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Quatrième multinationale pétrolière au monde et l’un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre de la planète, Total nous promet aujourd’hui de devenir vert tout en augmentant d’un tiers sa production de gaz d’ici 2030. Un article paru le 19 octobre dans la revue Global Environmental Change démontre que cette entreprise était informée de l’enjeu de l’effet de serre depuis au moins 1971.
Ayant ensuite acquis vers 1984-1986 la certitude des bouleversements climatiques à venir, Elf et Total — regroupés depuis 1999 dans ce qui se nomme aujourd’hui TotalEnergies — ont pourtant participé, aux côtés d’Exxon, à la fabrique du doute et bloqué entre 1988 et 1994 les premières velléités de régulation politique des émissions. Après cette phase de fabrique du mensonge climatique, TotalEnergies a organisé son irresponsabilité par de nouvelles tactiques allant des marchés du carbone aux engagements volontaires dérisoires, des promesses technologiques de capture du carbone au greenwashing. Les historien·nes de 2040 estimeront sans doute qu’il s’agissait là aussi de violents mensonges climatiques.
Nous publions ici, in extenso, la traduction en français de cette étude édifiante, initialement parue en anglais — Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet, Benjamin Franta, « Early warnings and emerging accountability: Total’s responses to global warming, 1971-2021 », Global Environmental Change. La traduction fidèle est complétée de légers ajouts et de clarifications entre crochets ainsi que de nombreux nouveaux documents originaux. C’est donc une version enrichie et accessible à tou·tes que la revue Terrestres verse au dossier de l’inconséquence durable de la multinationale et de sa responsabilité dans la catastrophe écologique contemporaine.
À quand un démantèlement de Total et une descente énergétique démocratique et collectivement organisée ?
Le collectif de rédaction de Terrestres
Résumé
Dans le sillage de travaux récents sur d’autres grandes entreprises de combustibles fossiles, nous présentons de nouvelles recherches sur archives, sources primaires et entretiens décrivant la façon dont Total [et Elf avec qui la fusion s’est opérée en 1999] a répondu aux évolutions des savoirs scientifiques et des politiques climatiques depuis 50 ans. Nous montrons que le personnel de Total a été alerté dès 1971 sur l’impact potentiellement catastrophique de ses produits sur le réchauffement climatique, qu’il a été plus pleinement informé sur la question dans les années 1980, qu’il a commencé à entretenir le doute sur la base scientifique du réchauffement climatique à la fin des années 1980 et qu’il a finalement adopté une position à la fin des années 1990 consistant à accepter publiquement la science du climat tout en œuvrant à retarder des décisions ou en promouvant des actions périphériques au contrôle des combustibles fossiles. Nous montrons également qu’Exxon, par le biais de l’International Petroleum Industry Environmental Conservation Association (IPIECA), a coordonné une campagne internationale visant à contester la science du climat et à affaiblir la politique climatique internationale et ce dès les années 1980. Il s’agit de l’une des premières études longitudinales sur les réactions d’une major pétrolière face au réchauffement climatique, décrivant les phases de prise de conscience, de préparation, de déni et de retardement.
En 1958, Frank Capra réalise The Unchained Goddess, un film pédagogique tout public sur le fonctionnement de la biosphère, en particulier du climat. Comme en témoigne cet extrait, l’alerte au réchauffement climatique est là et parfaitement claire.
Introduction
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Anthropocène a été marqué par une intensification des altérations humaines sur le système terre, en même temps que par une multiplication des alertes et des préoccupations environnementales (McNeill et Engelke, 2016 ; Krausmann et al., 2017). Élément clé de cette « grande accélération », l’extraction annuelle des combustibles fossiles a septuplé au cours des 70 dernières années, avec 20 entreprises du secteur des énergies fossiles responsables de plus d’un tiers des émissions globales de gaz à effet de serre dans le monde depuis 1965 (Heede, 2014 ; Climate Accountability Institute, 2020). Depuis 1945, peu d’industries ont été autant exposées aux alertes environnementales et à l’activité critique dans l’espace public que l’industrie pétrolière, que ce soit à propos des pollutions des raffineries, du smog, de l’essence au plomb, des marées noires, ou de la gestion défectueuse de leurs sites d’extraction. Lorsque le changement climatique est apparu comme une question politique dans les années 1960, les majors pétrolières et gazières avaient déjà une solide expérience en matière d’influence tant sur les perceptions environnementales du public, que sur la recherche sur les risques et sur les politiques réglementaires des gouvernements (Markowitz et Rosner, 2002 ; Jenkins, 1954).
Au cours des dernières années, plusieurs études ont dévoilé la stratégie de géants pétroliers comme ExxonMobil (Banerjee et al., 2015 ; Supran et Oreskes, 2017) et Royal Dutch Shell (Mommers, 2018) qui leur a permis de naviguer à travers les alertes environnementales et les controverses sur le climat, via un mélange de développement de savoirs en interne et de relations publiques vers l’extérieur, avec le soutien d’organisations comme l’American Petroleum Institute (API) et la Global Climate Coalition qui ont joué des rôles d’importance capitale (Brulle, 2018; Franta, 2018, 2021). Ces études ont suscité un grand intérêt, du fait de leur analyse des différentes stratégies conduites par les géants du pétrole (Skjærseth et Skodvin, 2003), de l’importance de leur apport à la compréhension de l’histoire de l’action et de l’inaction climatique, et de leur pertinence pour éclairer les efforts actuels et planifiés pour faire face au dérèglement climatique. Le cas de Total [et Elf avec qui la fusion s’est opérée en 1999] a toutefois jusqu’ici été peu documenté, alors qu’il s’agit d’une entreprise établie dès les années 1920 devenue un siècle plus tard la quatrième compagnie pétrolière et gazière du monde, en termes de capitalisation boursière, après ExxonMobil, Chevron, et Royal Dutch Shell. Si la stratégie actuelle de la compagnie a été étudiée (Choquet, 2019), il n’existait pas de travaux sur l’histoire de ses réactions face au réchauffement climatique et à l’évolution des savoirs et des politiques climatiques.
La présente étude vise à combler cette lacune, en présentant de nouvelles recherches basées sur des sources primaire d’archives, [de revues d’entreprises] et d’entretiens qui documentent la longue exposition de Total à la recherche sur le réchauffement climatique et les efforts qui en suivirent de coordination entre entreprises [du secteur pétrolier], de communication publique et de lobbying concernant le changement climatique. Tout en comblant cette lacune empirique, nous souhaitons également contribuer à la littérature sur l’effort global déployé au cours des cinquante dernières années par l’industrie des combustibles fossiles pour produire de l’ignorance, semer des doutes sur la légitimité des sciences du climat, lutter contre les réglementations et maintenir une légitimité [des Majors pétrolières] comme actrices de la transition énergétique mondiale. Nous le faisons en mettant en lumière les premiers échanges de connaissances et les stratégies naissantes qui ont été articulées au sein de l’IPIECA (Association internationale de l’industrie du pétrole pour la protection de l’environnement), une association industrielle dans laquelle Total était activement impliqué [ainsi qu’Elf] et qui a reçu moins d’attention que l’American Petroleum Institute (API) ou la Global Climate Coalition (GCC).
Les travaux académiques sur l’histoire des majors des énergies fossiles sont souvent limités par des restrictions d’accès aux archives des entreprises. En revanche, les archives de Total [et d’Elf], qui se trouvent au siège social de l’entreprise à Courbevoie, en France, sont partiellement accessibles aux chercheurs et permettent d’effectuer une observation sans précédent de l’histoire de la société. Outre ces archives, nous avons également parlé à d’anciens dirigeants de Total [et d’Elf], qui ont partagé leurs souvenirs de l’histoire de la société face à la montée de l’enjeu climatique. Nous présentons donc des informations détaillées difficiles à obtenir à propos d’autres majors des énergies fossiles faute d’un accès aux archives des chercheurs.
