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Nous livrons cet article comme jalon d’une histoire de l’écologie politique et des débats qu’elle a suscités dans les années 1970. En 1976, le célèbre commandant Cousteau dialogue avec Stewart Brand et des dirigeants de la Nasa sur les possibilités de conquête spatiale, entre enthousiasme hors sol, impasses et rêves futuristes portés par des intérêts économiques, financiers et politiques puissants. Cette question retrouve aujourd’hui une actualité alors que les promesses de colonisation de Mars ne cessent d’être relancées par certains dirigeants de la Silicon Valley. L’auteur, Christophe Camus, explore à la fois les visions futuristes de l’architecture et la question de l’habitat sous-marin. Il choisit de ne pas condamner ces projets de conquête spatiale mais de restituer la diversité des arguments et des points de vue qui s’échangeaient sur le sujet dans les années 1970. Ce retour historique et cette mise en perspective d’un débat qui ne cesse de renaître nous ont paru intéressants et utiles. A la question « Faut-il quitter la Terre ? », comme revue d’écologie politique engagée dans des luttes sociales concrètes, Terrestres donne sans hésiter une réponse négative. Nous nous opposons aux rêves cornucopiens qui empêchent toute véritable refondation de nos relations concrètes avec le monde vivant, ici et maintenant. Mais il nous a semblé utile de livrer ce texte comme fragment d’une controverse sans cesse relancée.
La rédaction de Terrestres
En 1976, le commandant Cousteau, pionnier de l’exploration sous-marine en passe de devenir une des grandes voix de la prise de conscience écologique mondiale, est interviewé par Stewart Brand éditeur du Whole Earth Catalog, affichant fièrement en 1968 la toute première photographie de la Terre entière. Cette figure influente de la contre-culture américaine rêve alors de fonder des colonies de l’espace en compagnie d’un astronaute et du numéro deux de la Nasa1. Leur discussion intense nous apporte quelques leçons à méditer à l’heure où ces débats sont réactivés par les ambitions spatiales des dirigeants des grandes entreprises de la Silicon Valley qui suivent ainsi un chemin presque inverse à celui de Brand. En effet, ce dernier a imaginé fonder de nouvelles communautés dans l’espace avant de conquérir le cyberspace en y développant la version « électronique » de son célèbre Catalog au début des années 19802. Avec Space X ou Blue Origin, Elon Musk et Jeff Bezos mobilisent les richesses extraites de leurs entreprises du numérique pour relancer la grande aventure de l’espace et partir à la conquête de la Lune ou de Mars3, en suscitant de nouvelles critiques de la part des écologistes. On peut y déceler une lointaine influence du charismatique Brand, précurseur et influenceur culturel de la Silicon Valley.
Que vient faire l’explorateur des océans dans cette histoire d’espaces et de technologies ? Rappelons que le marin et plongeur a d’abord voulu être pilote, une ambition qui sera assumée par son fils Philippe, mais surtout, que toute la conquête du fond des océans dont il a été un acteur majeur, se fait en référence sinon en concurrence avec celle de l’espace ou de la Lune, que les océanautes devancent de quelques années. Dans les années 1960, Cousteau rappelle à maintes reprises que ses expériences sont beaucoup moins coûteuses et devraient permettre de mieux connaître la totalité de notre planète… avant de se lancer à l’assaut de nouveaux espaces lointains. Ce qui n’empêche pas que pour lui et pour d’autres4, les deux conquêtes sont liées et ces deux environnements sont parfois considérés comme des espaces analogues par les spécialistes de la Nasa qui entraînent leurs astronautes sous l’eau et vont jusqu’à développer des programmes de maisons sous la mer. Le rapprochement tient aussi à ce que, comme Brand ou les hommes de la Nasa, et « contrairement à la plupart des activistes écologistes, Cousteau n’a pas perdu sa foi dans la technologie »5. Impressionné par les premiers pas de l’homme sur la Lune, le commandant défend alors l’idée d’une « écotech » conjuguant les impératifs écologiques et économiques en s’appuyant sur les nouvelles technologies6. La rencontre est donc décisive et plus de trente ans après, Brand se souvient encore que « presque tous les défenseurs de l’environnement (sauf Jacques-Yves Cousteau) luttaient activement contre le programme spatial, affirmant que nous avions des problèmes à régler sur Terre avant d’aller explorer l’espace »7. Si cette affirmation est incontestable, cet article propose une relecture attentive de ces passionnants échanges, commentés et contextualisés, pour mieux comprendre la position défendue par Cousteau, au nom de « générations à venir » qu’il imagine finalement plus terrestres que ne le sont ses interlocuteurs.
