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Une stratégie classique pour rendre incontestable une domination consiste à la naturaliser sur la base d’un récit démontrant son caractère inéluctable. Le récit « évolutionniste » joue ce rôle pour la plupart des formes de domination que nous connaissons aujourd’hui : on peut bien les regretter, mais mieux vaut les accepter sagement car elles sont le résultat d’une immuable trajectoire évolutive. Trajectoire que connaissent toutes les sociétés humaines qui les mènent, après un certain nombre de stades intermédiaires, des clans de chasseurs-cueilleurs à l’État-Nation moderne.
Le dernier livre de l’anthropologue américain David Graeber (1961-2020) et de l’archéologue britannique David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, démonte ce triste scénario. Les auteurs montrent que l’histoire des sociétés humaines a été profondément foisonnante, avec de multiples expériences, bifurcations et hésitations où le choix délibéré et l’imagination politique ont joué un rôle central. La situation actuelle, présentée comme l’accomplissement d’un modèle unique et dans laquelle nous semblons bloqué·es, est toute contingente et n’avait rien d’inéluctable. Comment, alors, nous débloquer ?
La critique indigène et la réaction des Lumières
Face au parallélisme que l’on ne peut s’empêcher de tracer entre notre époque et les années trente, le dernier livre de Graeber et Wengrow pourrait nous en souffler un autre, un peu moins sombre. L’analogie se ferait cette fois avec la première moitié du 18e siècle et concernerait le succès de ce que les auteurs appellent « la critique indigène ». Via les récits des missionnaires, des aventuriers ou encore des administrateurs, les occidentaux découvrent alors l’analyse que les peuples autochtones faisaient de l’Europe. A l’époque, venue principalement d’Amérique du Nord, cette critique était globale : elle pointait la soumission des occidentaux à l’autorité, le manque de liberté, d’entraide, et plus généralement l’apparente absurdité de leurs institutions. Cette composante de la parole indigène s’est malheureusement à peu près perdue aujourd’hui, pour laisser la place à un discours focalisé sur nos relations à la « Nature » ou, plus précisément, sur notre rapport purement utilitariste et destructeur aux vivants non-humains. Graeber et Wengrow ravivent cette première composante de la critique indigène du 18e siècle, qui n’a rien perdu de son actualité, bien au contraire, et sans laquelle le discours sur la Nature ne saurait avoir la moindre efficacité politique.
Graeber et Wengrow montrent à quel point l’impact de la parole indigène a été fondamental sur les Lumières, et à quel point il a été par la suite minimisé. Dans les salons parisiens, on se passionnait pour les récits des jésuites horrifiés par la liberté dont jouissaient les indiens, et les ouvrages du type « dialogue avec un sauvage » étaient d’immenses succès de librairie. Les européen·nes découvraient en effet des peuples qui prenaient leurs décisions politiques au consensus, et pour qui les facultés d’argumentation, d’écoute et tout ce qui favorisait la décision collective étaient érigés au rang de valeurs suprêmes. Au contact de leurs envahisseurs, les indien·nes d’Amérique du Nord ont employé ces qualités pour construire une critique articulée du monde qu’ils découvraient.
Graeber et Wengrow nous présentent notamment Kondiaronk, un indien Huron-Wendat particulièrement brillant qui était régulièrement invité pour débattre à la table du gouverneur de la Nouvelle-France, qui s’est certainement rendu en France comme ambassadeur de la Nation Wendate et dont les propos sont consignés dans les quatre tomes des Dialogues de Lahontan. Kondiaronk y file l’idée d’après laquelle les institutions françaises semblent faites pour stimuler les plus mauvais penchants de la nature humaine : « Ô quel genre d’homme sont les Européens ! Ô quelle sorte de créatures ! Qui font le bien par force, et qui n’évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments ? » (p. 77). Il exhorte les français·es à adopter les institutions wendates et leur assure qu’après une petite période d’adaptation, au cours de laquelle ils seront certainement un peu désorientés, ils trouveront la vie bien plus joyeuse, épanouissante et exaltante. Ses arguments sont d’abord centrés sur la liberté individuelle, une notion qui n’allait pas du tout de soi, loin de là, pour les européens de l’époque. Il montre ensuite que celle-ci ne peut être assurée que par des institutions qui encouragent un fort niveau d’entraide spontané, et donc une certaine forme d’égalité.
