appelle donc Fridays For Future Grenoble. Comme j’apprécie personnellement peu les anglicismes, et que je trouve problématique de réduire l’écologie à la question climatique, je me suis évertué — en vain — à n’utiliser que l’expression « jeunes en grève pour l’écologie » face à tou·tes les journalistes à qui j’ai eu affaire…[↩]
- Référence à l’expression, devenue fameuse entre nous, employée par François de Rugy en réponse à notre décision de manifester devant son Ministère le 15 février : « Je pense que nous pouvons marcher main dans la main pour le climat ».[↩]
- La vidéo de l’interview en sortie de l’Élysée : https://www.facebook.com/watch/live/?v=1148813015284109[↩]
- La vidéo résumé du blocage : https://www.facebook.com/400907550728882/videos/594561964358345[↩]
- Difficile de réunir les statistiques pour toutes les villes du monde, mais de tous les retours internationaux qui me sont parvenus, aucun ne dépassaient le chiffre parisien.[↩]
- Mal nommée, parce que les 350 000 manifestant·es qu’elle a réunis en France, dont 100 000 à Paris, font bien pâle figure devant l’intensité des mobilisations écologistes des années 1970, parfaitement évacuée des mémoires par l’implacable amnésie militante qui n’épargne guère la lutte écologiste. Ainsi, vingt millions d’étasunien·nes manifestaient déjà en 1970 lors du premier Earth Day (un dixième de la population de l’époque !), et un·e étasunien·ne sur quarante faisait alors partie d’une association écologiste. [Voir Yannick Mahrane, Christophe Bonneuil « 4. Gouverner la biosphère. De l’environnement de la guerre froide à l’environnement néolibéral », dans Dominique Pestre, Le gouvernement des technosciences, La Découverte « Recherches », 2014]. Mal nommée, également, car il me semble avec du recul que notre manifestation de la veille était au moins aussi historiquement importante, sinon plus. Ce jour là, dans plusieurs dizaines de pays à travers le monde, et sur les cinq continents, des millions de jeunes presque tou·tes âgé·es de moins de 25 ans se sont coordonné·es pour crier leur inquiétude quant à l’avenir de la vie sur Terre. Mal nommée, enfin, parce que le mouvement des Gilets jaunes mérite très clairement plus le titre de « Manifestation du siècle » : il fêtait justement ce samedi 16 mars ses quatre mois de mobilisation, d’une intensité infaillible et d’une diversité extraordinaire. Tandis que bon nombre de gilets jaunes manifestaient sur les Champs-Élysées et mettaient feu au Fouquet’s, la soi-disant « Marche du siècle » leur tournait le dos, à quelques centaines de mètres de là, s’avançant depuis l’Opéra en direction de la place de la République. Son texte d’appel ne comportait pas une seule référence ou soutien aux Gilets jaunes. On a même entendu quelques jours plus tard, au cours d’une réunion entre grandes organisations climat, refuser la convergence avec les Gilets jaunes au nom de la raison suivante : « On ne veut pas d’un Fouquet’s bis. » On trouve difficilement meilleure illustration de mépris de classe.[↩]
- https://www.facebook.com/events/2198888206892080/ ; https://www.youtube.com/watch?v=RO5SVQCGSXI ; https://www.youtube.com/watch?v=B_i-uKzSvrY[↩]
- Il est indispensable de lire sur ce point l’excellente « lettre ouverte aux militant·e·s d’Extinction Rebellion » rédigée par Désobéissance Écolo Paris suite à l’occupation de la place du Châtelet à Paris lors de la semaine internationale de Rébellion, en octobre 2019.[↩]
- À l’image de Libération (https://www.liberation.fr/planete/2019/06/29/climat-la-desobeissance-de-masse-arrive-en-france_1736890/), Le Monde (https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/01/25/face-a-l-urgence-climatique-les-militants-se-tournent-vers-la-desobeissance-civile_5414640_3244.html), Le Figaro (https://video.lefigaro.fr/figaro/video/desobeissance-civile-comment-les-activistes-sont-formes/6027879429001/[↩]
- Mes deux sources d’inspiration principales de l’époque, que je considère encore aujourd’hui faire partie de ce qui s’est dit de mieux sur le sujet, furent l’excellent article « La ZAD et le Colibri : deux écologies irréconciliables ? » de Maxime Chédin, et la longue vidéo « On s’est plantés… » de Vincent Verzat et Félicien Bogaerts.[↩]
- https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/06/22/en-allemagne-la-contestation-contre-l-inaction-environnementale-prend-de-l-ampleur_5480003_3244.html[↩]
- Un chiffre édifiant : 40% des bloqueur·ses de « La République des pollueurs » participaient à leur première action de désobéissance civile (communication personnelle des organisateur·rices).[↩]
- https://www.hachette.fr/livre/nous-sommes-le-climat-9782234088320[↩]
- https://youthforclimate.fr/qui-sommes-nous/charte-de-grenoble/[↩]
- https://www.francetvinfo.fr/societe/education/parcoursup/parcoursup/manifestations-des-lyceens/il-y-a-eu-un-gros-clash-divises-sur-les-moyens-d-action-les-jeunes-pour-le-climat-ont-perdu-une-partie-de-leurs-militants_4117341.html[↩]
- On estime que 1 400 000 jeunes étaient dans les rues du monde entier le 15 mars, contre 4 000 000 le 20 septembre. En France, nous étions 168 000 à manifester le 15 mars, et environ cinq fois moins le 20 septembre.[↩]
- Même l’interdiction des cultures OGM ou l’abandon d’un projet d’aéroport après vingt ans de lutte acharnée peuvent bien facilement apparaître comme insignifiants pour qui reçoit chaque semaine des dizaines de nouvelles accablantes sur l’évolution de l’état du monde…[↩]
- Jean-Luc Mélenchon : Où va la France ?, Thinkerview, 24 janvier 2022[↩]
- Un lieu de vie et de cultures sur des terres urbaines à Dijon, occupées depuis plusieurs années pour les protéger de la métropolisation poursuivie par la mairie. https://lentilleres.potager.org/[↩]
- https://www.youtube.com/watch?v=drSvyURk3HI, https://www.youtube.com/watch?v=MBiVdxlrARo[↩]
- Un groupe de lobbying climato-négationniste voué à semer le doute sur le consensus scientifique au sujet de dérèglement climatique lors des discussions internationales, notamment au moment du protocole de Kyoto.[↩]
- https://www.theguardian.com/environment/2015/sep/21/bp-tops-the-list-of-firms-obstructing-climate-action-in-europe[↩]
- https://www.bp.com/en/global/corporate/energy-economics/energy-outlook.html[↩]
- Sondage YouGov pour HuffPost, décembre 2019[↩]