Deux hommes et la planète bleue
Revenons en 1976. À cette époque, le commandant Cousteau a mis fin aux grands programmes technologiques de colonisation pacifique du fond des océans dont il a été un des pionniers, pour se consacrer presque exclusivement à la télévision où ses documentaires sur le monde sous-marin participent à une prise de conscience écologique mondiale. Co-inventeur du scaphandre autonome dans les années 1940, de la soucoupe plongeante à la fin des années 1950, et des trois premières « maisons sous la mer » de 1962 à 1965, au début des années 1970, Cousteau est contraint d’abandonner définitivement son dernier grand projet technologique, l’Argyronète : un sous-marin crache-plongeurs, pensé comme prolongement de ses habitats subaquatiques. Après avoir produit trois maisons sous la mer en quatre années, devançant même l’US Navy qui immergera la sienne en 1964, Cousteau renonce à lancer Précontinent IV et n’est plus soutenu par les autorités françaises et leurs institutions océanographiques qui tournent ainsi le dos à ses avancées dans la conquête du plateau continental8. Cinéaste depuis toujours, l’explorateur a décidé de se consacrer entièrement à la production de documentaires destinés aux télévisions américaines (avant d’être diffusés sur les chaînes françaises). Dès 1966, le « pilote » de son Odyssée reprend les images du séjour de ses océanautes à 110 mètres de profondeur au large de Villefranche-sur-Mer. Riche d’une bonne trentaine d’épisodes, cette première série documentaire fait le succès américain de Cousteau, son « Odyssée est entrée dans la culture populaire »9. Mais la formule s’épuise au bout de dix ans. En 1976, Cousteau doit produire une seconde série télévisée financée par une chaîne californienne et une compagnie pétrolière. Cette étrange association suscite des changements surprenants : « la tendance à s’appesantir sur des problèmes : désastres écologiques, civilisations perdues, tragédies humaines », plutôt que sur les rêves « de mondes nouveaux et de plongées plus profondes », selon l’analyse d’un de ses biographes10. L’esprit de l’époque n’est plus celui de la conquête et de l’Homo aquaticus, un homme retournant à la mer au moyen d’équipements sophistiqués ou de transformations physiologiques annonçant le règne de l’humain augmenté11. Il est temps pour Cousteau d’utiliser les médias pour aider à la prise de conscience des jeunes générations afin d’inventer un Homo ecologicus.
C’est dans ce contexte très particulier que Jacques-Yves Cousteau est interviewé pour la revue Co-Evolution Quaterly (article en ligne) par son fondateur Stewart Brand, qui organise ainsi une discussion passionnée en compagnie de George Low, numéro deux de la Nasa et responsable des programmes Skylab, Apollo-Soyouz ou de la navette spatiale, suivi de l’astronaute Russell Schweickart, des missions Apollo 9 et Skylab, et en compagnie de Philippe Cousteau, son fils.
Pour mieux comprendre l’intérêt de cette rencontre au sommet, organisée au siège de l’agence à Washington, il faut présenter son organisateur : Stewart Brand. Ce dernier est un acteur essentiel du mouvement contre-culturel américain. Après avoir étudié l’écologie auprès de Paul R. Ehrlich, il devient photographe et organisateur de festivals psychédéliques. De 1968 à 1972, il publie son Whole Earth Catalog qui affiche fièrement la première photographie de la Terre entière. Bulletin de liaison des communautés hippies et répertoire des différents « outils » au service de la contreculture, le catalogue est aujourd’hui considéré comme un précurseur d’Internet et du cyberspace dont Brand sera l’un des promoteurs, développant un des premiers forums de discussion au début des années 1980. En attendant les réseaux sociaux, en 1976, il se fait l’apôtre d’un nouveau rapport entre l’homme, la technologie et l’environnement, sur Terre et aussi dans l’espace où il rêve de créer de nouvelles colonies.