Graeber et Wengrow soulignent que les concepts même de liberté, d’égalité et de fraternité n’auraient pas pu être pensé, du moins pas de la manière dont ils l’ont été, sans le choc qu’a constitué pour les occidentaux la confrontation avec des modes d’organisation sociale aussi radicalement autres1. Le questionnement concernant l’origine des inégalités apparaît également en réaction à la critique indigène. Et, d’une certaine façon, ce fut la première brique qui permit aux européen·nes de la neutraliser. En effet, formulée ainsi, la question commence à ordonner les choses sur un axe historique et ouvre la voie aux scénarios évolutionnistes : il y a eu une eden égalitaire, et puis les inégalités sont (inéluctablement) apparues. La morale plus ou moins tacite des scénarios évolutionnistes qui ont depuis envahi la pensée occidentale est en substance la suivante : les indien·nes sont peut-être plus libres que nous, mais c’est parce qu’ils en sont à un stade inférieur de développement ; leur critique est pertinente, mais à la manière dont peut l’être le regard d’un enfant sur le monde des adultes. Or il faut, et c’est bien triste, grandir. Les sociétés sont contraintes elles aussi de se développer et, ce faisant, elles voient nécessairement apparaître les inégalités que nous connaissons.
Ce récit évolutionniste occupe encore largement le sens commun aujourd’hui et se retrouve dans des livres de vulgarisation comme ceux de Yuval Noah Harari ou de Jared Diamond. L’idée directrice est que, poussées par une force mystérieuse, les sociétés humaines sont condamnées à toutes évoluer selon la même trajectoire. Aux clans de chasseurs-cueilleurs qui gambadent dans la savane avec une insouciance juvénile succèdent les tribus, puis les chefferies, qui elles-mêmes évoluent inexorablement vers les royaumes, les empires et l’État moderne. L’évolution des moyens de subsistance est enchevêtrée dans cette histoire des formes d’organisations sociales : les chasseurs-cueilleurs se mettent à faire de l’horticulture et de l’élevage avant d’être bouleversés par la « révolution agricole ». Celle-ci crée la propriété foncière et d’importants surplus, et donc un pouvoir coercitif pour les protéger ainsi qu’une bureaucratie pour les gérer. La porte est alors ouverte à une société de plus en plus hiérarchisée et inégalitaire, et finalement l’avènement de la civilisation industrielle.
Choix politiques et oscillations saisonnières
L’ensemble du livre de Graeber et Wengrow démonte ce lieu commun fortement enraciné dans nos imaginaires. Les auteurs montrent que l’histoire des sociétés humaines a été beaucoup plus touffue, chatoyante et désordonnée que ce qui est habituellement raconté. Surtout, le choix réfléchi et conscient y a joué un rôle au moins aussi important que les déterminismes environnementaux de tous ordres. Les humains ont fait preuve d’une imagination politique débridée, ils n’ont jamais été des automates poussés par une force évolutive dont ils ignoraient tout.
Leurs choix collectifs concernant la façon dont ils désiraient vivre ont nourri toutes sortes de bifurcations, d’oscillations et de créations inattendues. Ces choix étaient alimentés par de complexes jeux d’imitation et de rejet vis-à-vis d’autres sociétés, parfois très éloignées géographiquement, par la mémoire de leur propre histoire jalonnée d’expérimentations joyeuses ou traumatisantes et par l’expérience directe, lors de rituels et de fêtes qui déstructuraient l’ordre social et, surtout, lors d’oscillations saisonnières au cours desquelles tant l’organisation politique que les modes de subsistance pouvaient se reconfigurer du tout au tout.
Pour construire leur argument, Graeber et Wengrow s’appuient sur une immense synthèse des données archéologiques les plus récentes, des données qui étaient jusqu’à présent restées dispersées dans les cercles de spécialistes. Leur mise en regard et leur confrontation avec une foule de données anthropologiques permet aux auteurs de dessiner un impressionnant panorama d’ensemble. Il est rigoureusement impossible en une recension de rendre justice à la richesse et au foisonnement de ce livre. Le tri opéré ci-dessous dans les arguments et les exemples est en grande partie arbitraire et ne vise qu’à donner une vague idée du déroulé.
Le scénario évolutionniste déraille dès le paléolithique. L’image d’une terre uniquement peuplée de petits clans indépendants les uns des autres est mise à mal par la sophistication de certaines sépultures découvertes dans une grande partie de l’Eurasie occidentale, dont les plus anciennes ont 34 000 ans. Celles-ci contiennent des artefacts ayant demandé des milliers d’heures de travail, peut-être avec un certain degré de spécialisation artisanal et emploient des matériaux et des savoir-faire ayant voyagé sur de très grandes distances. Le fait que la majorité de ces rituels funéraires semblent avoir concerné des personnes possédant des difformités et des particularités physiques demeure un mystère, même si le rapprochement avec des données anthropologiques permet aux auteurs d’énoncer des hypothèses sur le rôle de l’excentricité. Les premières traces de pratiques culturelles d’une complexité et d’une diversité incompatibles avec l’image classique risquent par ailleurs fort d’être encore largement repoussées dans le passé, dans la mesure où les découvertes archéologiques dans certaines régions du monde – dont l’Afrique – n’en sont qu’à leur début.
