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Bonnes feuilles tirées de Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1. Post-éditions, 2021 (144 pages).

Je ne peins pas l’être. Je peins le paysage…

Montaigne

Les forêts tropicales offrent rarement des points de vue dégagés – impossible de les dominer du regard ! –, et une fois qu’on y pénètre, le champ de vision se réduit brutalement, tant l’espace est strié par la profusion de végétaux et de formes indécises. Les peuples furtifs qui y vivent recourent à l’ouïe davantage qu’à la vue, ils évoluent dans un monde de correspondances où le roucoulement d’un batara révèle le passage d’un tapir, où la mélodie d’un merle cacao signale la présence de fruits mombins. C’est dans cette logique musicale que puise ce texte qui, à l’image d’une liane, par ses tours et détours, entrelace des éléments hétérogènes. Il ne s’agit pas d’écrire sur les lianes mais avec elles, traversé par elles, mu par leurs zigzags imprévisibles, vrillé par leurs torsions improbables, désorienté par leurs arabesques au point de ne plus savoir qui parle en moi, quelle personne conjuguer. On pourra parcourir ces lignes comme une jungle, en se laissant entraîner dans une fugue végétale : un buissonnement de pistes constituant autant de variations autour d’un motif qui ne cesse de se dérober. Certains layons sont à peine défrichés et obligent à rebrousser chemin, à repasser par des passages déjà empruntés mais qui repris dans un autre sens ou à une autre heure du jour prennent un tout autre aspect. Plutôt que des certitudes, un tremblement…

« Du sein de ces eaux croupissantes et malsaines, s’élèvent des forêts aussi anciennes que le monde et tellement embarrassées de lianes que l’homme le plus fort et le plus intrépide ne saurait y pénétrer. »

Abbé Raynal1

Nulle sagesse sans mesure, dit-on. Or la liane participe d’une démesure : celle des titans, les divinités primordiales des premiers temps, temps à la fois de l’innocence et du chaos. Comment une plante aussi échevelée que la liane pourrait-elle être sage ? À moins que par sagesse on entende le savoir clandestin et rusé qui transparaît dans les contes et mots d’esprit, les ombres chinoises et acrobaties de Jako2, les danses de l’anguille3 et graffs éclairs d’hors-la-loi du métro ; tous ces tours de passe-passe qui, d’un rien, enchantent la vie de ceux qui veillent à ne pas être dépossédés de tout.

photographie de lexposition la sagesse des lianes
La sagesse des lianes : une exposition imaginée par Dénètem Touam Bona du 19 septembre 2021 au 9 janvier 2022, au CIAP de Vassivière. Avec Myriam Mihindou • Carlos Adaoudé • Jack Beng-Thi • Carole Chausset • Florans Féliks • Hawad • Véronique Kanor • Nicola Lo Calzo en collaboration avec Hugo Rousselin • Migline Paroumanou • Nicolas Pirus • Raharimanana • Sylvie Séma • Shivay La Multiple & Eddy Ekete • The School of Mutants • Camille Varenne & Galadio Parfait Kaboré

Des Caraïbes à la Papouasie, l’enchevêtrement inextricable des lianes entrave la pénétration coloniale. Premier obstacle à la quête de l’Eldorado et au régime des plantations, la liane est le serpent, l’hydre végétale qui, aux yeux du colon, fait d’une forêt vierge et tentatrice un enfer vert. Toute en torsions et contorsions, la langue fourchue des lianes ne peut sécréter qu’une sagesse de singe : un gai savoir qui convertit, l’espace d’une grimace, la douleur de l’oppression en éclats de rire. Loin d’exclure la folie, la sagesse des lianes l’intègre comme un élément moteur de son enseignement.

« Ce qui s’appelle “sagesse” [dans la culture populaire] se définit comme stratagème et fourberie. Mille façons de jouer/déjouer le jeu de l’autre, c’est-à-dire l’espace institué par d’autres, caractérisent l’activité, subtile, tenace, résistante, de groupes qui, faute d’avoir un [espace] propre, doivent se débrouiller dans un réseau de forces et de représentations établies. »

Michel de Certeau4

Parce qu’elles ne filent jamais droit, les lianes ne peuvent inspirer qu’une sagesse fourbe – toute en stratagèmes et jeux de masques – qui se rit du code d’honneur des preux chevaliers. Aussi la sagesse des lianes relève-t-elle moins de la diplomatie que d’un art de faire des coups pratiqué par les créatures les plus diverses (poulpe, araignée, tortue, banyan, caméléon, etc.) et les « petits peuples » de tous les temps. En invoquant la sagesse des lianes, je ne fais donc que reprendre un geste immémorial : tirer des enseignements, sous forme de conte, des mille et une tactiques malicieuses du vivant.

