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À propos de Juliette Rousseau, Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, éditions Cambourakis, 2018, 425 pages – réédition en poche en avril 2021.
Écrire quelques pages à propos du livre de Juliette Rousseau, Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, me tient beaucoup à cœur : Juliette est mon amie, et les questions auxquelles s’attelle son livre — celles de savoir s’il est « possible aujourd’hui d’inventer des formes puissantes de lutte qui soient aussi agissantes sur les oppressions qui les traversent, et si oui, comment ? » (p. 19) — sont certainement celles qui m’ont le plus préoccupées ces cinq dernières années en tant que participante des espaces de lutte, formatrice à l’action collective, et apprentie-chercheuse1.
Je suis là, je sais qu’il faut que je cherche une ligne de crête pour raconter ce que ce livre cherche et ouvre, mais l’espace pour penser est si petit dans ma tête — comment écrire sur les pratiques de lutte collective quand l’État fait passer au même moment tant de mesures et lois liberticides qui rendent concrètement ces pratiques de plus en plus ardues et risquées (à commencer par la simple possibilité de se réunir physiquement et celle d’exister dans l’espace public sans avoir peur d’être verbalisé·es, fiché·es et brutalisé·es)2? Et comment faire face aux oppressions qui transpercent nos corps comme nos milieux politiques quand l’idéologie républicaine interdit de les nommer et décrire, se renforçant même ces derniers mois d’une loi dite « contre les séparatismes » pour criminaliser associations, militant·es et universitaires se consacrant à ce travail3?
Il y a quelque chose de l’espoir à garder allumé dans nos ventres, je le sais. Penser à toutes les personnes qui ont eu et ont encore la force de tenir et de rester vivantes m’aide à pousser les murs. Et il ne s’agit de rien d’autre que de redevenir-rester vivant·es dans ce livre.
« Rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure »
Lutter ensemble commence dans « l’antre de la violence » — c’est le titre de l’introduction. Cette antre de la violence, c’est celle des oppressions dans toutes leurs manifestations : des plus spectaculaires (guerres, contre-révolutions, attentats) aux plus tolérées et invisibilisées qui ne détruisent pas moins nos vies — celle de la police qui assassine en moyenne quinze personnes (presque toujours non blanches) par an4, celle des coups des conjoints et des proches qui tuent six femmes par mois, celle des politiques migratoires et sécuritaires qui font de la mer Méditerranée ce cimetière débordant de milliers de corps. Cette violence de l’oppression « nous traverse tous·tes » (p. 18). Autrement dit, et pour reprendre les mots-poings de Virginie Despentes : « Rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure »5. La merde : la violence des oppressions classistes, racistes, sexistes, queerphobes, validistes6 à laquelle nous sommes biberonné·es depuis notre naissance par toutes les institutions de notre société (école, média, culture, justice, police, élites politiques). Rien, personne n’échappe à ces flots de merde qui nous traversent en continu et façonnent nos désirs, nos gestes, nos regards, les images dans nos têtes, peu importe le côté de l’oppression duquel on se situe. Le point de départ du livre, c’est que cette « violence se manifeste [a fortiori] également sur nos terrains de lutte » (p. 18) » : elle n’épargne ni nos collectifs, ni nos tentatives de faire front ensemble. Ici non plus, « rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure ».
C’est difficile à admettre, parce que l’idéologie républicaine indivisible et universaliste qui imbibe la société française (et nous imbibe donc pour celleux ayant grandi ici) nie l’existence même des oppressions — dans « la “Patrie des droits de l’homme” qui se pense comme le fer de lance de l’émancipation du monde » (p. 56), il n’y aurait pas de couleurs et pas de racistes, pas de viols et pas d’agresseurs. Et c’est peut-être encore plus difficile à admettre depuis les collectifs militants qui essaient déjà de faire face à toute cette merde qui nous entoure, sans tourner la tête — comment serait-il possible que parmi nous on trouve ces racistes et ces agresseurs qui n’existaient déjà pas dans la République ? Cela peut sembler insurmontable. Pourtant, Juliette Rousseau nous invite, avec l’ensemble des personnes et collectifs qu’elle a rencontrés dans sa recherche, à explorer des moyens de « tenir de front la nécessité de lutter contre les oppressions à l’échelle systémique en s’attaquant à leurs structures (“lutter à l’extérieur”) et celle de transformer nos pratiques de luttes à l’échelle des espaces que nous nous donnons (“lutter à l’intérieur”) » (p. 417).
