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Entretien réalisé par Thibaut Terdjanian avec Gil Bartholeyns, historien et écrivain, auteur de Le Hantement du monde (Dehors, 2021).
Vos réflexions sur les crises écologiques contemporaines vous amènent à qualifier notre ère de Pathocène. Pouvez-vous revenir sur ce néologisme ?
J’ai eu besoin de ce terme pour mettre en perspective l’état sanitaire du monde, qui est un monde structurellement exposé à d’innombrables maladies d’origine industrielle. En tant qu’historien, il m’a semblé que cette situation pathogène pouvait être retracée sur une période de deux ou trois siècles. C’est-à-dire qu’il est possible de repérer des événements et des pratiques qui relèvent de ce que j’appelle le Pathocène. C’est une période au cours de laquelle un trouble a été introduit dans l’ordre du vivant. On peut désigner l’alimentation et les façons de la produire puisque la traite des animaux sauvages et d’élevage est largement impliquée dans les zoonoses émergentes, l’antibiorésistance et les pollutions. On peut pointer l’effraction continue des environnements qui sont habités par des êtres vivants porteurs d’agents infectieux qui peuvent devenir fatals aux humains. Dans le livre, j’insiste sur la fracturation des espaces et l’empiètement des activités humaines. Les Européens notamment ont franchi toutes les barrières et ramené chez eux toutes les espèces, des espèces qui étaient maintenues par la géographie notamment dans des conditions de non-contact. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement définit fort justement la zoonose comme maladie opportuniste survenant quand l’environnement change.
Le Pathocène, c’est donc une façon de nommer l’historicité du contemporain et un état d’esprit, car nous éprouvons en ce moment de grandes émotions liées à la santé, à l’habitat terrestre, à l’impact de nos modes de vie, et nous sommes souvent « pathétiques » face aux périls et à ce qu’il faudrait faire pour remédier à cette situation qui est proprement systémique.
Mais si j’ai écrit ce livre et utilisé ce terme pour désigner notre époque, c’est aussi suite à un travail de terrain que j’ai mené dans le monde agricole et le milieu de l’élevage pour un roman, Deux kilos deux, paru en septembre 2019. Quand on est entré dans la crise au printemps 2020, je me suis rendu compte que le monde que j’avais découvert auprès des éleveurs venait de s’étendre à l’échelle planétaire, un monde quotidien marqué par le risque sanitaire, la hantise biosécuritaire et l’impuissance à agir.
Pourriez-vous nous parler de l’avènement de cette ère ?
Il n’y a pas un moment unique où les choses se seraient déclenchées, mais plutôt une pluralité de facteurs qui, une fois conjugués les uns aux autres, ont conduit à la situation que nous connaissons. Au plus lointain : la révolution néolithique inaugure une série de rassemblements, ce que James Scott appelle des « complexes interespèces », au sein desquels se produisent des sauts d’espèces, principalement avec la domestication et le développement de l’élevage. Au plus proche, il ne se passe pas deux mois sans qu’un « scandale sanitaire » n’entraîne l’abattage « préventif » de millions d’animaux. La crise de la vache folle des années 1990 est emblématique du Pathocène : on donne à des herbivores des farines de congénères et il s’ensuit une maladie à prions transmissible à l’homme.