La vision évolutionniste du paléolithique explose littéralement face à la découverte de vestiges de constructions architecturales monumentales, comme les enclos du site de Göbekli Tepe en Turquie, vieux de 9 000 ans, composés de monolithes richement sculptés et modifiés au fil des siècles, ou les constructions circulaires en os et en défenses de mammouth qui apparaissent entre 25 000 et 12 000 ans avant notre ère en Europe de l’Est. Ces constructions ont nécessité une conception minutieuse et une grande coordination des tâches. Les indices qu’elles recèlent indiquent qu’elles étaient destinées à accueillir d’immenses rassemblements saisonniers. Avec la fin de l’ère glaciaire, ces œuvres monumentales se multiplient, notamment en Amérique du Nord et au Japon. Le site de Poverty point, érigé vers 1600 avant notre ère en Louisiane, est une enceinte de plus de 200 hectares entourée d’immenses tertres. Ces constructions suivent des principes géométriques que l’on retrouve à l’identique dans toute la vallée du Mississippi et au-delà, jusqu’au Mexique et au Pérou, suggérant une circulation des savoirs à très grande échelle. La grande diversité des objets qui affluaient périodiquement à Poverty Point, avec des milliers de personnes, semblait destinée à une intense activité rituelle.
Les auteurs rapprochent ces découvertes archéologiques et des données anthropologiques concernant des peuples, comme les Nambikwara, les Inuits, les Kwakiutls, les indiens des plaines et bien d’autres, qui eux aussi organisaient leur existence autour d’oscillations saisonnières, des cycles de rassemblement et de dispersion qui étaient l’occasion d’un profond changement de vie. Ces peuples disposaient d’une « double morphologie », comme l’écrivait Marcel Mauss, qui permettait par exemple aux Inuits d’avoir « deux structures sociales, une d’été et une d’hiver », et donc « deux droits et deux religions » (p. 142). Pendant des dizaines de milliers d’années, ces transformations annuelles, qui se sont maintenues pour certains peuples jusqu’à très récemment, semblent avoir été la règle. Des transformations qui concernaient tant l’organisation sociale, les modes de subsistance, les activités pratiquées que les jeux de valeurs collectivement acceptés.
Aucune régularité ne permet par ailleurs de se raccrocher à une forme ou une autre d’évolutionnisme. Les grands rassemblements se faisaient parfois l’été, parfois l’hiver, ils pouvaient s’accorder avec les déplacements du grand gibier, les migrations des poissons, la fructification des fruits à coque ou la possibilité de pratiquer une forme d’horticulture. Toutes les combinaisons étaient par ailleurs possibles dans les transformations de l’organisation sociale. Parfois les grands rassemblements étaient très égalitaires tandis que les périodes de dispersion connaissaient des formes de hiérarchie, parfois c’était l’inverse et parfois les deux périodes de l’année étaient égalitaires ou hiérarchisées mais selon des modalités bien différentes.
Autrement dit, certains peuples bondissaient en cours d’année d’une extrémité à l’autre du spectre évolutionniste, petits clans égalitaires de chasseurs-cueilleurs en été et sujets d’une vaste structure de type étatique en hiver, tandis que d’autres peuples en parcouraient en tous sens les différentes étapes. Les Nambikwara formaient des villages égalitaires pour pratiquer l’horticulture, et adoptaient de petites structures hiérarchisées lorsqu’ils se dispersaient, tandis que les Cheyennes et les Lakotas composaient, lors de leurs immenses rassemblements, une « police du bison », dotée d’un fort pouvoir coercitif, et destinée à assurer la bonne coordination des grandes chasses et le bon déroulement des rituels qui s’ensuivaient. Une police qui se dissolvait avec la dispersion, pour se reconstituer l’année suivante, mais avec les membres d’un autre clan, si bien que toute personne au cours de sa vie était amenée à exercer le pouvoir coercitif et à le subir. Dans les termes des auteurs, le passé de l’humanité ressemble « bien plus à un défilé de carnaval où paradent toutes les configurations politiques imaginables qu’aux mornes abstractions de la théorie évolutionniste. » (p. 157).
