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Afin d’éclaircir les termes, comment définissez-vous ce qu’est un jardin ? Qu’est-ce qui différencie un jardin potager d’un jardin d’agrément ? Et surtout, en sociologie et en anthropologie, et en particulier dans vos travaux, quand vous parlez de jardin, quels espaces cela recoupe-t-il ?
La question de la définition du jardin est une question compliquée. Je définirais plus le jardinage et le jardinier amateur que le jardin. Le jardinage est, d’abord, un mode de culture intensif en main-d’œuvre. Cette définition montre que le jardin et le jardinage ne sont pas des pratiques facilement économiques, au sens professionnel et rentable, puisque cette forte consommation de main-d’œuvre oblige le jardinier à chercher des moyens pour trouver son compte dans cette activité. Utiliser les termes de jardiniers amateurs et de jardinage permet de s’extraire de la question de la différence entre le jardin potager et le jardin d’agrément. Les jardins sont, en effet, très souvent composés à la fois d’un espace d’agrément – dans des proportions diverses – et d’un espace de production – pouvant lui-même créer du plaisir. Le pur potager serait la marque du professionnel, en tout cas d’un intérêt exclusif pour le produit, alors que la pure pelouse serait la marque de l’intérêt pour une pièce en plus, c’est-à-dire une indifférence pour l’activité même du jardinage. En utilisant cette définition, je peux aussi exclure de la discussion la question des jardins publics, que j’appellerai plutôt la question des parcs et espaces verts. De plus, elle me permet aussi de ne pas entrer tout de suite dans les discussions actuelles, très vives dans le monde rural, autour de la question de l’agriculture et de ses nouvelles formes, qui sont renvoyées au jardinage, lorsqu’on veut les disqualifier. Pour conclure, j’entends le jardin comme une modalité du chez soi. Il s’agit d’un espace qu’on cultive et, en le cultivant, on se sent chez soi, ce qui n’est pas corrélé à la propriété – un jardinier peut être locataire de son jardin – ou à la proximité de l’habitation.
Dans votre ouvrage, vous choisissez le temps long du XXème siècle pour analyser les jardins et le jardinage. Vous montrez notamment l’importance des jardins ouvriers dans la culture ouvrière. Quelle place prend le jardinage dans l’histoire du XXème siècle et le début du XXIème siècle en France ?
Le jardinage prend des places très différentes selon les périodes. A la fin du XIXème siècle, à partir de 1896, il est, tel que je l’ai étudié c’est-à-dire le jardinage ouvrier destiné à la classe ouvrière, une réponse originale et un peu inattendue à la question sociale. Cette action consiste à valoriser la capacité des ouvriers à se conduire en jardinier. Donc, leur faculté à non seulement produire leurs légumes, à donner le produit de leur jardin, mais aussi rendre leur vie agréable y compris vis-à-vis de l’extérieur. La très forte valorisation de cette activité est un mouvement international. Elle s’oppose à la période précédente où cette pratique est promue par les patrons industriels comme une réponse, dans le cadre du plein emploi, à une main-d’œuvre qualifiée qui les quitte quand elle trouve qu’elle n’est pas assez bien traitée. Le jardinage était donc pour eux un moyen de s’attacher cette main-d’œuvre en offrant jardins et maisons, à condition qu’elle travaille dans leur entreprise. Ce lien entre le patronat, l’habitation et le jardinage va être défait par le mouvement des jardins ouvriers, qui va tenter de faire de la maison et du jardin le résultat des politiques municipales ou des politiques associatives.
Ce mouvement de rupture avec le patronat commence dans un moment très dur pour la classe ouvrière. Il existe, à la fin du XIXème siècle, une opposition entre la minorité des ouvriers qualifiés, qui peuvent choisir leur lieu de travail parce qu’ils sont très recherchés, et ceux qui sont surexploités et n’ont aucun moyen de fonder une famille et d’acquérir un chez soi. On observe, dans ce mouvement de rupture, une diversité des profils des membres : des catholiques sociaux en France et en Belgique qui s’opposent à la surexploitation du patronat ; des notables locaux, comme des pharmaciens ou des maraîchers ; des hommes politiques radicaux ; des anarchistes comme Élisée Reclus. L’ensemble de ces personnes sont alliées pour rompre le lien entre patronat et jardinage.
