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A propos de Patrick Drevet, Quand la ville se tait. Chronique d’une sidération (mars-juin 2020), Éditions Pli, Nantes, septembre 2020, 118 p.

«La limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile » vient d’être passée à « la limite de trois heures quotidiennes et dans un rayon maximal de vingt kilomètres autour du domicile » (point 6 de notre familière attestation de sortie dérogatoire). Je reprends le livre de Patrick Drevet en ce moment précis. Cet « assouplissement » des mesures contre la pandémie était annoncé. J’avais déjà lu le livre d’une traite dès sa publication. Le texte de Drevet est suivi de Choses vues par Julien Coupat et alii1. Le livre n’est pas co-écrit – façon regards croisés ou dialogue – c’est un livre cohabité. Par deux auteurs et par « d’autres », par « nous autres », qui avons vu, entendu, senti, éprouvé, croisé les mêmes choses qu’eux pendant la même période et encore maintenant où on « s’assouplit ».

Ces choses, nous n’avons pas eu l’idée (ou à peine) de les mettre bout à bout, mais notre chronique intérieure est constituée à partir d’épisodes similaires, d’informations analogues, de parcelles de réalité. Dans le même temps, les manifestations reprennent d’une semaine à l’autre. Nous sommes en novembre 2020. Les tracts distribués se copient les uns les autres : « Nous n’en pouvons plus de cette politique qui supprime toutes nos libertés et qui nous fait crever. Nous n’en pouvons plus de leur confinement. […] L’avenir voulu par Macron, sa société “ubérisée”, sa répression : nous les refusons. Nous voulons vivre ! » (28 novembre 2020). Ceux qui manifestent leur volonté de vivre sont à nouveau dans la rue, entourés de cordons de CRS. Dernière phrase de la préface du livre de Drevet à lire en parallèle : « Une guérilla de rage et de ferveur dont cette chronique a voulu ouvrir un des nombreux chemins de traverse, à la rencontre des vivants. » (p. 9) La rencontre est forte, en parcourant à nouveau la rue et les pages de ce livre politique et sensible, à l’épreuve de cette époque égarée dans un état d’urgence, la nôtre. La lecture de Quand la ville se tait prend tout son sens alors qu’un deuxième confinement est toujours en cours, plus lâche mais tout aussi étouffant. Nous avons connu aussi le bien nommé « couvre-feu ». Le bas des visages des manifestants (et des piétons responsables) est actuellement protégé (bâillonné). Pendant le premier confinement, les masques étaient rares. On distinguait mieux les expressions. Maintenant les masques sont labélisés, signés, décorés. On a progressivement intériorisé la gestion bio-politique (« bio-policière » dirait Drevet) de nos vies surveillées avant tout, pas simplement préservées.

La matière de ce livre est : prélèvements, annonces officielles, témoignages, chiffres, observations des corps et des espaces, réflexions, réactions, questionnements, banderoles, scènes décrites rapidement, phrases récoltées au vol… « Selon l’OIT (Organisation Internationale du Travail) : 1,6 milliard d’employés du secteur informel sont face “au danger immédiat de voir leurs moyens de subsistance anéantis”. » (p. 57, 30 avril) Un avertissement, dans une respiration du texte en italique, est posé au début de cette chronique : « Ce carnet. Pour noter pas à pas ce qui s’expérimente en matière de gouvernement. Plus tard, il sera temps de relier les actes, les consentements. Les résistances. Les éclatements. » (p. 13, 18 mars) Son écriture se fait fragments de vérités personnelles et collectives, locales et mondiales, temporelles et spatiales. De Nantes (essentiellement) à l’Inde, de Paris à Tunis, de la Suède aux États-Unis, de la gare de la ville désertée aux Ehpad prisons mortifères, des livres aux journaux et à la radio, des campagnes aux métropoles… Tout est situé, les pensées s’appuient sur l’observation du quotidien. Aucune invention, seulement parfois la prise de distance nécessaire pour laisser apparaître l’absurde que nous avons vécu et que nous vivons encore. On peut se dire que si l’absurde fait partie de notre vie, ce n’est pas à cause d’un virus. La présence des dates successives fait s’apparenter ces coulées de texte à un journal qui s’achève le 21 juin (plusieurs pages pour ce jour) : « Aucun conseil scientifique, aucune instance médicale ne nous donnera la réponse à cette question centrale : quelle vie désirons-nous ? Quelles formes de vie sommes-nous prêts à défendre sans relâche ? Contre qui, et dans quelles conditions bouleversées ? » (p. 104) Ces questions en appellent d’autres, à nous poser collectivement et sans avis médical.

