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Depuis la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, les projets d’aménagement pouvant porter atteinte au milieu naturel doivent comprendre une étude d’impact indiquant « les mesures envisagées pour supprimer, réduire et, si possible, compenser les conséquences dommageables pour l’environnement ». Longtemps ignorée en raison d’un intense lobbying des aménageurs, cette exigence a été rappelée (et cette fois appliquée) depuis les années 90 par différentes lois environnementales. Comme le prescrit le code de l’environnement, les aménageurs dont les projets portent atteinte à la biodiversité doivent ainsi mettre en œuvre des mesures compensatoires visant « un objectif d’absence de perte nette, voire de gain de biodiversité ».
(Re)produire la nature
Pour avoir un rapide aperçu de ce en quoi consiste une mesure de compensation écologique, prenons le cas du projet de déviation de la RN88, en Haute-Loire. Très classiquement ces mesures consistent en divers opérations de génie écologique telles la « restauration de zones humides dégradées » (enlèvement des drains, arrachage des épicéas), la « création et/ou restauration de marres », la « création de haies arbustives », la « reconversion de la culture en prairie » ou encore la « conservation de la prairie et des haies avec gestion des pratiques agricoles ».
Ce dernier point est essentiel puisque les espaces et les milieux dont il est question sont très largement agricoles et leur maintien est directement lié à celui des pratiques agricoles (ici traditionnelles). Si une prairie n’est pas régulièrement fauchée ou pâturée, sa dynamique naturelle tend vers l’enfrichement puis sa transformation plus ou moins rapide en un espace boisé. Il en va de même pour les mares bocagères qui tendent naturellement au comblement et dont la raréfaction tient très largement à l’évolution des pratiques agricoles qui rendent superflu leur entretien régulier par les exploitants agricoles.
Dans les espaces laissés à l’abandon en raison de la déprise agricole, les mesures consistent de façon plus étonnante à enrayer la dynamique naturelle (comme le développement de boisements spontanés) de façon à retrouver l’habitat préexistant. C’est typiquement le cas le cas des opérations de « réouverture des pelouses embroussaillées et remise en pâturage » prévues dans l’arrêté d’autorisation environnementale. Un des exemples les plus emblématiques de ce type de mesures est l’élargissement de l’autoroute A9 entre Perpignan et l’Espagne. Pour compenser les impacts sur les espèces inféodées aux milieux ouverts méditerranéens, VINCI Autoroute s’est engagé à restaurer une garrigue alors enfichée pour y installer un berger qui peut y faire paître son troupeau.
Dans un film promotionnel, l’opération est décrite par la voix off en ces termes : « Pour retrouver et conserver l’équilibre délicat et naturel préservant les espèces appelées à s’y multiplier, le site […] bénéficiera d’un appui écologique inédit avec un retour au pastoralisme, comme en 1940 avant l’abandon de ces terres »1. D’un point de vue anthropologique, on sera frappé par l’essentialisation de la paysannerie immuable et en harmonie avec la nature dont elle participe de « l’équilibre délicat ». D’un point de vue écologique, on notera que cette opération de compensation ne vise pas à restaurer un habitat qui aurait été dégradé par une activité humaine quelconque, mais tout au contraire à enrayer un processus naturel de reforestation des pâturages abandonnés dans le but de retrouver un état plus fortement anthropisé (cet habitat ayant disparu en même temps que la pratique agricole à laquelle il était inféodé).
C’est qu’en France l’état initial des milieux écologiques qu’il s’agit de protéger n’est pas une nature supposée vierge de toute activité humaine, mais, bien au contraire, des écosystèmes fortement anthropisés. Du bocage normand au maquis méditerranéen et aux causses des Cévennes, ces espaces patrimoniaux sont en grande partie hérités des pratiques agricoles traditionnelles qui participent du mythe et de l’imagerie nationale. Que ce soit au niveau régional ou au niveau européen, les politiques de biodiversité reposent très largement sur ces espaces qui sont fortement valorisés d’un point de vue écologique. La menace qui pèse sur ces milieux écologiques n’est donc pas l’activité humaine (et pour cause), mais bien la perte de ces activités traditionnelles face à la modernisation agricole notamment.