Lutter dehors et lutter dedans, pour lutter ensemble, en s’armant de la conviction que « nous avons une vraie capacité d’agir sur nos socialisations oppressives, que la puissance collective des luttes vient multiplier » (p. 22). Au départ, il y a toute cette merde qui nous entoure et nous traverse, mais il y a aussi l’espoir.
« Tenir de front lutte systémique et transformation des pratiques »
Le premier pas proposé est celui de « Prendre acte ». Pour faire face aux systèmes d’oppressions qui nous traversent, il convient de commencer par les nommer, pour les sortir de l’invisibilité et les rendre parlables. « Le fait qu’il y ait du racisme, c’est comme ça c’est la vie, on est dans un monde raciste et là on parle de racisme ordinaire, on parle pas de gens qui nous agressent physiquement ou quoi. Ce qui est grave par contre, c’est quand on peut pas en parler. » raconte Y. au sujet de son expérience en tant que personne non-blanche sur la zad de Notre-Dame-des-Landes (p. 179). Pour pouvoir en parler, une première chose à faire c’est de se mettre d’accord sur les mots et les réalités qu’ils décrivent, mais aussi sur les « trucs de dominant·es » (p. 53) à désapprendre — l’arrogance, l’insensibilité, le luxe d’ignorer certaines réalités et de balayer les violences nommées là où il faudrait entendre, prendre acte et se repositionner.
L’autrice propose pour ce faire des définitions claires des notions clés d’oppressions et de privilèges, en les articulant telles les deux faces d’une même pièce de monnaie : « les uns ne vont pas sans les autres » (p. 43). Les systèmes d’oppression et de privilèges structurent et autorisent, conjointement, la répartition inégale d’avantages et de désavantages symboliques et matériels au sein de la société (à l’école, sur le marché du travail, pour trouver un logement, face à la police, face à la justice, etc. — partout : c’est pour cette raison qu’on les qualifie de « systémiques »), non pas en vertu de ce que les membres de cette société font, mais de leurs identités sociales (« leur genre, leur âge, leur couleur de peau, la religion qu’ielles pratiquent ou le fait qu’ielles n’en pratiquent pas, leur orientation sexuelle, etc. » [p. 51]).
Pour le dire autrement et à partir de moi : en tant que femme cisgenre7 blanche disposant de papiers français, valide et de classe moyenne, j’ai bénéficié au cours de ma vie, par les aspects dominants de mon identité sociale, d’avantages dont j’ai pensé qu’ils étaient « normaux », « la carte du destin jouant pour moi, mais face contre table » pour reprendre les mots de la blogueuse états-unienne Brown Betty (p. 51). Par les aspects dominés de cette identité, c’est-à-dire principalement en tant que femme, j’ai dû et je dois encore chaque jour faire face à la violence immense du système patriarcal. Acter ceci, non pas pour me malmener, mais pour reconnaître les expériences quotidiennes et accumulées de la domination qui façonnent mon corps et mes possibles comme ceux des personnes avec qui je m’organise, dans leur complexité 8, et apprendre à leur faire de la place, en me décentrant quand il le faut. Acter ceci, pour construire et participer ainsi à des formes bien plus radicales et joyeuses de « pouvoirs de » (ou empowerment) et de « pouvoirs collectifs », pour reprendre les termes de l’activiste-sorcière états-unienne Starhawk à la suite de Juliette (p. 71)9.