Les travaux d’histoire environnementale ont éclairé l’histoire de l’Anthropocène en montrant que les alertes et prises de conscience environnementales sont antérieures au discours de la durabilité de la fin du 20e siècle. L’histoire de l’Anthropocène peut alors être comprise comme une dynamique évolutive de mécanismes d’aveuglement volontaire et de rationalisation ayant pour effet de rendre « normales » les trajectoires socioécologiques et les stratégies économiques mêmes qui accéléraient les dérèglements planétaires (Bonneuil et Fressoz, 2016). L’histoire des majors pétrolières face à la climatologie (Boon, 2019) offre un terrain de recherches empiriques pour comprendre ces mécanismes divers et évolutifs. Au sein de l’histoire et sociologie des sciences et des techniques, le champ des études d’analyse sociale et culturelle de la « fabrication de l’ignorance » a permis de comprendre l’ignorance non pas simplement comme l’absence de connaissance, mais comme agnogenèse, c’est-à-dire comme le produit d’un travail organisé d’acteurs sociaux (Proctor, 2008). Dans le contexte climatique, le concept d’agnotologie a été essentiellement employé pour décrire des cas où les acteurs industriels ont attaqué [ou dénié] le consensus scientifique et ont organisé des campagnes de lobbying (Oreskes et Conway, 2010). Il a également nourri des études qui ont souligné la dimension stratégique des techniques de communication opérant des cadrages rhétoriques des problèmes (Supran et Oreskes, 2021) et les disparités entre les savoirs internes et la communication externe (Supran et Oreskes, 2017). Toutefois, une focale exclusive sur les moyens les plus agressifs de produire l’ignorance risque de laisser de côté d’autres formes d’agnogenèse qui peuvent être moins manifestes, stratégiques, intentionnelles ou plus banales, comme la « cécité volontaire » devenant parfois la culture normale dans les entreprises (Bovensiepen et Pelkmans, 2020). Par ailleurs, à côté du déni climatique assumé, des pratiques de relations publiques, telles que les affirmations de leadership environnemental des entreprises et d’allégeance apparente au consensus scientifique sur le changement climatique, ont été analysées comme essentielles aux entreprises pour éviter la responsabilité et s’opposer à des régulations (Rajak, 2020). Le cas des positionnements divers et changeants adoptés par Total à l’égard des sciences et des politiques climatiques au cours du dernier demi-siècle permettent de mettre au jour ces mécanismes divers et multiformes. Tout en montrant pour la première fois qu’une position de déni climatique [fabrique du doute, mise en avant stratégique d’incertitudes allant au-delà du doute scientifique] a été adoptée par Total de 1989 à 1994 au moins (Hove et al., 2002 avaient affirmé le contraire, faute d’avoir eu accès aux sources internes d’entreprise), nous présentons aussi une séquence temporelle des formes plus subtiles de l’agnotologie, telles l’ignorance volontaire, l’évitement de la responsabilité, la philanthropie stratégique, la promotion de solutions périphériques et les efforts de gouvernement des controverses. Cet article contribue donc au domaine interdisciplinaire de recherche qui s’emploie à comprendre les démarches évolutives que les majors pétrolières ont adoptées face au changement climatique, aux sciences du climat et aux politiques d’atténuation.
1965-1986 : alertes sur le changement climatique à une époque de prise de conscience croissante vis-à-vis de l’environnement
Des études antérieures ont montré que divers acteurs de l’industrie pétrolière, notamment les majors européennes (Mommers, 2018 ; Andersson, 2020 ; Aronowsky, 2021) et l’American Petroleum Institute, l’association professionnelle de prime importance qui représente les grandes multinationales pétrolières aux États-Unis, ont reçu des alertes sur le réchauffement climatique dès le début des années 1950 et ont commandité des études sur le sujet vers la fin des années 1960. Ces études indiquaient que l’expansion continue des combustibles fossiles contribuerait à un réchauffement climatique considérable, lourd de conséquences pour les populations du monde (Franta, 2018; Robinson et Robbins, 1968). Total (créé en 1924) était membre de l’API vers la fin des années 1960 au travers de sa filiale nord-américaine et, à ce titre, pourrait avoir eu accès à ces études1.
Notre recherche a été déclenchée par la découverte d’une preuve directe de la connaissance par Total de savoirs scientifiques sur le changement climatique en 1971. Cette année-là, Total Information, le magazine de l’entreprise, publie un article intitulé « La pollution atmosphérique et le climat » (Durand-Dastès, 1971). L’article déclarait :
Depuis le XIXe siècle, l’homme brûle en quantité chaque jour croissante des combustibles fossiles, charbons et hydrocarbures. Cette opération aboutit à la libération de quantité énormes de gaz carbonique […]. La quantité globale de gaz carbonique présente dans l’atmosphère augmente donc de façon sensible […] cette augmentation aurait été d’environ 15% depuis 150 ans, ce qui n’est pas négligeable. Et […] si la consommation de charbon et de pétrole garde le même rythme dans les années à venir, la concentration de gaz carbonique pourrait atteindre 400 parties par million vers 2010 […]. Cette augmentation de la teneur est assez préoccupante […] : en effet, le gaz carbonique joue un grand rôle dans l’équilibre thermique de l’atmosphère […]. Un air plus riche en gaz carbonique absorbe donc davantage de radiations, et s’échauffe davantage. Il est donc possible qu’une augmentation de la température moyenne de l’atmosphère soit à craindre. Les ordres de grandeur calculés sont évidemment faibles (de 1 à 1,5° centigrade), mais pourraient avoir des effets importants. La circulation atmosphérique pourrait s’en trouver modifiée, et il n’est pas impossible, selon certains, d’envisager une fonte au moins partielle des calottes glaciaires des pôles, dont résulterait à coup sûr une montée sensible du niveau marin. Ses conséquences catastrophiques sont faciles à imaginer…
Durand-Dastès, 1971, p. 18.
Les prévisions de cet article s’avèrent aujourd’hui assez exactes : les concentrations de dioxyde de carbone ont atteint 400 parties par million en 2015. Tiré à 6 000 exemplaires, le magazine Total Information, est alors le canal de communication interne et externe de l’entreprise, lu notamment par les cadres, les employés ou les partenaires commerciaux, et accessible au public à la Bibliothèque nationale de France. L’article cité figure dans un numéro spécial consacré à l’environnement dont l’éditorial est signé par le PDG de l’entreprise qui souligne que « la défense de l’environnement s’accompagne souvent de critiques assez vives dirigées à l’encontre des grandes industries parmi lesquelles les compagnies pétrolières » (Granier de Liliac, 1971)2.
Extraits du magazine Total Information, n°47, 1971.
Les premières alertes climatiques en contexte
La portée de cette alerte précoce gagne en clarté si on la place dans le contexte scientifique et politique international de l’époque. Les scientifiques savaient que le dioxyde de carbone intervenait dans l’effet de serre et certains médias s’en étaient fait l’écho dès la fin du XIXe siècle (pour une chronologie détaillée accompagnée de coupures de presses, voir Johnson, 2016), mais c’est dans un contexte de guerre froide, lorsque l’ensemble du globe, des fonds sous-marins à la haute atmosphère, est à étudier et à manipuler comme théâtre stratégique potentiel, que se multiplient les recherches sur le système terre (Doel, 2003).
De 1950 à 1971, au moins cinq axes de recherche ont confirmé l’hypothèse de réchauffement climatique d’origine anthropique (Weart, 2003 ; Edwards, 2010 ; Howe, 2014 ; Somerville et al., 2007). Tout d’abord, une reconstitution des températures du globe terrestre depuis 1800, recueillies depuis les années 1920 et numérisées dans les années 1960, a mis en avant une tendance au réchauffement général depuis la fin du 19e siècle et une tendance au refroidissement légèrement à la baisse entre 1945 et 1970. Deuxièmement, l’augmentation annuelle continue de la teneur atmosphérique en dioxyde de carbone est enregistrée à l’observatoire de Mauna Loa depuis 1958. Troisièmement, des observations et estimations du Bureau des études géologiques des États-Unis (US Geological Survey) concluent à la fin des années 1950, que la calotte polaire de l’Arctique avait rétréci de 12 % en superficie et de 40 % en épaisseur par rapport à 1945, entraînant ainsi une élévation du niveau des océans de 30 à 60 cm par siècle pouvant conduire à l’abandon aux eaux de quelques villes côtières (Fleming, 1998, p. 132). Quatrièmement, les premiers modèles dits de « circulation atmosphérique générale » se développent dans les années 1960, en se servant des premiers superordinateurs pour modéliser le climat de la Terre en trois dimensions, et estiment en 1967 qu’un doublement des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone de l’ordre de 280 ppm à 560 produirait un réchauffement planétaire de +2 °C (Manabe, 1967, cf. Weart, 2003, pp. 107-113). Enfin, une cinquième ligne de recherche met au jour des rétroactions positives entre réchauffement et fonte des glaces et neiges, à travers les variations de l’albédo de la surface terrestre (Budyko, 1969, cf. Weart, 2003 p. 86).
Ces axes de recherche s’effectuent dans un contexte où les alertes environnementales et les mouvements écologistes prennent de l’ampleur et où les enjeux environnementaux globaux occupent une place croissante dans la sphère publique (Mahrane et al., 2012). La Terre, perçue de l’espace comme une fragile petite bille bleue aux ressources limitées, apparaît devoir être gérée en conséquence. De nombreux rapports d’expertise scientifique réalisées dans les années 1960 et 1970 contribuent à attirer l’attention américaine et internationale sur le réchauffement climatique. Aux États-Unis, un rapport sur l’état de l’environnement, déposé en 1965 à la Maison-Blanche par le Comité consultatif scientifique du Président, tire la sonnette d’alarme sur ce propos :
By the year 2000 the increase in atmospheric CO2 will be close to 25%. This may be sufficient to produce measurable and perhaps marked changes in climate, and will almost certainly cause significant changes in temperature. [D’ici l’an 2000, l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 sera de l’ordre de 25 %. Cela pourrait suffire à produire des changements mesurables et peut-être marqués du climat, et entraînera de façon quasi certaine des changements de température considérables].
President’s Science Advisory Committee, 1965, p. 126-127, nous soulignons.