Ainsi, qu’il s’agisse des mesures en elles-mêmes ou de leur gestion dans le temps, les opérations de compensation consistent le plus souvent en un ensemble de mesures agri-environnementales – faisant des exploitants agricoles les premiers opérateurs de compensation en France. Dans un contexte d’industrialisation croissante d’une agriculture ravageant toujours plus les écosystèmes dont elle s’est donnée pour mission de s’affranchir totalement, la perpétuation des pratiques agricoles traditionnelles devient une activité comme une autre pour certains exploitants qui trouvent dans la mise en œuvre des mesures compensatoires un complément de revenu.
Mais ces pratiques sont alors abstraites du mode de vie paysan qui les a produites et dont elles participaient pour devenir un ensemble de gestes codifiés dans un cahier des charges environnemental et mis en œuvre contre rémunération – c’est que l’économie, aussi verte soit-elle, est incapable d’intégrer une forme de vie, mais uniquement sa fonction de production. La nouveauté que constituent les politiques environnementales contemporaines aura finalement été d’assumer que, non seulement, nos conditions d’existence sont elles-mêmes le produit de l’activité humaine, mais que celles-ci peuvent aussi bien faire l’objet d’une activité économique dédiée.
Le projet de déviation de la RN88 présente enfin un dernier type de mesures : la « préservation en libre évolution des boisements ». L’idée de ces opérations de conversion de boisements existants en îlots de vieillissement ou de sénescence (comme elles sont souvent appelées) est de garantir la pérennité des espaces boisés. Il ne s’agit donc plus de maintenir les pratiques agricoles (ici forestières), mais au contraire de s’assurer qu’elles ne viendront pas détruire les milieux déjà existants qu’elles ont contribué à produire. En l’occurrence, considérer que les espaces écologiques sont voués à être détruits fait de facto des mesures de protection foncière des mesures compensatoires tout à fait acceptables pour les promoteurs de ce dispositif.
Conserver et valoriser la nature
Si les agriculteurs sont au cœur des opérations de compensation, les aménageurs peuvent désormais faire appel à de nouveaux opérateurs de compensation que sont les réserves d’actifs naturels (RAN), ou « banques de compensation écologique ». Ce terme désigne les entreprises qui mettent en œuvre des opérations de génie écologique permettant de restaurer des espaces écologiques dégradés « dans la perspective de valoriser ultérieurement ces actions au titre de la compensation auprès de maîtres d’ouvrages ayant l’obligation de mettre en œuvre des mesures compensatoires »2. Ces opérateurs de compensation se sont développés en France depuis la fin des années 2000 à l’initiative du ministère de l’Écologie dans le but de fournir une « offre de compensation » aux entreprises qui devaient satisfaire à une obligation de compensation.
Si certaines d’entre elles sont adossées à une institution publique, ces réserves d’actifs naturels prennent la forme d’entreprises ou d’établissements publics d’intérêts commerciaux dont la rentabilité économique est un enjeu central. Le développement d’une « offre de compensation » soutenue par le ministère est ainsi l’occasion pour certaines grandes entreprises (comme EDF ou SUEZ) ou des bureaux d’études spécialisés (comme Dervenn ou In-Vivo) d’investir dans un secteur prometteur et de devenir de véritables entrepreneurs de biodiversité (Dans le détail, EDF porte l’opération « combe madame » dans les Alpes, Dervenn l’opération « sous-bassin versant de l’Aff » en Bretagne, et In Vivo portait un projet sur le Grand hamster d’Alsace, non retenu par le ministère). Pour ces entreprises, la compensation écologique est un investissement économique comme un autre permettant d’élargir les activités de l’entreprise ou de valoriser le foncier qu’elles détiennent comme réserve de biodiversité.
Historiquement, les entreprises minières ont été les plus actives dans la promotion et le développement de la compensation écologique au niveau international3. Rio Tinto est ainsi un des pionniers de la compensation écologique et est à l’initiative avec d’autres entreprises du secteur du Business and Biodiversity Offsets Programme (BBOP), une organisation internationale dont le but est de promouvoir ce dispositif et de fournir aux opérateurs un ensemble de méthodes facilitant sa mise en œuvre. Si ces entreprises ont activement promu ce dispositif (surtout sous la forme de compensations volontaires), c’est notamment parce que leur activité n’occupe souvent qu’une faible partie des concessions minières. Elles disposent donc d’importants actifs fonciers non exploités qu’elles avaient tout intérêt à valoriser dans ce cadre – verdissant au passage leur bilan et leur image, ce qui n’était pas la moindre des choses pour ces industries4.