Les deux grandes parties du livre qui suivent, intitulées respectivement « Faire communauté » et « Organiser des fronts », explorent les moyens de construire ces formes de puissance collective en s’attaquant aux deux principaux niveaux auxquels se pose la question des oppressions structurelles dans les espaces de lutte : « celui de l’espace partagé, c’est-à-dire un collectif plus ou moins formalisé ou bien un territoire […], et celui de la composition, où différents espaces de lutte se rencontrent dans la perspective de construire un front commun (que dans certains milieux on appelle “convergence” ) » (p. 147). Ces deux parties laissent la place large aux témoignages et textes des membres d’une vingtaine de collectifs luttant « à l’intérieur » et « à l’extérieur », suivant « le fil de complicités nouées au gré [du] parcours militant » de l’autrice (p. 25), allant du mouvement pour la justice climatique aux États-Unis (avec Global Grassroots Justice Alliance) à des collectifs décoloniaux palestiniens (tels Badil ou De-Colonizer) en passant par des groupes féministes britanniques et français (Sisters Uncut, Lallab, entre autres). La présentation contextualisée des apprentissages de ces collectifs permet au lecteur·rice de découvrir des notions et outils centraux développés au sein des mouvements sociaux ces dernières décennies pour (se) construire en tenant compte des oppressions structurelles qui les traversent. Parmi eux, on trouve : l’invention d’« espaces plus safe » (safer space – et non juste safe, car aucun espace ne l’est complètement, et qu’on ne peut que tendre vers des espaces moins oppressifs), qui peut passer par s’assurer d’une répartition plus équitable du travail de soin, ou par la création d’espaces non-mixtes (ou aux mixités variables) en fonction des besoins des personnes présentes10 ; la proposition de remplacer la culture du « call out » par celle du « call in » pour se donner les moyens de répondre collectivement aux préjugés et agressions présentes (irrémédiablement, rappelons-le) dans nos espaces11 ; ou encore l’utilisation d’accords et de chartes formalisés définissant des bases plus justes (et explicites) pour lutter ensemble, entre allié·es et complices, et garantir notamment le leadership des premier·es concerné·es — qu’il s’agisse des conditions qui permettent aux organisations palestiniennes de lutter contre la normalisation de l’État d’Israël dans leurs partenariats12, ou des dix principes de Jemez mobilisés par les mouvements pour la justice climatique et environnementale en Amérique du Nord depuis 199613 , par exemple.
Lutter ensemble se clôt par une quatrième et dernière partie dans laquelle on peut lire la retranscription brute de trois entretiens portant sur l’articulation entre prise en compte des rapports de domination et construction de puissances collectives (avec Fathi réfugié en lutte à Paris, avec le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaires de Lille, et avec un membre du collectif britannique Lesbians and Gays Support the Migrants). Cette partie rappelle et incarne dans la forme même du livre certains de ses enseignements essentiels : la complexité des chemins parcourus, et l’importance de la parole des premier·es concerné·es. « Ce livre n’est pas un livre de théorie politique, mais un livre de pratiques de lutte » (p. 24), et c’est aussi ce qui permet à Juliette Rousseau de naviguer entre bien des écueils.
« Circuler dans les décombres »
Nous luttons dans un monde dévasté14. Cette dévastation s’opère à trois niveaux selon le philosophe Félix Guattari : dans nos environnements, mais aussi socialement, et jusque dans nos esprits15 — ou une autre façon de nommer la merde. Formuler des propositions d’autres possibles politiques depuis ce monde revient sans cesse à composer avec des oppositions asphyxiantes et à déjouer des alternatives infernales16. Juliette Rousseau, dans Lutter ensemble, cherche cette façon d’avancer avec nos milieux toxiques, en restituant les débats autour des risques et des écueils des tentatives déployées, tout en tentant d’en désamorcer les pièges.
Il y a cette première alternative infernale par-dessus laquelle l’autrice nous propose de sauter : celle du discours politique et médiatique dominant selon lequel faire face aux oppressions classistes, racistes, sexistes, queerphobes, validistes qui traversent nos milieux militants nous divise (sous-entendu : surtout ne changeons rien). Je me sens tellement fatiguée, comme beaucoup, de répondre à ça, tellement fatiguée de cette esquive qui réduit encore une fois au silence les violences dans nos corps, alors même que les nommer est le premier pas pour peut-être se rencontrer. Le livre de Juliette permettra, à celleux empêtré·es dans cet argument de la division, de s’en dégager, une bonne fois pour toute.