Peu de temps après sa publication, le Président de l’American Petroleum Institute évoque le rapport dans un discours lors de la réunion annuelle de l’organisation (Franta, 2018) et le Président Johnson envoie une lettre au Congrès américain : « This generation has altered the composition of the atmosphere on a global scale through […] a steady increase in carbon dioxide from the burning of fossil fuels » [Cette génération a altéré la composition atmosphérique à l’échelle du globe via […] une augmentation constante du dioxyde de carbone due à la combustion de combustibles fossiles] (Johnson, 1965 cité par Oreskes et Conway, 2010, p. 171). En outre, une synthèse réalisée au MIT en 1970, Man’s Impact on the Global Environment (connu comme le Rapport SCEP), affirme que la Terre pourrait se réchauffer de 0,5 °C d’ici l’an 2000 et de 2 °C au 21e siècle (SCEP, 1970, p. 12). Dans le sillage de cette étude, le MIT réunit 30 spécialistes internationaux des sciences du climat et de l’atmosphère pendant deux semaines à Stockholm au cours de l’été 1971 pour produire le Inadvertent Climate Modification Report: Report of the Study of Man’s Impact on Climate (connu comme le Rapport SMIC). Le rapport, qui a également examiné le potentiel de refroidissement mondial dû à la présence d’aérosols polluants stipule :
We know enough of the theory of climate and the construction of climatic models to recognize the possibility of man-made climate change and to have some confidence in our ability to compute its magnitude (…). We have a conviction that mankind can influence the climate (…). We hope that the rate of progress in our understanding can match the growing urgency of taking action before some devastating forces are set in motion. [Nous en savons assez aujourd’hui de la théorie du climat et de la construction de modèles climatiques pour reconnaître la possibilité d’un changement climatique dû à l’homme et pour avoir une certaine confiance dans notre capacité à en calculer l’ampleur (…). Nous avons la conviction que l’homme peut influencer le climat (…). Nous espérons que le rythme des progrès de notre compréhension sera à la hauteur de l’urgence croissante d’agir avant que des forces dévastatrices ne soient mises en mouvement].
SMIC, 1971, p. 15 and 27, nous soulignons.
Le scénario d’un changement du climat s’affirme comme préoccupation internationale lors de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain tenue à Stockholm en 1972. Parmi ses 109 recommandations, deux préconisent plus de recherche et de vigilance à propos des modifications du climat par l’action humaine (Ward et Dubos, 1972, 191-195 ; Nations Unies, 1972, recommandations n° 70 et 79).
En France, l’enjeu climatique occupe une place moins importante qu’aux États-Unis, au sein du milieu scientifique comme dans l’espace public. Cependant, la question [n’est pas absente] et se répand dans les milieux des décideurs. En 1968, au cours d’un colloque de haut niveau [de la DATAR] sur l’aménagement du territoire et la prospective technologique, des intervenants discutent des problèmes comparés posés par les déchets nucléaires et par « l’augmentation du taux de gaz carbonique dans l’atmosphère tout entière qui pourrait peut-être, dans une décade ou un demi-siècle, commencer à poser des problèmes de modification globale du climat terrestre » (Collège des techniques avancées et de l’aménagement du territoire, 1968, p. 51). Face à ce dilemme, les scientifiques émérites, les hauts fonctionnaires et les dirigeants des grandes compagnies françaises, dont le PDG d’Elf-ERAP (alors société nationale avant son absorption par Total en 1999), s’accordent sur la nécessité de développer l’énergie nucléaire pour des raisons à la fois économiques et climatiques (id.).
Extraits du document: Collège des techniques avancées et de l’aménagement du territoire (CTAAT) (1968). Premier colloque international sur l’aménagement du territoire et les techniques avancées, t. II. Énergie et ressources naturelles. Paris, La Documentation française, p. 50-55.
C. Bonneuil, « Un signal faible : la question du réchauffement climatique au moment de la création du ministère de l’Environnement, 1968-1973 », communication à la Journée d’étude sur les « Cent mesures pour l’environnement » de 1970 et la naissance du ministère de l’environnement en 1971 (9 juin 2021, organisée par les Archives nationales, l’Association pour l’histoire de la protection de la nature et de l’environnement et le Comité d’histoire du ministère de la Transition écologique)
En 1970 et 1972, deux articles sur le réchauffement climatique paraissent dans le bulletin officiel français de la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), qui a été l’élément moteur de la création du Ministère français de l’Environnement. Le deuxième de ces articles présente les conclusions du Rapport SMIC assorties de ses observations :
« Nous en savons assez aujourd’hui de la théorie du climat et de la construction de modèles climatiques pour voir que l’homme peut fort bien provoquer des changements de climat. […] Nous ne pouvons donc, en dernière analyse, que prévoir ce qui pourrait se passer si l’humanité continuait à agir d’une certaine façon, à peu près comme elle le fait actuellement »
Anonyme, 1972, p. 35
À la même époque, nombre d’ouvrages grand public sur l’environnement sont traduits en français, notamment The Closing Circle [traduction française : L’encerclement] de Barry Commoner (traduit en 1971), Only One Earth [traduction française : Nous n’avons qu’une terre] de Barbara Ward et René Dubos (traduit en 1972), et le rapport Halte à la croissance (traduit en 1972), qui soulignent tous l’altération de l’atmosphère à l’échelle planétaire et ses impacts possibles sur le climat.
En outre, le best-seller français, L’Utopie ou la Mort, qui annonce des « changements irréversibles de climat » et la montée du niveau des océans, est publié en 1973 par René Dumont (1973 [2020], p. 78), le candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1974.
Ces alertes au réchauffement climatique s’accompagnent alors souvent de discussions également d’un scénario potentiel de refroidissement climatique. Au début des années 1970, des parutions scientifiques portent sur le potentiel qu’ont les particules aérosols, surtout les polluants industriels comme le dioxyde de soufre, de bloquer une fraction du rayonnement solaire entrant. Et, puisque les périodes interglaciaires passées d’environ une dizaine de millénaires ont été suivies de glaciation relativement rapide, la légère tendance au refroidissement observée pour la période 1940-1970 peut se prêter à des extrapolations sur l’imminence d’un âge glaciaire, une hypothèse renforcée par plusieurs magazines très connus dans les années 60 et 70 et reprise dans un rapport de la CIA en 1974. Cependant, une méta-analyse des publications scientifiques produites entre 1965 et 1979 montre que la plupart des études prédisaient un réchauffement et que la thèse d’un refroidissement hypothétique engageaient son reflux dès 1973 (Peterson et al., 2008). Vers 1979, le consensus scientifique à propos de l’existence et de la magnitude du réchauffement futur lié aux émissions de gaz à effet de serre est reflété dans le rapport faisant autorité de la commission dirigée par Jule Charney du MIT, qui, après avoir passé en revue les travaux existants prédit qu’en cas de doublement du dioxyde de carbone atmosphérique, le réchauffement global se situerait autour de +3 °C (Charney et al., 1979).
Total face aux alertes climatiques dans les années 1970
Il ressort de ce qui précède que l’article publié en 1971 dans Total Information ne représente pas une alerte isolée, mais témoigne plutôt d’un moment d’une période durant laquelle les principaux dirigeants de la société pétrolière française [Total, mais c’est aussi le cas d’Elf comme on l’a vu au colloque DATAR de 1968] ont eu connaissance d’un nombre croissant d’études scientifiques sur le réchauffement climatique. Lors d’un entretien pour cet article, Durand-Dastès, spécialiste des liens entre mousson et climat en Inde, et l’un des experts français alors le plus au fait de la recherche climatologique, évoque l’époque où il avait écrit pour Total Information et avait pris note de l’importance d’un corps croissant de travaux dans le monde :
Le rapport SMIC [Inadvertent Climate Modification. Report of the Study of Man’s Impact on Climate (SMIC), MIT Press, 1971], je l’ai eu entre les mains, je me souviens. (…) je lisais beaucoup de météorologie, un des domaines clé pour la climatologie. On lisait en effet beaucoup la littérature américaine, revues et ouvrages. […] L’affirmation d’un réchauffement global de +1 à 1,5° en quelques décennies si les émissions suivaient leur trajectoire, ça courait plus ou moins dans toutes les revues scientifiques. C’était de la météorologie. Et je lisais tout cela, par exemple le Quaterly Journal of the Royal Meteorological Society, Tellus, etc.
Entretien avec François Durand-Dastès, le 6 août 2020.
Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer ce qu’il entendait par « conséquences catastrophiques » d’un réchauffement climatique, il a ajouté :
Les deltas sont toujours les lieux des catastrophes. On savait tous que l’augmentation de l’effet de serre ne pouvait pas ne pas voir d’effet majeur, mais je n’imaginais pas que cela irait si vite. En 1971, il était prévisible que la montée des océans poserait des problèmes dans les deltas, et je connaissais ceux de l’Asie du Sud […] le cyclone Bhola en 1970 avec des centaines de milliers de victimes, le cyclone de l’Andhra Pradesh en 1977 avec 10 000 morts… […] Oui, on connaissait des cyclones catastrophiques frappant des centaines de milliers de personnes à l’époque où j’écrivais cet article. Les grandes inondations étaient des épisodes de conjonction entre typhon et haut coefficient de marée, mais il me semblait évident que sur fond de réchauffement climatique cela allait empirer.
Ibid.
Exposés à de multiples alertes, lancées en France, aux États-Unis, dans la sphère internationale et dans son propre magazine, quelle a été la réaction de Total et d’Elf (les deux majors pétrolières françaises qui ont fusionné en 1999) ? À cette époque, le secteur du pétrole en France est la cible d’un nombre croissant de critiques du public, notamment après l’accident de la raffinerie de Feyzin en 1966 (qui a causé la mort de 18 personnes) et la marée noire du Torrey Canyon en 1967. Total a répondu en décrivant les écologistes comme pris au « piège de la nostalgie d’un passé qui ne fut pas aussi préservé qu’on le dit » et en affirmant que « c’est à la technique et non aux regrets surannés qu’il appartient aujourd’hui d’assurer ou de restituer une certaine qualité au milieu de vie » (Truchot, 1975, p. 20).