C’est une dynamique assez semblable qui a amené EDF à porter depuis 2014 l’opération dite « Combe Madame » dans les Alpes. Suite à l’abandon d’un projet de barrage, l’entreprise est en effet propriétaire d’un fond de vallée dont elle compte bien pouvoir valoriser les alpages sous la forme d’unités de compensation aux aménageurs qui en ont besoin (les domaines skiables sont plus particulièrement visés). Plus largement, les géants de l’énergie et de l’agroindustrie sont particulièrement intéressés par ce dispositif qui leur permettrait de développer et de diversifier leurs actifs environnementaux. Il faut dire qu’une Ligne à Grande Vitesse génère 1 million d’euros de travaux écologiques par an, et que le marché potentiel de la compensation écologique serait de l’ordre de 300 à 600 millions d’euros chaque année5.
Dans un paysage national déjà très fortement dégradé, l’arrivée de ces nouveaux entrepreneurs de biodiversité n’est pas sans conséquence sur la dynamique de conservation des espaces naturels au niveau local. Selon la convention liant la CDC Biodiversité (premier opérateur de compensation en France) et le ministère de l’Environnement, les opérations de compensation ne doivent pas se substituer aux outils, aux moyens et aux responsabilités de l’État et des collectivités en matière d’environnement6. Il faut alors souligner que l’opération Cossure, première réserve d’actifs naturels inaugurée en France en 2009, a été mise en place suite à l’impossibilité d’un collectif local à réunir la somme nécessaire pour acheter le terrain concerné et en faire une réserve naturelle.
On pourra dire, comme le fait régulièrement le directeur de CDC Biodiversité, que l’opération a justement permis de concrétiser – sous une forme marchande, certes – le projet de restauration de cet espace initié par ce collectif. Reste que la réserve d’actifs naturels est venue suppléer un manque d’engagement de l’État qui a trouvé dans la CDC un investisseur intéressé.
Plus largement, le développement des opérations de compensation peut être de nature à accaparer une partie non négligeable des espaces d’intérêt écologique – voire à concurrencer directement des projets portés par les gestionnaires d’espaces naturels. Dans les régions où la pression d’aménagement est particulièrement forte, les espaces pouvant accueillir les opérations de compensation font d’ailleurs l’objet d’intenses prospections. Dans les boucles de la Seine et en Seine–Saint-Denis, l’agence française de biodiversité et la CDC-Biodiversité ont par exemple identifié différents espaces qui pourraient être réservés pour la mise en œuvre de mesures compensatoires.
Comme l’explique la chargée de mission environnement de l’autoroute A9, au-delà des exigences qui peuvent être reconnues par l’autorité environnementale en termes de mise en œuvre, « il n’y a pas forcément une offre de restauration aussi importante que celle que l’on cherche »7. Cette remarque a priori anodine montre bien toute la problématique de la compensation et permet même de redéfinir la notion d’« offre de compensation ». Bien entendu, le problème ici n’est pas de trouver des espaces fortement dégradés – ceux-ci structurent déjà largement les paysages français –, mais que ceux-ci ne soient pas déjà occupés par une quelconque activité économique. Si l’on reprend l’opération Cossure, celle-ci a été rendue possible à la fois parce que le milieu écologique (le Coussoul) y a été suffisamment ravagé par les activités (agro-)industrielles, parce que ces activités se sont en partie retirées de ce territoire et parce que le conservatoire n’a pas eu les moyens d’acheter cet espace. Ce que les opérateurs de compensation offrent aux aménageurs sont autant des unités de compensation à acheter que des espaces écologiquement sinistrés prêts à être restaurés dans le cadre de la compensation écologique.
Plus largement, la dynamique foncière entraînée par la compensation vient directement concurrencer la dynamique de protection portée par les conservatoires. Comme me l’ont expliqué les directeurs des Conservatoires d’Espaces Naturels (CEN) Lorraine et Auvergne, les propriétaires disposant de foncier non valorisé et potentiellement support d’actions de restauration ou de préservation du patrimoine ont désormais tendance à les conserver pour l’utiliser comme base de la compensation, le cas échéant.