Il y a ensuite cette opposition délétère selon laquelle il faudrait choisir entre lutter dedans et lutter dehors. Autrement formulé : l’injonction à lutter dedans présente le risque d’un recroquevillement des collectifs sur eux-mêmes, voire d’une individualisation de la lutte, au détriment de sa dimension systémique. Il y a ici une alternative infernale (choisir entre lutter dedans et lutter dehors), mais il y a aussi un vrai risque. L’individualisation de nos prismes d’analyse politique est une dérive possible dans ce monde dévasté par la capacité infinie du capitalisme et de l’individualisme libéral à tout absorber. Des militant·es formulent elleux-mêmes cette dérive pour la contrecarrer : ielles dénoncent le « militantisme-performance et déclaratif » sur twitter et appellent à « de vraies solidarités politiques, en actes et en contexte » (p. 298)17 ; ielles s’insurgent contre la place qu’a prise l’injonction à ce que chacun·e « check ses privilèges » (on trouve des tests sur internet visant à calculer son niveau de privilège), réduisant nos volontés de renverser le monde à une « forme politisée de développement personnel », voire à un nouvel avatar de la morale catholique pénitente (confesse-toi et repens-toi)18.
Nous avons tellement à « guérir de ce que nous font nos milieux »19 ici, à commencer par ce que l’école nous a fait, avec ses évaluations individuelles et son culte du mérite. Il nous faut réapprendre, avec Juliette et celleux qu’elle a rencontré·es, que lutter dedans et lutter dehors ne sont pas nécessairement des directions opposées, qu’elles peuvent au contraire constituer un même chemin à parcourir collectivement et avec tendresse pour démanteler l’ordre dominant. Et que sur ce chemin, c’est une responsabilité du collectif (et non individuelle) de formuler et fournir des outils à même de nous permettre de transformer nos identités oppressives/opprimées (p. 257, p. 417) ; que dans ce cadre, on peut « complètement faire des erreurs et ça n’est pas grave » (p. 404), et que c’est en cultivant la curiosité, le non-jugement, la patience, l’écoute, l’indulgence et l’engagement que nous créons des milieux où nous pouvons fleurir20 ; et que ce sont dans les moments où nous sommes « les plus dynamiques [dans nos luttes] à l’extérieur » que « nos rapports sociaux sont les plus égalitaires et en même temps les plus chaleureux » (p. 395).
Un autre risque que Juliette Rousseau ne cesse de nommer est celui de la rigidification et de la moralisation de nos façons de nous organiser à travers des listes de principes abstraits, inconditionnels. Pour s’en prémunir, l’autrice prévient : les outils-concepts « que nos mouvements manipulent, ne s’éclairent qu’à la lumière de contextes spécifiques dans lesquels ils s’emploient, et doivent pouvoir se soumettre aux changements pour ne pas courir le risque de se transformer en dogmes » : « il s’agit moins ici de livrer des outils clés en main que des cartes de navigations à vue » (p. 29)21. Les réponses reprises et formulées dans le livre partent elles-mêmes d’une nécessité, en contexte : celle d’une « tentative de sortir de la paralysie » (p. 20) à un moment de son parcours militant, et plus largement du mouvement pour la justice climatique en France, qui à l’issue de l’organisation des mobilisations autour de la COP21 et de rencontres fondatrices avec certain·es activistes, est perforé par des questions auxquelles nous fûmes des dizaines à avoir un besoin urgent de répondre (notamment celle de l’articulation entre prise en compte des rapports de domination et puissance collective). Alors nous avons cherché (et cherchons encore), comme nous pouvons, dans le contexte quasi désertique qu’est la France sur ces enjeux22 : en lisant, en traduisant, en nous inspirant, en nous réunissant, en allant à la rencontre de, en organisant des formations « pouvoirs et privilèges », voire en écrivant des livres, et « nous continuons à cheminer en nous posant des questions » (caminamos preguntando) pour reprendre l’adage zapatiste.
