C’est simple : sans votre soutien, Terrestres ne pourrait pas exister et vous ne pourriez pas lire cet article.
Aujourd'hui, nous avons besoin de 500 donateur·ices régulier·es pour pérenniser notre modèle économique. Par un don mensuel ou ponctuel, même pour quelques euros, vous nous permettez de poursuivre notre travail en toute indépendance.Merci ❤️ !
On le craignait, François Rebsamen l’a fait. Après les Lentillères qui résistent depuis 11 ans à la bétonisation, une seconde occupation de terres potagères et d’espaces verts sur le territoire de la commune dont il est maire quasiment sans discontinuer depuis 2001, c’était trop ! Le 20 avril, les dénommés « Jardins de l’engrenage » ont été violemment évacués. Occupés depuis le 17 juin 2020, les 3 hectares de l’avenue de Langres, composés de vergers et de friche résultant de l’abandon d’un ensemble de parcelles pavillonnaires occupées dans la deuxième moitié du siècle dernier et promises à la bétonisation par un ensemble immobilier de 300 logements, étaient une belle « prise » de la première vague d’actions contre la « réintoxication du monde», qui se poursuit aujourd’hui avec le mouvement des « Soulèvements de la terre », appel à reprendre les terres et à lutter contre l’artificialisation des sols et le cadrage gestionnaire du vivant.
Une maison, en son centre, vestige de l’ancienne occupation, était devenue le cœur créatif d’un projet qui s’élaborait avec les habitants du quartier. Dans ce lieu s’inventaient des liens de solidarité, des formes politiques dynamiques. Et son objectif était aussi de répondre au besoin de nature en ville, parcs ou jardins partagés, et à la nécessité de ménager l’espace de manière à assurer des îlots de fraicheur rendus nécessaires par le réchauffement climatique. Telle était la teneur d’une lettre ouverte de huit pages, très argumentée, que le collectif des Jardins de l’engrenage – constitué en association ad hoc –, avait fait parvenir au maire et au promoteur immobilier en mars dernier, soit neuf mois d’occupation plus tard. Durant ce temps, les membres du collectif avaient ouvert et cultivé un potager – malgré une première intrusion de bulldozer –, installé un poulailler, doté la maison d’une véranda, organisé des fêtes, des repas conviviaux, des marchés et des brocantes à prix libres, des distributions alimentaires solidaires… « Le jardin, ont-ils.elles écrit au maire, est devenu un lieu de vie, d’accueil et de générosité. Un lieu de rencontres et d’échanges, un endroit où se tissent des liens entre les gens. Un lieu autogéré où les usager.es prennent ensemble les décisions qui les concernent. Un espace de biodiversité où la nature reprend peu à peu ses droits. En ces temps de dérèglement climatique et de crise sanitaire, les habitants du quartier ont besoin d’espaces de nature et de respiration, beaucoup l’ont trouvé ici. »
Ce lien au vivant retrouvé par la grâce de ces potagers collectifs aujourd’hui réduits en cendre, c’était toute la force et la beauté de cette prise de terre. Ilot légumier insolent, l’Engrenage était une prise sociale et culturelle jaillissant d’un pan de ville aseptisé. Car dans cette mise en culture de la terre urbaine, à Dijon et ailleurs, se cristallise une contre-culture, prenant le contre pied de politiques de la ville tristement normatives et artificialisées. Semeurs de désordre poétique, les jardiniers des friches ouvrent des brèches dans lesquelles s’engouffrent les expressions artistiques et sociales devenues indésirables dans nos cités codifiées. C’est ainsi qu’à l’Engrenage, au milieu des légumes, avait aussi poussé un terrain de boules, expression d’une culture populaire tellement plus vivante que cette triste Cité de la gastronomie et du vin, fierté jusqu’à plus soif d’un maire bétonneur. Le choc des cultures était décidément trop violent pour ce dernier, il fallait en finir, il fallait que justice, leur justice, passe.