« On voit la tentation pour un certain nombre d’opérateurs de ne plus s’engager dans des démarches positives de protection mais de conserver en portefeuille ces opportunités-là pour dire ‘le jour où l’État me demandera de la compensation, je pourrai m’appuyer là dessus, je ne serai pas obligé d’aller acheter de nouveaux terrains’. »
Dans l’Est de la France, un établissement foncier public a par exemple préféré conserver une carrière en friche de 300 ha pour mettre en place les mesures compensatoires dont pourraient avoir besoin les collectivités alentour plutôt que d’en faire une réserve naturelle comme prévu initialement8.
Solutions « clés en main »
Dans un contexte de forte dynamique d’aménagement et de raréfaction des espaces écologiques, le Conseil général des Yvelines a par exemple décidé de porter depuis 2014 sa propre réserve d’actifs naturels dans la vallée de la Seine au nord de ce département. Pour le chargé de mission Stratégies foncières pour la biodiversité au Conseil général, le problème est que les opérations de compensation tendent à être réalisées en fonction des opportunités foncières qui se présentent et non des enjeux écologiques, le niveau d’exigence écologique des mesures étant alors revu à la baisse9. Le Conseil général avait ainsi considéré « qu’il y avait besoin d’une approche anticipée et coordonnée des mesures de compensation »10 – justifiant la mise en place d’une réserve d’actifs naturels au sein de ce territoire.
En réalité, l’offre prévue par ce nouvel opérateur de compensation qu’est le Conseil général des Yvelines va plus loin que la simple mise à disposition d’espaces destinés à la compensation pour les aménageurs qui en ont besoin et participe d’un véritable service « clé en main » proposé par le Conseil général11. Selon la page dédiée sur le site internet du Conseil général, ce service intègre « l’ensemble des étapes liées à la mise en œuvre des compensations », de l’évitement à la compensation et comprenant : la maîtrise foncière, les actions de restauration écologiques, la gestion conservatoire, le suivi, la pérennisation des sites et même « des actions d’ouverture encadrée des sites au public ».
D’une certaine façon, le service proposé par le Conseil général diffère assez peu de ce que l’on a pu décrire précédemment, mais sa formulation trahit un enjeu qui est moins souvent formulé (car moins avouable ?), mais qui me semble tout à fait central dans ces affaires. Selon la même page, « le résultat [de cette prestation] est un rapport gagnant pour la biodiversité, pour les habitants dont le cadre de vie est préservé, et pour les aménageurs dont les autorisations réglementaires sont fluidifiées et sécurisées »10. La CDC-Biodiversité présente de la même façon la « disponibilité immédiate des unités de compensation » et la « sécurité juridique » comme autant d’« avantages » de son offre de compensation12.
Il faut alors préciser que ce qui coûte cher à un aménageur ce ne sont pas forcément les mesures compensatoires elles-mêmes, mais le temps que peuvent durer les procédures environnementales13. Si une demande d’autorisation est rejetée par le Conseil National de la Protection de la Nature (CNPN), le projet peut être retardé d’un ou deux ans selon la saison – et cela est extrêmement coûteux pour l’aménageur, et peut même être de nature à remettre en cause le projet.
Selon le président de la société autoroutière A’liénor, évoquant le chiffre de 45 millions d’euros d’intérêt par an pour un projet à 1,25 milliard d’euros, « le principal surcoût environnemental, pour un aménageur, est aujourd’hui le possible blocage des travaux »14. Le facteur déterminant pour les aménageurs, au-delà du prix des mesures en général relativement prévisible, est bien plutôt l’incertitude que les procédures environnementales font peser sur le calendrier des travaux et la délivrance des autorisations nécessaires. Ce que le Conseil général des Yvelines propose aux aménageurs, sous les termes de « fluidité » et « sécurité », c’est donc un accompagnement dans la procédure d’autorisation, un ensemble de solutions envisageables et une certaine assurance de voir leurs demandes d’autorisation validées par l’autorité environnementale.