Joie militante
Les risques et les pièges (celui de l’individualisation et de la culpabilisation, celui de la rigidification et de la moralisation) sont signalés, et nous tombons dedans pourtant. J’aime le voir comme le symptôme de l’étendue de ce qu’il nous reste à parcourir : nous revenons de tellement loin. C’est comme s’il nous fallait réapprendre des choses à la fois infiniment simples et infiniment compliquées (ou des choses infiniment simples, que nous compliquons infiniment)23. Je voudrais essayer de formuler trois de ces choses-apprentissages qui me semblent primordiales dans le livre de Juliette Rousseau.
J’appellerai la première l’impératif de rééquilibrer le terrain. Rééquilibrer le terrain, à la faveur des premier·es concerné·es dans la lutte menée, pour s’assurer qu’ielles soient bien « autour de la table » dès le début, qu’ielles puissent parler pour elleux-mêmes, et qu’ielles soient les premier·es à avoir accès aux ressources matérielles (l’argent) et symboliques (la visibilité, la reconnaissance, la construction de relations)24. Cela peut sembler être du bon sens, mais cela ne se passe quasiment jamais comme cela.
Une seconde chose pourrait être désignée comme la nécessité de soigner nos mémoires. Soigner nos mémoires, pour apprendre ce qui nous précède et nous oblige, lutter contre notre ignorance qui nous amène parfois à invisibiliser d’autres luttes que les nôtres comme à mobiliser des mots et des imaginaires excluants. Soigner nos mémoires pour guérir de ces héritages empoisonnés et réinventer depuis ici, entier·es et ensemble25.
Enfin, une troisième chose, et c’est celle qui me semble la plus importante : il nous faut réapprendre à « écouter sincèrement » pour réemprunter une nouvelle fois les mots de Virginie Despentes26. Réapprendre à écouter sincèrement, « en prenant le temps d’entendre » les réalités, besoins et demandes formulées par celleux qui ont pu être blessé·es dans une dynamique collective. Parce qu’il s’agit le plus souvent simplement d’être entendu·es et pris·es en compte par le collectif, par des repositionnements souvent simples et formulés par les concerné·es (que tout le monde soit formé sur telle question, qu’un texte soit écrit, que tel rôle soit créé, etc.). Réapprendre à écouter sincèrement, en respirant, sans se braquer, sans tomber dans le piège du tribunal des innocent.es et des coupables27, en faisant la place dedans-dehors, pour devenir plus vivant·es encore.
Parce qu’il s’agit de cela au fond, redevenir-rester vivant·es, en acceptant de se jeter dans l’incertitude de ce que nous ne savons pas encore traverser, en prenant le risque de laisser derrière nous nos existences amoindries et anesthésiées, en nous reconnectant avec les parts de notre humanité dont nos privilèges nous coupent aussi, et en aimant surtout celleux avec qui nous luttons et apprenons, pour y « trouver [peut-être] une forme de joie largement supérieure à celle, individuelle et de superficie, que nous propose le système de domination » (p. 74)28. Mais ceci est une autre histoire (ou plutôt sa suite), celle du livre que Juliette vient de finir de traduire et éditer : Joie militante29.