Si j’ai choisi la liane comme motif principal et plante-totem de cet essai, ce n’est pas seulement pour (dé)jouer avec un certain imaginaire colonial ou m’extasier sur les propriétés botaniques de ces végétaux filiformes, c’est d’abord pour rendre hommage au lyannaj (du créole « lyan », « liane ») des archipels de Martinique et de Guadeloupe : des pratiques de solidarité et de résistance qui s’inscrivent dans l’expérience historique du marronnage – les arts de la fugue des esclavagisés. Dans les Amériques et les îles de l’Océan indien, le rapport de soin à la terre est intimement lié chez les Afrodescendants à l’héritage des « nègres marrons », à l’usage libérateur de la forêt comme refuge, comme espace de camouflage et de reconstruction de soi. C’est à l’orée du XVIe siècle, sur l’île d’Hispaniola (actuelle Haïti/Santo Domingo), que le terme « cimarron » (racine du français « marron ») est employé pour la première fois : il désigne alors l’animal domestique qui s’est enfui pour retourner à la vie sauvage. Par extension, les colons qualifièrent les esclaves fugitifs de « negros cimarrones ». Le marronnage est donc un processus de dé-domestication5 qui puise son souffle dans l’indocilité même du vivant. Aussi, par « forêt », j’entends moins un « environnement » que la poussée d’une vie buissonnière qui, toujours, s’oppose en nous au mouvement courbe de l’humiliation, de la servitude contrainte ou volontaire.

Sous les traits de la liane, c’est la relation en tant que pulsation et ligne de vie que je souhaite donner à percevoir. Mais avant d’approfondir le sujet, cette précision s’impose : en matière de botanique, « liane » ne renvoie à aucune catégorie taxonomique rigoureuse. S’il fallait dessiner une liane en prenant en compte les plus de 130 familles végétales qui comportent des espèces rampantes et grimpantes, le dessin devrait emprunter ses traits autant aux palmiers, qu’aux roseaux, fougères, vignes, conifères, etc. Donc, au sens « propre », la liane n’existe pas : elle n’existe que sur un mode « figuré ». Mais c’est justement la liane en tant que figure, en tant que trope (du grec « tropos », « tour »), en tant que tours de langage et tours de main, en tant que gestes et mouvements du corps dont il est question ici. Parce que la figure est une épure tirée des traits les plus remarquables d’un visage, d’un paysage, d’un animal, d’une fonction politique (la balance de la justice, le croissant de lune, etc.), elle ne relève pas d’un donné mais constitue un appel à l’existence6. Aussi le maître de Kung Fu ne s’intéresse-t-il pas à la « réalité objective » du dragon, ce qui lui importe, c’est la façon dont cette figure chimérique opère dans ses mouvements, modifie son champ de forces et de perception, amplifie ce que peut un corps. Le dragon n’est ni symbole ni substance, mais rapport mouvant entre une multitude d’éléments comme le mouvement fluide et ondulatoire du serpent (combiné à la spirale infinie de ses mues), comme la férocité du tigre, comme le pouvoir alchimique du feu, comme la puissance de dévastation et de fécondation du déluge, etc. C’est dans le même esprit que j’aborde la liane, et la réalité du livre que vous avez entre les mains n’est, d’une certaine « manière », que l’effet de son existence « figurale7». Frondeuse, cette entité végétale subvertit d’emblée la manie coloniale de répertorier les vivants par ethnies aux frontières bien étanches. La liane désigne donc moins un être – une identité – qu’une certaine façon pour une pulsation végétale d’explorer et de dérouler un territoire au fil de son avancée, en y traçant des voies inédites, et en assurant la correspondance entre une multitude de strates et d’habitants de la forêt.