L’idée de régler ces difficultés en amont est devenue une priorité tant pour les maîtres d’ouvrage que pour les collectivités. C’est par exemple tout l’enjeu des « sites industriels clés en main » promis aux investisseurs par Emmanuel Macron et soutenus par le gouvernement depuis 2020. Tel que défini sur le site du ministère de l’Économie, « un site industriel clés en main est un site pouvant recevoir des activités industrielles et pour lequel les procédures administratives relatives à l’urbanisme, l’archéologie préventive et l’environnement ont été anticipées afin d’offrir à l’investisseur une disponibilité immédiate ou à très court terme ». Selon la présentation faite au micro de RFI par la ministre en charge de ce dispositif, l’autorisation environnementale des projets pourrait ainsi être délivrée en 9 mois, « soit une réduction par 4 du temps normal d’instruction en France de ce type d’autorisation »15.
Mais plus encore, au-delà des délais, c’est surtout l’assurance pour l’industriel de ne pas avoir à faire face à des enjeux environnementaux rédhibitoires. Cela passe par des évaluations environnementales permettant de mettre en évidence les enjeux écologiques du site, mais aussi – et la ministre se garde bien de le formuler ainsi – par une gestion en amont des éventuelles contestations par des collectifs locaux. Cette procédure en amont est en effet l’occasion d’associer l’ensemble des organismes concernés par les projets d’aménagement et leur volet écologique (établissements fonciers, chambres d’agricultures…), mais aussi les associations naturalistes qui feraient des partenaires de choix dans la mise en œuvre des mesures environnementales.
Le cas du projet « clé en main » de plateforme portuaire au Carnet dans l’estuaire de la Loire est tout à fait symptomatique de cette approche. Dans un contexte de forte pression d’aménagement et d’enjeux écologiques importants, le port de Nantes-Saint-Nazaire avait pris soin d’associer les associations naturalistes régionales à la définition et à la mise en œuvre du projet, 290 des 395 ha du site devant leur revenir sous forme de mesures compensatoires. Particulièrement habile politiquement, ce recrutement des associations a permis de se prémunir de toute contestation de leur part – de fait, leur absence d’une des luttes environnementales les plus importantes et les plus médiatisées du moment ne manque pas d’interroger.
De la même façon, faire appel au CEN n’est pas forcément sans arrière-pensées politiques de la part des maîtres d’ouvrages. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait le directeur du CEN-Auvergne dans le cadre de la déviation de la RN 88 :
« Je pense qu’il y avait aussi un calcul de la région de se dire que dans la mise en œuvre de la compensation et de l’accès au foncier on voit se mobiliser la profession agricole sur l’argument de la double peine (on nous a déjà piqué du terrain pour l’infrastructure et maintenant on vient nous piquer du terrain pour la compensation) et je pense que la région s’est dit qu’en travaillant avec la SAFER (sur le volet agricole) ou le CEN (qui travaille quand même régulièrement avec le monde agricole) c’était peut-être un moyen de limiter cette résistance ou ces réactions vives des territoires, même si elles s’expriment quand même – en tout cas [un moyen] d’essayer de trouver des acteurs qui pourraient faciliter la mise en œuvre de cette compensation. »16
Le recrutement des gestionnaires d’espaces naturels et des agriculteurs peut en effet être crucial dans les opérations de compensation. Dans le cadre du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, ces derniers ont en effet particulièrement fait défaut à l’aménageur, refusant très massivement de participer à la mise en œuvre des mesures compensatoires de ce projet très fortement contesté. Conventionner préalablement des agriculteurs et produire en amont un ensemble d’unités de compensation disponibles au besoin (comme le propose la réserve d’actifs naturels portée au Sud de bassin rennais par le bureau d’étude Dervenn) peut alors apparaître comme une solution permettant d’éviter ce genre de déconvenue.
Économie de la conservation
En plus des agriculteurs et des réserves d’actifs naturels, les organismes de conservation de la nature sont de plus en plus souvent amenés à mettre en œuvre et à gérer dans le temps les mesures compensatoires accompagnant les projets d’aménagement. C’est le cas, par exemple, des trois piliers de la politique de conservation des espaces naturels en France que sont les Espaces naturels sensibles (ENS), les réserves naturelles et les Conservatoires d’espaces naturels (CEN).
Selon un décompte effectué par le département du Morbihan, « 29 services ENS départementaux sur les 41 consultés déclarent mener des actions collaboratives avec leur direction des routes sur les mesures compensatoires » (54 % apportant un appui technique et 39 % gérant des mesures)17. De la même façon, 26 Conservatoires d’espaces naturels sur les 29 existants interviennent dans le portage de mesures compensatoires18.