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Notes
- Un immense merci à Chitro Shahabuddin d’avoir accepté que ses peintures accompagnent ce texte. Merci également à Enno, Margaux et Léna pour leurs relectures, ainsi qu’à tou·tes les personnes des mouvements avec qui ces réflexions s’éprouvent et se construisent. Aux copaines de Diffraction, à Elfried.[↩]
- On pense ici à l’augmentation de la répression policière et politique depuis 2015 et la normalisation de l’état d’urgence, à son accélération ces derniers mois dans le cadre de la « crise sanitaire », et à son dernier avatar dit « projet de loi sécurité globale ». On renvoie, sur ce point, à la tribune « Répression d’État : nous ne céderons ni au chantage, ni à la peur » publiée sur Mediapart le 5 janvier 2021 par un groupe de militantes (dont Juliette Rousseau) s’insurgeant « contre la répression politique, les arrestations sans fondement et les pressions exercées contre les personnes cherchant à exercer leur droit à la critique et à la manifestation » (notamment dans le cadre de la mise en examen de sept membres de « l’ultra-gauche » « sur la base de faits qui, même montés en épingle et mis bout à bout, n’ont rien à voir avec “l’entreprise terroriste” dont ils et elles sont pourtant accusé·es ») [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Les débats enclenchés par le projet de loi « contre les séparatismes » (aussi appelée « confortant les principes républicains ») ont été le lieu, depuis l’automne dernier, de la multiplication d’attaques à l’encontre de toutes les initiatives qui ont trait aux antiracismes, aux luttes décoloniales et intersectionnelles, avec en toile de fond une islamophobie de plus en plus décomplexée et un basculement clairement autoritaire de l’État. On pense notamment à la dissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF) par le conseil des ministres début décembre 2020 — voir par exemple l’article « Le CCIF dissous et re-dissous » de Camille Polloni publié sur Mediapart le 2 décembre 2020 [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Cette moyenne n’ayant cessé d’augmenter ces dernières années. Voir l’article d’Ivan Du Roy et Ludovic Simbille pour bastamag : « En 2020, 27 décès suite à une intervention des forces de l’ordre, dont 12 pendant le confinement », publié le 18 décembre 2020 : https://www.bastamag.net/recensement-interventions-policieres-letales-27-deces-2020-causes-circonstances-IGPN-IGGN [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Virginie Despentes, lecture au Centre Pompidou, le 16 octobre 2020, dans le cadre du séminaire public organisé par Paul B. Preciado : « Une nouvelle histoire de la sexualité », https://www.youtube.com/watch?v=oW4OC42Bzxo [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Le classisme désigne les discriminations expérimentées par les personnes issues des classes populaires. Par exemple : le fait de ne pas avoir accès à certains espaces sociaux en raison de ressources économiques trop faibles, ou de voir sa culture considérée comme illégitime (pour ne pas dire comme une non-culture). La queerphobie englobe l’homophobie et la transphobie. C’est la façon dont notre société est organisée autour de l’exclusion, du rejet, de la peur, pouvant aller jusqu’à la mise à mort, de toutes les personnes qui ne se reconnaissent pas dans la bicatégorisation de genre, et dont les orientations sexuelles/romantiques sont également considérées comme déviantes. Le validisme « fait des personnes dites “valides” la norme et l’idéal à atteindre : les corps valides sont positivement connotés, tandis que les corps considérés “non-valides” sont perçus négativement et traités comme des anomalies à résoudre ou à exclure. » — nous reprenons cette dernière définition au Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE).[↩]
- « En occident, le genre est représenté de façon binaire et sur des critères biologiques, à savoir un·e nouveau né·e avec un pénis est dit garçon et un·e nouveau né·e avec vulve et utérus est dite fille. Le mot cisgenre définit les personnes qui sont en accord avec le genre qui leur a été assigné à la naissance. » — nous reprenons cette définition au collectif des Bombes atomiques : https://bombesatomiques.noblogs.org/corps-queers-et-ecofeminismes/ [consulté le 3 février 2021]. Au passage : de la même manière que le corollaire de la queer/transphobie est le cissexisme, celui du racisme est la blanchité. Dans les deux cas (et pour toutes les oppressions), les expériences de la norme ne se nomment pas : elles sont « normales », hégémoniques, invisibles.[↩]