À la lecture de ces pages, nous nous sentons tristement bloqués dans un ordre social et technologique que nous n’avons pas choisi. Il reste dans nos sociétés des résidus de variations saisonnières comme, en France, les grandes vacances d’été, mais avec une ampleur si minimale qu’elles ne peuvent aucunement nous conférer la profondeur politique que devaient posséder des peuples expérimentant dans leur chair des métamorphoses beaucoup plus radicales. Celles et ceux d’entre nous qui ont eu la chance de changer de vie pendant une période relativement longue, par exemple à l’occasion d’une année sabbatique, savent que même les composantes de soi que l’on croyait les plus immuables se transforment, au point que l’on pourrait être tenté de changer de nom, comme le faisaient les Kwakiutl au moment des transitions entre dispersion et rassemblement. Au-delà de la maturité politique, on ne peut qu’imaginer avec envie l’état d’euphorie et d’exaltation que devait connaître des personnes se rendant, avec leur petit groupe, à un grand rassemblement annuel, au cours duquel elles allaient participer à des parties de chasses exaltantes, se mêler à une socialité liée à des pratiques horticoles, participer à la construction de somptueuses œuvres architecturales avec des centaines de personnes ou encore se mêler à une foisonnante vie rituelle et magique.
Les évolutionnistes2 ont pris comme modèle pour l’aube de l’humanité les populations de chasseurs-cueilleurs qui subsistaient encore au XXe siècle, dans les rares endroits inhospitaliers qu’on leur avait laissés, comme le cercle polaire ou les déserts africains. Avec un ton espiègle qui court tout au long de l’ouvrage, Graeber et Wengrow remarquent qu’il est étonnant que les chasseurs-cueilleurs du paléolithique, à l’époque où la terre n’était qu’à eux, se soient installés délibérément dans les endroits les plus hostiles et aient délaissé les rives des grands fleuves, les deltas et toutes les zones les plus giboyeuses et les plus fertiles. Tout aussi surprenante aurait été l’absence totale d’expérimentation politique et sociale pendant plusieurs dizaines de milliers d’années.
Grandes villes égalitaires, petits royaumes perchés et agriculture en dilettante
Les évolutionnistes pourraient répondre que, certes, ils ont sans doute sous-estimé la complexité des premiers temps, mais que dès que ces grandes structures saisonnières devenaient pérennes, comme des villes modernes ou, plus généralement, dès que la population se densifiait de façon durable, alors leur scénario reprenait ses rails et menait inexorablement aux hiérarchies sociales stabilisées, aux despotes, à la société industrielle et aux élections tous les cinq ans. Là encore, cette histoire est sans rapport avec ce que dit l’archéologie. Les vestiges de Çatal Höyük en Turquie, considérée comme la plus ancienne ville connue, ne semblent révéler aucune forme de stratification sociale ni de pouvoir centralisé sur les mille cinq cent ans de son histoire, de – 7 400 ans à – 5 900 ans.
Les grandes villes plus tardives des plaines mésopotamiennes, comme Uruk, étaient également plutôt égalitaires. Des formes d’égalitarisme qu’elles maintenaient généralement en place grâce à une bureaucratie complexe. Ce sont au contraire les petites sociétés des plateaux et des steppes environnantes qui s’apparentaient à des royaumes. Leurs monarques fondaient leur pouvoir sur un charisme acquis par des exploits guerriers et sportifs, et rejetaient violemment tant l’égalitarisme que la bureaucratie des plaines. Ce contraste relève d’un jeu de distinction sociale à grande échelle, que Graeber et Wengrow nomment « schismogenèse », et qui opère tout au long de l’histoire des sociétés humaines. Une logique contrastive qui s’étendait jusqu’aux systèmes de valeurs : à la valorisation des pratiques plutôt liées aux femmes, notamment agricoles, dans les plaines, répondait une glorification des valeurs viriles liées à la chasse et à la guerre sur les plateaux – même si, pour leur subsistance, ces populations commerçaient entre elles et dépendaient toutes deux d’un mélange complexe entre pratiques agricoles et exploitation des ressources sauvages.
Les grands centres urbains explorant différentes formes d’égalitarisme et différents modes de prise de décision démocratique se retrouvent, sous de multiples formes et avec autant de trajectoires particulières, partout dans le monde et à toutes les époques. Même Teotihuacan (Mexique), dont le nom suffit à évoquer aux lecteurs naïfs comme moi des images de caciques tatoués arrachant les boyaux de leurs sujets, a été égalitaire pendant la plus grande partie de son histoire. Lors de ses cent premières années, Teotihuacan semblait s’engager sur la voie menant à une aristocratie guerrière concentrant tous les pouvoirs. Mais sa population a soudainement bifurqué pour s’engager dans un « incroyable programme de logement social » (p. 429). Le temple de Quetzacóatl fut profané et les sacrifices humains autour des pyramides de la lune et du soleil ont cessé, tandis que la ville se couvrait de complexes résidentiels logeant chacun entre 60 et 100 personnes dans de confortables habitations en dur organisées autour de cours centrales. Et ce sans qu’aucune élite gestionnaire ne coiffe les conseils de quartier dont les lieux d’assemblée étaient disséminés dans toute la ville.