Même si au cours du XXème siècle, on voit apparaître par soubresauts l’idée que le jardinage est une réponse à la question sociale, ce dernier prend une signification très différente pendant les deux guerres mondiales. Cette activité devient une réponse à la crise alimentaire. Durant la Grande Guerre, énormément de jardins ouvriers sont mis à la disposition des ménages pour éviter la famine. Conséquemment, la vente de légumes au marché noir se développe et le jardinage devient une ressource alimentaire mais aussi économique. Même si on retrouve le même phénomène pendant la Seconde guerre mondiale, on voit néanmoins s’y ajouter l’idée que les jardins sont des espaces de liberté et de résistance. A partir de 1950, malgré la disparition des enjeux de survie au sens strict, et la rupture des liens avec le patronat, le jardinage connaît un développement encore plus important avec la maison pavillonnaire – ce qui est un phénomène très français. Avoir un jardin est un des grands arguments pour avoir envie d’une maison. Vu cette inflation dans les zones périurbaines, l’industrie du loisir et du jardinage connaît un développement très important, et nous arrivons aujourd’hui aux limites de ce système. On observe un basculement entre : des jardiniers qui sont des consommateurs de produits de jardinage et des jardiniers qui sont plus autonomes, notamment sensibles aux questions d’autoproduction, à la fois de légumes, mais aussi de son espace de jardinage, en évitant l’hyper-consommation.
Durant le premier confinement, plusieurs jardiniers amateurs ont déclaré avoir reçu des amendes pour s’être déplacés dans leur potager qui se situaient à plus de 1km de leur domicile. Plusieurs départements ont d’ailleurs aménagé des dérogations, afin de limiter ce type de cas. Considérez-vous que les jardins potagers sont des espaces de liberté pour les jardiniers et que la démultiplication des difficultés d’accès aux jardins et au jardinage peut être vécue comme une violence par les individus ?
Le jardin est un morceau du chez-soi. Quand on a la chance d’avoir ce chez-soi autour de sa maison, on on a un accord entre les morceaux pluriels du chez-soi. Ils sont disponibles et accessibles. A partir du moment où les jardins sont loin du domicile, ce qui est souvent le cas, et pas seulement dans les jardins ouvriers, outre le cas des jardins ouvriers, et qu’on vous en interdit l’accès, cela vous signifie que ce jardin n’était pas en réalité votre chez-soi. C’est comme si on vous disait « vous pensiez que ce jardin était une partie de votre territoire, et bien au final, non. » Si on vous enlève votre chez-soi sous prétexte qu’il est un peu loin, c’est extrêmement violent. En fait, vous avez perdu un morceau de vous-même. Cette situation permet de questionner comment était défini le chez-soi pendant le confinement.
En plus d’être un territoire du soi, le jardin est un territoire du nous. Il est un morceau du chez-soi qui n’est pas seulement individuel. Ce dernier rassemble, outre l’ensemble des personnes qui vivent avec moi, tous les gens qui se reconnaissent dans cet espace commun. La violence ne s’exerce pas seulement dans le cas des jardins ouvriers, mais plus largement quand on est défini par un espace qu’on parcourt et qu’on maîtrise. Il me semble particulièrement significatif que durant le confinement certains préfets aient fait des exceptions – qui peuvent paraître exotiques – et que les défenseurs des jardins ouvriers et collectifs aient pu interpeller les pouvoirs publics dans ce sens et questionner, non pas l’idée du confinement, mais ses modalités.
Considérez-vous qu’un potager peut constituer, actuellement, une nécessité pour certains ménages ?
Je ne crois pas que les gens qui sont aujourd’hui dans une situation de très grandes difficultés alimentaires puissent avoir le temps de cultiver leur potager. Jardiner, c’est à la fois avoir du temps au quotidien mais aussi celui de la culture, c’est-à-dire pouvoir semer et produire. En tout cas, le potager ne constitue pas une réponse urgente. En revanche, qu’avoir un potager permette d’être moins inquiet sur ce qui se passera dans les mois à venir, oui, je pense qu’il y a un certain nombre de ménages aujourd’hui qui en ont besoin. On a très mal compris les gens qui se sont précipités dans les supermarchés au moment de l’annonce du confinement. On a cru que c’était soit de la panique soit de l’égoïsme, c’était sûrement le cas pour une partie des personnes qui ont eu ce comportement, mais c’était aussi pour des gens pris dans un avenir incertain économiquement, une manière d’agir en conséquence. Quand on regarde ce que les gens ont stocké en priorité, ils ont acheté des produits très peu chers et très importants pour la survie alimentaire.