Bien qu’elle emprunte ses traits à une réalité biologique, la liane n’en demeure pas moins une « chimère » au sens où, comme le serpent-tonnerre des Hopis (Amérindiens d’Arizona), le Sphynx (visage féminin/corps de lionne/ailes d’aigle) des Grecs ou la Mami Wata (sirène) de l’Atlantique noir, elle combine en une seule et même figure des éléments hétérogènes, voire contradictoires. L’avantage de la notion de figure (comparée à celle d’« image »), c’est qu’elle conserve le rapport au geste : on dit d’une calligraphe ou d’un danseur qu’ils exécutent des figures, que ces figures laissent ou non une trace durable sur un support matériel. Je n’utilise pas la liane comme une représentation ou un symbole, mais plutôt comme un de ces masques africains qui ne reviennent à la vie qu’à condition d’être déchiffrés, et de nous investir ainsi de leurs puissances. Les boucles et nœuds effectués par les lianes – au sein des territoires qu’elles déploient tout en s’y inscrivant – s’apparentent à des rubans de Mœbius où envers et endroit, fiction et réalité, cause et effet s’enchevêtrent et se conditionnent mutuellement dans un mouvement de torsion des espaces-temps. La notion d’agentivité(capacité d’agir) des images reste encore prisonnière d’une conception mécanique de la causalité dans laquelle Nietzsche voyait une « illusion grammaticale8 » et l’ombre de la théologie (Dieu comme cause première, comme premier agent d’une création ex nihilo). À travers l’entrelacs des lianes, il s’agit donc, également, de penser l’enchevêtrement des agentivités : l’« intra-action9 » des humains et autres vivants, des milieux de vie, des artefacts, des images, etc.

Mon usage de la liane obéit ainsi au « principe de la chimère10 » : l’exercice d’une pensée de la condensation liée à une certaine expérience de l’ambiguïté visuelle. « Requin-tigre », « serpent-liane », « liane-serpent », « homme-grenouille », « crapaud-buffle », « singe-araignée », « poisson-lune »… notre langage regorge d’expressions chimériques qui témoignent de l’excès sensoriel du vivant sur nos catégories de pensée. Parce qu’elle procède d’un « voir comme », c’est sans doute la poésie qui exprime le mieux la dimension chimérique de notre expérience du monde : je peux voir la liane comme un anaconda, comme un ombilic cosmique, comme le flux d’un fleuve, comme la soie de l’araignée, comme la langue tordue du chamane, comme le cercle mouvant de la communauté, comme un fil d’Ariane ou encore comme le cinglant d’un fouet. Il n’est pas question ici de trancher entre les différentes visions mais bien au contraire, de jouer sur la polyphonie que condense en son sein cette figure. Tout au long du cheminement en zigzag que je propose, la liane se déploie comme une imago agens11, une forme d’intelligence artificielle permettant de figurer non seulement des contenus, mais aussi des opérations de pensée, de mémorisation, d’imagination.

La sagesse des lianes est une sagesse à la fois textile et chorégraphique. Textile en ce que la liane ne consiste, d’une certaine façon, qu’en un jeu de ficelles12 qui, en reliant des « points de vie13 » multiples – singe, araignée, Tarzan, chevelure, hydre, forêt, résurgence, « nègre marron », plantation, etc. –, déploie des constellations inédites. Chorégraphique, en ce qu’il s’agit de passer d’une figure à l’autre, tout en cultivant le suspens. Or ce mouvement de transfiguration continuelle – et de configuration de corps métamorphes – n’est autre que celui de la danse. C’est précisément parce que la liane est une entité chimérique – une esquisse, un mouvement en suspens – qu’elle est appel à reprendre le fil, à réactiver par nos propres fugues ses mouvements de subversion.

Au-delà de sa dimension critique, cet essai vise enfin à réhabiliter les puissances du rêve et de la poésie : l’intelligence du sensible qui bande l’arc-en-ciel des possibles. Dans les cosmologies amérindiennes, aborigènes ou encore bantoues, le rêve ne s’oppose pas à la réalité, mais il en constitue au contraire la dimension la plus profonde : les contours et les catégories s’y estompent pour laisser place au courant des métamorphoses. Les pratiques « indigènes » du rêve ne relèvent pas d’une rêverie pittoresque, mais d’une forme d’imagination éthique et plastique, qui, loin de s’opposer à la mémoire, y trace à chaque fois de nouvelles lignes de fuite, et ainsi la reconfigure, continuellement, en « image-actions » – en chimères. Les rêves, qu’ils soient diurnes ou nocturnes, songes intimes ou mythologies collectives, offrent la possibilité d’expérimenter le point de vie d’un oiseau, d’un arbre ou d’une rivière, et nous incitent ainsi à nous soucier de ce qui est à la fois au-delà et au-dedans de nous. C’est d’abord à travers les rêves que nous « réalisons » que nous ne pouvons vivre qu’en relation avec d’autres intelligences terrestres. « Cosmo-poétique » désigne ce dialogue obscur, tissé de métaphores et de gestes imprévus, que nous entretenons, dans des moments privilégiés, avec l’ensemble de ce qui vibre.