Les réserves naturelles n’échappent pas non plus à la dynamique puisque, selon l’administrateur de Réserves naturelles de France, celles-ci sont très souvent mandatées par les Directions régionales de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) pour la mise en œuvre des mesures de compensation19. Si ces prestations permettent aux gestionnaires d’espaces naturels d’acquérir gratuitement de nouveaux sites potentiellement intéressants d’un point de vue écologique et dont la gestion est financée sur plusieurs décennies, cela n’est pas sans conséquence sur leur fonctionnement et, plus généralement, sur l’économie de la conservation en France. Selon l’état des lieux présenté par le directeur du Conservatoire d’espaces naturels Centre-Val de Loire :
« Au total, les sites de compensation représentent en moyenne moins de 10 % du bilan foncier des conservatoires. Un conservatoire est engagé à hauteur de 30 %. Les personnels mobilisés pour la mise en œuvre des mesures compensatoires peuvent représenter jusqu’à 10 % des équipes des conservatoires20. »
On comprend bien qu’avec 30 % des espaces en gestion issus d’opérations de compensation, la dynamique d’acquisition foncière des conservatoires se trouve profondément modifiée. Dans un rapport de 2017 consacré à cette problématique, le conseil général de l’Environnement et du développement durable (CGEDD) indiquait notamment que « si la compensation montait en puissance au sein des [CEN], elle apparaîtrait, avec raison, comme une évolution, voire un changement de leur cœur de métier »21.
Pour le directeur développement réseau de la Fédération des Conservatoires d’espaces naturels (FCEN), « il est naturel que les gestionnaires s’approprient et s’impliquent plus avant dans le dispositif [de compensation écologique] qui constitue une des pierres angulaires de toute stratégie de préservation de la biodiversité »22. Selon lui, le fait que les CEN soient « les principaux dépositaires du devenir des réservoirs de biodiversité » et qu’ils aient en charge la préservation du patrimoine naturel commun de la nation « suffit à justifier leur implication en toute objectivité et désintéressement, tout en veillant au strict respect du principe d’additionnalité des moyens et des objectifs de conservation »23. Étant donnée la dynamique décrite précédemment, ces réserves pourraient bien n’être qu’un vœu pieu.
On le voit bien, la tendance actuelle est donc à l’intégration toujours plus grande des gestionnaires d’espaces naturels, et plus largement de l’ensemble du « monde de la conservation », aux opérations de compensation. Par moment, cette intégration tend à prendre la forme d’un véritable accompagnement des aménageurs par les gestionnaires d’espaces naturels et plus seulement d’une gestion des sites de compensation déjà existants. Dans le cas de la déviation de la RN88, par exemple, le CEN et la SAFER ont travaillé (à la demande de la région, alors maître d’ouvrage) à identifier un certain nombre de zones humides susceptibles d’être support de compensation, en anticipation de l’arrêté d’autorisation environnemental. Le besoin de compensation étant important, ce travail n’a d’ailleurs pas été suffisant et est toujours en cours – sans une structure comme le CEN pour l’épauler, le maître d’ouvrage serait probablement dans l’incapacité de satisfaire aux exigences environnementales.
Le cas de la LGV-Est est peut-être plus symptomatique de cette dynamique encore. Selon la directrice du CEN-Lorraine, le conservatoire a été intégré par la DREAL au comité de suivi dès le début du projet et a participé à la définition des mesures compensatoires avec le bureau d’étude prestataire. En outre, face à la grande difficulté du maître d’ouvrage et de ses prestataires à proposer et mettre en œuvre des mesures pertinentes et réalisables, le CEN a été mandaté au cours du processus pour accompagner le bureau d’étude lors des négociations foncières et de la rédaction du cahier des charges avec les agriculteurs. Finalement, une convention a été signée entre SNCF-Réseau et le Conservatoire qui s’est vu remettre une « enveloppe libératoire » à reverser en tant que compensations financières aux exploitants agricoles conventionnés pour la réalisation des mesures agri-environnementales.
Le conservatoire d’espaces naturels a ici véritablement joué le rôle d’« opérateur de compensation », accompagnant l’aménageur depuis la définition des mesures compensatoires jusqu’aux négociations foncières avec les agriculteurs et à leur mise en œuvre. Loin d’être un cas isolé, cette situation est relativement fréquente pour les grands projets d’infrastructures où les opérations de compensation sont importantes et difficiles à mettre en œuvre.