Pour Brand, l’époque est aux grandes remises en question de la contreculture. Les derniers affrontements autour de la guerre du Vietnam se sont radicalisés, mais surtout, la crise pétrolière de 1973 met fin à une période de prospérité qui semblait infinie. Si on ne parle pas encore d’effondrement, le biologiste Paul R. Ehrlich lance en 1968 sa fameuse Bombe P (The Population Bomb), prédisant une grave crise démographique et écologique pour la décennie à venir. À ce succès de librairie viennent s’ajouter d’autres essais inquiets12, suivis du fameux rapport du Club de Rome posant les dernières bornes des Trente Glorieuses : The Limits of the Growth, en 1972. C’est dans ce contexte que prend fin l’utopie néo-communaliste à laquelle participait Stewart Brand, qui publie le dernier opus de son catalogue (Whole Earth Epilog), avant de se consacrer à CoEvolution Quaterly. Rompant avec l’auto-suffisance des communautés pour prôner une « coévolution » inspirée par Ehrlich, la revue se demande « quel genre de dépendance aura notre préférence »13. Plutôt que de vivre à l’écart de la société, les communautés doivent désormais s’y réintégrer pour y développer d’autres projets, y investir d’autres espaces extra-terrestres ou électroniques.
C’est dans ce contexte particulier et incarné par ces deux parcours individuels singuliers qu’a lieu la rencontre entre le penseur des communautés en quête de nouveaux espaces et l’inventeur d’un monde sous-marin désormais perçu comme menacé.
Des satellites pour cultiver la mer
Artisan de cette rencontre, Stewart Brand ouvre la discussion en demandant à « Jacques », d’expliquer pourquoi et comment il est venu à s’intéresser au programme spatial. Cousteau rappelle qu’au « tout début du programme spatial, il y avait parmi tous les spécialistes de l’océan une sorte de réaction scandalisée »14, regrettant qu’autant d’argent soit dépensé pour explorer des mondes aussi lointains alors qu’il restait beaucoup à faire du côté de l’océanographie. Bien qu’ayant parfois utilisé ce type d’argument pour défendre ses propres projets d’exploration, le commandant revendique ici une autre « vision de ce que l’espace apporterait à l’océanographie », considérant même qu’il est important « d’explorer l’espace extra-atmosphérique autant ou plus que l’espace terrestre [inner space] ». Il s’empresse d’ajouter, que si ses premières motivations étaient « purement philosophiques, depuis lors, elles sont devenues très pratiques », appelant au développement d’une « technologie spatiale appliquée à l’océan », pour prendre son « pouls » et surveiller sa santé.
Intéressé par cette position totalement conforme à celles qu’il défend depuis longtemps, avec le Whole Earth Catalog reliant les visions cosmologiques aux outils électroniques, Brand souhaite en savoir plus sur les progrès technologiques attendus par le marin. Cousteau précise ses attentes vis-à-vis de la « télédétection et les télémesures réalisées en interrogeant des capteurs profondément ancrés dans l’océan », deux techniques rendues possibles par les satellites. Il reconnaît que ces avancées sont permises par des programmes gigantesques et forcément coûteux qui ne réussissent pas tous du premier coup et doivent donc être prolongés.
À ces mots, le haut responsable de la Nasa, Georges Low, intervient pour demander à « Jeek » (JYC, initiales et surnom de Cousteau) s’il pense qu’il est possible de développer des fermes marines à partir des repérages faits par Skylab, la première station orbitale lancée par les Américains en 1973. Cousteau lui répond qu’il n’est pas complètement convaincu par les premiers résultats. Face à cette hésitation, l’astronaute Russell Schweickart vient à la rescousse, racontant une visite de Cousteau au centre de contrôle de Houston lors de la mission Apollo-Soyouz : planté face aux écrans d’observation de la Terre, selon l’astronaute, le commandant « a immédiatement commencé à faire le tour de six ou huit régions différentes du monde qui formaient des sortes de baies ». Se souvenant de cet épisode, Cousteau confirme que les zones repérées à partir de l’espace lui ont effectivement « semblé favorables à la mariculture », mais qu’elles « doivent être vérifiées » en se rendant sur site. Cet échange lui donne aussi l’occasion de préciser sa vision d’une mariculture. Cousteau y décrit une humanité passant de la « collecte nomade » à l’agriculture terrestre, une activité permise, selon lui, grâce à l’accumulation progressive de connaissances. Il regrette que ce mouvement ne soit pas comparable à ce qui se passe aujourd’hui avec le développement d’une « pêche scientifique » mettant la « haute technologie au service de la chasse ». L’ancien chasseur sous-marin15 a pris conscience des menaces qui pèsent sur les océans et considère que la pêche « doit être complètement éliminée et remplacée par l’agriculture, si nous voulons être civilisés dans la mer comme nous le sommes sur terre ».