- Juliette Rousseau introduit à ce titre le terme d’intersection, ou imbrication, souvent mal compris : ce concept développé par la juriste africaine-américaine Kimberlé Crenshaw vise à décrire combien l’expérience d’une oppression multiple (être une femme, noire et lesbienne par exemple) doit être compris comme une expérience spécifique qui n’est ni seulement une de ces oppressions, ni leur addition, mais leur imbrication complexe (pp. 47-50).[↩]
- On notera ici l’effort de traduction colossal vers le contexte français entrepris par Juliette Rousseau. On renvoie notamment à la partie « Penser les oppressions structurelles et les systèmes de privilèges en contexte français » (pp. 55-62) où elle présente « l’emballage idéologique made in France » des oppressions (à savoir : l’universalisme) et aborde la « tonalité historique » particulière que prend le terme de privilèges au pays de la nuit du 4 août 1789 où la toute jeune Assemblée nationale constituante vota la suppression des privilèges féodaux.[↩]
- On renvoie notamment aux « Règles pour un espace plus safe » du collectif Sisters Uncut qui sont traduites dans Lutter ensemble (p. 267). Voir aussi Brian Arao and Kristi Clemens « From Safe Spaces to Brave Spaces », dans The Art of Effective Facilitation : Reflections From Social Justice Educators, Stylus Publishing, 2013, en ligne ici : http://diffraction.zone/boite-a-outils/ [consulté le 3 février 2021].[↩]
- ] « En anglais, une distinction est désormais faite entre deux formes de désignation des attitudes oppressives [au sein des milieux militants] : la première, dite call out, tient plus de la dénonciation, moins concernée par les conséquences qu’elle peut avoir sur la personne désignée, elle se fait dans une volonté de maintenir l’espace de lutte plus protégée en y excluant toute attitude oppressive. La seconde, dite call in, renvoie plus aux pratiques développées par Sisters Uncut : chercher à nommer l’oppression d’une façon qui engage la personne à se transformer et le collectif à prendre ses responsabilités. En ce sens, elle s’inscrit plus dans une logique de justice transformatrice. » (p. 262). [↩]
- « […] pour s’assurer d’éviter toute forme de normalisation au travers de partenariats avec des organisations israéliennes, les organisations ou collectifs palestiniens exigent de celles-ci qu’elles reconnaissent l’existence de la Nakba ainsi que celle du processus continu de colonisation, qu’elles défendent le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes, soutiennent la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanction de (BDS) d’Israël, et respectent le leadership palestinien dans la lutte pour sa propre libération. » (p. 321). [↩]
- Les « Principes de Jemez pour une organisation démocratique » ont été écrits en décembre 1996, dans la lutte contre l’ALENA (l’Accord de libre-échange nord-américain). Ils visent à contractualiser les alliances entre « communautés affectées » et organisations dominantes « pour garantir de plus justes relations de lutte et rendre possible, sur le long terme, l’apparition d’une véritable solidarité politique. » (p. 332) Ils sont introduits dans le chapitre 10 « Les luttes de long terme requièrent des allié.e.s de long terme : une histoire des accords de Jemez » et traduits à la p. 355.[↩]
- Ou abîmé pour reprendre la formule du numéro de Critique intitulé « Vivre dans un monde abîmé », dans lequel Nathalia Kloos écrit : « Lutter dans un monde abîmé », Critique, 2019/1, n° 860-861, pp. 87-100 qui fait la recension croisée de deux ouvrages publiés dans la collection Sorcières des éditions Cambourakis : Reclaim. Recueil de textes écoféministes de Emilie Hache (2016) et Lutter ensemble de Juliette Rousseau (2018).[↩]
- Félix Guattari dans Les trois écologies, Galilée, 2008 [1989] parle d’écologie environnementale, sociale, et mentale.[↩]
- On emprunte ici le terme d’« alternatives infernales » à Isabelle Stengers et Philippe Pignarre dans La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005.[↩]
- On renvoie sur ce point notamment aux articles mobilisés par Juliette : « Accomplices Not Allies : Abolishing the Ally Industrial Complex. An Indigineous Perspective et Provocation », [consulté le 3 février 2021] ; et Mia McKenzie, « No More Allies », dans Black Girl Dangerous : On Race, Queerness, Class and Gender, BGD Press, 2014. On reprend la formule « militantisme-performance et déclaratif » au militant panafricaniste Joao Gabriel.[↩]
- On renvoie ici notamment à l’article de la sociologue Kaoutar Harchi « “Checker les privilèges” ou renverser l’ordre ? », Ballast, 15 juin 2020 — en ligne ici : [consulté le 3 février 2021], et à l’épisode du podcast de la militante afro-féministe Fania Noël-Thomassaint « En finir avec les privilèges » — en ligne ici : [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Je reprends ici les propos d’Isabelle Stengers dans Résister au désastre, Wildproject, 2019, p. 19.[↩]