Avec la création d’un ministère français de l’environnement en 1971, les compagnies pétrolières françaises craignent également de nouvelles réglementations sur la pollution atmosphérique. C’est dans ce contexte scientifique, social et politique que Total et Elf établissent de nouvelles structures pour gérer les questions environnementales. Elf crée en 1971 son Centre d’Information et de Recherche sur les Nuisances (CIRN) (Elf, 1974) et Total crée une nouvelle « structure » qui allait plus tard devenir le Département pour l’Environnement3. Un ancien membre du personnel évoque son expérience au cours des premières années de cette « structure environnement » :
« À cette époque […] les compagnies pétrolières étaient mal vues […] il fallait faire connaître que l’on faisait quelque chose, qu’on n’était pas que des affreux pollueurs […] Il fallait […] qu’on mette l’étiquette « environnement » ou « lutte contre la pollution » à ce qu’on faisait déjà. »
Entretien avec un ancien employé de Total, le 23 septembre 2020
Les compagnies pétrolières françaises élaborent également des stratégies professionnelles collectives : en 1971, l’Union des Chambres Syndicales de l’Industrie du Pétrole, Comité professionnel du pétrole en France, publie une brochure pour répondre aux alertes et critiques environnementales. La brochure admet une « un lent accroissement de la teneur moyenne en CO2 de l’atmosphère » qui
devrait entraîner normalement un léger effet de réchauffement du climat terrestre d’ici la fin du siècle, sans commune mesure toutefois cependant avec celui qui est nécessaire pour entraîner les effets apocalyptiques prédits par certains futurologues (fontes des glaces polaires, vastes régions submergées (…)). Toutefois, l’incidence de l’activité humaine dans le sens d’un réchauffement du climat est très controversée, en raison des effets inverses causés notamment par l’accroissement de la teneur en poussières et l’augmentation possible de l’ennuagement des zones d’intense activité aérienne.
Union des Chambres Syndicales de l’Industrie du Pétrole , 1971, p. 24-25
À l’échelle internationale, les cadres exécutifs d’Elf et de Total participent aux réunions des groupes du secteur du pétrole comme CONCAWE (Conservation of Clean Air and Water in Europe, qui depuis 1963, coordonne les réactions du secteur du raffinage aux règlementations axées sur la pollution) et l’IPIECA (association établie en 1974 en qualité d’intervenant auprès du Programme des Nations Unies pour l’environnement).
Alors que les environnementalistes français prônent le développement des énergies renouvelables, Total, comme la plupart des autres majors pétrolières, investit fortement dans le charbon à la suite du choc pétrolier de 1973. La compagnie s’unit alors à BP pour exploiter les importantes réserves de charbon de la mine Ermelo, en Afrique du Sud en 1976. Elle crée Anthracorp Inc. en 1979 pour exploiter le charbon aux États-Unis4 et investit pour accroître sa capacité d’importation du charbon dans le port français du Havre (Ramoisy, 1987, p. 39 et 90-91).
Bien que les travaux scientifiques sur les dérèglements climatiques se soient développés tout au long des années 1970, les compagnies pétrolières françaises sont restées muettes sur la question. Les magazines de Total et d’Elf, que nous avons examinés de 1965 à 2010, n’ont pas abordé une seule fois le changement climatique de 1972 à 1988, même après la Conférence mondiale sur le climat de Genève de 1979, qui a été couverte par Le Monde, ou le rapport de l’US National Research Council Report de la même année [‘Rapport Charney’] en écho duquel la revue Nature décrit le réchauffement de la planète comme « le problème environnemental le plus important dans le monde aujourd’hui5 ». La question de savoir si ce silence d’Elf et de Total dans leurs revues et leur communication externe correspondait à une absence de cet enjeu en interne, parmi le personnel de la R&D et les cadres dirigeants, restera à éclaircir par de futures recherches6. On sait par contre que l’API (dont les majors pétrolières françaises sont membres) et Exxon, ont établi des programmes de recherche interne sur le climat vers la fin des années 1970, et que Shell a engagé des recherches sur le climat en 1981, tout en gardant une certaine discrétion en public sur cet enjeu (Banerjee et al., 2015; Franta, 2021)7.
Quoi qu’il en soit, vers 1984, la menace pour le secteur pétrolier posée par la question du réchauffement climatique suscite des échanges de plus en plus nombreux entre Majors pétrolières globales. Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf de 1983 à 1999 (et plus tard chez TotalFinaElf après la fusion de 2000 à 2003), évoque la manière dont Exxon a alerté le secteur :
le moment où je me souviens avoir vraiment été alerté du sérieux du réchauffement climatique, c’est à une réunion de l’IPIECA à Houston en 1984. Il y avait donc des représentants de la plupart des grandes compagnies du monde, et les gens d’Exxon nous ont mis au parfum. […] Ils étaient restés très discrets sur leurs propres recherches [sur le réchauffement climatique] […]. Puis en 1984, peut-être parce que l’enjeu leur paraissait devenir trop important et appeler une réponse collective de la profession, ils ont fait le pas de partager leur préoccupation aux autres compagnies.
Entretien avec Bernard Tramier, le 5 novembre 2020
Au début de 1986, Tramier envoie un rapport annuel au comité exécutif d’Elf. Il y explique que le réchauffement climatique est inévitable et qu’un enjeu de cette envergure exige une stratégie défensive de la part du secteur :
Les problèmes liés aux interactions de divers polluants dans la haute atmosphère vont devenir préoccupants au cours des prochaines années. Le cas de l’ozone est déjà connu, mais l’accumulation de CO2 et de CH4 dans l’atmosphère et l’effet de serre qui en résulte, vont inévitablement modifier notre environnement. Tous les modèles sont unanimes à prédire un réchauffement de la terre, mais l’amplitude du phénomène reste encore indéterminée. Les premières réactions ont été, bien entendu, de ‘taxer les énergies fossiles’, il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre.
Archives Total. 11AC0783/106 — B. Tramier. L’environnement dans le groupe Elf Aquitaine — Bilan 1985. Document préparatoire à la réunion du comité exécutif du 4 mars 1986. Feb 1986, p. 14.
La réunion du comité exécutif d’Elf du 4 mars 1986 [où est discuté le rapport] semble marquer un tournant dans la connaissance par l’entreprise [des données et des enjeux] du réchauffement climatique. Tandis que les dirigeants d’Elf pouvaient avoir déjà évoqué la question auparavant, elle figure désormais à l’agenda des réunions auxquelles participent les hauts dirigeants, avertis par voie officielle que l’extraction continue des combustibles fossiles « va inévitablement modifier notre environnement ».
1987—1996 : coordination internationale visant à retarder les mesures de contrôle liées aux combustibles fossiles
Pour une défense coordonnée internationalement entre Majors, les champions français du pétrole se tournent vers l’IPIECA. En 1987, cette organisation organise un colloque à Baltimore pour examiner l’état des sciences du climat et des options de politiques publiques potentielles. L’année qui suit, lors d’une réunion au siège social de Total, le « Groupe de travail ad hoc sur l’effet de serre » voit le jour, bientôt rebaptisé « Groupe de travail sur les dérèglements climatiques dans le monde » (Entretien avec Brian P. Flannery, le 1er février 2021). Ce groupe est présidé par Duane LeVine, chargé du développement stratégique et scientifique d’Exxon et composé de représentants des principales entreprises pétrolières mondiales, dont Tramier d’Elf, Brian Flannery d’Exxon, Leonard Bernstein de Mobil et Terry Yosie de l’API. Il se donne trois axes de travail :
- 1) « dresser l’état des travaux scientifiques sur le changement climatiques induits par une intensification possible de l’effet de serre, y compris les principales zones d’incertitude »
- 2) étudier les stratégies de réponse dites « sans regret » susceptible de bénéficier au secteur,
- 3) envisager des techniques d’efficacité énergétique et des substitutions de divers combustibles par d’autres (ex. le charbon par le gaz) qui seraient des réponses pro-industrie pour limiter le réchauffement climatique (LeVine et al., 1990). Le groupe, y compris Tramier d’Elf, envoie un dossier sur le climat aux sociétés membres de l’IPIECA, dont un document stratégique de LeVine, qui affirme :
Although some declare that science has demonstrated the existence of PEG [potential enhanced greenhouse] climate change today… I do not believe such is the case. We will require substantial additional scientific investigation to determine how its effects might be experienced in the future. [Malgré le fait que certains déclarent que la science a aujourd’hui démontré l’existence d’un effet de serre accentué à l’origine du réchauffement climatique… Je ne pense pas que ce soit le cas. Il faudra de substantielles connaissances scientifiques additionnelles pour déterminer comment ses effets [d’un effet de serre accentué] pourraient se faire ressentir dans le futur].