Attentif aux questions de surpopulation et à la nécessité de trouver de nouvelles ressources alimentaires, Brand interroge alors le marin sur l’existence de ce qu’il appelle de bonnes « terres maricoles » et cite un autre article de CoEvolution qui s’intéresse à la possibilité de nourrir l’humanité au moyen du krill, une toute petite crevette servant d’alimentation aux baleines16. Comme pour la pêche, Cousteau dénonce cette fausse solution à la faim dans le monde, et lui oppose le respect de la chaîne alimentaire et la protection des baleines en voie de disparition. Quant à la détection des « terres dans la mer », pour reprendre l’idée de Brand, c’est-à-dire le repérage des zones et des mouvements du phytoplancton au moyen de satellites, le commandant craint qu’il en soit fait un mauvais usage conduisant à une « destruction de la mer ». Contrairement à ses interlocuteurs de la Nasa, le commandant ne croit pas à une utilisation des données satellitaires en vue d’une pêche plus raisonnée. Il souhaite convaincre ses interlocuteurs de mettre ces nouvelles technologies au service de l’aquaculture et de la protection des océans qui constituent l’essentiel de notre planète bleue.
Pourquoi la Nasa s’intéresse-t-elle à Cousteau ?
Après avoir demandé en quoi les technologies spatiales intéressaient l’homme de la mer, Stewart Brand se tourne vers le patron de la Nasa pour savoir ce que l’agence spatiale attend de Cousteau. Plutôt que de dresser une liste des collaborations en cours dans ce domaine, le numéro deux de l’agence fait le récit d’une semaine passée sur la Calypso « dans les Caraïbes pour essayer de voir si les satellites peuvent aider à déterminer les faibles profondeurs des océans, là où les navires ont tendance à s’échouer et à cracher du pétrole partout ». Au cours de cette mission, l’homme de l’espace a été grandement impressionné par la « similitude entre la façon dont la science doit être faite dans les océans et dans l’espace », le recours à des équipements spécifiques, le recueil d’informations en suivant des programmes « planifiés par des personnes restées à terre », etc. Comme Cousteau, il souligne la complémentarité entre l’observation lointaine et le travail de terrain, l’approche scientifique, instrumentée et l’exploration humaine, qualitative et immersive. De cette façon, il rapproche les expéditions sur la Lune qui montraient « des hommes qui étaient visibles au monde entier dans un environnement hostile et dangereux », de ce que font quotidiennement « les hommes de Cousteau sous la mer ».
Revenant à sa mission avec la Calypso, Low souligne qu’elle s’inscrit dans le programme Landsat qui fait appel à différents « outils, qu’ils soient sur l’océan, sous l’océan ou dans l’espace, pour aider à comprendre les facteurs fondamentaux qui régissent notre environnement, notre vie et tout le reste, avant de pouvoir vraiment aider à le réparer ».