Dans ce cadre, le potager peut constituer une nécessité, surtout parce que ça peut permettre à des gens d’obtenir des produits en été et de répondre à l’incertitude économique. L’intérêt aussi c’est que le surplus estival de légumes permet de stocker. Ce travail demande presque autant de temps que la culture du potager lui-même. Néanmoins, dans une période où tout le monde, les voisins notamment, risque d’être privé de légumes frais parce qu’ils seraient trop chers, le potager constitue le moyen de remettre au goût du jour le vieux système de dons.
Durant le premier confinement, on a vu se développer beaucoup de nouveaux circuits de consommation, notamment des circuits courts et locaux, avec la possibilité pour les Français de venir chercher ou se faire livrer son panier de légumes et de fruits par exemple. Même si l’argument économique est parfois évoqué, l’argument est surtout qualitatif. Pensez-vous que le jardinage s’inscrit dans une démarche de meilleure maîtrise de son alimentation, notamment qualitativement, et que cette envie peut perdurer ?
Tous les jardiniers ont toujours eu l’idée que « comme ça au moins on sait ce qu’on mange ». L’argument de qualité a toujours été très fort dans le goût pour le jardinage potager. Or, celui-ci n’est pas très réaliste. On a pu montrer, notamment, qu’avec le développement de l’industrie du jardinage de loisir, on retrouve dans les légumes des potagers beaucoup de produits dangereux, par méconnaissance notamment, en particulier avant l’interdiction de certains produits pour le jardin, et encore plus dans les jardins urbains. Par exemple, il y a dix ans on a montré qu’une partie de la pollution de l’air se retrouvait dans les légumes des potagers de Berlin, mais on pourrait aussi penser à Paris ou à New-York. Le fait de cultiver soi-même son jardin n’est pas synonyme d’absence de pollution, soit par méconnaissance des produits, soit parce que l’environnement urbain est très pollué.
Toutefois, le jardinage est plutôt une pratique rurale qu’urbaine, même si un mouvement en faveur de l’agriculture urbaine multiplie les expériences en ville aussi. On doit lier ce phénomène à la transformation des types de personnes qui vont s’installer à la campagne. Il existe un retour dans certains espaces ruraux. On voit d’abord un retour des retraités, qui ne sont pas forcément pauvres, mais qui peuvent avoir très envie de s’inscrire dans cette maîtrise de son temps, de son activité et de son alimentation. Puis, aujourd’hui, on observe le retour de beaucoup de cadres. Il est possible qu’après le confinement beaucoup d’entre eux, qui ont goûté au monde rural et au télétravail, aient envie de s’y installer complètement. Historiquement, il y avait beaucoup d’ouvriers à la campagne, mais la crise des années 1990 et 2000 fut aussi une crise de l’industrie rurale, qui transforma beaucoup des ouvriers qui cultivaient leur jardin en chômeurs, obligés de se reconvertir dans un nouveau métier ou, pire, contraints de quitter leur territoire pour trouver un emploi.
C’est une situation compliquée. Néanmoins, l’intérêt pour la qualité de ses légumes est toujours une réflexion bonne à prendre même si ce n’est pas forcément une solution rapide. Cette prise de conscience peut être aussi utilisée de façon idéologique, voire marketing avec, par exemple, le marketing vert. Cette évolution peut être mauvaise, mais aussi bonne parce que ça peut faire changer les pratiques des entreprises. Ce n’est pas simple, mais on voit apparaître une sensibilité qui était déjà là avant la crise, et qui continue et ça c’est une bonne chose.
Comme votre ouvrage le montre, le jardin et la pratique du jardinage peuvent être analysés au prisme du genre, des masculinités ouvrières et du travail domestique. Selon vous, la pratique du jardin potager est-elle une tâche domestique masculine et quels impacts a-t-elle sur la construction des masculinités ?
Étrangement, les jardins ouvriers ont été le moment d’une définition d’une masculinité ouvrière domestique. Puisque l’espace de la maison était féminin, les hommes n’avaient aucune envie d’y rester, mais les femmes n’avaient aucune envie que les hommes s’y installent. Durant le XXème siècle, les femmes se sont constituées comme des ménagères dans beaucoup de pays industrialisés. La consommation de machines domestiques était très valorisante donc, l’espace domestique est devenu plus féminin qu’il n’avait été. En miroir, quand les hommes voulaient faire des choses pour eux, le jardin est devenu leur espace. On voit que cette répartition genrée des espaces est liée à l’industrialisation, parce que dans l’agriculture, le potager et la basse cour étaient prioritairement des espaces féminins. L’espace pour les hommes était l’espace noble : les champs, la culture et l’élevage. Les activités masculines étaient considérées comme les activités professionnelles, alors que celles des femmes étaient perçues comme des appoints.