La situation actuelle incite en tout cas à remonter à la Révolution verte d’après-guerre qui se caractérise par la généralisation des intrants, l’irradiation comme méthode d’amélioration des plantes, et surtout par la surintensification. Vers 1920, un poulet met 120 jours avant d’atteindre le poids d’1,5 kilo, en 2000 il en met 35. Le bœuf de 300 kilos vers 1800 pèse aujourd’hui 1 tonne. Ce sont des grandeurs tératologiques. Le Pathocène, c’est le temps des usages productivistes du vivant et le temps des maladies propres à ces usages, des maladies d’ailleurs qualifiées de « systémiques » par le législateur européen. Ce n’est pas le temps des cerises mais celui des chimères. Si on suit l’élevage, on se retrouve au cœur du XIXe siècle, dans les grandes fermes et les grands abattoirs. Le témoignage ahurissant d’Upton Sinclair en 1906 (The Jungle) peut servir de marqueur. Si on s’attache à l’histoire des zoonoses, on se retrouve en plein XVIIIe siècle, par exemple dans la steppe hongroise… Pendant des décennies, cette région a été le berceau d’une peste bovine qui a contaminé quasiment tous les cheptels européens en raison du mouvement des troupeaux et du commerce de sa viande. On est là dans une situation propre à ce que j’appelle le Pathocène. Il faut s’intéresser aux maladies qui se transmettent aux humains, mais aussi aux animaux qui sont malades à cause des humains.
Donc ce sont les croisements de plusieurs fils qui prennent selon vous une texture nouvelle que vous nommez Pathocène…
Oui, il n’y a pas un front émergent. Il y a des lignes historiques qui convergent peu à peu et produisent cette situation. Si l’on s’intéresse à la façon dont la pensée occidentale a conçu le rapport aux animaux et à l’environnement, il est évident qu’on peut tracer des lignes très longues, bien avant les pensées de modernes comme Bacon ou Descartes, qui ne font qu’actualiser ou accentuer la tradition. On peut évoquer le récit judéo-chrétien de la Genèse où Adam est érigé en maître de la Création, mais aussi la phusis grecque, ce moment clé de la pensée où tous les phénomènes du monde environnant se retrouvent saisis conceptuellement dans une forme d’extériorité qui va finir par produire ce qu’on appelle, désormais pour la critiquer, la partition nature-culture. Les sciences modernes sont ainsi développées sur deux versants presque inconciliables, les sciences de la nature et les sciences de l’homme.
Si on considère ces soubassements, puis l’établissement des sciences modernes qui segmentent le réel et reposent sur un programme de maîtrise de la complexité, on voit que les formes de vie autres qu’humaines sont les héritières directes de cette longue histoire. Si l’on ajoute à l’idée selon laquelle les homme sont « comme maître et possesseur de la nature » le processus d’industrialisation du XIXe siècle, qui nous a conféré des moyens de conquête et d’assujettissement inédits, on obtient effectivement quelque chose de tout à fait neuf.
En vous lisant, on a le sentiment d’une boucle sans fin qui va en s’aggravant. Vous revenez à plusieurs reprises sur les mêmes faits, comme une figure de style, et sur « l’échec de la raison ».
Pour comprendre la répétition des crises dites « sanitaires », on est bien obligé de remettre en cause une certaine rationalité. Toute une série de mesures de police sanitaire liées au bétail ont été prises dès le XVIIIe siècle : abattages, enfouissements, contrôle de la circulation, mise en quarantaine. Toutes ces mesures témoignent d’une forme d’élevage qui est déjà pathologique. Au XIXe siècle, le problème devient préoccupant aux yeux des vétérinaires qui se substituent peu à peu aux guérisseurs… Ils ne cessent de vouloir améliorer la sécurité. Ils plaident pour des contrôles sur les foires, les marchés, aux points de départ ou d’arrivée des animaux. Ils veulent renforcer la surveillance aux frontières et développer le « service des épizooties ». Mais ils ne disent pas qu’il faudrait arrêter d’intensifier, ni qu’il faudrait fragmenter les troupeaux, et encore moins qu’il faudrait cesser de rassembler des animaux de plus en plus semblables. Ils parlent de « flambées » contagieuses et savent très bien pourquoi les choses tournent mal, mais ils ne conçoivent de réponses que dans les progrès de la médecine et le renforcement du contrôle. C’est ce que l’on continue à faire aujourd’hui en considérant que le vaccin est la seule réponse, alors que la meilleure réponse est en amont : il faut arrêter de produire l’alimentation telle qu’on la produit et se faire à l’idée que la pandémie n’est pas un accident mais un événement dans un cycle qui va en s’aggravant. Il faut traiter les causes et non les effets. Les résolutions sont sans cesse des réactions court-termistes. Il faut viser le carnage, pour reprendre un mot de Rabelais afin de désigner les chairs que l’on mange, les viandes consommées dans 99 % des cas dans nos régions, parce que l’événement pandémique de 2020, tout comme les grippes aviaires et bien d’autres zoonoses, est directement issu de l’élevage industriel, car bien des élevages constituent des foyers ou des passerelles interespèces.