Cette remarque permet à Stewart Brand de réitérer sa condamnation des réactions d’un certain nombre d’écologistes opposés aux travaux de la Nasa, en réaffirmant que la prise de conscience et les remèdes aux problèmes environnementaux peuvent découler de cette alliance d’explorations qualitatives légères et de technologies d’observation de la Terre depuis l’espace. Sans remettre en question ces coopérations auxquelles il participe, Cousteau revient sur une visite qu’il a faite au Jet Propulsion Laboratory, où ingénieurs et océanographes mettent au point le satellite Seasat, pour insister sur la nécessité de tenir une position plus globalisante sur ces sujets :
« La plupart des spécialistes, de beaux scientifiques en océanographie, regardent dans leur propre petite ruelle, et ils n’ont pas une vue d’ensemble, ce que j’ai par définition parce que je ne vais pas très loin dans chacune de ces ruelles. Je suis un promoteur de scientifiques [‘’a sponsor of scientists’’] plutôt qu’un scientifique moi-même. En parlant leur langage, je peux rassembler et essayer de synthétiser ce qu’ils font. Établir un programme en réunissant tous les scientifiques dans un comité ne donnera pas grand-chose, car chacun tirera de son côté. Il faut quelqu’un qui comprenne les problèmes globaux de l’océan. »
Lors de cet échange, « Rusty » Schweickart demande à Cousteau, s’il est possible à partir de sa vision globale de « déterminer un indice de ‘’vitalité’’ des océans ». Infatigable observateur et cinéaste de ces milieux, Cousteau défend l’intérêt d’une approche qualitative des environnements sous-marins sillonnés par ses plongeurs et lui-même sur une longue période.
Il en va de même pour les débats sur la destruction de la couche d’ozone, rappelle Low. Sur ce point, le responsable de la Nasa et l’explorateur des mers tombent immédiatement d’accord pour considérer que les changements affectant la stratosphère sont difficiles à mesurer car se déroulant sur des périodes très longues, tout en étant « terriblement importants pour la vie sur Terre dans 50 ans », souligne Low. Sans aller plus loin dans une discussion où les scientifiques incriminent les « fréons qui sont utilisés dans tous les vaporisateurs », tandis que les décisions politiques d’interdiction des CFC (chlorofluorocarbures) devront attendre 1987, tous s’accordent à souligner que cette prise de conscience a été rendue possible en regardant… ailleurs. En effet, c’est en observant Vénus, en étudiant la composition de sa haute atmosphère que les scientifiques ont pu comprendre ce qui se passait sur Terre. Une autre bonne raison de poursuivre les programmes de la Nasa et de conforter les intuitions de Brand !
Cousteau et les colonies de l’espace
Motivé par l’intérêt que Cousteau porte aux questions spatiales, Stewart Brand demande alors à « Jacques » s’il serait « intéressé à devenir astronaute » ? Aviateur contrarié par un accident survenu dans sa jeunesse, Cousteau lui répond que ce serait son rêve, mais que c’est désormais une question d’âge, il aurait dû commencer plus tôt. C’est moins une question d’âge que de « vitalité », lui réplique l’astronaute Schweickart soutenu par Low citant Wernher von Braun (1912-1977)17 qui voyait les choses ainsi, mais a changé d’avis avec la mise au point de la navette spatiale !
Devant tant d’encouragements de la part de ses interlocuteurs, le commandant précise son rêve d’espaces lointains : « Il est évident que pour moi, avoir un contact visuel avec l’océan auquel j’ai consacré toute ma vie depuis l’espace serait l’ultime réussite. » L’explorateur s’engage donc à garder « la meilleure forme possible pour pouvoir éventuellement y aller » ! Il faut d’ailleurs relever dans ses propos une même envie d’aller voir sous l’eau comme dans l’espace, une motivation motrice chez cet homme d’expériences extrêmes et d’images produites pour en rendre compte. Une démarche qu’il est intéressant de rapprocher de celle de Brand, documentant hier la contre-culture psychédélique avant de s’embarquer en 1976, pour de nouveaux espaces lointains.
Ainsi, la discussion se poursuit joyeusement autour des possibilités offertes par la nouvelle navette spatiale, où Low compte bien accompagner Cousteau ! Mais Brand veut les emmener plus loin et commence par interroger le patron de la Nasa sur les capacités de cet engin à emmener un grand nombre de personnes dans l’espace. Admettant qu’il est difficile de se lancer dans ce genre de prévisions, Low avoue néanmoins s’être livré à une estimation de ce type en essayant « d’estimer le nombre de bébés qui seraient nés dans l’espace d’ici 2076 ». Ses premiers calculs le conduisent à penser que les cent prochaines années permettraient d’envisager de fêter à cette date « l’événement de la 100 000ᵉ naissance dans l’espace », pour le tricentenaire des États-Unis18 ! À ce chiffre, Cousteau semble sursauter, tandis que Low confirme et précise qu’il s’attend à plus.