Depuis les années 1990, les femmes ont investi massivement les jardins. Peut-être que c’est la traduction du fait que la maison est devenue moins intéressante et valorisante. Comme elles avaient plus souvent un emploi, l’activité domestique interne à la maison a été moins valorisée. De même qu’elles sont devenues des professionnelles et qu’elles continuent à s’occuper de leur maison, le jardin devient pour elles – comme pour les ouvriers hommes – un espace à côté : loin du stress professionnel et loin du stresse éventuel de la vie domestique. Actuellement, plus de femmes jardinent que d’hommes.
Jardiner recouvre deux réalités différentes : le potager et les fleurs. Traditionnellement, les femmes s’occupent des fleurs. Aujourd’hui, elles cultivent aussi des légumes. Elles avaient auparavant un autre rôle dans le potager, important mais dévalorisé, sous la forme de la cueillette. Alors que les hommes cultivaient, ce qui est très valorisant et valorisé, les femmes s’occupaient des récoltes et de la conservation, ce qui est très chronophage et ennuyeux. Aujourd’hui, l’ensemble de ces tâches sont devenues un loisir. De fait, on observe un changement majeur depuis une dizaine d’années : les hommes ont commencé à apprécier de faire la cuisine et donc, les femmes font aussi plus la cuisine par plaisir que par nécessité, même si on observe encore certaines personnes coincées dans leur rôle alimentaire et culinaire traditionnel.
Au vu de cette situation de crise que constitue le coronavirus, pensez-vous qu’elle puisse constituer un catalyseur pour changer les dynamiques de genre dans la pratique du jardinage ? Pensez-vous que c’est souhaitable et nécessaire ?
Les dynamiques de genre étaient déjà largement transformées avant. Un certain nombre de femmes avaient déjà investi le jardinage, et vont continuer à le faire, y compris les pratiques les plus techniques et les plus valorisées. En revanche, le jardinage demande du temps, or le confinement a donné beaucoup de temps à certaines personnes et en a retiré à d’autres. Les questions vont être : des ménages sous pression d’un point de vue temporel – où tout le monde travaille plus qu’avant à cause du télétravail, de l’école fermée ou de l’obligation d’aller travailler pour les femmes effectuant une activité essentielle – vont-ils faire face ? Et d’un autre côté, comment les ménages qui se retrouvent d’un coup avec « trop de temps » vont faire ? Comment le confinement a changé les lignes en termes d’inégalité sur l’usage du temps ? Le jardinage demande à la fois du temps et un espace. Aujourd’hui, par exemple, il y a beaucoup de chômeurs en ville, ils ont beaucoup de temps mais pas d’espace. Donc, l’enjeu est de savoir aussi comment les gens vont retrouver un espace qui va leur permettre d’utiliser le temps disponible d’une façon qui leur plaise et qui soit profitable à la communauté, c’est un très gros enjeu.
Comme le montrent toutes les discussions autour du jardin potager durant les confinements, le jardin apparaît être à la croisée de plusieurs enjeux, à la fois sociaux, économiques et politiques. En quoi, le jardin est-il un espace politique et social essentiel dans notre société actuelle ?
Effectivement, c’est la convergence de plusieurs points qui sont chacun très importants. D’abord, comme je l’ai défini précédemment, le jardin est un morceau du chez-soi. Or, les derniers mois ont montré qu’il y a des problèmes avec le “chez-soi”. Certains en ont plusieurs. Certains n’en ont aucun. Certains en ont un très dégradé. Le jardin peut, dans certains cas, aggraver les inégalités. J’ai passé le premier confinement dans une grande maison à la campagne avec un jardin, je suis donc encore plus favorisée que d’habitude par rapport à des gens qui sont en ville dans des petits espaces et sans jardin. Mais, c’est aussi un espace qui peut permettre, comme au début du XXème siècle, d’ouvrir à nouveau une forme de lutte contre les inégalités. Les jardins familiaux du début du XXème siècle ont été pour des personnes privées de tout, un moyen d’acquérir quelque chose, au moins un espace et du temps et le sentiment de pouvoir s’y investir.
Le second point important est le refus d’une situation d’hyper consommation mais aussi, ce que certains ont pu appeler, d’anxiété vis-à-vis des questions écologiques. La prise de conscience qu’on est arrivé aux limites de l’exploitation des ressources naturelles est devenue vive. En réalité, ça fait déjà très longtemps que nous y sommes arrivés dans d’autres pays. C’est seulement nous, les sociétés européennes, qui commençons à comprendre. Face à cela, le jardin permet de calmer cette anxiété et éventuellement d’inventer des solutions. Cela donne la capacité aux gens de se poser et de réfléchir en mettant leurs actes en accord avec leur sens politique.
