Qui a peur de la « décroissance » ? Il est des alliances étonnantes : que Le Monde Diplomatique, organe combatif d’une certaine gauche sociale et marxiste française, critique acerbe du système capitaliste, ouvre grandes ses colonnes, pour penser l’écologie et la décroissance, à Leigh Phillips, un représentant du Breakthrough Institute – think tank californien défendant le transhumanisme et la géo-ingénierie au service de l’innovation et des profits de la nouvelle économie numérique capitaliste –, voilà qui doit faire réfléchir sur l’état de désorientation des forces de gauche dites « progressistes » face à la destruction écologique.
Climato-scepticisme insidieux (le changement climatique ne serait qu’un problème technique aussi facile à régler que le fut l’interdiction des gaz à l’origine du trou dans le couche d’ozone dans les années 1980). Apologie aveugle de l’innovation technologique, culte de « l’espèce humaine » toujours capable, par son artifice, d’échapper aux effets néfastes de ses activités sur le monde naturel. Sophismes grossiers qui amalgament l’idée de décroissance avec celles de pénurie et de surpopulation : tout y est dans cet article caricatural (intitulé « Les mirages de la décroissance »). Comment se fait-il que le grand récit du Progrès, de la Croissance voire de la Civilisation fédère dans une commune détestation de l’écologie une idéologie libertarienne « pro-technologie » avec une certaine gauche marxiste française ? À quand un véritable examen critique par le Monde Diplomatique des liens intimes qu’entretient depuis son origine cet impératif de la Croissance avec l’expansion du mode de production capitaliste et sa colonisation du monde ?
Le comité de rédaction de la revue Terrestres.
Quelques éminents (éco)socialistes ont récemment levé leurs plumes contre l’idée de la décroissance 1. Nous pensons que cette critique est déplacée car la croissance est un problème qui va au-delà du capitalisme. Un écosocialisme soutenable devrait rejeter toute association avec l’idéologie et la terminologie de la croissance. Les socialistes du 21ème siècle devraient commencer à réfléchir à la manière d’organiser des économies qui puissent fonctionner sans croissance. Qu’on le veuille ou non, la croissance finira par s’essouffler. La question est de savoir comment, et surtout, quand ; soit bientôt, ce qui nous permettrait d’éviter une catastrophe sociale et écologique, soit trop tard.
Toute croissance infinie est écologiquement insoutenable
Les socialistes qui critiquent la décroissance affirment que la source du problème, c’est le capitalisme et la croissance capitaliste, pas la croissance économique. Mais voilà, aucune croissance économique n’est soutenable sur le long terme. Une augmentation du niveau de vie matériel nécessite toujours plus de matériaux, peu importe que l’économie soit capitaliste, socialiste, anarchiste ou primitive. Une augmentation du niveau de vie matériel demande donc davantage d’extraction de matériaux et davantage de pollutions (ce n’est pas vrai pour l’augmentation du niveau de vie en général, nous y reviendrons). Aujourd’hui – et ce sera très probablement encore le cas demain –, la croissance économique reste corrélée à l’utilisation de ressources naturelles, ce qui la rend écologiquement nocive.
Pour le théoricien marxiste David Harvey, l’idée d’une croissance exponentielle est une folie économique ; c’est la plus impitoyable des contradictions du capitalisme. Pourquoi est-ce que les socialistes essaient de sauver cette aberration ? Une croissance de 3% par an signifie un doublement de la taille de l’économie tous les 24 ans, c’est-à-dire une économie dix fois plus grosse d’ici la fin du siècle, qui continuerait de grossir de plus en plus en rapidement. Remplacez l’économie par ce que vous voulez (de l’énergie, de l’eau, des vélos, des massages, etc.), l’idée de la croissance exponentielle reste pure folie. Reconnaissons l’objectif de croissance de 3-5 % par an pour ce qu’il est : la simple fantaisie de quelques entrepreneurs capitalistes qui ont soif d’accumulation.