S’enclenche alors un débat passionné sur les « colonies spatiales » imaginées par Gerard O’Neill. En effet, ce physicien américain enseignant à Stanford et Princeton est alors le principal animateur d’un courant de recherche travaillant sur l’hypothèse de développement de colonies spatiales destinées notamment à exploiter l’énergie de centrales solaires19. Travaillant avec ses étudiants et en liaison avec la Nasa, ses projets de cylindres ou de tores abritant de véritables villes de l’espace ont été brillamment mis en images par Donald Davis20.
Interrogé par Brand qui se passionne pour ce sujet régulièrement débattu dans les pages de CoEvolution Quaterly, le responsable de la Nasa confirme qu’il envisage la possibilité que de telles colonies puissent accueillir « un demi-million de personnes ». Ces colons de l’espace seront-ils « principalement des Américains » ? Resteront-ils « à proximité de la Terre » ou seront-ils dispersés « dans le système solaire », demande Brand ? George Low pense qu’ils ne seront pas tous américains et qu’ils resteront dans un périmètre « proche du système Terre-Lune », mais qu’il est surtout difficile de prévoir précisément quand cela aura lieu. Il rappelle aussi qu’en 1957, il n’imaginait pas voir le programme Apollo aboutir avant… 1979, voire 2009 ! Aux interrogations de Brand sur la faisabilité de ces projets, Low répond que le problème consiste à faire converger « une capacité technique et une décision politique ».
Se contentant des outils, Stewart Brand voudrait avoir l’avis de la Nasa sur les hypothèses de O’Neill qui affirme que ces colonies spatiales « dans la plupart des configurations auxquelles il a pensé jusqu’à présent, sont techniquement réalisables ». Low n’y voit aucune objection pratique, mais considère que ce projet ambitieux ne sera pas prioritaire. Pour ce responsable de la Nasa, l’espace doit répondre à d’autres besoins, notamment énergétiques. Il s’intéresse tout particulièrement à la possibilité de « collecter de l’énergie solaire dans l’espace et de la transmettre à la surface de la Terre pour l’utiliser ». Comme O’Neill, le patron de la Nasa y voit une première étape « qui mènera vers les colonies » de l’espace.
Faut-il quitter la Terre ?
Stimulé par ces perspectives, Brand se tourne alors vers Cousteau pour connaître sa « vision à long terme », pour revenir sur les scénarios qu’avec d’autres il annonce parfois d’une possible « calamité majeure » décimant 90 % des humains et des espèces vivantes dans les cinquante prochaines années, qu’elle soit provoquée par le trou de la couche d’ozone ou d’autres catastrophes environnementales. Face à ce risque d’effondrement, avant la lettre, faut-il envisager de développer « une civilisation ingénieuse et bien plus harmonieuse », chère à un Brand posthumaniste avant la lettre, éventuellement projetée dans l’espace ? Plus direct, l’astronaute Schweickart renchérit : « Nous voyez-vous déménager, Jeek, avant les grandes calamités ? »
Face à cette vision apocalyptique et utopique qui préfigure les débats actuels, mais qui est alors sérieusement étudiée et discutée par la Nasa, la première réaction de Cousteau consiste à rappeler les limites de tels projets :
« Je pense que les calamités dont nous parlons sont des calamités intérieures, ce qui signifie que lorsqu’elles se répandront, il ne sera pas possible d’en sortir, car le chaos régnera aussi bien à la Nasa que dans la rue. […] Je pense que nous avons aujourd’hui le devoir d’œuvrer dans une direction qui pourrait réduire les chances d’une telle calamité et en tout cas réduire la portée de la calamité. »