LeVine, 1989, p. 1
Pour que l’industrie puisse mettre en échec les politiques publiques susceptibles de « recomposer (…) le bouquet énergétique » avec moins d’énergies fossiles, de « réduire les émissions de CO2 de 20 % ou « même [d’exiger] de renoncer à des ressources » (LeVine, 1989, p. 16), LeVine recommande de mettre en avant les incertitudes associées aux sciences du climat, la nécessité d’attendre les résultats de recherches supplémentaires, le coût économique des mesures de régulation, et de promouvoir des politiques environnementales alternatives qui ne nuiraient pas aux intérêts des entreprises. En 1990, le dossier envoyé par le groupe de travail aux entreprises membres de l’IPIECA comprend également un document de l’API, intitulé « Position sur le changement climatique global » et faisant écho aux conclusions de LeVine (in LeVine et al., 1990 ; cf. Rich, 2019, p. 246). Un autre volet du plan d’action de l’IPIECA consiste à repousser toute décision politique de régulation des émissions de CO2 tant que ne serait pas détecté ce que le groupe appelait la « vérification du changement climatique » (Flannery, 1992, p. 20), alors même qu’un document interne d’Exxon de 1982 avait noté que la détection [statistiquement significative] d’un réchauffement climatique pourrait prendre des dizaines d’années, et arriver trop tard : « une fois les effets mesurables, ils pourraient ne plus être réversibles » (Exxon, 1982). En 1996, lorsque le deuxième rapport d’évaluation du GIEC établit cette détection du réchauffement, l’industrie pétrolière attaque le GIEC et les scientifiques auteurs de cette détection (Oreskes et Conway, 2010, p. 200-210).
L’IPIECA organise un symposium à Rome en avril 1992 pour faire avancer son programme avant la conférence des Nations Unies à Rio de Janeiro. Après que Bernard Tramier (Elf) ait ouvert la conférence en tant que président de l’IPIECA, les représentants de l’industrie, les décideurs politiques et les scientifiques présents se voient dire :
it is unlikely that we will be able to detect or to refute predictions of climate change from an enhanced greenhouse effect for at least a decade. Also, it is unlikely that we will have confidence in predictive capabilities for many years. […] model-based projections are controversial, uncertain, and without confirmation. [Il est peu probable que l’on puisse déceler ou réfuter les prévisions de changement climatique dû à l’effet de serre anthropique avant au moins encore une décennie. Il est également improbable que nous puissions avoir confiance dans les capacités prédictives dans les années à venir. […] Les projections reposant sur des modélisations du climat sont controversées, incertaines et sans confirmation empirique.]
(Flannery, 1992, p. 2)
Tramier se souvient de cette période :
Exxon avait pris la main sur ce dossier, et ça nous arrangeait car on n’avait pas les connaissances ni les moyens pour peser dans le milieu scientifique, dans le processus IPCC et ONUsien. […] on était suivistes d’Exxon […]. On était d’accord qu’on n’en savait pas assez pour que des réductions d’émission ou des taxes soient décidées, et on laissait Exxon faire le reste. […] Ce qu’on ne voulait pas c’était que des décisions drastiques soient prises avant une certitude sur la réalité et l’ampleur d’un réchauffement d’origine anthropique. Pour nous cette histoire de réduction de -20 % des émissions [préconisée lors d’une conférence intergouvernementale à Toronto, Canada, en juin 1988] était prématurée et il ne fallait pas qu’elle soit inscrite à Rio, c’était trop tôt. Ce qu’on craignait, c’est que dans ce genre de conférence, pour des raisons de diplomatie et de communication, on ne prenne des mesures dommageables à l’industrie.
Deuxième entretien avec Bernard Tramier, le 24 novembre 2020.
Les entreprises pétrolières français se rallient donc à la stratégie conduite par Exxon, mise en place non seulement par l’API et la Global Climate Coalition (Brulle, 2018, Banerjee et al. 2015, Rich, 2019), mais également par les compagnies membres de l’IPIECA. Tramier, président de l’IPIECA entre 1991 et 1994, approuve le financement de recherches scientifiques visant à renforcer la capacité des compagnies pétrolières à trouver les faiblesses des modèles climatiques et à pouvoir présenter le réchauffement climatique comme moins alarmant, par exemple des recherches sur les aérosols et les nuages au Centre Hadley au Royaume-Uni et les études sur l’absorption du carbone par les océans à l’université Columbia aux États-Unis (IPIECA, 1992, p. 9). En outre, au début des années 1990, Elf commence à placer de jeunes ingénieurs fraîchement diplômés [des VSNE, Volontaires du Service National à l’Étranger] dans les meilleurs laboratoires des sciences du climat, à Hambourg, aux États-Unis (UCLA, MIT, et NCAR…) afin d’assurer une veille des derniers développements de la climatologie (Entretien avec Jean-Paul Boch (Elf), 20 novembre 2020).
Tout en participant à l’effort de fabrique stratégique du doute d’Exxon et de l’IPIECA, les compagnies pétrolières françaises mettent aussi en scène des incertitudes dans leurs propre communication et leur travail de relations publiques. En 1992, à l’approche du sommet de Rio, Jean-Philippe Caruette, le Directeur de l’environnement de Total, alimente le doute dans le magazine d’entreprise de Total, aujourd’hui appelé Énergies :
Certes, il existe une relation entre la température et la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère, mais cette relation n’autorise pas une extrapolation conduisant à des scénarios plus ou moins catastrophiques sur le réchauffement climatique de la planète à cent ans et ses conséquences sur le niveau des mers et la climatologie. Et surtout, il n’existe aucune certitude sur l’impact des activités humaines, parmi lesquelles la combustion d’énergies fossiles.
Caruette, 1992, p. 13
Article de Jean-Philippe Caruette, directeur de l’environnement de Total, dans le magazine d’entreprise de Total en 1992.
Au cours de la conférence de Rio, Total distribue un dossier dans lequel il déplore que « le réchauffement de la Terre (…) polarise toutes les attentions et donne lieu à des descriptions apocalyptiques de l’avenir », et affirme que « les progrès considérables réalisés en climatologie depuis le début du siècle n’ont pas permis de dissiper les incertitudes concernant l’effet de serre », insistant sur le fait que les politiques énergétiques doivent « assurer la croissance de ces pays [du tiers-monde], quitte à accroître, dans une première phase, les émissions [globales] de gaz à effet de serre8 ».
Elf est sur la même ligne en déclarant au lendemain du Sommet :
Ainsi, à une vraie question encore méconnue comme celle de l’effet de serre, on ne peut répondre hâtivement en taxant les seuls industriels européens car on pense, sans en avoir la certitude, que les émissions de gaz carboniques pourraient entraîner un réchauffement de la planète dans les années à venir.
Elf, 1992, p.1
Deux mois plus tard, le Président d’honneur de Total, François-Xavier Ortoli, prend la parole lors du Congrès du Conseil mondial de l’énergie à Madrid. Il affirme que les scénarios qui prédisent un réchauffement climatique de 2 à 5°C au 21e siècle prêtent à caution, car :
natural sources are much greater than man-made emissions […]. More generally speaking, we still have much work to do to understand the complete carbon dioxide cycle; the role of the ocean depths and the biosphere. Scholars are divided on this. Hippocrates says yes. Galen says no, there is some doubt. [les sources naturelles sont beaucoup plus importantes que les émissions anthropiques […] il nous reste encore beaucoup de travail pour comprendre le cycle complet du carbone, le rôle des profondeurs océaniques et de la biosphère. Les avis des spécialistes divergent là-dessus. Hippocrate dit oui, mais Gallien dit non. Il existe un doute.]
Archives historiques de l’Union européenne. FXO-95. François-Xavier Ortoli, “Potential Global Climate Change – The Realities?” Discours au 15e congrès du World Energy Council, Madrid, du 20 au 25 septembre 1992, p. 2.
C. Bonneuil, « La construction d’une politique climatique : le gouvernement Mitterrand 2 et les entreprises pétrolières face au réchauffement global, 1988-1993 », communication au colloque La rose et les Verts. Histoire environnementale des années Mitterrand (23-24 juin 2021, Ehess, Fondation Jean Jaurès, Fondation pour l’Écologie Politique).
En mars 1993, Francis Girault, directeur de la prospective, de l’économie et de la stratégie chez Elf et proche conseiller du PDG de la société (Loïk Le Floch-Prigent puis Philippe Jaffré), rédige une note pour le Comité de Direction de l’entreprise intitulé « Effet de serre (proposition d’un plan d’action)9 » dans lequel il soutient explicitement une stratégie de doute offensive. Pour contrer toutes « décisions hâtives » concernant les combustibles fossiles, Girault propose dans son plan que la compagnie promeuve l’idée qu’« il existe des doutes scientifiques en matière d’effet de serre », ainsi que l’identification et le soutien de « scientifiques de renom pouvant intervenir positivement dans le débat10 ». Tramier se souvient : « Girault voyait que ce machin-là avait comme conséquence pour nous une taxe, et il était anti-taxe. Il fallait bien s’appuyer sur des arguments, alors il s’appuyait sur ceux qui disaient que le problème climatique n’était pas grave » (Deuxième entretien avec Bernard Tramier, le 24 novembre 2020). Un autre ingénieur de la Direction de l’environnement d’Elf se souvient simplement que « Francis Girault était sur une ligne du style Exxon » (Entretien avec Jean-Paul Boch, le 20 novembre 2020).