L’échec de la raison est donc politique. Il est lié aux échelles auxquelles il faut se rapporter pour agir. L’échelle des phénomènes environnementaux en Pathocène dépasse systématiquement l’échelle de la vie humaine. Quand le territoire comme espace globalisé rencontre le temps long des phénomènes, nous sommes démunis pour faire face au niveau structurel et culturel des problèmes. À ce point, la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes est cruciale. Les médias font remonter la dernière grande crise virale à la grippe espagnole de 1918-1919, qui est d’origine nord-américaine et provient vraisemblablement des basses-cours avec le cochon comme intermédiaire entre l’humain et la volaille. Mais on a refermé l’événement à ce qu’il a été – des dizaines de millions de morts – en oubliant d’interroger ses causes civilisationnelles, qui n’avaient rien à voir avec l’état sanitaire des armées et de l’Europe en guerre. On a aussi oublié une série d’épidémies et de pandémies postérieures telles que les grippes de 1953 et 1968, la diffusion du VIH, les infections au H5N1, mortelles une fois sur deux… Il faut non seulement réviser la séquence classique des épidémies locales et mondialisées, mais y ajouter les « crises sanitaires » à répétition depuis trente ans, comme la « crise de la vache folle » des années 1990 ou le « scandale » du lait contaminé, et il faut prolonger cette ligne en remontant au moins jusqu’au XIXe siècle. Enfin, il ne faut pas se contenter des zoonoses mais inviter à cette histoire, les épizooties. J’évoquais les vagues de peste bovine venues d’Europe centrale mais aujourd’hui la peste porcine touche les élevages du monde entier et la faune sauvage est abattue pour endiguer sa diffusion indirecte.
Ce faisant, on voit que la chaîne du drame liant humains, non-humains, environnement et culture alimentaire est continue et de longue durée, et que la supériorité sanitaire et symbolique de l’Europe – par rapport aux pays du sud – a tendance à éluder la plupart des événements ou à en faire des incidents indépendants alors qu’ils ont des causes communes. Aujourd’hui, cette supériorité est mise à mal et cela explique en partie la sidération et le manque de préparation des pays européens.
Par ce néologisme – le Pathocène – vous posez la question des récits. Vous dépassez le récit historique en vous appuyant sur des matériaux ethnographiques et un style parfois très littéraire. Est-ce un moyen de rompre avec certains grands récits et de percer les fables « continuistes » ?
Il est certain que le Pathocène organise un récit qui contrevient à d’autres récits en place. L’un de ces grands récits est celui du progrès linéaire, sans même revenir sur les violences extrêmes du XXe siècle qui ont mis un point d’arrêt à l’idée de civilisation européenne comme aboutissement moral de l’histoire. Un plus grand récit pourrait être celui de l’humain comme espèce supérieure et qui par son génie propre serait en mesure de conduire l’ensemble du vivant jusqu’à l’échelle de la Terre comme vaisseau-mère. Non seulement on voit que cela donne plutôt lieu à une 6e extinction massive et à l’accélération de l’effondrement de la biodiversité, mais ce récit nous confronte à une vexation anthropologique. L’homme moderne a d’abord dû admettre qu’il n’était pas au centre de l’univers, suite à la révolution copernicienne. Ensuite il a dû admettre qu’il n’était pas différent des autres animaux, puisque avec Linné et Darwin il devient un primate. Enfin – c’est Freud qui établit cette liste – l’homme n’est pas non plus maître de son intériorité… Aujourd’hui, nous vivons une quatrième vexation : l’homme n’est même pas maître de son destin, il a crée dans la joie et l’allégresse les conditions de sa propre fin. Alors qu’il visait à sortir d’un état de soumission envers tout ce qui l’entoure, il y est encore plus soumis.