- On reprend ici les « quelques conseils » de Nora El Massioui et Floréal Sotto figurant au début de leur génialissime cahier d’activité : 40 activités pour renforcer son courage social. Agir contre les préjugés et les discriminations au quotidien, Editions Jouvence, 2020, pp. 10-11. Pour reprendre les mots de Morten, membre du collectif britannique Lesbians and Gays Support the Migrants dont l’entretien est retranscrit à la fin de Lutter ensemble : « C’est important de laisser aux gens la possibilité d’être ouverts d’esprit et de bonne volonté. » Et ce aussi, parce que « dans la communauté LGBT [j’ajoute : et dans tous les collectifs de lutte contre les oppressions qui rassemblent de nombreuses personnes ayant subi et subissant encore des violences], il y a beaucoup de gens qui ont des difficultés émotionnelles ou liées à l’anxiété par exemple. »[↩]
- D’autres parleraient ici d’une perspective pragmatique au sens des philosophes états-uniens William James et John Dewey. Au centre de cette pensée, on trouve en effet l’invitation à ne pas séparer les idées des pratiques, et à se rendre attentifs à leurs conséquences, toujours en situation. Sur la différence entre des propositions morales (pragmatistes) et des propositions moralistes, voir Emilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Proposition pour une écologie pragmatique, La Découverte, 2011.[↩]
- Un désert entretenu dans la mesure où nous n’héritons pas (ou peu) des réflexions et apprentissages des luttes anarchistes et libertaires qui travaillent ces enjeux depuis plusieurs siècles déjà. Au milieu des années 2010, il nous faut passer par des textes majoritairement publiés en langue anglaise pour réapprendre — textes dont Juliette propose une véritable synthèse dans son livre. J’aimerais citer ici certains d’entre eux qui me semblent avoir été structurants dans nos apprentissages collectifs : Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, éditions Cambourakis, collection Sorcières, 2015 ; Starhawk, The empowerment manual : A Guide for Collaborative Groups, New Society Publishers, 2011 ; la plateforme « Everyday Feminism – Intersectional feminism for your daily life » [consulté le 3 février 2020] ; l’article « 11 conseils pour être une bon.ne allié.e » de Lallab ; David Vercauteren, Micropolitiques des groupes : Pour une écologie des pratiques collectives, éditions Amsterdam, 2018 (on renvoie sur ce dernier ouvrage à la recension de Léna Silberzahn et Etienne Behar, « On n’est pas groupe, on le devient », Terrestres, mai 2019) ; entre autres. On renvoie aussi à la boîte à outils du collectif de formateur.rice.s Diffraction sur ces questions [consulté le 3 février 2021].[↩]
- Et je pense ici notamment (mais pas que) au passage où Juliette Rousseau, avec Saïd Bouamama du Front Uni des Immigrations et des Quartiers populaires de Lille et Morten de Lesbians and Gays Support the Migrants, abordent nos façons de « défendre une forme de justice sociale tout en mobilisant un langage et des concepts qui sont, en tant qu’outils de lutte, des outils de dominant·es » (p. 133) qui peuvent être excluants.[↩]
- Sur ce point, je renvoie notamment au chapitre sur les accords de Jemez ainsi qu’aux pages de conclusion 415-416.[↩]
- Je pense ici au chapitre « Cartographier les entraves, circuler dans les décombres » (pp. 77-106) ainsi qu’aux sous-parties « Pensez au plat avant d’y mettre le pied » (p. 113) et « Nos mémoires sélectives » (p. 135).[↩]
- « Écouter sincèrement est peut-être ce que l’on doit apprendre, pas écouter pour nous conforter dans ce qui nous arrange, pas écouter pour se demander ce qui peut améliorer la visibilité de nos boutiques respectives, écouter sincèrement, en prenant le temps d’entendre. » Virginie Despentes, lecture au Centre Pompidou, octobre 2020, op. cit.[↩]
- On fait référence ici à la formule de Donna Haraway : « ni innocent, ni coupable », à laquelle on pourrait ajouter « tous concerné·es, tous responsables ». Voir notamment Vinciane Despret, « En finir avec l’innocence. Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway » paru dans Elsa Dorlin et Eva Rodriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, P.U.F., 2012.[↩]
- Redevenir terrestres, est-ce aussi cela ?[↩]
- carla bergman et Nick Montgomery, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, éditions du commun, 2021 [2017], traduit de l’anglais vers le français par Juliette Rousseau.[↩]