Tandis que l’astronaute insiste en demandant s’il ne serait donc pas plus raisonnable d’investir une partie de nos ressources dans « des bateaux de sauvetage », en plus de veiller à la « bonne navigation du navire-[Terre] », le commandant précise sa pensée de Terrien convaincu :
« Je pense que nous aurons certainement des communautés dans l’espace un jour, et probablement nous leur trouverons des utilisations que nous n’avons pas anticipées, mais je ne pense pas que ce soit un mode de vie souhaitable que de vivre loin de la planète, tout comme je ne pense pas que c’est un mode de vie que de vivre dans les villes sous-marines. Je me sens très attaché à ma planète, et je pense qu’il en sera de même pour les générations à venir. »
Sans renier les propos qu’il a pu tenir sur un possible retour de l’homme au fond des mers21, Cousteau affirme ainsi tenir à la Terre et à ses océans en prédisant qu’il en ira ainsi pour les générations futures qu’il entend avertir des problèmes environnementaux qu’affronte la planète. Loin de rejeter les programmes spatiaux ambitieux de la Nasa ou de O’Neill, il n’y voit pas une issue viable ni une échappatoire, mais un moyen de comprendre et de protéger la beauté d’un monde qu’il aborde toujours en poète. D’ailleurs, ses derniers mots de l’interview nous ramènent sur notre planète, d’une manière presque terre-à-terre ou bucolique. Poursuivant une de ses obsessions vis-à-vis de certains scientifiques, à l’esprit trop étroit ou qui ne savent pas voir et penser global, il raconte une mission archéologique en Crète. Accompagnant des spécialistes à la recherche des traces de vestiges, le commandant déambulait à la cueillette de « fleurs sauvages » et c’est en flânant qu’il a découvert une grotte contenant un temple néolithique. Quelle morale tirer de cette histoire ? Cousteau la résume ainsi :
« C’est donc juste en regardant les fleurs que vous pourriez faire une découverte. Les spécialistes regardent le progrès et la science et ne voient rien. Vous devez rester profondément attaché à la Terre si vous voulez comprendre ce qui se passe. »
Une forme de sérendipité écologique pour les générations futures !
Quant aux obsessions de Stewart Brand, il est intéressant de remonter au récit qu’il a fait de sa découverte de la courbure de la Terre en 1966. Expérimentant l’usage du LSD, ce dernier a une vision psychédélique sur le toit d’un immeuble de San Francisco qui le conduit « à l’idée de Buckminster Fuller selon laquelle les gens pensent les ressources de la Terre illimitées parce qu’ils l’imaginent plate »22. Il distribue alors des badges réclamant la diffusion de telles images. Trente ans plus tard, l’inventeur du Whole Earth Catalog et du tout premier réseau social électronique revient sur cette question et considère « qu’un recadrage spontané s’effectua en 01969 [196923] lorsque le programme Apollo commença à transmettre des photographies couleur de la Terre vue de l’espace », selon lui, le « mouvement écologiste était né et le Jour de la Terre fut institué en 01970 [1970] ».
Une seconde leçon à méditer, qui est abondamment illustrée, mais aussi tempérée par les discussions avec Cousteau. En effet, si l’explorateur est tout aussi sensible aux vertus libératrices de la technologie et au rôle des images et des médias que peut l’être Brand, sa principale quête existentielle reste attachée à une part essentielle de notre monde, de notre Terre-mer. Si Cousteau a pu rêver d’une autre humanité, elle n’était donc ni post ni transhumaniste, mais simplement « mérienne »24.