En revanche, je ne suis pas totalement maître du récit que l’écriture de ce livre a pu mettre en place, car il est lié aux émotions qui l’ont vu naître. Plusieurs registres s’entrecroisent parce que j’y suis indifféremment un universitaire, un père, l’auteur d’un roman. La littérature est la clé de cet essai dans la mesure où il prolonge Deux kilos deux, à partir d’un fonds de connaissance et d’un terrain commun. De façon générale, les chercheuses et chercheurs en sciences sociales ressentent la nécessité et l’envie d’écrire autrement. La tournure narrative n’est pas un acte de persuasion, mais puisque le monde nous arrive souvent sous forme de récits, c’est de cette façon aussi qu’on peut lui retourner ce qu’il nous lance en plein front. Je voulais écrire à part égale avec le lectorat et avec le sujet. C’est aussi pour cette raison qu’il s’agit d’un essai. Il existe des livres importants de virologues ou d’écologues de la santé comme Serge Morand, et je n’ai aucune autorité de ce point de vue pour parler de phénomènes épidémiologiques. J’écris avec mon regard d’historien, d’écrivain et d’observateur affecté, ce qui donne un livre totalement différent de celui que peut rédiger un spécialiste des maladies infectieuses.
Vous donnez un « double positif » au Pathocène, notamment sur la question des émotions, ce n’est donc pas une description désespérante, mais plutôt une thématisation et vous espérez qu’elle puisse être agissante.
Le livre était presque fini et je n’avais utilisé qu’une ou deux fois le mot Pathocène. Je me suis rendu compte que je devais essayer de le mobiliser, de le rendre mobilisable. Il m’a paru plus juste que Nosocène (nosos, c’est la maladie), parce que nous sommes malades et en même temps nous souffrons de cette situation. Le pathos, c’est la souffrance physique associée à la tristesse. Nous finissons par pâtir de tout ce qui a contribué au bonheur occidental. Nous sommes émus, et cette émotion, très profonde à l’égard de ce que l’on voit soudain comme notre unique demeure, la Terre, est très importante. Il faut essayer de réfléchir à cet affect socio-cosmique. La maison est ouverte à tous les vents, il n’y a plus de lieu où se mettre à couvert. La sécurité qu’on croyait acquise est abolie et on est effectivement catastrophés.
Au niveau narratif, le concept de Pathocène est un point de fuite. Dans un dessin, c’est le point qui organise l’ensemble des lignes qui vont converger. Il donne sens à une situation contemporaine à travers des domaines généralement distincts. Il y a par exemple une corrélation entre le statut des animaux d’élevage et la conquête de la vaccination entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle. Les animaux sont les premières populations, avec les armées et les enfants du secours public, à recevoir des traitements collectifs d’immunisation. On a beaucoup parlé de biopolitique, mais historiquement et quantitativement cette forme de pouvoir, qui s’applique à une population pour « son bien » et qui répond à un but lucratif, est d’abord appliquée aux animaux. On ne peut pas non plus séparer la lente invisibilisation du bétail et la naissance d’une conscience animaliste. Au XIXe siècle, au moment où les modes de production s’intensifient, on assiste à une reconnaissance progressive de l’animal comme sujet sensible et digne de vie. Naissent, à partir des années 1850, les premières sociétés de défense des animaux. On se met à parler pour les animaux, pour les « sans voix ». Les tortionnaires ne sont plus seulement punis parce qu’ils dégradent le bien d’autrui mais parce qu’ils font souffrir. Cette valorisation de l’animal domestique semble toutefois se faire au détriment du bétail. La divergence entre animal domestique et animal de rente n’a cessé d’augmenter depuis, en prenant appui sur des régimes juridiques de plus en plus distincts. Cette considération pour les animaux existait déjà bien sûr avant le XIXe siècle, mais elle demeurait limitée à des voix individuelles comme celle de Jeremy Bentham.