Nous ne savons pas qui s’est ainsi adressé à nous. Nous savons de Drevet ce que ce livre dit de lui : qu’il est né en 1956, qu’il vit à Nantes depuis 1967 et que ce livre est son premier livre. Nous savons de lui le livre que nous tenons dans les mains (bien imprimé, mesuré, sans éclat). Nous savons qu’il a vécu cette réclusion sans se replier sur lui-même. Solitude sans isolement. Déambulations. Parfois la colère traverse le silence des pages et des rues. Il a cherché à se mêler aux gens, à guetter des complicités, à opposer aux gestes barrières des gestes de rapprochement. Ce récit en « je » est autobiographique, mais on n’y trouve pas l’intimité douillette d’un inconnu enfermé dans les quatre murs de son appartement. Ce voyeurisme inutile nous est épargné. La morale aussi. Drevet énonce et écrit (nous suivons sa perception des choses, les dates ont leur poids propre), il réfléchit à voix (très) haute, sur ce qu’il a refusé d’admettre. Il passe en examen les injonctions, les interdictions, les culpabilisations, les infantilisations, les affirmations, les persécutions, les délations. Le 6 avril : « Je sors. Le grand silence des rues. En creux : la Grande Obéissance. Le résultat d’une peur, sans doute, mais diffuse, et composée de nombreux éléments disparates, contradictoires. Une fausse peur écrasante. » (p. 27)

Je lis et relis certains extraits au hasard, comme celui-ci, particulièrement clair, définitoire, du 10 mai : « J’appelle maquis tous les lieux habités où l’on se soustrait à la surveillance intégrale et d’où s’esquissent et s’organisent des menées offensives, d’abord très modestes, avec les moyens du bord. Il en existe et s’il s’en forme car ruer dans les brancards – moment nécessaire des Antigones – ne suffit pas. Que dire ? Rendre désirables des communautés vivantes où dès l’abord, les dangers sont perçus et débattus en toute conscience, dans un langage où l’élément sanitaire n’entrera que pour une faible part, comme une utile composante. La mettre au centre du jeu (des masques ! des tests ! des gestes barrières !) dans un moment politique où elle a fusionné avec l’élément sécuritaire, est une erreur stratégique qui renforce les grandes tendances de la société de contrôle en pleine accélération de ses procédures et de ses procédés. » (p. 72) On suit Drevet, même quand il se trompe, car à l’instant t où il a écrit tout le monde avait droit à l’erreur mais, comme lui, pas sur tout. Nous ne lirons pas son livre comme un rapport ni comme une prophétie. Nous le lirons comme une loupe grossissante et poétique. Il compare le « silence sépulcral » de la ville à celui du laboratoire. Nos villes sont des laboratoires. L’incitation est forte à quitter le laboratoire, car on ne sait jamais ce qui sortira des expérimentations. Il n’y a qu’à regarder les slogans sur les murs, comme celui, bref, exprimant un immense doute sur la date annoncée par ce mot qui n’existait pas avant (le correcteur orthographique ne l’accepte pas) : le déconfinement, « 11 mais… ».

