À propos de Muriel Chazalon, L’œuvre de Kenneth White. Lexique fractal, Isolato 2019.
À la fois voyageur, philosophe, poète et intellectuel nomade, Kenneth White touche à de nombreuses disciplines tout en créant la sienne : la géopoétique. Ses propres mots seraient peut-être les plus à même de le décrire : « poète-chercheur » et « poète-penseur-voyageur ».
Son activité d’auteur rend compte de la polyphonie du monde, à travers trois types d’écriture : la prose narrative au sein des livres de voyage, les essais pour l’expression de la pensée vive et rapide, et les poèmes. Il décrit cette triple activité empreinte de cohérence, comme une flèche : les pennes de la flèche donnant la direction, les essais ; les tiges de la flèche, les livres de voyage et de séjour ; la tête de la flèche, les poèmes. Ou encore, les essais seraient une cartographie ; les livres de voyage, les itinéraires sur la cartographie ; et les poèmes, les moments plus denses le long de ces itinéraires.
Au fil de ses pérégrinations autour du monde, du grand blanc du Labrador aux îles Caraïbes, des terres cévenoles aux côtes bretonnes, il tisse un archipel de mots et de textes résonnant entre eux.
Allant au-delà de celle d’écologie, sa notion de géopoétique mérite que l’on s’y attarde, ravivant par les définitions qu’il en propose notre devenir terrestre.
« J’ai commencé à parler de géopoétique d’une part, parce que la terre (la biosphère) était de toute évidence, de plus en plus menacée, et qu’il fallait s’en préoccuper d’une manière à la fois profonde et efficace, d’autre part, parce qu’il m’était toujours apparu que la poétique la plus riche venait d’un contact avec la terre, d’une plongée dans l’espace biosphérique, d’une tentative pour lire les lignes du monde. […] En fait, la géopoétique offre un terrain de rencontre et de stimulation réciproque […] entre poésie, pensée et science […] en se posant la question fondamentale : qu’en est-il de la vie sur terre, qu’en est-il du monde ? » (Texte inaugural de l‘Institut International de géopoétique, 28 avril 1989)
« Je reste, selon le mot de Nietzsche, “fidèle à la Terre”, sachant que c’est à cette planète que je suis biologiquement adapté, et que c’est ici que, sans excès de technique, je peux le mieux développer mon être. […] Le « géo » du terme « géopoétique » signifie donc : vivre sur terre avec une conscience cosmique. Quant à “poétique”, […] parce que c’est un mot fondamental. Nous poetikos, dit Aristote, pour désigner le mouvement premier de l’esprit. Et on l’aura remarqué que ce mot resurgit aux limites des recherches les plus ardues […]. La poétique de la géopoétique est une pratique humaine extrême, mais elle est aussi la poétique de la Terre, de la matière même. » (Au large de l’histoire, 341-342)
« Je voyage vers les Laurentides, en route pour le grand espace blanc du Labrador. Une nouvelle notion en tête : celle de géopoétique. L’idée qu’il faut sortir du texte historique et littéraire pour trouver une poésie de plein vent où l’intelligence (l’intelligence incarnée) coule comme une rivière.» (« Le projet géopoétique », in Une stratégie paradoxale, 198-202)
« Ce qui différencie [la géopoétique] de l’écologie, ce qui fait qu’elle va plus loin, c’est que, là où celle-ci cherche à comprendre et à préserver le « monde environnant », la géopoétique veut repenser radicalement le rapport de l’être humain au monde, opère une véritable transformation culturelle. » (Le plateau de l’albatros, 37-38)
Son enfance écossaise au sein des grands espaces, ses contacts précoces et prolongés avec la vie en grand, le littoral et les langages autres – animal, végétal et minéral – lui permettent cette lecture du monde, cette compréhension des hiéroglyphes non humains et de ce qu’il nomme la « littoralité ».
« Plus loin sur l’estran
Un héron
Marchant près d’un rocher
Ajoute studieusement
Un idéogramme original
Au lexique du littoral. »
(Le calme oriental, in Les archives du littoral, 191)
« A ceux qui parlaient écriture
Il répondait ouverture
Écrire des poèmes ?
Plutôt suivre la côte
Fragment après fragment
Ça avance
Ça respire
Ça se déploie
Calligraphie géographique. »
(Ode fragmentée à la Bretagne, in Les rives du silence, 138-139)
S’éloignant de « l’autoroute de l‘occident », son monde est constellé de mots inventés ou réinventés : une « pensée pélagique » organisée en archipels, une exploration des territoires, des confins, du vide, du « monde ouvert », faisant émerger une cartographie poétique.