Notes
- Retour sur l’interview de Jacques-Yves Cousteau par Stewart Brand, publié dans CoEvolution Quaterly #10, 1976, article (en anglais) disponible en ligne sur le site de la National Space Society.[↩]
- Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, C&F éditions, [2006] 2012.[↩]
- Voir, par exemple : Jacques Arnould, « L’espace pour tous… ou seulement pour quelques-uns ? », The Conversation, 12 novembre 2010 : https://theconversation.com/lespace-pour-tous-ou-seulement-pour-quelques-uns-143020[↩]
- On pense notamment à Edwin Link, pionnier de l’aviation et des simulateurs de vol pour l’US Air Force et la Nasa, qui se reconvertira dans les années 1960 dans l’expérimentation d’habitats sous-marins.[↩]
- Richard Munson, Cousteau. Le commandant et son monde, Ergo-Press, [1989] 1989, p. 323.[↩]
- Ibid., voir aussi, Roger Cans, Cousteau, « Captain Planet », Paris, Éditions Sang de la Terre, 1997, p. 272.[↩]
- S. Brand, L’Horloge du Long Maintenant, Éditions Tristram, (1999) 2012, p. 144. La numérotation des dates adoptée par Brand est conforme aux principes du « Long Now » objet de cet ouvrage[↩]
- La France sera ainsi un des rares pays « développé » sans programme spécifique d’habitat sous-marin, contrairement aux États-Unis, l’URSS, l’Angleterre, les deux Allemagnes, l’Italie, le Canada, le Japon, et même des pays moins attendus sur ce terrain comme la Tchécoslovaquie, la Pologne, Cuba, l’Afrique du Sud, la Bulgarie, les Pays-Bas… Il faudra attendre l’initiative individuelle et contrariée de l’architecte français J. Rougerie, en 1977 et 1982, pour prolonger l’élan de Cousteau.[↩]
- Franck Machu, Un cinéaste nommé Cousteau, Monaco, Éditions du Rocher, 2011, p. 309.[↩]
- Richard Munson, Cousteau. Le commandant et son monde, Ergo-Press, [1989] 1989, p. 225.[↩]
- Voir les recherches de Johannes A. Kylstra visant à permettre à des mammifères terrestres de respirer directement dans un liquide hyper-oxygéné, qui seront très régulièrement citées par Cousteau.[↩]
- Barry Commoner, The Closing Circle: Nature, Man, and Technology , publié en 1971, et bien d’autres.[↩]
- S. Brand cité dans F. Turner, Op. cit., p. 200.[↩]
- Sauf indication contraire, cette citation comme les suivantes est issue de la l’article de CoEvolution Quarterly, disponible en ligne : https://space.nss.org/settlement/nasa/CoEvolutionBook/JCOUST.HTML (traduction de l’auteur). Les images illustrant cet article sont celles de l’article en ligne, à l’exception de celles qui illustrent la navette spatiale et les colonies de l’espace de G. K. O’Neill qui sont empruntées à l’article The Space Colonies Idea 1969-1977, par Eric Drexler, qui fait immédiatement suite à l’interview de Cousteau.[↩]
- Comme un certain nombre de pionniers, Cousteau a commencé par pratiquer la chasse sous-marine dans les années 1940 avec son ami Frédéric Dumas, comme ils le racontent dans J.-Y. Cousteau et F. Dumas, Le Monde du silence, Paris, Éditions de Paris, 1956, p. 16-17.[↩]
- Article du numéro de CoEvolution Quaterly où a été publié l’interview de Cousteau.[↩]
- Ingénieur allemand qui contribuera au développement des missiles tactiques V2 développés par le Troisième Reich, avant d’être transféré aux États-Unis où il contribuera décisivement à la mise au point des missiles balistiques de l’armée américaine, mais également des fusées essentielles au développement du programme spatial de la Nasa.[↩]
- La date choisie par Low correspond à une projection à dix ans, mais aussi à un discours qu’il est alors en train de préparer pour le bicentenaire des États-Unis, qu’il envisage comme une invitation à imaginer ce qu’il pourrait annoncer lors du tricentenaire de 2076.[↩]
- Gerard K. O’Neill, The High Frontier. Human Colonies in Space, Princeton, Space Institute Press, 1989 ; voir aussi https://space.nss.org/the-colonization-of-space-gerard-k-o-neill-physics-today-1974/[↩]
- G. K. O’Neill, op. cit. et voir aussi ces illustrations sur le site de la National Space Society : https://space.nss.org/o-neill-cylinder-space-settlement/.[↩]
- Publiée en 1973 aux États-Unis puis l’année suivante pour la traduction française, L’Encyclopédie Cousteau (Édition Robert Laffont, 1974) consacre un volume entier à ce sujet : « L’homme retourne à la mer », des premières explorations aux habitats sous-marins développés par Cousteau et d’autres, en allant même jusqu’à s’intéresser aux expériences physiologiques permettant à des mammifères( augmentés dirait-on aujourd’hui) de respirer directement dans l’eau.[↩]
- S. Brand cité dans : Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, op. cit., p. 127-128.[↩]
- Les dates sont désormais notées sur une base de 10 000 ans par Brand.[↩]
- Pour reprendre une expression utilisée par l’architecte Jacques Rougerie qui a poursuivi le projet de Cousteau d’habiter la mer, tout en s’intéressant aux questions spatiales (Fondation Jacques-Rougerie).[↩]