Cette campagne de lutte contre les politiques de réduction des émissions fossiles par la promotion de l’incertitude scientifique prend toute sa signification si on la replace dans le contexte de l’énorme combat défensif engagé par Total et Elf contre la taxation de l’énergie ou du carbone au début des années 1990. En 1989, le Commissaire européen chargé de l’Environnement propose la piste d’une écotaxe et la Commission européenne met cette proposition sur la table en octobre 1991 (Aykut et Dahan, 2014, p. 235-243). Au même moment, le Premier ministre français Rocard écrit à son ministre de l’Environnement que « les changements climatiques qui peuvent en résulter [des émissions de gaz à effet de serre], même s’ils sont encore mal cernés dans leur ampleur et leurs conséquences régionales, remettent en cause les conditions de vie actuelles sur Terre » (GIES, 1990, p. 2). En décembre 1990, la France envoie un mémorandum à la Commission européenne qui promeut à la fois des objectifs communs quantifiés de réduction des émissions pour les pays industriels et un instrument fiscal sur les combustibles fossiles (écotaxe) (Gouvernement Français, 1990). Mais un an plus tard, le nouveau ministre français de l’Industrie, Dominique Strauss-Kahn entreprend de faire barrage au projet d’écotaxe. De leur côté, les compagnies pétrolières européennes s’associent pour former une opposition à travers EUROPIA, l’Association européenne de l’industrie pétrolière créée en 1989, puis trouvent des alliés dans le secteur nucléaire et dans d’autres secteurs de l’industrie lourde. En mai 1992, la proposition se trouve affaiblie par la Commission européenne, qui conditionne sa mise en œuvre à des politiques similaires des États-Unis et du Japon, puis la proposition est complètement bloquée par le Conseil des ministres de l’Industrie de l’Union européenne. Le mois suivant, le Président de la Commission européenne déplore « des critiques qui sont venues notamment […] des producteurs de pétrole11 ». The Economist a décrit cette bataille autour de l’écotaxe comme « le lobbying le plus féroce jamais vu à Bruxelles » (Ikwue et Skea, 1994 ; Skjærseth et Skodvin, 2003, 158-195) et un rapport interne rédigé à la fin de 1992 par Francis Girault d’Elf indique que la compagnie a pris une part active à faire échouer la proposition12. Dans ce rapport, Girault se félicite de la mise en échec récente de l’écotaxe, la mettant au crédit d’un travail de lobbying et de « contacts directs avec les Cabinets Ministériels et administrations concernées, en France (Premier Ministre, Finances, Environnement, recherche, Affaires Européennes…) et auprès de la CEE10 ». Tramier se souvient que Total était « plus efficace que nous [Elf] dans le lobbying à Bruxelles, où ils avaient une personne à plein temps » (Entretien avec B. Tramier, le 5 novembre 2020). L’échec de l’écotaxe affaiblit la position de l’Europe lors du sommet de Rio, contribuant à limiter la portée et l’ambition du processus onusien. De son côté, Girault se félicite d’une réussite pour Elf10.
En 1994, lorsque la Commission européenne relance l’écotaxe dans une version plus modérée, Elf et Total s’y attaquent encore une fois. Selon les estimations d’un rapport interne présenté au Comité de direction d’Elf, « une taxe sur le CO2 coûterait au groupe près de 4 milliards de FF [francs français] par an ». Le rapport indiquait que « les mesures menées par le secteur ont été efficaces, puisqu’aujourd’hui, le projet européen de l’écotaxe n’a pas encore vu le jour ». Il recommandait que la compagnie continue « à se mobiliser contre l’écotaxe13 ». À l’approche de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, Philippe Jaffré, le PDG d’Elf, envoie une lettre à Alain Juppé, le ministre des Affaires étrangères pour exprimer la ferme opposition de la compagnie14.
Entre 1993 et 1995, Tramier et d’autres cadres d’Elf commencent à se sentir mal à l’aise devant la ligne dure de la compagnie. En Europe la position de déni climatique des compagnies pétrolières devient contre-productive face aux avancées de savoirs scientifiques et à l’engagement de la société civile (ce qui va conduire Shell et BP à sortir de la Global Climate Coalition). Par ailleurs, l’écotaxe étant enterrée, les entreprises pétrolières peuvent à présent se permettre de s’engager vers une communication verte plus subtile, dans le sillage du tournant des discours « développement durable », de « la responsabilité sociale de l’entreprise » et de « la gestion de la qualité totale », entonné par le monde des affaires depuis la fin des années 1980 (Bernstein, 2001).
Au lieu de contester un consensus scientifique de plus en plus net, la nouvelle stratégie proposée par Tramier consiste à afficher une bonne volonté à devenir vert. Cela implique des audits et des mesures internes pour voir où réduire à peu de frais les émissions de gaz à effet de serre, un effort qui ne porte toutefois que sur les activités opérationnelles du groupe et non pas sur ses produits. Deuxièmement, le protocole de Kyoto étant à l’horizon, la compagnie fait la promotion d’instruments de marché. Il s’agit de dépeindre comme inutiles les normes technologiques ou les régulations top-down, en promouvant des engagements volontaires et un système d’échange des droits d’émissions. Troisièmement, il fallait faire connaître publiquement les efforts vers l’efficacité énergétique. Le Directeur environnement d’Elf avait suggéré en interne « une association entre Elf et Renault pour concevoir des véhicules consommant moins de carburant », ce qui permettrait de délivrer un message publicitaire favorable à l’environnement tout en « profitant de la notoriété acquise en F1 [course automobile]15 ». Enfin, soucieux de verdir leur blason, Elf et Total se tournent également vers la préservation de l’environnement. Elf sponsorise les missions du « Radeau des cimes » menées par le botaniste français Francis Hallé pour étudier les forêts tropicales au Cameroun et au Venezuela en 1989. Puis, il devient partenaire des parcs français nationaux et régionaux. De son côté, aux alentours de 1991, Total réoriente son mécénat, jusqu’ici orienté vers les arts et la culture, vers la préservation de la biodiversité marine16.
1997—2006 : adhésion et retard
Les années autour de la conférence de Kyoto de 1997 marquent un tournant déterminant de l’histoire politique du changement climatique. Plusieurs multinationales pétrolières, notamment BP et Shell, se retirent de la Global Climate Coalition, qui jouait la carte du déni climatique depuis sa création en 1989. Un cadre de Shell expliquera plus tard que la compagnie « ne voulait pas tomber dans le même piège que les entreprises du tabac qui s’étaient enlisées dans leurs mensonges ». (Rich, 2019, p. 186) Reconnaissant peut-être les risques juridiques et réputationnels d’un déni ouvert [du consensus scientifique sur le réchauffement] ainsi que l’inévitabilité d’un accord international, certaines compagnies pétrolières ont changé leur stratégie en faisant désormais allégeance publique aux conclusions du GIEC et en se positionnant comme du côté et au service de la rationalité scientifique. Chez Elf, la stratégie d’acceptation nominale [du consensus scientifique] portée par Tramier l’emporte peu à peu sur la stratégie de déni portée par Girault :
À un moment Jaffré a tranché et m’a soutenu. Il m’a convoqué dans son bureau pour me demander de présenter ce que je proposais. Je lui ai dit que les tendances qui allaient se dégager de Kyoto ce serait de réduire les émissions de 5 à 10 % et que nous à Elf on peut faire du -15 % sans dépenses exagérées. Elf a fait cette annonce d’engagement de réduction de 15 % de ses émissions quelques jours avant Kyoto
Entretien avec Bernard Tramier, le 5 novembre 2020
Jaffré annonce la nouvelle orientation de l’entreprise dans le journal Le Monde en novembre 1997 :
Chaque fois que nous sommes confrontés à un sujet qui suscite de grandes craintes, comme, par exemple, le trou dans la couche d’ozone ou les conséquences de la génétique, notre attitude est scientifique : c’est celle du doute cartésien. Nous nous retournons alors vers la communauté scientifique, en qui nous avons confiance.
Le Monde, 1997
Dans le même entretien, Jaffré annonce qu’Elf s’engage à une réduction de ses émissions opérationnelles (relativement énergivores et donc plus faciles à décarboner) de 15 % d’ici 2010 (comparé à 1990). Il explique au passage qu’« éliminer une tonne de CO2 nous coûte 30 FF en Guinée, contre 230 FF en France […] Elf souscrit à l’approche américaine sur les moyens de réduire les émissions, [celle qui consiste à] faire confiance aux mécanismes du marché ». Enfin, le PDG d’Elf continue de promouvoir l’idée que le réchauffement climatique n’est pas une problématique urgente, affirmant que « Le phénomène pourrait, en effet, s’étaler sur un siècle environ. Mais un siècle, à l’échelle de l’histoire de la planète, c’est très court. […] En revanche, à l’échelle des capacités d’actions humaines, c’est long » (Le Monde, 1997).
En 1999, Total fait l’acquisition d’Elf, ainsi que de Petrofina, une compagnie pétrolière belge. Le nouveau géant fusionné doit fait face à une série de crises socio-environnementales très médiatisées, notamment le naufrage du pétrolier Erika au large de la Bretagne en décembre 1999, l’explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse en septembre 2001 et une action en justice intentée contre Total en avril 2002 faisant état de travail forcé au Myanmar. Après la fusion, Total abandonne les objectifs chiffrés de réduction d’émissions que s’étaient fixées Elf, mais annonce néanmoins dans son rapport annuel de 2001 avoir réduit ses émissions internes de 10 % entre 1990 et 2000 (TotalFinaElf, 2001).