Certains socialistes rêvent d’un Communisme de Luxe Entièrement Automatisé (Fully Automated Luxury Communism) où les nouvelles technologies permettraient de découpler la production de ses conséquences écologiques. Jusqu’à présent, cela ne s’est jamais produit, loin de là ; et il y a bien des raisons de douter que cela se produise dans un avenir proche. Qu’on le veuille ou non, les économies obéissent aux lois de la physique. La thermodynamique nous dit que l’énergie ne peut être ni créée ni détruite mais seulement transformée, et que sa qualité diminue inexorablement avec le temps. Il n’y a pas de technologie miracle qui puisse rendre la production immatérielle. L’économie est fondamentalement encastrée dans – et donc limitée par – l’écologie.
Alors oui, certaines activités polluent moins que d’autres, et donc potentiellement, celles-ci pourraient continuer à croître sans perturber la biosphère. Par exemple, la croissance des énergies solaires a moins de conséquences écologiques que la croissance des énergies fossiles. Mais cela ne veut pas dire que la croissance infinie des énergies solaires est possible. Une meilleure organisation de la production, ajoutée à de nouvelles technologies peuvent rendre les produits plus efficients en termes d’utilisation de ressources, mais si la quantité de panneaux solaires augmente exponentiellement, un jour ou l’autre, leur production viendra se heurter à un mur biophysique, soit du côté de la disponibilité des ressources, soit du côté de la santé planétaire. Dit simplement, rien de matériel ne peut croître pour toujours, que l’économie soit capitaliste ou socialiste.
Au lieu d’être une solution, la croissance complique le problème. En effet, il est bien plus difficile de décarboner l’économie dans sa taille actuelle que de décarboner une économie plus petite. Et il est encore plus difficile – ou même impossible – de décarboner une économie qui grossit sans cesse, exponentiellement.
Voilà ce que nous suggérons : le socialisme doit tenir compte de cette exigence de sobriété et de stabilité biophysique. Comme nous allons bientôt le montrer, ce n’est pas un problème insurmontable car la plupart des activités qui sont aujourd’hui insoutenables n’auraient pas lieu d’exister dans une économie socialiste. La majeure partie des pressions environnementales est générée par des activités financièrement lucratives mais à faible valeur sociale ajoutée. L’objectif devrait être le socialisme sans croissance, un système économique soutenable écologiquement qui parviendrait à satisfaire nos besoins sans tomber dans la folie capitaliste de la croissance sans fin.
La croissance : l’accumulation par l’exploitation
De la même manière que la croissance économique est confrontée à des limites écologiques, elle se heurte également à des limites sociales. Le capitalisme génère ses profits à travers l’exploitation des salariés (la survaleur, au sens marxiste), mais aussi en exploitant plusieurs types de travail reproductif non-rémunéré comme la garde des enfants et les travaux ménagers. Le capitalisme bénéficie aussi de certaines ressources et services écosystémiques « gratuits » (c’est-à-dire des services que le capitalisme s’approprie sans compensation), qui avec tous les autres facteurs de production sous-rémunérés constituent des sources de profits. Dans ce contexte, la croissance économique perdure aux dépens du tissu social ; ce n’est d’ailleurs pas vraiment une « croissance », mais plutôt une appropriation d’une valeur déjà existante mais non-monétarisée.
Le problème, c’est que la croissance économique ne prend pas en compte la santé des facteurs de reproduction et qu’elle aboutit donc à leur épuisement. Travailler quarante heures par semaine laisse peu de temps pour des activités reproductives pourtant essentielles – le repos, l’éducation, le loisir, mais aussi l’attention aux autres, et la participation politique. À mesure que la production accélère, elle vient exercer une pression sur les capacités reproductives d’une communauté. Et au bout d’un moment, ça lâche – c’est ce qu’on appelle une récession sociale. Le PIB est peut-être à la hausse mais cette accumulation monétaire se fait à travers l’érosion des facteurs de reproduction, des facteurs nécessaires pour tous les types de production (même celle des marchandises). Maximiser la croissance, c’est scier la branche sur laquelle est assise l’économie, c’est une stratégie de court terme basée sur l’exploitation insoutenable du travail reproductif et de la nature.