L’organisation démocratique de Teotihuacan est loin d’être une exception. Elle se retrouve entre autres dans des cités plus tardives pour lesquelles existent des récits de visiteurs européens, comme Tlaxcala, qui abritait au moment de la conquête 150 000 personnes. Les décisions politiques y étaient prises à l’unanimité par un conseil dont les membres étaient sélectionné·es pour leurs qualités d’autodérision et leur capacité à supporter l’humiliation, et qui devaient subir une série d’épreuves visant à leur « mettre l’ego en miettes » (p. 451).
L’agriculture, quant à elle, n’est pas du tout apparue subitement, transformant irréversiblement la vie sur terre, comme le suggère l’expression classique de « révolution agricole ». Des pratiques agricoles sont apparues dans de multiples endroits et se sont mêlées organiquement aux pratiques de subsistance fondées sur les ressources sauvages, avec toutes sortes d’intermédiaires possibles, sans les dominer ni les remplacer. Ce fût notamment le cas dans la région du fameux croissant fertile pendant trois-mille ans, ce qui est long pour une révolution. À Çatal Höyük, on pratiquait une agriculture de décrue qui demandait peu de travail et qui, soit dit en passant, était incompatible avec la propriété foncière puisque les sites de plantation changeaient chaque année. On n’y a en revanche pas domestiqué les bœufs et les cochons comme cela se faisait dans des régions avec lesquelles Çatal Höyük entretenait d’importants échanges : on préférait chasser leurs équivalents sauvages.
À l’inverse, en Grande-Bretagne vers 3300 avant J.-C., la céréaliculture a été abandonnée au profit de la récolte de noisettes, tout en conservant les cochons et les bovins domestiques, peut-être parce que ce mode de subsistance était plus compatible avec les grands déplacements saisonniers, ou pour toute autre raison qui semblait rendre la vie plus agréable. Les motivations pour adopter des pratiques agricoles ne relevaient d’ailleurs pas nécessairement de la subsistance. Elles pouvaient être liées à la forme de socialité que ces pratiques sous-tendaient, ou à des raisons rituelles et festives, comme sur les toits grecs dans les « jardins d’Adonis ». Les récits évolutionnistes se demandent souvent pourquoi l’agriculture a « échoué à gagner » telle ou telle région qui lui était pourtant favorable (p.322). Les hypothèses imaginées évoquent généralement des subtilités environnementales, quand la raison tient au fait que les peuples qui habitaient ces régions avaient choisi sciemment de se passer d’agriculture, ou d’adopter des formes hybrides, en fonction de ce qu’ils considéraient, pour de multiples raisons, comme les bons choix de vie.
On voit ce que l’on connaît
Graeber et Wengrow, avec une évidente délectation, parsèment leur démonstration de méta-remarques sur le monde de la recherche. Ils notent par exemple avec quelle aisance les universitaires, biberonnés à la hiérarchie et au patriarcat, ignorent tout ce qui ne correspond pas à leurs attentes. Ainsi, dans une aire donnée, par exemple l’Égypte ancienne ou la société Maya, les périodes égalitaires, ou plus généralement celles qui illustrent des modes d’organisation difficilement compatibles avec leur scénario pré-écrit, se voient rangées sous des concepts tels que « période archaïque », « période de transition », « âges sombres », « pré- », « proto- » ou « post- » quelque chose.
Les cités ukrainiennes néolithiques se voient qualifiées de « megasites », ou de « villages surdimensionnés », mais pas de « villes », sans doute parce qu’on n’y trouve pas de trace de hiérarchie ni de pouvoir centralisé. Pour la même raison, leur organisation est qualifiée de « simple » : pour devenir « complexe », il leur faudrait des chefs, alors qu’on imagine bien à quel point ça ne devait pas être simple de maintenir un fort égalitarisme entre plus de dix-mille personnes. Leur mode de subsistance reposait par ailleurs sur un patchwork d’importations, de pratiques agricoles, de chasse et de cueillette qui nécessitait sans doute une logistique minutieuse. La ville de Taosi, en Chine, après des débuts marqués par une forte stratification sociale, et à la faveur de ce qui s’apparente à une révolution deux mille ans avant notre ère, a connu plusieurs siècles d’égalitarisme. Les archéologues en ont dit qu’elle « avait perdu son statut de capitale et était en proie à l’anarchie » (p. 415), « au chaos », qu’elle avait subi un « effondrement » (p. 416), alors même que sa population a augmenté pendant cette période. Le point culminant du ridicule est atteint par un chercheur travaillant sur la société minoenne et qui, alors même que toutes les données montrent que le pouvoir politique était exercé par des assemblées collégiales de femmes, tente d’expliquer que la forme du siège central semble tout de même « mieux convenir à un homme ». Quant à la seule statuette masculine découverte lors des fouilles, elle a immédiatement été qualifiée de « prince ».