En 2002, l’entreprise tient son premier séminaire interne consacré au « développement durable ». Lors d’une séance de questions et réponses avec les cadres supérieurs, Thierry Desmaret, le nouveau PDG, continue de mettre en avant l’incertitude :
Certes, les éléments scientifiques ne sont pas toujours convaincants et sont parfois contestables. Cela dit, je pense que nous avons atteint un stade où un certain niveau de principe de précaution doit être pris en compte. Ainsi, en matière de réchauffement climatique, une certaine modération dans l’émission des polluants est, au stade de nos connaissances, souhaitable.
Archives Total. 05AA594/14. Premier séminaire de développement durable (du 30 septembre au 2 octobre 2002). Compte-rendu, p.10.
Si la référence au « principe de précaution » par Desmarest peut se lire comme une meilleure prise en considération du problème, elle tend en pratique à cadrer l’action de réduction des émissions comme une précaution que des entreprises éclairées prennent [sous la forme d’engagement volontaire] plutôt que comme une indispensable politique de prévention. Cette approche consistant à reconnaitre la réalité du réchauffement climatique tout en sous-estimant l’urgence et la certitude scientifique se poursuit au long des années 2000. En 2002, le premier « rapport sociétal et environnemental » de Total présente les dérèglements climatiques avec ambiguïté, rappelant que « sans l’effet de serre il n’y aurait pas de vie sur notre planète », et que « la vapeur d’eau est le principal gaz à effet de serre » (Total, 2002, p. 20). Selon la définition figurant dans le glossaire du rapport, l’effet de serre est un « phénomène naturel », et que les émissions dues aux activités humaines « serait à l’origine des changements climatiques » (Total, 2002, p. 108, souligné par nous) avec un conditionnel occultant la détection confirmée officiellement dans le deuxième rapport d’évaluation du GIEC en 1996. Le rapport de 2003 met aussi en avant des « incertitudes » et ne présente encore l’effet de serre que comme « l’hypothèse la plus couramment admise par les spécialistes internationaux fédérés au sein du GIEC » (Total, 2003, p. 22). Le rapport de 2004 évoque de façon vague que les effets de serre croissants sont attribuables à l’activité humaine mais insiste sur les « les incertitudes qui persistent sur l’origine et l’évolution du phénomène » (Total 2004, p. 69). Le rapport laisse penser que la thèse de l’origine anthropique des dérèglements climatiques d’origine anthropique s’appuierait principalement sur la corrélation entre concentration atmosphérique croissante en CO2 et réchauffement moyen de la planète, sans mentionner le rôle des produits de l’entreprise et en occultant les liens de causalité [entre combustibles fossiles et réchauffement] apportés par la science physique et les recherches statistiques.
Au cours de ces années, Total suit attentivement l’élaboration du Système européen d’échange de quotas d’émission (EU Emission Trading System, EU ETS), qui a été lancé après le Protocole de Kyoto et finalement adopté en 2003. L’architecture institutionnelle de l’EU ETS était largement inspirée du système d’échange interne de BP, Elf et Total n’ayant joué qu’un rôle secondaire dans sa conception (Cartel 2013 ; Skjærseth et al., 2008)17.
En résumé, [dans la période 1997-2006,] cessant peu à peu de contester trop ouvertement le consensus scientifique sur les dérèglements climatiques, Elf et Total adoptent plutôt des formulations ambiguës du réchauffement climatique, qui minimisent la fiabilité et la signification des éléments scientifiques. Dans le même temps, l’entreprise continue d’engager le plus gros de ses investissements dans l’exploration et la production de pétrole et de gaz (plus de 30 milliards de dollars de 2000 à 2005 ; chiffres agrégés provenant de : TotalFinaElf 2001, Total 2004) sans documenter dans ses rapports le montant de ses investissements, faibles et dispersés, dans des sources non fossiles d’énergie. Ce développement presque exclusivement vers les fossiles se retrouve chez les autres Majors pétrolière de l’époque, même si des entreprises européennes comme BP tendent à promouvoir leurs efforts, qui restent minimes, dans les énergies renouvelables à plus grand renfort de publicité que leurs homologues américaines, telles ExxonMobil (Cox, 2008).
2006—2021 : Défendre sa légitimité publique face aux critiques environnementales
L’année 2006 ouvre une nouvelle phase pour le groupe Total. Alors que commence à s’amorcer le compte à rebours vers la COP15 de Copenhague, la lutte contre le réchauffement climatique bénéficie d’une couverture médiatique internationale croissante, et l’institutionnalisation des politiques climatiques s’est déjà nettement accélérée avec l’adoption en 2005 d’un objectif national de réduction des émissions de 75 % d’ici 2050 (Loi de programme fixant les orientations de sa politique énergétique). Total organise alors une conférence sur le changement climatique visant à montrer que le groupe est réceptif à l’égard de la communauté scientifique, conscient de ses responsabilités dans la sphère publique et apte à adopter de nouvelles orientations. Tenue en septembre 2006, la conférence accueille plus de 280 personnalités scientifiques, parmi lesquels des chercheurs en climatologie invités à titre de conférenciers. La conférence bénéficie d’une couverture médiatique significative. Dans son discours inaugural, Desmarest, le PDG de Total, affirme publiquement l’acceptation du groupe à l’égard de la science du climat10 :
Dans le cas du débat scientifique, on constate une convergence de vues des experts quant à la réalité du phénomène du réchauffement. Les incertitudes ne portent plus sur le phénomène en soi, mais sur son ampleur. Ce manque de vision précise est d’ailleurs en partie imputable au manque de connaissance de ce que seront dans le futur nos politiques climatiques et énergétiques. […] Le GIEC remplit parfaitement sa mission fédératrice et le sérieux de ses rapports n’est pas contesté.
Total, 2006
À partir de là, Total se montre régulièrement déferrent envers l’autorité des travaux du GIEC. Ayant reconnu le rôle de l’expertise scientifique, l’entreprise produit en même temps un nouveau récit lui attribuant un rôle clé dans l’action climatique : le changement climatique doit théoriquement être diagnostiqué par la science, mais les solutions pratiques doivent venir des entreprises, sans qu’une sphère ne doive intervenir sur l’autre. De cette façon, Total se réserve le pouvoir d’évaluer lui-même l’adéquation entre ses propres scénarios de transition et business-plans et les impératifs de réduction des émissions fixées par le GIEC. Cette répartition des rôles permet à l’entreprise de continuer à investir, en 2005-2009, plus de 60 milliards de dollars dans la production en amont de pétrole, et une fois de plus, sans déclarer la somme de ses faibles investissements dans des sources d’énergie non fossile (Total 2005, 2008 a, 2009).
Dans le même temps, Total s’efforce de consolider son image. En 2007, la compagnie crée une nouvelle ligne de métier « Gaz et Énergies Nouvelles ». Jean-François Minster, ancien directeur scientifique du Centre National de la Recherche scientifique (CNRS) et océanologue reconnu, est nommé directeur scientifique du groupe. Un an plus tard, Total finance une chaire annuelle intitulée « Développement durable » au Collège de France (Total, 2008 b), qui sera bientôt attribuée à Nicholas Stern, autorité scientifique sur les enjeux économiques du réchauffement climatique.
C’est cependant au cours de cette période, que l’entreprise est scrutée à la loupe par le public. Les Amis de la Terre (2008), publient le rapport Total : la mise en examen18. C’est l’un des premiers documents développant une critique systématique de l’impact des activités de Total sur le climat. Les intérêts mêmes de l’industrie pétrolière y sont cadrés comme antagonistes à la préservation de l’équilibre du climat. En outre, vers la fin 2009, le bilan décevant de la COP15 à Copenhague pousse le mouvement climat à diversifier ses stratégies et à se confronter plus directement avec les acteurs économiques et politiques liées aux industries des énergies fossiles. Les acteurs de la société civile développent le concept de « budget carbone » (Lahn, 2020) et avertissent que la valorisation boursière des majors pétrolières est en contradiction avec les objectifs mondiaux en matière de climat (CarbonTracker, 2011 ; McKibben, 2012). Dans ce contexte, en 2011, certains actionnaires de Total se coalisent autour d’une résolution lors de l’assemblée de l’entreprise, afin d’exiger la divulgation des risques environnementaux et climatiques des activités de Total en matière d’extraction de pétrole des sables bitumineux au Canada. Christophe de Margerie, le PDG et président du conseil de Total, manœuvre avec succès pour empêcher les actionnaires de déposer la résolution (PhiTrust, 2011). Pendant ce temps, Total continue à investir massivement dans les énergies fossiles. De 2010 à 2014, la compagnie a injecté environ 127 milliards de dollars dans les activités d’exploration et de production (Total 2014, 2015 a, 2017), tandis qu’elle consacrait moins de 3 milliards de dollars aux projets bas-carbone (limite supérieure reconstituée à partir de recoupement d’information de Total 2010, 2011, 2014).
