Mercredi 9 mars 2022 – 17h30-20h30 à La Parole Errante (9 rue François Debergue, 93100 Montreuil)
Entrée libre – Pas de visio-conférence – Inscription nécessaire ici
Présentation de la séance
La pandémie de COVID19 est venue rappeler au monde entier les éventuelles conséquences que le moindre microbe peut avoir sur nos vies et sur nos morts. Ce surgissement microbien a encore accentué la conscience de nos vulnérabilités individuelles et collectives, déjà aiguisée par la sixième extinction des espèces et les manifestations désormais quotidiennes du changement climatique. Pour autant, si le rôle pathogène des microbes est largement connu, les fonctions essentielles qu’ils assurent par ailleurs en termes de fonctionnement des écosystèmes et de santé animale et humaine, faisant suite à des coévolutions millénaires, demeurent souvent dans l’ombre.
Comme souvent dans le paradigme dominant de la biologie contemporaine, les représentations en termes de compétition générale priment sur celles qui mettent l’accent sur la coopération, et les relations belliqueuses écrasent les mutualismes ordinaires. Pourtant, comme le soulignent le biologiste Scott F. Gilbert et ses collègues, « nous sommes tou·tes des lichens1 », c’est-à-dire des êtres symbiotiques, toujours pris dans des enchevêtrements de relations et d’interdépendances, même si reste largement promue — et financée — une biologie plus susceptible de légitimer la représentation d’entités solitaires, égoïstes, concurrentielles et entrepreneuriales, du gène à l’individu.
L’émergence, au sein des sciences du vivant, de pratiques plus attentives aux interdépendances et aux agentivités autres qu’humaines ont notamment conduit des chercheur·es à redécrire et à reconsidérer le rôle écologique des microbes, participant à ce que certain·es ont pu qualifier de « tournant microbien2 » de la biologie. L’objet de cette séance est de discuter les conséquences à la fois ontologiques, épistémologiques et politiques du renouvellement de cette attention aux microbes, avec toute la diversité (bactéries, champignons, virus, amibes, algues, …) que recouvre ce terme.
On sait que, parmi les nombreux risques de santé publique qui se dessinent pour le XXIe siècle, les pertes de biodiversité, à toutes les échelles du vivant, sont susceptibles d’avoir des implications majeures. Ainsi, parallèlement aux émergences de zoonoses, largement favorisées par la perte de biodiversité des milieux extérieurs, l’appauvrissement généralisé des biodiversités de nos milieux intérieurs — les microbiotes — que décrivent certains scientifiques, pourrait se manifester sous la forme de déséquilibres pathologiques de nos écosystèmes intimes. Les manifestations de ces déséquilibres sont très larges et pourraient inclure aussi bien l’obésité que des pathologies auto-immunes, le diabète ou des troubles psychologiques. Par ailleurs, l’usage massif d’antibiotiques en médecine humaine et dans les élevages industriels a abouti, en systématisant la pression de sélection constituée par les antibiotiques, à une très large antibiorésistance menaçant la possibilité de traiter efficacement les infections bactériennes.
En réponse à ces problèmes, de nouvelles approches thérapeutiques émergent. Les deux invité·es de cette séance, Charlotte Brives et Alexis Zimmer, cherchent à mieux comprendre les implications de deux de ces approches — la thérapie phagique et la collecte et conservation de microbiotes — en mobilisant les méthodes des STS (Science and Technology Studies) et de l’anthropologie de la santé.
Ainsi, face aux infections à bactéries multirésistantes, il est désormais envisagé d’avoir recours à des bactériophages, des virus qui ont pour hôtes des bactéries, capables de provoquer leur destruction sélective. Cette technique, appelée phagothérapie, est connue depuis le début du XXe siècle et a poursuivi son développement dans les anciennes républiques soviétiques, mais elle fait l’objet d’un regain d’intérêt récent dans les pays occidentaux, en réponse aux impasses thérapeutiques engendrées entre autres par l’usage massif d’antibiotiques. Charlotte Brives, depuis ses terrains auprès des scientifiques et des médecins développant ces techniques, nous permettra d’appréhender les mondes complexes formés par ces cohabitations depuis les laboratoires jusqu’aux textes réglementaires.