Aujourd’hui, le mouvement institutionnel One Health, où la santé humaine, animale et environnementale forment un tout, est à mettre en relation avec la fin du paradigme moderne nature-société. Ce sont ces entre-deux, ces doubles mouvements qui m’intéressent.
Vous semblez frayer un chemin qui ne soit pas non plus celui des récits émergents de l’enchevêtrement spécifique. Face à ce monde qui se hante, vous proposez un retour à des barrières d’espèces et des barrières d’espace. Ces barrières ne seraient-elles justement pas un retour en arrière par rapport aux tentatives formulées pour nous sortir du dualisme et d’un exceptionnalisme spécifique ? Autrement dit, est-ce que votre « ensemble mais séparément » ne reconduit pas le rêve de la wilderness par exemple ?
J’ai travaillé le thème de la barrière car c’est par ce mot d’ordre que le combat contre la diffusion du virus a été traduit : « le respect des barrières sanitaires », « des gestes barrières ». Mon idée était que ce ne sont pas ces barrières-là qui sont les plus impérieuses, parce qu’elles sont encore une fois des réactions et non des actions. Le virus est arrivé dans l’espèce humaine par des sauts d’espèces et ces sauts ont eu lieu parce que des barrières ont de fait été franchies ou abaissées, en faisant voyager des espèces d’un continent à l’autre, en réunissant des espèces qui ne se rencontrent jamais, en les confinant dans des conditions sanitaires déplorables. Des sauts géographiques, des saut physiologiques… C’est tout à fait factuel. Je pense donc qu’il faut respecter des barrières d’espèces et des barrières d’espaces. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut créer des territoires exclusifs, des réserves, simplement qu’il faut trouver les bonnes distances et les bons agencements.
J’ai bien vu qu’on pouvait voir une contradiction avec la tendance générale qui consiste à mettre à égalité les êtres vivants. Ce n’est d’ailleurs qu’une contradiction en apparence. La mise à distance ou le respect physique d’un espace de vie est une façon d’avoir des égards envers les autres, de les traiter comme des égaux, et de faire du droit à vivre une valeur également partagée. Le territoire n’est pas un territoire exclusif mais un espace propre à l’accomplissement des différentes natures. La nature d’un être, pour moi, c’est la possibilité de son accomplissement dans un environnement donné. Cela n’implique pas la séparation. Coexister ne veut pas dire habiter ensemble.
Mais cet accomplissement n’est-il pas toujours inter-spécifique ?
Il ne faut évidemment pas mettre la vie en réserve, c’est encore une façon d’administrer le vivant. Il n’y a pas une solution, mais plutôt des situations qui permettent de coexister, c’est-à-dire d’éviter de s’affaiblir voire d’être dangereux les uns pour les autres. C’est le principe à retenir. C’est pourquoi il y a une série de configurations à éliminer, à commencer par les mégafermes et les déforestations liées à l’appropriation agricole. Les fermes usines sont des lieux pathogènes tout autant que les marchés humides. La déforestation entraîne des rapprochements inédits entre espèces. Prenons un cas typique : les chauve-souris, réservoir viral, sont dénichées de leur forêt et se retrouvent dans des plantations où leurs déjections entrent en contact avec des cochons domestiques qui reviennent au village… Si les arbres n’avaient pas été abattus pour l’élevage extensif ou la monoculture, cela ne serait pas arrivé. Certains agencements sont millénaires, presque symbiotiques. Les sociétés pastorales, par exemple les groupes du cercle arctique qui chassent et élèvent le renne, ne présentent pas une configuration pathologique, contrairement aux populations nomades expropriées et urbanisées.