Le volet judiciaire, rapidement ouvert par la mairie, a suivi un parcours curieux qui n’a pas été sans effet sur la situation d’aujourd’hui en rendant les modalités de l’évacuation particulièrement méprisables. En effet, si l’expulsion a été rapidement ordonnée, celle-ci ne concernait pas la maison qui dispose d’un sursis jusqu’en septembre – disposition que F. Rebsamen avait récemment contestée. Aussi l’évacuation particulièrement violente par les CRS à grands renforts de gaz lacrymogènes, a été suivie de deux gestes d’autorité municipale qui nous laissent songeurs : l’établissement d’une ceinture de blocs de béton autour de la maison et l’enlèvement des terres arables du terrain reconquis par une noria de camions qui se poursuivait encore deux jours après. Songeurs, parce qu’ils pointent, ces gestes, non sans susciter ironie et amertume, les contradictions flagrantes d’une politique municipale qui montre tout son savoir-faire dans l’usage du béton, alors qu’elle se flatte de faire dans le vert, et d’avoir transformé Dijon en modèle de métropole écologique, avec sa floraison d’éco-quartiers – un préfixe qu’elle affectionne beaucoup. Songeurs encore quand on met en perspective l’abattage du verger présent sur le lieu grâce au renfort de bûcherons, et les annonces dont se flatte la mairie d’engager une politique de plantation de vergers urbains. Songeurs aussi, quand on se dit que les actions de ces hommes politiques (on hésite ici à utiliser l’écriture inclusive), censément responsables, sont tout juste du niveau du bac à sable. Comment interpréter l’enlèvement des terres arables et la pratique du creusement de trous visant à empêcher toute réoccupation sinon comme la confirmation de l’immaturité politique flagrante dont se satisfait le système représentatif et d’un aveuglement aux enjeux environnementaux contemporains.
« Je préfère que les gens habitent dans des beaux immeubles en béton que dans des caravanes entourées de grillages comme ils l’ont fait aux Lentillères. » La réponse de F. Rebsamen à la question d’un journaliste sur le reproche de bétonner la ville en dit long sur la méconnaissance de la pluralité de la réalité sociale, politique et même culturelle de la ville dont il est l’édile et des initiatives qui y sont prises. Même reconnaissant du bout des lèvres que la deuxième phase de construction du terrain occupé aujourd’hui par le potager libre des Lentillères était inutile, il est patent qu’il n’a pas compris la puissance et la pertinence politique de cette action urbaine : puissance politique parce que réinventant en même temps comme une totalité indissociable l’économique, le social, le culturel et l’environnemental. A-t-il jamais mis les pieds aux Lentillères pour qu’il énonce pareille bêtise, comme pour penser que celles et ceux qui l’habitent ne sont qu’une poignée d’anarchistes crasseux.ses et malpeigné.e.s ? A-t-il même lu la lettre envoyée par le collectif des jardins de l’Engrenage ? A-t-il essayé d’en discuter les arguments autrement que par la force ? Peut-on être à ce point indifférent ou opposé à l’œuvre collective, quand bien même cela se passe hors des cadres institués – et sans doute pour cela -, qui est d’un engagement total pour le bien public et d’une créativité à faire pâlir de jalousie et d’envie n’importe quel homme ou femme politique. Oui, il se passe quelque chose à Dijon, une expérience hors du commun, aussi nous sommes affligés par tant d’incompréhension, de déni, de cécité.
Les gestes qu’il a ordonnés ne laissent malheureusement aucun doute. Bétonner, faire des trous, emmurer ceux qui contestent la politique aménagementiste, c’est emmurer la ville, c’est vouloir contrôler, couper ce qui dépasse, égaliser le vivant, mettre de l’ordre dans son incroyable enchevêtrement. Le vivant fait-il à ce point peur ? Le maire de Dijon a-t-il conscience d’avoir en face de lui des femmes et des hommes, plus souvent de jeunes générations, qui montrent une singulière maturité politique portée par une joie militante, et le désir d’agir pour assurer dans la convivialité et le partage, une vie vivante, digne et responsable, contre ceux qui ont contribué et contribuent à l’abîmer ?
Jeudi 22 au matin, la noria des camions continuait sous « protection » policière. Comme pour bien tenir l’ennemi en respect, qui les menaçait avec de redoutables raquettes de tennis, deux CRS s’exerçaient au tir en cloche en lançant de temps à autre, des grenades lacrymogènes dans le périmètre de la maison, tandis que l’excavatrice creusait des trous, sous l’œil de badauds du quartier. Saisi au vol : “Ça c’est Dijon, capitale des trouducs de Bourgogne !” Pendant ce temps, les jardiniers résistants récoltaient des douilles là où quelques jours plus tôt ils semaient le printemps.
Lucie Dupré, François Jarrige, Antoine Lagneau, Yannick Sencébé et Jean-Louis Tornatore
pour l’Atelier d’écologie politique “Penser les transitions” (Université de Bourgogne Franche-Comté)