De manière analogue, face aux pathologies supposément induites par les « déséquilibres » microbiotiques, des campagnes de collecte et de conservation de microbiotes intestinaux « diversifiés » de populations autochtones sont effectuées, afin de comprendre le rôle de ces microbiodiversités spécifiques sur la santé, de conserver cette biodiversité « en danger » et d’envisager la production de thérapies adaptées, composées de communautés bactériennes contrôlées. Alexis Zimmer nous racontera les pratiques des scientifiques allant recueillir ces microbiotes et les interrogations socio-politiques qu’elles soulèvent.
L’utilisation de ces phages ou de ces populations microbiennes issues des microbiotes de populations autochtones correspondent à des interventions que certain·es qualifient de probiotiques, et amènent conjointement les scientifiques, les médecins et les malades à plonger dans les instabilités ontologiques et les incertitudes épistémologiques liées aux dynamiques complexes des vivants.
Les deux présentations des intervenant·es seront suivies d’une discussion avec les participant·es.
Quelques questions terrestres pour amorcer la discussion
Comment fait-on d’un virus ou d’une bactérie un agent thérapeutique ? Qu’implique cette mobilisation d’interventions « probiotiques » en matière de médecine ou de santé publique ?
Existe-t-il un risque de récupération et d’intégration de cette relation à l’instabilité du vivant par une rationalité néolibérale et managériale, désormais largement dominée par les injonctions à l’agilité, à la flexibilité et l’adaptation ? Assiste-t-on à une forme de mise au travail de ces microbes agissants ?
On peut également se questionner sur ce que révèlent ces pratiques de mise en conservation de collections vivantes, en dehors de la diversité écologique et sociale ayant permis leur avènement. Que racontent ce qui pourrait apparaitre comme de nouvelles tentatives de mise en base de données du vivant, sans réelle considération pour les milieux et les relations ?
Au regard de ces risques de récupération capitaliste et managériale, on peut également se demander si ces agentivités microbiennes ne sont pas capables de nourrir de nouvelles formes de résistances et de réappropriation collective face à la marchandisation et à la privatisation des vies, du soin et de la santé. Par exemple, quelles « récalcitrances » peuvent exprimer ces entités vivantes lors de leurs mobilisations ?
Enfin, ces prémisses d’une prise en compte des dynamiques écologiques, évolutives et relationnelles, dans des pratiques médicales et de santé publique qui sont restées jusque-là très stabilisatrices et fixistes dans leur vision du vivant, peuvent-elles provoquer des changements, voire une reconfiguration des pratiques scientifiques et médicales ? La fréquentation assidue de microbes, couplée à une attention soutenue à leurs dynamiques propres et à la dimension probiotique des relations, peut-elle rendre les scientifiques impliqué·es dans ces recherches moins naturalistes et, qui sait, plus rétifs eux-aussi à l’enrôlement capitaliste ? Et cela pourrait-il constituer ou renforcer des fronts de résistance terrestres et multi-espèces ?
Publications des intervenant·es
Articles en lien dans Terrestres
Charlotte Brives – Pluribiose. Vivre avec les virus. Mais comment ? – Juin 2020
Camille Besombes – Réensauvagements : vers une conception écologique et relationnelle de la santé – Juillet 2021
Rob Wallace & al. – Le Covid-19 et les circuits du Capital – Avril 2020
Anonyme – Appel du COVID-19 aux terrestres bipèdes – Mars 2020
Illustration / Jean-Marc Côté – En l’an 2000 : La chasse aux microbes – 1910 – Source Bibliothèque nationale de France
Notes
- S. F. Gilbert, J. Sapp et A. I. Tauber, « A Symbiotic View of Life: We Have Never Been Individuals », The Quarterly Review of Biology, vol. 87, no 4, The University of Chicago Press, 1er décembre 2012, p. 325-341, en ligne : https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/668166[↩]
- Pour une analyse critique de ce concept, voir C. Brives et A. Zimmer, « Écologies et promesses du tournant microbien », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 15, no 3, Société d’Anthropologie des Connaissances, 1er septembre 2021, en ligne : http://journals.openedition.org/rac/24895[↩]