Le pouvoir centralisé autoritaire et patriarcal est pris comme le mode d’organisation par défaut, faisant porter la charge de la preuve sur celles et ceux qui cherchent à démontrer son absence, alors même que les chefs autoritaires laissent en général beaucoup plus de traces que les systèmes politiques égalitaires. En l’absence de telles traces, l’attitude spontanée consiste à dire qu’elles ont dû disparaître, à moins que l’on ne qualifie la société correspondante d’exception ou de pré- quelque chose. C’est que, comme « les universitaires ne font que très peu, voire jamais, l’expérience de la prise de décision démocratique, ils ont du mal à envisager cette possibilité pour d’autres » (p. 407).
Les tenants de l’évolutionnisme tiennent par ailleurs à ce que la démocratie ne soit apparue qu’une seule fois, en Grèce, comme une sorte de miracle, alors que des formes d’auto-gouvernance, y compris à très grande échelle, des modes de prise de décision démocratique et des formes d’organisation sociale explorant différents types d’égalitarisme se retrouvent dans toutes l’histoire humaine et sur tous les continents. Ces systèmes étaient d’ailleurs souvent nettement plus égalitaires que l’expérience grecque qui excluait de la prise de décision les femmes, les étrangers (jusqu’à 30 % de la population) et les esclaves (40 % de la population).
Les évolutionnistes ont une dernière carte : certes l’histoire a été un peu plus chaotique que ce que nous avons l’habitude de raconter, mais après quelques vaines cabrioles l’humanité a fini par retomber sur ses pattes, c’est-à-dire sur l’État moderne et son cortège de pouvoir coercitif, de hiérarchies et d’inégalités. L’histoire de l’Amérique du Nord, brutalement interrompue par la conquête, prouve le contraire. Le continent, aux alentours de l’an 1000, a connu le développement de grands centres urbains dotés d’un pouvoir centralisé, héréditaire et fortement coercitif (par exemple à Cahokia, dans la vallée du Mississippi). Ces villes ont fini par être démantelées ou simplement abandonnées, et les zones qu’elles occupaient, comme un symbole, ont par la suite été soigneusement évitées. Ces expériences traumatisantes ont marqué l’histoire politique du continent, si bien que les institutions qui se sont développées par la suite ont souvent été pensées pour en prendre le contre-pied et éviter qu’elles ne se reproduisent. Kondiaronk, cet indien Huron-Wendat que nous avons rencontré au début de l’ouvrage, portait donc sur les institutions du vieux-continent un regard qui, loin d’être enfantin, était façonné par cette longue et complexe tradition de philosophie politique.
Libertés fondamentales et formes de domination
Pour s’y retrouver dans ce jubilatoire foisonnement d’expérimentations, Graeber et Wengrow proposent de distinguer trois libertés fondamentales et trois formes de domination. Les trois libertés sont la liberté de fuir, de désobéir et de changer d’organisation sociale. Les formes de domination s’exercent par la violence, le contrôle de l’information et le charisme.
Dans l’État moderne, ces trois formes de domination se combinent d’une façon particulière, via la souveraineté territoriale, la bureaucratie et les élections, mais cela n’avait rien d’inéluctable (cette combinaison est d’ailleurs en train de se défaire, mais pas dans le sens que nous désirons, pour se reconfigurer en de grandes bureaucraties internationales sans souveraineté territoriale, comme le FMI, la banque mondiale ou les grandes banques d’affaires). Au cours de l’histoire, les différentes formes de domination se sont combinées et recombinées de toutes sortes de façons. Elles ont souvent été absentes et explicitement combattues, souvent l’une d’entre elles s’exerçait de façon isolée, parfois elles se combinaient par deux. Les chercheurs ont eu tendance à appeler « État », « structure étatique » ou « proto-État » toutes les formes complexes d’organisation sociale dans une logique parfaitement circulaire : est un État tout ce qui est complexe, et vice versa, subsumant ainsi sous le même concept des modes d’organisation très disparates. Ce regroupement artificiel entretenait l’idée d’après laquelle une société étendue et complexe a nécessairement besoin d’un gouvernement vertical doté de pouvoir coercitif, alors même que les systèmes institutionnels les plus complexes ont souvent précisément été ceux qui avaient pour fonction de lutter contre les inégalités, la centralisation du pouvoir et de maintenir un processus de décision démocratique.