Si le socialisme désire mettre fin à l’exploitation en général, il doit aussi mettre fin à la croissance. Ce serait du socialisme sans croissance. Une véritable économie socialiste répartirait le travail reproductif de manière équitable, alternerait les tâches désagréables, et rémunérerait décemment tous ceux dont le travail est essentiel pour le bon fonctionnement d’une communauté, même si ce travail ne donne pas lieu à la production d’une marchandise. En l’absence d’exploitation sociale et écologique, l’économie viendrait simplement produire les biens et services dont nous avons besoin, nous permettant de canaliser les gains de productivité vers plus de temps libre.
Certains socialistes veulent le beurre et l’argent du beurre : ils veulent mettre fin à toute exploitation et continuer à produire de plus en plus. Ce n’est pas possible. Si tous les travailleurs oubliés (humain et non-humains) du capitalisme étaient rémunérés à leur juste valeur et mobilisés seulement dans la limite de ce qui ne viendrait pas menacer leur santé, la croissance potentielle serait bien plus faible, et dans tous les cas, limitée. Une économie véritablement socialiste serait aussi démocratique, et la démocratie (si tant est qu’elle soit participative) ralentit les choses (tous ceux qui ont déjà participé aux assemblées générales de leur coopérative locale le savent). Si le socialisme veut la démocratie, il ne peut pas laisser croître son économie pour toujours.
Le bien-être n’est pas une histoire de croissance
La bonne nouvelle est que nous pouvons avoir la prospérité sans la croissance. Empiriquement, les principaux indicateurs du niveau de vie comme le bien-être, la santé, et l’éducation, cessent d’augmenter après un certain seuil de revenu par habitant – c’est ce qu’on appelle le Well-being Turning Point (le seuil du bien-être). Par exemple, le Portugal dépasse les États-Unis en termes d’espérance de vie avec 65% de PIB par habitant en moins – c’est parce que les deux pays sont au-delà du Well-being Turning Point. Ce que l’on observe empiriquement peut être expliqué théoriquement : le niveau de vie dépend de la production de valeurs d’usage qui viennent satisfaire des besoins réels, et pas de l’accumulation infinie de l’argent.
Les socialistes le savent bien : le PIB mesure des valeurs d’échange et non pas des valeurs d’usage. Non seulement l’indicateur ne fait pas de distinction entre les activités souhaitables et celles indésirables, mais il ignore simplement tout ce qui n’est pas monétarisé (par exemple, la nature et une partie du travail reproductif). Par ailleurs : il ne tient pas compte des inégalités. Ce que mesure le PIB, c’est le bien-être du capitalisme, pas celui des gens. Arrêtons donc de considérer la croissance économique comme un progrès.
Bien entendu, il faut développer certains biens et services. Cependant, ne parlons pas de « croissance » pour des améliorations dans des domaines comme la santé, la mobilité, ou l’éducation, car ce ne sont pas des objectifs quantitatifs mais qualitatifs. Les enfants peuvent avoir besoin d’une éducation polytechnique plus libre et plus holistique. Cela nécessite un nombre limité de bâtiments scolaires, d’enseignants et de stylos. Les patients ont besoin de plus de contact humain et de soins plus adaptés. Ils n’ont pas besoin d’une quantité de soin en augmentation exponentielle, mais juste assez pour se sentir mieux. Les gens qui n’ont pas de vélos ont besoin d’un vélo, pas d’une augmentation annuelle (et perpétuelle) de 3 % de la production de vélos.
Les valeurs d’usage ne répondent pas à la logique de l’infini. Les besoins humains fondamentaux comme la subsistance, la protection, la liberté ou l’identité suivent des seuils de suffisance : suffisamment de nourriture pour être en bonne santé, suffisamment d’espace de vie pour être heureux, suffisamment de moyens de mobilité pour se sentir libre, etc. L’idée d’une consommation exponentielle pour répondre à des besoins finis est un discours capitaliste, créé précisément pour légitimer l’enrichissement d’une minorité à travers la surconsommation.