Légende de la photo en tête de cet article : G. Deleflie ©.

« Inauguration de l’exposition collective “La sagesse des lianes” au Centre international d’art et du paysage de Vassivière (18 sept. 2021 – 9 janv. 2022). Création “Ravaz… sizèr lo swar” de la chorégraphe réunionnaise Florence Boyer (Cie Artmayage), dans un chêne de l’île de Vassivière. Sizèr lo swar…, une heure sombre, à la fois crainte et espérée par les enfants, impatients d’entendre les contes que recèle l’ombre. Sizèr lo swar (six heures le soir), c’est l’heure à laquelle débute le servis kabaré, un rituel légué par les Bantou.e.s et Malgaches déporté.e.s à la Réunion : des hommes, des femmes, des enfants qui, le temps d’une cérémonie, suspendaient leur condition d’esclave pour réinventer leur humanité et esquisser des voies de libération. C’est dans un rapport cosmique aux eaux et forêts que ces damné.e.s de la terre trouvaient les ressources pour rester debout, se révolter ou marronner. Les “ravaz” (offrandes) sont suspendues dans les arbres après le Servis kabaré, afin de nourrir les esprits qui n’ont pu se joindre à la cérémonie. Aujourd’hui encore, c’est à Sizèr lo swar que des Réunionnais suspendent des ravazaux arbres, pour maintenir le lien avec les ancêtres et avec l’ensemble de ce qui vibre. Dans cette pièce chorégraphique, ce sont les corps dansant eux-mêmes qui se donnent en offrande. Entités arachnéennes, les danseuses tissent et déploient un refuge invisible au fil de leurs évolutions. » 

Dénètem Touam Bona

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Notes

  1. Abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes, Livre VII, chapitre 28 (1780).[]
  2. Figure de la communauté « malbar » (hindoue) à la Réunion, exécutant des acrobaties, lors de certaines fêtes rituelles, en l’honneur de Hanuman, le Dieu-singe.[]
  3. Danses exécutées par des esclaves et affranchis à New York (Marché de Sainte Catherine), dans le courant du XIXe siècle, en échange d’anguilles ou d’argent. Ces performances, comportant une dimension parodique vis à vis de l’ordre dominant, constituent une des matrices principales des spectacles populaires américains. Les prolétaires blancs reprenaient des gestes noirs pour se construire une identité en opposition à la culture bourgeoise WASP. Voir W.T. Lhamon, Peaux blanches, masques noirs: Performances du blackface, de Jim Crow au hip-hop, préface de Jacques Rancière, Zones Sensibles, 2021.[]
  4. Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990, p. 35.[]
  5. La première forme de décolonisation, puisque le corps est la première position à libérer.[]
  6. Prenons, par exemple, la figure de la croix : elle peut aussi bien s’inscrire sur la voile d’une caravelle, que dans l’organisation d’une ville coloniale (comme les « Santa Fe » de l’Amérique hispanique), ou encore dans le geste rituel du fidèle chrétien. Une figure représente moins qu’elle n’opère.[]
  7. Sur les enjeux et les usages de la notion de figure, en particulier en danse, voir l’excellent site : http://www.pourunatlasdesfigures.net/atlas[]
  8. « Autrefois, on croyait à « l’âme » tout comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical. », Nietzsche, Par-delà bien et mal, paragraphe 54.[]
  9. « Le néologisme « intra-action » désigne la constitution mutuelle d’agentivités intriquées » ; « les différentes agentivités ne précèdent pas, mais émergent de leurs intra-actions » explique Karen Barad. Voir Yves Citton. « Cartographies lyannajistes et politiques monadistes. » in Le Pouvoir des liens faibles, CNRS Éditions, 2020, p. 155-176.[]
  10. Cf. Carlo Severi, Le principe de la chimère : Une anthropologie de la mémoire, Rue d’Ulm, 2007.[]
  11. Image qui agit du fait de son caractère frappant, paradoxal. Imago agens renvoie à la construction d’images opératoires, de cartes et d’artefacts mentaux, dans les arts de la mémoire de l’antiquité greco-romaine.[]
  12. Voir Donna Haraway, Vivre avec le trouble, Des mondes à faire, 2020.[]
  13. Expression du philosophe Emanuele Coccia in La vie des plantes, Payot, 2016.[]