Il faut bien voir qu’il y a coévolution entre les espèces. Si elles partagent le même milieu, c’est qu’un certain équilibre existe entre elles. Or l’établissement des équilibres biotiques et la rapidité des changements relèvent de deux temporalités adverses. La question du mélange est toujours délicate, mais ici on ne se situe pas sur le plan culturel. On parle de mettre en présence des espèces allogènes sur un temps extrêmement court. Cela ne fonctionne pas. Il ne s’agit donc pas d’ériger des barrières mais de cesser de les disloquer et de viser à abolir les lieux notoirement pathogènes.
Au-delà de la transgression, c’est aussi une question de brutalité, d’une temporalité humaine problématique ?
Oui, c’est cette extrême rapidité, de millions d’années on passe à un siècle ou deux. À l’échelle du vivant, ce temps n’existe pas. Et les « équilibres » sont essentiellement endémiques. Il ne faut même pas sortir de notre espèce pour le comprendre : les Européens sautent sur les plages avec leurs animaux domestiques et leurs maladies déciment les populations amérindiennes par dizaines de millions. C’est la rapidité avec laquelle les espaces sont franchis qui conduit à des situations nouvelles contre lesquelles les organismes ne sont pas armés.
Dans votre récit, le Pathocène, en ce qu’il est aussi l’ère de l’affect, semble marquer l’ouverture d’un sentiment terrestriel. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Ce sentiment terrestriel, je l’ai éprouvé comme beaucoup en 2019. Je suivais les mégafeux en Amazonie, en Sibérie et en Californie, et j’ai ressenti une grande émotion devant cette fureur élémentaire, à voir les animaux du bush fuir devant les fronts incendiaires et des cerfs réfugiés au milieu d’une rivière entre des versants de forêt en flammes. On a pu penser que c’était une année exceptionnelle, mais l’année suivante a été pire, on a vu des images de San Francisco hors normes, et 2021 bat tous les records. L’Europe aussi est frappée. On comprend alors que notre maison n’est pas seulement notre habitation. Il y a vingt ans, Glenn Albrecht a nommé solastalgie le sentiment de perte qui touche celui qui ne peut plus vivre où il vit parce que les lieux ne sont plus viables. C’est un exil d’un nouveau genre : on peut être quitté par les lieux de son enfance, quitté par sa propre « terre », et éprouver un sentiment de désolation extrême car tout ce que l’on a connu est définitivement abîmé, inhabitable. Mais ça ne me semble plus suffire pour qualifier ce que l’on ressent à l’échelle globale. On pourrait parler de gaïaphanie.
Avec la pandémie, quelque chose ne nous touche-t-il pas davantage que ces images ? Le Pathocène, vous le dites, c’est aussi le pathos, quelque chose qui affecte nos corps.
Il y a ces événements qui nous font sentir un péril absolu : ça pourrait avoir lieu mais ça n’a pas lieu ou ça se passe au loin. À présent on endure jusque chez soi ce moment viral, alors qu’on croyait vivre en lieu sûr parce qu’on associe ce genre de fléau au Sud et parce que l’Europe est une région sanctuarisée, un vaste territoire densément peuplé, en paix depuis plus de 70 ans. Dans nos représentations, les drames occidentaux sont politiques et sociaux. C’est l’attentat, c’est la peur du nucléaire – pas la maladie. On comprend pourquoi certains chefs d’État ont fait usage de la métaphore de la guerre. Ils se trompent, sauf à dire qu’on a vécu une rupture de notre sécurité intérieure.
L’espace domestique est devenu planétaire. On n’a jamais autant parlé de « monde ». L’idée de la diversité reprise dans une unité globalisée s’est popularisée et c’est pour cette raison que j’évoque les premières images spatiales de la Terre dans les années 1970, première étape dans la prise de conscience que l’on vit dans un habitat unique dont la réalité est aujourd’hui sensible sur un mode non plus représentationnel mais biologique. Le concept de Gaïa et celui de « zone critique » en sont le prolongement logique : tout ce qui vit se trouve dans une fine couche et cette espace habitable a été entièrement produit par les formes de vie qui ont évolué à la surface de cette petite goutte d’eau au milieu du cosmos. Le vertige qu’on éprouve enfant en regardant les étoiles, on l’éprouve maintenant en regardant depuis l’espace ce lieu unique.