Enfin, c’est aussi un apaisement pour des gens qui sont soumis à des pressions économiques et sociales, le jardin peut devenir un contrepoids aux conditions de travail qui peuvent amener à un burn out. Il existe, comme avec l’art, une thérapie grâce aux jardins pour reprendre ses forces face à un environnement social et économique de plus en plus dur.
Pensez-vous qu’il existe actuellement un réinvestissement des jardins comme un espace politique, militant et idéologique ?
Il me semble que oui. Le jardinage est à la croisée de deux phénomènes très différents. Le premier est la réappropriation d’espaces à soi et la création d’un mode de vie avec lequel on se sent en phase, qui est une traduction de l’idée que le politique est quotidien. Le second est la question de l’autonomie alimentaire, ou plus exactement, de la réforme de l’économie de l’alimentation et de l’agriculture. Dans ce cadre, je pense qu’il est extrêmement important de ne pas lâcher prise et de continuer à critiquer l’agriculture telle qu’elle se fait aujourd’hui. Je pense qu’on est passé à côté de quelque chose en France. On a laissé les agriculteurs « conventionnels » tout seuls face à leurs difficultés. Aujourd’hui, on assiste à un phénomène très violent qui a commencé il y a une dizaine d’années et qui est un mouvement de destruction du système, qui a vu le jour en 1945 en France, qui s’appelait l’agriculture familiale. Dans les années 1950, les agriculteurs ont accepté de se fondre dans le modèle de la modernisation de l’exploitation familiale, c’est-à-dire une petite ou moyenne exploitation qui avait les moyens de vivre économiquement parce qu’elle avait le soutien du gouvernement et, surtout, le soutien de la Politique Agricole Commune (PAC). Depuis une dizaine d’années, cette agriculture-là est en très grand danger, sinon déjà morte. Ce qui la remplace est une agriculture de firmes et de très grandes surfaces, avec beaucoup de salariés, une forte mécanisation et une centralité de la chimie. Aujourd’hui, l’agriculture française a complètement changé de modèle et on ne s’en est pas rendu compte. Nous avons laissé les agriculteurs qui se battaient contre ce nouveau modèle, ne pas pouvoir transmettre leur exploitation, voire plus tragiquement se suicider. Les nouveaux venus dans l’agriculture biologique sont souvent les enfants ou les petits-enfants de ces agriculteurs conventionnels, parfois dans un rapport d’une grande violence avec leurs parents, même s’ils se rendent compte qu’ils vont mal et ce n’est pas uniquement de leur faute.
Enfin, je voudrais conclure sur la question des savoirs. Il n’existe pas que le savoir du vieux jardinier qui s’y connaît bien, il existe aussi des savoirs agronomiques et écologiques qui sont aujourd’hui en danger en France. Par exemple, les doctorants et les docteurs en agronomie et en écologie sont parmi les chercheurs qui trouvent le moins de débouchés professionnels dans leur domaine d’expertise. Nous sommes dans une situation où beaucoup de savoirs scientifiques qui ont fait d’énormes progrès n’ont pas de possibilités d’exploitation parce qu’ils dérangent cette course à la concentration des grandes firmes. Celle-ci se place à l’échelle mondiale, mais notre gouvernement a totalement renoncé à y faire obstacle à l’échelle nationale. Quand on discute jardinage, espaces ruraux, agriculture non-conventionnelle et qu’on nie que la génération d’avant a été envoyée dans le mur, je pense que c’est dommage. On doit réussir à faire le lien entre ces deux univers et repenser complètement le modèle alimentaire français.
Dans ce cadre, le potager peut être une porte d’entrée. Par ce biais, les gens se rendent compte que derrière les potagers et les nouvelles formes d’agricultures paysannes, il existe aussi des questions de choix alimentaires pour la France. Pour l’instant, on en est loin parce que les tensions entre les agriculteurs conventionnels et les agriculteurs biologiques, dans certains endroits en tout cas, continuent à exister. Néanmoins, il y a de l’espoir parce que chaque espace est différent et les liens entre tous ces acteurs varient en fonction des ruralités, dans un cadre où les différences micro-régionales sont devenues très importantes. Ce sera au niveau des réseaux nationaux de jardinage et de permaculture, que le lien pourra se faire avec des acteurs qui leur paraissent a priori très loin de leur position.
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