Je sais aussi que cet autre passage (du 18 mai) m’est directement adressé. Je le prends personnellement, très mal et très bien. Je suis passée par là, par cette première euphorie du ralentissement des rythmes, tuée maintenant par le cauchemar qui se prolonge par écran d’ordinateur interposé, lorsque je « vois » les collègues, les étudiant.es (heureusement pas encore les ami.es), lorsque j’écoute les infos : « J’admire ceux qui ont bien vécu la période du confinement. Qui ont profité du ciel, de l’air pur et du chant des oiseaux. Je reste confondu par leur aisance à découper le monde en petits morceaux dont ils occupent une portion préservée, quelquefois par leurs soins, des déchirements et des lamentations contenus de force dans d’autres espaces. Pétrifié, je contemple les effets atroces de causes que l’on ne veut pas reconnaître. Je n’ai pas accès à leur force tranquille quand le souffle me manque en voyant des gouffres s’ouvrir sous les pas de millions d’hommes dont j’expose la chute dans cette chronique, en multipliant les exemples ; quand je mesure qu’après le Grand Confinement, c’est une crise vertigineuse qui a commencé et qui ne reviendra pas en arrière. » (p. 85-86) Dans un autre petit livre, lu en parallèle, fait de morceaux de correspondance entre Bernard Noël et Michel Surya2 qui s’étale sur presque 30 ans (du 20 mai 1991 au 8 octobre 2019.), je lis à la date du 14 septembre 2003 de la plume de Michel Surya : « Et c’est pourquoi il faut reprendre les choses autrement ; et dire : le bonheur est impossible même dans la sphère privée s’il n’est plus l’objet, l’enjeu, d’une extension à tous. Et c’est cette extension que nous appellerons : le politique. Oui, l’amitié témoigne de cela encore. » Puis la réponse de Bernard Noël, le 2 octobre 2003 : « Alors que la révolution – l’idée de révolution – avait fini par s’enfermer dans l’impensable, elle renaît grâce à toi comme “extension du bonheur” de la sphère privée à la collective. Elle devient même exigence du bonheur. » (p. 24) Je n’ai pas besoin de gloser, nous en sommes là, à la recherche de la survie sans bonheur personnel ni collectif. Tous les instants de nos vies sont contaminés. Je croise encore avec un autre livre, de Kristin Ross3, qui traite du contexte de création de l’œuvre poétique rimbaldien traversé par l’expérience de la Commune. J’y vois quelque résonance, presque un hors sujet mais… : « Nous avons intériorisé la culture capitaliste au point de nous convaincre que cette limitation – la façon particulière dont le capitalisme structure les esprits, les corps et les perceptions physiques – n’était pas historique mais naturelle et physique. Or l’étendue et la forme de l’esprit, la capacité sensorielle du corps, sont des faits sociaux – ce sont précisément l’aveuglement et la monotonie des rapports sociaux dans la société de marché qui nous conduisent à nier le social et à le subordonner au biologique. » (p. 229)

Les « Choses vues » publiées dans la suite du texte de Drevet ne sont pas une relecture de celui-ci. Elles y ajoutent quelques exemples (elles reprennent parfois les mêmes) en y apposant un degré d’abstraction logique, pas une analyse. Seulement le refus d’un piège, d’une fatalité accablante. Ces 12 dernières pages ne sont pas une conclusion, mais plutôt une ouverture. On peut les lire dans le désordre. J’en ai fait l’expérience et je m’y suis retrouvée à chaque fois. On y verrait le signe d’une complicité entre deux formes de langage, deux formes poétiques pour dire le monde. Une cohabitation affirmée, sans nécessité, dans le cadre d’un livre. De fait, ce livre se ferme par les « Choses vues », car l’éditeur a décidé ainsi (les auteurs avec lui, probablement). Une traversée de ces temps qui ne doivent pas rester inexpliqués : « Nous n’avons vu, dans le galop d’essai du confinement mondial, aucune césure entre un monde d’avant et un monde d’après. Nous l’avons vu comme simple révélateur du monde qui était déjà là, mais dont la cohérence était jusque-là tue. » (p. 110)

Les dernières lignes du livre ont l’allure d’un bilan dans une formulation de partage, de communauté de points de vue diffractés, une soudure, une circulation (un filet d’air passe entre les paragraphes) : « Nous nous sommes attachés à nous formuler ce dont nous avons été témoins au printemps dernier, avant que l’amnésie organisée ne vienne recouvrir nos perceptions. Nous avons vu et nous n’oublierons pas. Plutôt, nous nous reconstruirons sur ces évidences. Nous ne présupposons aucun nous, ni celui du peuple, ni celui de quelque avant-garde de la lucidité. Nous ne voyons pas d’autre “nous”, en cette époque, que celui de la netteté des perceptions partagées et de la détermination à en prendre acte, à tous les étages de nos modestes et folles existences. Nous ne visons pas la constitution d’une nouvelle société, mais d’une nouvelle géographie. » (p. 118) Quelques pages blanches involontaires prolongent la lecture en silence du livre. Nos géo/biographies ne peuvent pas être altérées par une pandémie monstrueusement amplifiée par une gestion orientée qui précipite au fond du gouffre ceux et celles qui étaient déjà au bord. Nous ne pouvons pas nous séparer de nos vies sous prétexte de les sauver. Nous ne pouvons pas rester assigné·es à domicile.

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Notes

  1. Également disponible sur Terrestres.[]
  2. Sur le peu de révolution, La Nerthe, été 2020.[]
  3. Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Éditions Amsterdam / Les prairies ordinaires, 2020[]