C’est l’argument central de la décroissance : le niveau de vie peut s’améliorer sans croissance si nous redistribuons et partageons les richesses, si nous nous débarrassons des désirs artificiels, des biens superflus et de l’appropriation de notre temps destinée à faire du profit, et si nous passons de la valorisation des biens matériels à la valorisation des relations. Pour résumer : produire moins, partager plus, décider ensemble. Les pays du Nord possèdent déjà assez de richesse, largement assez pour que tout le monde puisse s’épanouir. Et si le gâteau ne s’agrandit pas constamment, il va falloir apprendre à le partager plus équitablement.
La décroissance contre le capitalisme
L’idéologie de la croissance est le moteur du capitalisme et nous ne comprenons pas pourquoi certains socialistes hésitent à se joindre à la lutte contre ce phénomène qui nous appauvrit à la fois socialement et écologiquement. Répétons-le : un socialisme heureux, juste, et soutenable doit se débarrasser de l’obsession de la croissance. Le socialisme et la décroissance sont deux concepts puissants pour critiquer le capitalisme ; allions-les au lieu de les opposer.
N’ayons pas peur de parler de post-capitalisme. Certains marxistes accusent la décroissance de ne jamais explicitement rejeter le capitalisme. Phillips (2015), par exemple, considère la décroissance comme « un petit capitalisme stationnaire ». C’est faux. La décroissance n’appelle pas à miniaturiser le capitalisme, avec des minuscules entreprises assoiffées de profit, des minuscules instruments financiers spéculatifs, et des minuscules accords de libre-échange. Ce n’est pas non plus juste mettre le capitalisme en pause ou le ralentir. Il s’agit d’un système économique alternatif, une économie non seulement plus petite et plus lente, mais aussi fondamentalement différente de celle d’aujourd’hui.
Certains demanderont pourquoi cibler la croissance et pas le capitalisme. Réponse : parce que c’est bien la croissance qui nous obsède. Il suffit de comparer l’occurrence des termes « croissance économique » et « capitalisme » dans les journaux. Comme l’explique l’historien Gareth Dale, la croissance est l’idéologie qui a transformé l’intérêt très spécifique d’une élite (faire du profit) en un objectif général qui s’applique à la société toute entière. Cette idéologie ne va pas disparaître si on refuse d’admettre qu’elle existe, et encore moins si on la déguise avec de beaux adjectifs, façon croissance verte et inclusive. Cette idéologie est coriace ; le fait qu’elle ait survécu à la fin du capitalisme (ou du moins d’un certain type de capitalisme) dans les régimes ex-socialistes devrait donner à réfléchir. On peut habiller la croissance de rouge ou de vert dans les mots, mais en réalité, elle est – et restera – un vecteur d’exploitation sociale et écologique.
Si historiquement la croissance est l’enfant du capitalisme, il faut bien reconnaître que l’enfant a maintenant pris la tête de la famille. L’intérêt du capitalisme pour l’accumulation est promu et légitimé par, et au nom de, la « croissance ». La critique de la croissance est la critique la plus fondamentale du capitalisme – une critique qui rejette non seulement les institutions du capitalisme, mais aussi sa dynamique fondamentale. Et c’est pour cela que la décroissance et l’(éco)socialisme sont des alliés naturels, et non des adversaires.
Cet article est initialement paru dans Brave New Europe. Traduit de l’anglais par Timothée Parrique.
Notes
- Plus récemment, « Ecosocialism and/or Degrowth? » par Michael Löwy (octobre 2020), le texte « IMT theses on the climate crisis » publié sur le site Internet In Defence of Marxism (juin 2020), une conférence intitulée « Degrowth and neo-Malthusianism: A socialist response » (Octobre 2020) par Olivia Rickson, et l’article « Mirages de la décroissance » de Leigh Phillips dans Le Monde Diplomatique de Février 2021.[↩]