À terme, cela pose la question de l’activité réelle de conservation de ces organismes et de leur transformation en opérateurs de compensation au service des aménageurs – voire en entrepreneurs de biodiversité parmi d’autres. Si actuellement (à ma connaissance et selon les directeurs de CEN consultés) aucun conservatoire ne finance ses actions de conservation par la vente d’actifs naturels auprès d’aménageurs, cette possibilité est désormais ouverte depuis la loi dite « de reconquête de la biodiversité » de 2016.
Au-delà de la vente d’actifs naturels, de plus en plus de programmes de conservation d’habitats ou d’espaces écologiques se trouvent directement financés sous la forme de mesures compensatoires. À titre d’exemple, le Plan National d’Action en faveur du Lézard ocellé (espèce patrimoniale du sud de la France) a été financé à hauteur de 100 000 € au titre de mesures compensatoires par la société d’autoroute ESCOTA24. De la même façon, un plan de gestion porté par le Conservatoire du littoral autour de l’étang de Berre dans les Bouches-du-Rhône a pu être financé en tant que mesure compensatoire correspondant à un aménagement portuaire sur l’étang. L’explication de la démarche par le représentant de la DREAL est particulièrement éclairante :
« C’est la logique de la compensation par l’offre qui est retenue. Le Conservatoire du littoral et des rivages lacustres (CDLRL) s’est engagé dans l’achat de l’étang de Berre, mais il n’a pas les moyens pour le faire. Il est normal de rechercher des partenariats. Ensuite, une fois les 26 000 ha acquis, le CDLRL n’aura pas les moyens pour gérer les milieux. La proposition de mesure compensatoire va permettre de mettre en place de vrais plans de gestion25. »
Pour ce fonctionnaire, la faiblesse des moyens alloués aux organismes de protection de la nature au regard de leurs missions est une donnée d’entrée permettant de faire de leur financement une mesure compensatoire parfaitement justifiée. Dans un rapport portant sur l’intégration des conservatoires aux opérations de compensation, le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) se montrait assez avenant vis-à-vis de cette dynamique.
« Les perspectives ouvertes par les compensations écologiques méritent d’être davantage explorées. En effet des mesures de compensation écologique localisées […] pourraient contribuer à mettre en œuvre des actions en faveur d’espèces menacées. Ce type de montage permettrait de drainer des moyens financiers très supérieurs à ceux du mécénat d’entreprises (rapport de 10 à 100)26. »
Et le rapport de recommander, « à l’échelle des régions [de] promouvoir la création de “réserves d’actifs naturels” basées sur des projets territoriaux de restauration d’espèces menacées pour mobiliser, via l’offre de compensations, des fonds privés venant compléter les financements publics »27.
Pour le CGEDD, les choses sont claires : les gestionnaires d’espaces naturels doivent être des entrepreneurs de biodiversité comme les autres et leur financement complémentaire se fera à hauteur des services qu’ils sauront rendre aux aménageurs. Ce positionnement politique en faveur d’une privatisation du financement de la conservation est évidemment à mettre en regard de la baisse tendancielle des financements publics à destination des associations de protection de la nature. Parce qu’elle a un effet de levier tout à fait considérable dans un domaine structurellement sous-doté, la compensation écologique ne s’ajoute pas simplement aux politiques de conservation déjà existantes, mais tend à indexer leur financement à la dynamique d’aménagement du territoire – ce qui, pour un dispositif environnemental, n’est pas la moindre des contradictions.
Ce texte est une version remaniée du chapitre 1 de l’ouvrage de Benoît Dauguet, Mesures contre nature. Mythes et rouages de la compensation écologique, paru aux Éditions Grevis (Juin 2021).
