Ce court texte constitue la dernière partie de l’introduction que Günther Anders rédige, en 1982, pour le recueil Hiroshima est partout1. Alors âgé de 80 ans, le philosophe termine ces lignes au moment des grandes marches antinucléaires de Pâques, en Allemagne, auxquelles il ne peut malheureusement pas participer, dit-il, « parce que trop vieux ». Aujourd’hui, alors que nous pleurons le 36ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, que les chars russes déambulent entre les centrales nucléaires ukrainiennes, que les ogives pullulent toujours et que la France s’apprête à relancer un programme électronucléaire massif, sa pensée demeure d’une bouleversante lucidité et d’une remarquable acuité. Comme un pavé dans le présent.
Le mouvement antinucléaire qui, je le répète, est resté paralysé pendant des années, ou qu’on a délibérément paralysé, a donc maintenant repris à nouveau de la vigueur. Le nombre de ceux qui savent dorénavant ce qui est en jeu, c’est-à-dire tout, s’est entretemps multiplié. La « deuxième croisade » s’est engagée. On voudrait pouvoir respirer comme si une issue favorable était désormais assurée ou au moins déjà en vue. Mais restons calmes ! Le combat n’est pas encore entièrement gagné parce que nous nous sommes multipliés. Avouons qu’il ne serait pas légitime de promettre un happy end.
Car nous ne sommes plus dans la même situation que pendant la première phase de notre mouvement, pourtant déjà suffisamment dangereuse. Depuis lors, il n’y a pas que le nombre de ceux qui luttent qui s’est multiplié. Le nombre des puissances nucléaires s’est aussi multiplié, et même multiplié par mille ; de même que la quantité et la portée des armes pointées et prêtes à être utilisées ; de même que le nombre des bases de missiles et par là même des cibles de tir qui nous mettent tous en danger de mort ; de même que le nombre des ogives logées dans chaque missile ; de même que le manque d’imagination et de conscience morale de ceux qui, au gré de leur humeur, ont le pouvoir de décider de la mise en œuvre des missiles si tentante pour les Érostrates2 et par là même « de l’être ou du non-être ». (Car on ne peut quand même pas — c’est l’argument de Truman — purement et simplement gaspiller les armes, les laisser simplement à l’abandon et inutilisées !) S’y ajoute enfin autre chose, le plus grave peut-être. Quelque chose que les militaires de tous les pays connaissent à vrai dire depuis longtemps déjà, dont nous-mêmes en revanche, dans notre paresse d’esprit, ne nous sommes jamais entièrement rendu compte, qu’en tout cas nous n’avons jamais formulé explicitement et qui pourrait même résumer nos efforts pour nous illusionner : c’est le fait que (en vérité depuis des décennies) la portée stratégique du nombre de ceux qui résistent, donc l’efficacité de la masse qui conteste, a diminué de la façon la plus effrayante du fait de l’augmentation de l’efficacité de la technique. Il nous faut trouver le courage de nous demander si le pouvoir que nous attribuions, jusqu’à il y a peu, aux masses en tant que telles leur appartient véritablement encore aujourd’hui, si l’égalité « masse = pouvoir » est encore effectivement valable. Quand aujourd’hui des centaines de milliers de gens manifestent contre la menace nucléaire (alors qu’il y a encore dix ans il aurait à peine été possible d’en faire descendre seulement mille dans la rue), ce fait représente peut-être moins que ce qu’il semble promettre. C’est une éventualité sur laquelle nous ne devons pas fermer les yeux. Elle existe déjà depuis Hiroshima. Imaginons que le 6 août 1945 les 400 000 habitants de la ville n’aient pas, comme ils l’ont fait naturellement, vaqué à leurs affaires du jour, mais qu’à la place ils se soient constitués en un cortège de contestation imposant ou triomphal. Ou même qu’ils aient — difficile de se représenter comment — tenté quelque contre-opération. (En quoi je fais complètement abstraction du caractère imprévisible de l’attaque.) Qu’auraient-ils donc pu empêcher ? Qui auraient-ils donc pu impressionner ? Le pilote ? Le général Tibbets ? L’US Air Force ? Les physiciens et les ingénieurs ? Les dispositifs de Los Alamos ? Mr Truman ? Et sur lequel d’entre eux auraient-ils pu l’emporter ?
La triste règle — c’est une double règle — à laquelle nous ne pouvons pas nous soustraire est donc la suivante :
1. Plus l’efficacité des dispositifs techniques est énorme, plus faible est celle de la masse.
2. Plus l’efficacité des dispositifs techniques est énorme, plus est énorme aussi celle des particuliers qui désormais, par des caprices de solistes appelés « décisions politiques », sont en mesure de mettre en marche les énormes dispositifs techniques, c’est-à-dire de faire périr des millions d’êtres humains ou l’humanité tout entière. Nous ne vivons pas seulement à l’âge d’une massification monstrueuse — c’est un secret de Polichinelle —, mais en même temps à l’âge de la monstrueuse solistique3. Concrètement : le président d’un État pourrait, en sa qualité de « chef des armées », planant seul n’importe où, bien au-dessus de la mer de nuages, donner le signal décisif, Go ahead, qui provoquerait rapidement le Jugement dernier. Et il pourrait le faire même si nous, les quatre milliards d’habitants de la Terre, au même moment, flanqués et suivis de tous les êtres vivants de notre globe, manifestions en une dense procession et à l’unisson criions, mugissions, aboyions et bêlions : « Guerre à la mort nucléaire4 ! »
En d’autres termes, la technique à grande échelle n’est pas seulement catastrophique parce que nous, humains, elle nous réifie et fait de millions d’entre nous des chômeurs — nous le savons tous depuis longtemps —, mais aussi parce qu’elle peut étouffer la résistance et la contestation et rendre tout-puissants de simples individus. Je sais — et cela me fait frémir — que cet avertissement paraît défaitiste. Mais le réprimer reviendrait à de la tromperie. Nous devons connaître la vérité. Mais, bien que la connaissant, nous devons agir comme si nous ne la connaissions pas. C’est impératif. La « procession » doit avoir lieu. Peut-être fera-t-elle quand même peur aux éventuels coupables ou même les arrêtera- t-elle. Peut-être. Une chose demeure valable : « Si nous sommes désespérés, qu’est-ce que ça peut faire ! » Au travail !
Extrait de Hiroshima est partout de Günther Anders
© Éditions du Seuil, 2008 pour l’édition française.
Notes
- Nous reproduisons cet extrait (pp. 62-64) avec l’aimable autorisation des Éditions du Seuil.[↩]
- Érostrate est connu pour être le coupable de l’incendie qui détruisit en totalité le Temple d’Artémis, à Éphèse, en 356 av. JC. Il avoua avoir déclenché l’incendie pour devenir illustre, car il ne trouvait pas de meilleur moyen d’y parvenir. [NDLR].[↩]
- J’espère exposer en détail en quoi ces deux phénomènes ne sont que les deux faces d’une seule médaille dans le troisième volume de Die Antiquiertheit des Menschen.[↩]
- Il est tout à fait concevable que l’évolution de la technique (qui d’ailleurs été elle-même une évolution révolutionnaire, si ce n’est la révolution de notre temps) ait rendu impossibles les révolutions au sens classique du terme, où la masse était supposée être un pouvoir. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le révolutionnaire serait en train de devenir un curieux personnage d’avant-hier. Il réapparaitra dans une nouvelle version — et cette évolution se dessine par exemple déjà aujourd’hui en Amérique centrale.[↩]