Distinguer précisément les différentes formes de domination et leur mode d’expression permet de tracer d’inattendues et instructives analogies. À travers ce prisme, le système électoral que nous connaissons n’apparaît plus comme l’essence de la démocratie, mais comme son antithèse (une idée qui allait d’ailleurs de soi jusqu’à la fin du XIXe siècle). Bien plus qu’aux assemblées citoyennes et démocratiques de certaines villes mésopotamiennes, nos élections s’apparentent à la « politique charismatique » en vigueur dans les petits royaumes qui les entouraient, où les membres de l’aristocratie dirigeante rivalisaient les uns avec les autres, à travers toutes sortes de performances spectaculaires, pour solidifier leur pouvoir. Le vote donne simplement le droit à la population d’intervenir dans la compétition à grand spectacle qui départage des personnages suffisamment bien nés pour pouvoir consacrer tout leur temps à la politique.
Quant aux complexes processus administratifs, que l’on associe aujourd’hui au terme dépréciatif de bureaucratie, leur apparition semble avoir été plutôt guidée par des aspirations égalitaires. Par exemple, entre environ – 6 000 et – 5 000, de vastes réseaux de villages, dans une zone allant du sud de l’Iran à la Turquie, se sont dotés d’outils administratifs conçus pour prévenir tout déséquilibre de richesse et de statut. Cette fonction première de l’administration s’inverse lorsqu’elle est capturée par des intérêts privés : des institutions initialement pensées dans une logique de soin deviennent des structures de domination (c’est ce qui finit par se produire à Uruk). La bureaucratie contemporaine évoque moins les systèmes administratifs à visée égalitaire des origines que des formes de domination fondée sur la maîtrise de l’information, comme les structures qui organisaient les savoirs ésotériques et les transes hallucinatoires dans la société péruvienne de Chavín de Huántar.
Débloquer l’ordre social par la lutte territoriale
L’importance des jeux de distinction dans l’histoire, c’est-à-dire la façon dont les sociétés se sont construites et pensées par opposition les unes aux autres, rappelle ce qui continue de se produire aujourd’hui à petite échelle autour des territoires autonomes, du mouvement des ZAD, dans une partie du monde associatif et sans doute dans de nombreux autres endroits. On y tente en effet souvent de prendre le contre-pied de ce qui se passe du côté de l’État : prise de décision au consensus, choix politiques émancipés des logiques de profit, élaboration d’institutions destinées à contenir l’importation et la reconstitution des différentes formes de domination, relations non-utilitaristes avec les vivants non-humains, etc. Ces expériences, qui tentent de retrouver un peu de diversité et, donc, de revigorer les trois libertés fondamentales, sont malheureusement beaucoup trop marginales. La question qui se pose est alors de savoir comment, après tant d’expérimentations dans les derniers millénaires, avons-nous pu nous retrouver bloqués dans une forme d’organisation sociale aussi peu satisfaisante ? Et surtout : comment nous débloquer ? Le livre ne donne pas de réponse, et on peut imaginer que les trois autres volumes qui étaient prévus, et dont l’écriture a été tragiquement interrompue par la mort de David Graeber, nous auraient donné des pistes.
Risquons une modeste proposition de loi qui irait dans le sens du déblocage. L’objectif est d’ouvrir des brèches sur le territoire pour laisser émerger des modes d’existence fondés sur d’autres logiques et ainsi créer plus d’hétérogénéité dans les possibilités d’organisation sociale.
Aujourd’hui, lorsqu’une occupation de terre de type ZAD se met en place, ou lorsque s’ouvre un squat, les seules voies légales pour obtenir un délai avant l’expulsion sont la trêve hivernale, la démonstration de très grande précarité ou de l’impossibilité de se reloger. Il arrive que les occupant·es mettent en valeur les vertus de leur projet, par comparaison avec celui envisagé par le propriétaire, public ou privé, mais cela n’a de poids que dans le cadre d’une éventuelle guerre médiatique. Légalement, la nature des projets respectifs n’a aucune valeur. La proposition de loi consisterait à rendre cette comparaison obligatoire et à conditionner à son résultat l’éventualité d’une procédure d’expulsion. Ce serait une façon de redonner la primauté au droit d’usage sur le droit de propriété.
La comparaison pourrait être encadrée par des critères sociaux et environnementaux relativement consensuels, que même le plus cynique des entrepreneurs privés aurait du mal à récuser publiquement. Leur application à chaque cas concret serait débattue par des assemblées, prenant idéalement leurs décisions au consensus, et qui impliqueraient tous les « co-affecté·es » par les projets. Par exemple, les habitant·es du territoire, mais aussi tous ceux et celles qui ont des interactions particulières avec les non-humains qui y vivent. On pourrait aussi imaginer des clauses fonctionnant sur le principe de la trêve hivernale, avec par exemple une obligation d’attendre les premières récoltes dans le cas où les occupant·es auraient eu le temps de faire des semis. C’est une loi qui rendrait l’État autophage : il se grignoterait lui-même.