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Notes
- VINCI Autoroutes, « Les Aménagements Du Masquarell à Castelnou — Version Courte », 2014 : https://player.vimeo.com/video/102209022, souligné par l’auteur.[↩]
- Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer et CDC Biodiversité, « Convention Cadre MEEDDM — CDC Biodiversité Relative à L’expérimentation d’offre de Compensation 2010-2018 », 2010.[↩]
- Sarah Benabou, « Making Up for Lost Nature?: A Critical Review of the International Development of Voluntary Biodiversity Offsets », Environment and Society, vol. 5, no 1, 2014, p. 103 ‐123.[↩]
- En 2004, cette multinationale de l’extraction minière se vantait ainsi devant l’UICN d’avoir un « impact net positif» sur la biodiversité, Ibid.[↩]
- Matthieu Quiret, « La compensation écologique se banalise », Les Echos, 2014.[↩]
- Ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer et CDC Biodiversité, op. cit.[↩]
- Emilie Wieczorek et Sabine Hugounenc, « Mise En œuvre Des Mesures Compensatoires Dans Le Cadre Du Déplacement de L’A9 à Montpellier », XXe forum des gestionnaires d’Espaces naturels : Mesures Compensatoires : Un Enjeu Pour Les Gestionnaires d’espaces Naturels, Paris, 2015.[↩]
- Entretiens avec la directrice du CEN-Lorraine, réalisé le 21 févier 2018, et le directeur du CEN-Auvergne, réalisé le 2 juillet 2021. Tous les éléments concernant les CEN-Lorraine et Auvergne proviennent de ces deux entretiens.[↩]
- Thomas Litzler, « L’opération Yvelinoise de Compensation Par L’offre : spécificités et Atout d’un Portage Par Une Collectivité Territoriale », XXe forum des gestionnaires d’Espaces naturels : Mesures Compensatoires : Un Enjeu Pour Les Gestionnaires d’espaces Naturels, Paris, 2015.[↩]
- Ibid.[↩][↩]
- « Les mesures compensatoires au service des équilibres territoriaux », Conseil départemental des Yvelines, 2014.[↩]
- « Recourir à un site naturel de compensation | CDC Biodiversité », 2017.[↩]
- Thomas Litzler, « L’opération Yvelinoise de Compensation Par L’offre : Spécificités et Atout d’un Portage Par Une Collectivité Territoriale », op. cit.[↩]
- Romain Dantec et Jean-François Longeot, « Rapport Sur La Réalité Des Mesures de Compensation Des Atteintes à La Biodiversité Engagées Sur Des Grands Projets d’infrastructures, Intégrant Les Mesures d’anticipation, Les études Préalables, Les Conditions de Réalisation et Leur Suivi », Tome II : Auditions, Sénat, 2017, p. 281.[↩]
- Fréderic Rivière, « A. Pannier-Runacher: “Le plan de relance de l’industrie servira à décarbonner et relocaliser les PME” », RFI, 2020.[↩]
- Entretien avec le directeur du CEN-Auvergne op. cit.[↩]
- Christine Bonfiglio, « Une coopération intelligente entre routes et ENS », Espaces Naturels, n°45, 2014.[↩]
- Frédéric Breton, audition du 23 févier 2017. Dantec et Longeot, Rapport sur la réalité des mesures de compensation II, op. cit.[↩]
- Emmanuel Michau, audition du 23 février 2017. ibid.[↩]
- Frédéric Breton, audition du 23 févier 2017. ibid.[↩]
- Thierry Boisseau et Odile Stéfanini-Meyrignac, Mesures de compensation et intervention des conservatoires d’espaces naturels. Rapport 011090-01. Commissariat général de l’environnement et du développement durable (CGEDD), sept. 2017.[↩]
- Marc Maury, « Les gestionnaires d’espaces naturels : des acteurs légitimes et fiables de la compensation », Espaces Naturels, n° 45, 2014.[↩]
- Ibid. C’est aussi le choix qui a été fait par le PNR des Boucles de Seine Normandes, dans une formulation tout à fait similaire Florent Bidault et Jean-Pierre Morvan, « Le PNR Se Rend Indispensable », Espaces Naturels, n° 45, 2014.[↩]
- Marc Challeat et Patrick Lavarde, « Les plans nationaux d’actions en faveur des espèces menacées : une politique à refonder », Rapport du Conseil général de l’Environnement et du Développement durable, 2014. Les Plans nationaux d’action sont des programmes de conservation dédiés aux espèces protégées et patrimoniales.[↩]
- Compte-rendu de la commission flore du CNPN – séance du 29 janvier 2014. La proposition a reçu un avis favorable de la commission par 8 voies conte 1.[↩]
- Challeat et Lavarde, Les plans nationaux d’actions en faveur des espèces menacées, op. cit., p. 79.[↩]
- Ibid., p. 79, recommandation 31.[↩]