À l’approche de la conférence de la COP21 à Paris, Total intensifie ses efforts pour se forger une image de leader de l’action pour le climat. En juin 2015, le groupe annonce la vente de « Total Coal South Africa », sa dernière filiale dans le secteur charbon, qui avait produit 12 millions de tonnes l’année précédente (Novethic, 2015). Au même moment, le groupe joue un rôle moteur dans la création de la plateforme Oil and Gas Climate Initiative (OGCI), une organisation dotée d’un fonds de 1 milliard de dollars, cofinancée par une dizaine de compagnies pétrolières pour promouvoir des engagements volontaires liés au climat pendant la période de 2017-2027 (Bach, 2019). En juin 2015, Total se joint à d’autres compagnies pétrolières européennes pour interpeller publiquement les Nations Unies sur la nécessité de donner un prix au carbone à l’échelle internationale (Total, 2015 b).
Total annonce également de réduire davantage l’intensité en carbone de ses futurs produits. En 2016, trois mois après la signature de l’accord de Paris, Patrick Pouyanné, le PDG, présente « One Total 2035 », une feuille de route en vue de diminuer l’intensité carbone de ses produits (Les Échos, 2016). Il n’en demeure pas moins que 2015-2019 ont été marquées par des dépenses soutenue en capital, à hauteur de 77 milliards de dollars en cinq ans, vers la chaîne amont d’exploration et production du pétrole et du gaz. En comparaison, les investissements dans les sources d’énergie non fossile de la même période n’ont pas dépassé les 5 milliards de dollars (chiffres agrégés provenant de Total, 2017, 2018, 2019). Sans avoir placé aucun contrôle contraignant sur l’évolution de son bouquet énergétique, Total continue à se construire une image de responsabilité environnementale à travers des rapports présentant des scénarios du futur, que le groupe publie depuis 2016. Les mises à jour régulières de ces rapports génèrent des masses de données de nature complexe et technique qui sont difficiles à interpréter ou à critiquer (Choquet, 2019), ce qui permet à Total de faire peser la charge de la preuve sur ses détracteurs et de gouverner la controverse climatique en se mettant le plus à l’abri possible des audits critiques. En 2021, Total annonce qu’il se rebaptise TotalEnergies et augmente ses investissements dans des sources énergétiques non fossiles, nom que Total avait déjà pris dans une campagne publicitaire en 1977, époque où l’entreprise se targuait d’investir dans le solaire sans que cela ait changé son business-model centré sur le pétrole (Total, 1977). La réalité du tournant promis par ces annonces restera à observer.
Conclusion
Nous avons documenté un demi-siècle de réactions évolutives de Total [et Elf] face au réchauffement climatique. En 1971, l’entreprise publie des alertes scientifiques sur le changement climatique, mais le sujet est mis en sourdine dans la sphère publique durant le reste de la décennie. Au milieu des années 1980, la question de l’enjeu climatique remonte au premier plan des préoccupations stratégiques des majors pétrolières globales, et Exxon, à travers l’IPIECA, dirige les efforts d’organisation internationale des compagnies pétrolières pour contester les sciences du climat et freiner les régulations pour réduire les émissions des énergies fossiles. Les entreprises françaises Total et Elf [l’une privée mais détenue au tiers par l’État, l’autre société publique] commencent alors chacune à mettre en avant les « incertitudes » des sciences du climat dans leur communication mais aussi avec les autres Majors dans les arènes internationales au travers de l’IPIECA, et vont développer un lobbying efficace contre les premières tentatives de politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Parallèlement, Elf et Total cherchent à acquérir une crédibilité environnementale au travers d’engagements volontaires, de mécénat et de communication verte.
Vers la fin des années 1990, Elf et Total se distancient de la stratégie de contestation ouverte du consensus scientifique sur le changement climatique [poursuivie encore plusieurs années notamment par Exxon], mais continuent d’intensifier leurs investissements dans la production de pétrole et de gaz (secteur amont) et de mobiliser des stratégies rhétoriques pour invoquer l’incertitude, minimiser l’urgence climatique et éluder les questions autour des combustibles fossiles comme cause principale du réchauffement climatique. Vers le milieu des années 2000, l’entité fusionnée Total intensifie ses efforts pour reconquérir de la crédibilité scientifique ; le groupe fait déclaration d’allégeance au GIEC et organise une conférence sur le changement climatique. Il promeut une répartition des rôles entre le monde de la science et celui des affaires, où la science décrit le changement climatique et les entreprises seraient les porteuses de solutions, ce qui lui permet de revendiquer sa légitimité pour définir les politiques appropriées, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Ce cadre permet à Total de se présenter comme une entreprise pétrolière socialement responsable et de draper ses investissements structurels dans la poursuite de la production de combustibles fossiles dans un récit positif sur la « transition énergétique ».
Notre étude se situe au carrefour de l’histoire environnementale et de l’histoire des entreprises, et contribue au champ de l’agnotologie, l’étude de la production culturelle de l’ignorance ou du doute. De nombreux observateurs des politiques du changement climatique ont décrit les relations à la science selon un prisme dichotomique de l’acceptation ou du déni, l’histoire de Total [et Elf] met en lumière de multiples nuances et de multiples facettes des positionnements par rapport aux savoirs climatiques, tels que l’allégeance publique au consensus scientifique tout en détournant l’attention de la responsabilité des produits fossiles. L’examen de ces postures multidimensionnelles pourrait aider à comprendre les réactions historiques des entreprises face au réchauffement climatique, mais aussi les jeux d’acteurs d’aujourd’hui.
Remerciements
C.B. a rédigé l’analyse en français sur la base d’un travail d’archives et d’entretiens de 1968 à 1997. P.-L.C.a rédigé l’analyse en français sur la base d’un travail d’archives et d’entretiens de 1997 à 2020. B.F. a fourni le document de 1971 et rédigé le document en anglais. Tous les auteurs ont ensuite participé aux révisions.
Nous remercions Stefan Aykut, Jean-Baptiste Fressoz, Hélène Guillemot, Amy Dahan et Jean-Charles Hourcade pour leurs précieux commentaires sur les versions antérieures de ce document. B.F. remercie le Climate Social Science Network pour son soutien. C.B. et P-L. C. remercient le personnel des archives de Total, ainsi que les cadres retraités d’Elf et de Total s’étant prêtés aux entretiens, pour leur aide précieuse.
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Notes
- On trouve des représentants de Total Leonard (branche américaine de Total) au sein du conseil d’administration de l’API pour 1965-1967 ou encore pour 1974.[↩]
- L’éditorial a été rédigé par le secrétaire général et pilier du groupe, Vincent Labouret : voir Archives Total, 50ZZ507/58.[↩]
- Archives Total, 92AA091/160.[↩]
- https://wiki.total/en/country/total-south-africa. Sur les liens de Total avec le régime de l’apartheid, voir Deneault, 2017[↩]
- National Research Council (NRC), Carbon Dioxide and Climate: a Scientific Assessment: Report of an Ad Hoc Study Group on Carbon Dioxide and Climate , National Academy of Sciences, Washington, DC, 1979 ; N. Rich, op. cit, 2019, p. 53-59 ; Howe, 2014, p. 115-117.[↩]
- Ni la série des revues de presse élaborés par les services de Total ni les archives du département de la R&D d’Elf [pourtant très riches] ne mentionnent la question climatique entre 1973 et 1980 (voir Archives Total 09AH0416 et 07AH0077/28-33). Elf et Total, étant des compagnies de plus petite taille qu’Exxon, BP ou Shell, il est possible que n’ayant pas la même envergure en R&D elles n’aient pas conduit de véritables recherche en interne sur le changement climatique.[↩]
- Pour Shell, voir Shell Internationale Petroleum Maatschappij B.V. The Greenhouse Effect, 1988, p. 86. En ligne : https://www.industrydocuments.ucsf.edu/fossilfuel/docs/#id=khfl0228[↩]
- Archives Total. 00AH001/142. Total, Cahiers sur l’environnement, 1992.[↩]
- Archives Total, 07AH0077/4. SNEA G/DPES, F. Girault, Note à l’attention de MM. les membres du comité de Direction Générale, “Effet de serre (proposition de plan d’action)”, March 12, 1993.[↩]
- Id.[↩][↩][↩][↩]
- Archives historiques de l’Union européenne. JD-1669. Conférence de presse tenue par Jacques Delors à la clôture de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement, 13 juin 1992.[↩]
- Archives Total, Fonds Elf, 07AH0077/4. F. Girault, « Effet de serre et écotaxe. Propositions d’action », 17 nov. 1992.[↩]
- Archives Total, 07AH0077/4. DRTE, “Environnement Énergie 1994. Bilan Perspectives”, p. 16 and 5.[↩]
- Archives Total, 07AH0077/4. Philippe Jaffré à Alain Juppé, 14 oct. 1994.[↩]
- Archives Total, Fonds Elf, 07AH0077/4. B. Tramier Note à l’attention de P. Castillon, Objet : Effet de serre – actions à entreprendre » », 30 novembre 1992.[↩]
- Energies , n° 10, juillet-août 1992, p. 6-7 and 8-11.[↩]
- L’accessibilité relative aux documents d’archives des entreprises après l’an 2000 est problématique pour la reconstruction des engagements stratégiques de Total avec les négociations entourant les allocations de quotas EU ETS.[↩]
- https://www.amisdelaterre.org/wp-content/uploads/2012/09/rapport-atf-total-la-mise-en-examen-2.pdf[↩]
- Des données et sources additionnelles ayant servies à la rédaction de l’étude sont disponibles sur ce document[↩]