Sa notion de paysage se déploie : « paysage physique d’abord – landscape, paysage mental – mindscape – ensuite, paysage verbal – wordscape – après ». « Si on associe ces trois paysages, on va vers l’expression d’une vie fondée sur terre, d’une vie qui est en liaison avec les choses. » (in Kenneth White, du nomadisme à la géopoétique, film d’Emmanuel Dall’Aglio)
Sa « Textonique » de la Terre « ouvre l’esprit au “texte” de la Terre. » (Panorama géopoètique, 103-104)
S’inspirant des « figures du dehors », des écrivains voyageurs extravagants en exode et en exil, tels que Segalen ou Artaud, des « intellectuels de la montagne », des découvreurs de l’Orient, il explore les marges et les marginalités, acceptant d’entrer dans « le champ du grand travail ». Atteindre ce paysage, cet espace-temps complexe propice au travail et au questionnement radical, à la mise en mouvement de l’esprit, nécessite de s’écarter de « l’autoroute de l’histoire » et des cloisonnements disciplinaires. A chaque détour, nourri d’inspirations celtique, chamanique, des mondes hyperboréens, etc., il trace les lignes d’une forme de résistance intrinsèque au sein de la cacophonie du monde.
En toute « haïkuité », il explore l’isolement, la solitude, l’errance, il dérive, il s’exode, il s’exile jusqu’à atteindre « l’espace premier ».
« Cent jours passés
Par les grèves et les montagnes
A l’affût
De héron et de cormoran
Puis écrire ceci
À la lisière du monde
Dans un silence devenu
Une seconde nature
Et connaître la fin
Dedans le crâne, dedans les os
Le sentier du vide. »
(Lettre à un vieux calligraphe, in Terre de diamant, 81)
« Les traces du caribou sur la neige
Le vol des oies sauvages
L’érable rouge à l’automne
Mordu par le gel
Tout cela me devint plus réel
Plus réellement moi-même
Que mon nom même. »
(Labrador, in Atlantica, 91)
Depuis sa « résidence de la solitude et de la lumière », il se lance toute sa vie dans ce qu’il nomme les « hautes études » : « lire les lignes du monde à travers les Pyrénées », arpenter les landes… Son chemin intellectuel tracé de différentes cartes mentales dynamiques et vivantes, est passé par une thèse de doctorat sur le « nomadisme intellectuel » :
« Le nomade qui est en chacun de nous comme une nostalgie, comme une potentialité, n’a pas la notion d’identité personnelle. […] Ne disant ni “je pense” ni “je suis”, il se met en mouvement et en chemin, il fait mieux que “penser”, […] il énonce, il articule un espace-temps aux focalisations multiples qui est comme une ébauche de monde. » (L’esprit nomade, 11-12)
« Dans le nomadisme existe un rapport à la terre qui n’est ni de l’ordre de l’exploitation ( “ressources naturelles”), ni de l’ordre de la sacralisation […]. Le rapport est de l’ordre du parcours, de l’itinéraire. On ne plante pas, on ne prie pas, on prend des repères : tel rocher, telle crête, tel arbre… » (Déambulations dans l’espace nomade, 20-21)
Ses « livres-itinéraires » nourris d’orient, ses « voyages immobiles » donneront une bibliographie foisonnante et des ouvrages aux noms eux-mêmes pérégrinants : Les rives du silence, La maison des marées, L’ermitage des brumes, L’anorak du goéland, Le rôdeur des confins, Les affinités extrêmes, Le poète cosmographe, Les cygnes sauvages, La route bleue, Scènes d’un monde flottant, Les archives du littoral, La carte de Guido, L’archipel du songe, La mer des lumières, Errance dans un espace inédit ou les ailes bruissantes d’un oiseau silencieux, Les finistères de l’esprit, etc.
Un auteur terrestre faisant surgir une ébauche de monde, un « monde ouvert » et cosmopolite.
« Origine
d’une pensée de la vague et du vent
Voilà la seule façon
de dire la côte
toute la réalité irrégulière
de ce littoral brisé par la mer
Discours pélagien
Poétique atlantique
Choses premières et dernières. »
(« Scotia deserta », in Atlantica, 169)
« Ils dorment
Les canards, les oies, les pluviers, les sarcelles
Tous dorment
Cette terre, un immense sanctuaire
Relâche
Sur la longue route des migrations
Relâche
Dans ce silence
Entre l’Ancien Monde et le Nouveau
Pénétrer plus loin
Toujours plus loin
Dans un monde
Ni nouveau ni ancien
Un monde
Ni ancien ni nouveau
Suivre jusqu’au bout
Le chemin des oiseaux
L’aube point
Dans le cri de l’oie sauvage. »
(Dans la nuit de « Nachvak », in Limites et marges, 129)
Un remerciement particulier au « poète chercheur » qui m’a fait découvrir cet auteur.