Cela nécessite d’être peaufiner… Mais l’idée est que l’on ne retrouvera les trois libertés fondamentales de Graeber et Wengrow, notamment celle de changer d’organisation sociale, qu’en parvenant à desserrer, sur certains territoires, les mailles de l’État. Même pour les gens qui n’ont aucune envie d’aller tenter l’expérience sur un territoire autonome, rester du côté de l’État deviendrait une affaire de choix. Un choix qui pourra à tout moment être remis en question, ce qui offrira à la population une nouvelle arme dans le rapport de force avec les classes dirigeantes et possédantes. Retrouver la possibilité de fuir desserrera, par là même, l’étau économique dont l’État est devenu le garant, ce qui est une condition nécessaire pour envisager de transformer collectivement nos relations aux non-humains.
Cette transformation, à laquelle beaucoup de gens appellent mais en omettant généralement d’en énoncer les conditions, ne peut en effet se produire dans un monde où l’exigence de rentabilité et les impératifs économiques chapeautent l’ensemble de la vie politique et sociale. Les règles du jeu économique imposent en effet de considérer collectivement les non-humains comme des objets, que l’on exploite ou que l’on protège, mais dans tous les cas que l’on utilise, et interdit de tenir compte de leurs intérêts et de leurs perspectives.
Autrement dit, dans une situation où les intérêts de l’État et ceux des grands acteurs de la sphère économique sont aussi parfaitement superposés qu’ils le sont aujourd’hui, la liberté de transformer nos relations aux non-humains est conditionnée à la liberté de changer radicalement nos modes d’organisation sociale. Il faut donc espérer que l’engouement – tout relatif – pour l’anthropologie de la Nature3 qui peut rappeler par certains aspects le succès de la critique indigène au début du XVIIIe siècle, se transforme rapidement en une passion pour les perspectives de transformation sociale.
Cela ne suffira sans doute pas à construire le rapport de force qui permettrait de faire passer le projet de loi ci-dessus. Mais imaginons que dans un futur proche les choses se mettent à tanguer vraiment, ce qui est loin d’être exclu. Tanguer au point de faire réellement peur aux classes dirigeantes et possédantes. Leurs membres s’adonneront de façon prévisible à des comportements individualistes et survivalistes encore plus spectaculaires et abjectes que ceux qu’ils pratiquent aujourd’hui, pendant que les ZAD et tous les réseaux de solidarité locaux se démèneront pour nourrir et loger la population. On peut cette fois tracer un parallélisme avec la sortie de la deuxième guerre mondiale, et se rappeler que les députés communistes sont parvenus à faire voter la sécurité sociale entre autre parce que le grand patronat s’était discrédité en faisant dans l’ensemble le choix de la collaboration tandis que le Parti communiste était auréolée par l’aura de la résistance. Une fenêtre politique pourrait donc, de la même manière, s’ouvrir bientôt pour faire passer des lois squat/ZAD et droit d’usage.
Il n’est pas difficile de trouver des objections à ce scénario, par exemple en faisant valoir que les apprentis fascistes qui pullulent ne le laisseront pas se dérouler sans rien faire. Mais reconnaissez qu’il n’est pas évident ces temps-ci d’esquisser des perspectives optimistes.
Nous partageons également la récente planche graphique réalisée par l’anthropologue et dessinateur Alessandro Pignocchi. Dans la continuité de l’article, son regard décalé sur la scène politique invite à libérer l’imagination pour relancer la création historique.
Notes
- Pour une analyse critique de cette thèse voir la recension de David A. Bell https://legrandcontinent.eu/fr/2021/12/03/une-histoire-imparfaite-de-lhumanite/[↩]
- Les « évolutionnistes » en anthropologie sont désormais en grande partie des hommes de paille. Plus personne ou presque ne défend ce scénario sous sa forme première. Alain Testart, notamment dans Les chasseurs-cueilleurs ou l’origine des inégalités (Paris, Société d’Ethnologie, 1982), discute du phénomène de cliquet introduit par la pratique du stockage, mais cette forme d’évolutionnisme très nuancé est relativement indépendante de la critique de Graeber et Wengrow. En revanche, dans le sens commun et dans les ouvrages de vulgarisation, l’évolutionnisme des origines reste la théorie dominante.[↩]
- Cet intérêt se manifeste par exemple dans le succès de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Actes Sud, 2020.[↩]