Cette chose qui nous affecte et nous amène à penser en termes de monde, peut-on selon vous l’inscrire dans un glissement de paradigme : de thématiques socio-politiques vers une dimension socio-cosmique ?
Toute politique aujourd’hui est politique de la Terre, soit positivement, soit négativement, si elle perpétue le régime extractiviste. Je ne dirais pas qu’il y a un glissement du socio-politique vers le socio-cosmique, je dirais que tous les problèmes sociaux, politiques, culturels, économiques sont désormais inscrits dans une perspective identifiée comme socio-terrestre. Cette « grandeur » qu’est la Terre transforme le régime de temporalité des sociétés humaines. Les historiens et les géographes ont beaucoup étudié et fantasmé la naissance et la mort des civilisations. C’était la plus grande échelle du social. Si vous sentez comme moi que la civilisation est une unité de mesure dépassée, vous êtes un terrien, un terrestre.
Cette chose qui nous affecte et nous amène à penser en termes de monde, peut-on selon vous l’inscrire dans un glissement de paradigme : de thématiques socio-politiques vers une dimension socio-cosmique ?
Toute politique aujourd’hui est politique de la Terre, soit positivement, soit négativement, si elle perpétue le régime extractiviste. Je ne dirais pas qu’il y a un glissement du socio-politique vers le socio-cosmique, je dirais que tous les problèmes sociaux, politiques, culturels, économiques sont désormais inscrits dans une perspective identifiée comme socio-terrestre. Cette « grandeur » qu’est la Terre transforme le régime de temporalité des sociétés humaines. Les historiens et les géographes ont beaucoup étudié et fantasmé la naissance et la mort des civilisations. C’était la plus grande échelle du social. Si vous sentez comme moi que la civilisation est une unité de mesure dépassée, vous êtes un terrien, un terrestre.
Qu’en est-il de l’autre versant du discours, celui de la co-habitation que l’on pourrait avoir avec les êtres autres qu’humains ?
Votre question me fait penser à deux discours de co-habitation. Le premier emprunte à la théorie du don et du contre-don de Marcel Mauss. Il consiste à dire que l’animal d’élevage fait don de sa vie en échange de soins et d’un toit. Cette idée est une supercherie parce qu’elle pose la mort comme fondement du contrat relationnel, ce qui n’existe pas dans les sociétés humaines, et parce qu’elle oublie que les non-humains ne sont pas consentants. En outre, légitimer intellectuellement un soi-disant élevage bienveillant, qui ne concernera jamais qu’un nombre infime d’animaux, a pour effet pernicieux de légitimer l’élevage en général. C’est d’autant plus étrange que la théorie du don a été précisément soutenue comme alternative à la logique de marché dont Mauss était témoin. L’autre discours consiste à dire que si on « libère les animaux » on courre à la catastrophe et les animaux aussi, et que si on élimine l’élevage ses animaux vont disparaître et que cela va donc accentuer la crise de la biodiversité. Mais il n’est pas nécessaire de manger du dauphin pour qu’il existe, et les animaux dont on parle sont des espèces créées de toutes pièces par croisement de races et sélection de traits économiquement avantageux, si bien que certaines espèces ne peuvent plus mettre bas par voies naturelles tandis que d’autres sont tout simplement incapables d’atteindre l’âge adulte, en tout cas sans pathologie grave. Voilà des situations propres au Pathocène. Si ces animaux étaient amenés à disparaître, ce serait peut-être une perte pour le grand patrimoine zootechnique du Pathocène, mais pas pour nous, ni pour la biodiversité.
On entend parfois que ces animaux ont été « faits » pour ne pas souffrir des conditions d’élevage, en favorisant leur innocuité au stress, en améliorant leur aplomb pour qu’ils supportent un croît pondéral fulgurant… Mais si on remet en liberté des poules et des coqs, qui sont des oiseaux originaires des forêts tropicales d’Asie, on observe qu’ils n’ont rien perdu des joies simples de leur nature. Ils se multiplient et vivent en petites bandes organisées, fourrageant et s’endormant dans des nids de poussières…
Est-il possible de sortir ces gestes de l’exceptionnalisme humain ?
Nous sommes passés du couple traditionnel homme-animaux au couple humain et non-humains. C’est mieux mais cela déplace effectivement le problème parce qu’il s’agit d’une définition privative : il y a les humains et ceux qui ne le sont pas. Disons que c’est une commodité de langage car il y a mille façons de réorganiser les collectifs en partant des catégories usuelles. Sur la ligne de la conscience : les oiseaux, un certain nombre de cétacés, et des mammifères dont les primates dont nous faisons partie, sont exceptionnellement proches de nous. Sur la ligne de la sociabilité : nous partageons avec les fourmis, les termites ou les abeilles, l’établissement de collectifs, avec une grande division du travail et le développement du phénomène de concentration urbaine. Sur la ligne de la culture : c’est un phénomène hypertrophié chez homo sapiens, mais la culture – définie comme ensemble de comportements non innés transmis d’une génération sur l’autre et présentant des différences d’un groupe à l’autre – se rencontre chez un grand nombre d’animaux.
Il y a plein de façons de ruiner l’idée d’exceptionnalité. On peut même en faire quelque chose de bien : si l’humain a les moyens de tout détruire, il a aussi les moyens de protéger sans paternalisme, donc de respecter, de réparer, de soigner. On oppose souvent humanisme et antispécisme. En réalité, il peut y avoir un humanisme d’attentions égalitaires. Une frange des Lumières a œuvré à défaire les inégalités de « race », de classe, de genre… et à présent d’espèce. Pourquoi renoncer forcément à une différence qui nous rend responsable des problèmes mais aussi en capacité de les surmonter ? La contradiction entre égalité et barrière se résout ici de la façon suivante : certains font des barrières de domination, de ségrégation, instaurent des différences quasiment sacrées ; d’autres établissent des barrières d’égards, de valorisation. Ces dernières s’imposent précisément parce qu’on estime que les autres vivants ont le droit de vivre et de s’épanouir de façon non exclusive ou ancillaire.
Est-il possible de vivre avec le Hantement, avec le déploiement spectral de celles et ceux qui reviennent de l’autre monde ; de retourner cette situation qui s’impose aux terrestres ?
Quand la maison dans laquelle on vit est hantée, il faut faire en sorte de libérer les esprits qui y restent attachés. Quand on est soi-même troublé intérieurement, on essaie de trouver un remède. On cherche conseil, on change. Le Pathocène, sur le plan de l’expérience, c’est la hantise. Le hantement est une présence latente, un rapport inquiet à l’invisible, et c’est bien le mode d’existence social des virus ou des bactéries. On ne vit ni avec ni contre, on est habité par eux. Il faut donc modifier notre conception du corps et du monde.
Le livre est hanté par toutes celles et ceux dont j’ai croisé le regard dans les élevages et que je sais désormais partis à l’abattoir. J’avais déjà éprouvé ce hantement car, comme historien, je travaille avec la mémoire vive des morts, avec les traces qu’ils laissent. Dans le livre je fais retour sur l’expérience qu’a été pour moi d’écrire un roman à partir d’un terrain, un roman factuel donc. Si la littérature peut quelque chose, c’est donner corps et sens à des chiffres abrutissants qui ne veulent rien dire. Dès qu’on restitue l’expérience des morts, un seul est un mort de trop. D’où mon souhait de ne pas seulement écrire ici dans un langage universitaire. J’en avais besoin, et certains sujets doivent être abordés sous différents angles. Un savoir situé est très important, mais un savoir affecté l’est peut-être plus encore. Ce « petit livre noir » est la conjonction entre une disposition d’esprit et une situation. Il est donc contemporain au sens d’Agamben : il saisit un faisceau d’obscurité.
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