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Depuis quelques années un nouveau genre d’écologistes fait son retour à la terre : les industriels du ciment. En effet ces champions des émissions carbones 1 s’intéressent aujourd’hui à un matériau paré de toute les vertus écologiques, la terre crue. Dans cette quête des plus étonnantes ils sont secondés – et cela est peut-être plus étonnant encore – par des acteurs historiques de la construction en terre, dont CRAterre, association pionnière créée en 1979 devenue quelques années plus tard le premier laboratoire de recherche sur l’architecture en terre crue au sein de l’École d’Architecture de Grenoble. Grenoble, cette métropole qui bien avant de devenir la « capitale verte » d’aujourd’hui, a longtemps été considérée comme la capitale de « l’or gris ».
L’ordre du béton
« Si les bétonneurs devaient faire un pèlerinage, ce serait à Grenoble » ironise avec son mordant habituel le journal local Le Postillon car, en plus d’une importante implantation historique de cimentiers majeurs, « c’est ici en effet que fut révélée la recette scientifique du ciment, et que furent bâtis à la fois le premier ouvrage au monde en béton coulé, et la première tour en béton armé. » 2
Tout commence en 1817 lorsque le grenoblois et polytechnicien Louis Vicat extrait les principes de l’hydraulicité des chaux, c’est à dire leur capacité à faire prise sous l’eau, qui consistent en un pourcentage d’argile contenu dans le calcaire et une température de cuisson. Ces principes vont permettre d’envisager la production de chaux hydrauliques « artificielles », puis plus tard de ciment.
Cette « découverte » va révolutionner le monde de la construction tout au long du siècle qui s’ouvre. Jusqu’à Vicat, la production de chaux était essentiellement artisanale et souvent éphémère, répondant ponctuellement aux besoins des chantiers locaux. La qualité des chaux était variable et dépendait de la composition des roches extraites dans les carrières les plus proches. La solidité de l’ouvrage reposait avant tout sur les savoir-faire ouvriers, et la maîtrise technique de l’appareilleur. Après Vicat et son minutieux recensement de la composition des roches de plus de 600 carrières françaises, la possibilité de produire partout un ciment homogène va donner naissance à l’industrie cimentière. Celle-ci ne va plus se contenter de répondre à une demande locale mais va chercher à créer et amplifier un marché potentiel.
Le ciment deviendra donc l’un des premiers matériaux de construction à être produit uniquement pour la vente sur un marché national et colonial en construction. Et, dans un premier temps, il aura pour principal débouché l’édification des équipements utiles au déploiement de ce-dit « marché », ses infrastructures logistiques. Le béton de ciment va d’abord servir à construire les canaux, les tunnels, les ponts et les ports nécessaires à la circulation des marchandises qui entrent et sortent des usines, bientôt construites elles aussi en béton. Le premier chantier exemplaire qui utilisera abondamment ce nouveau matériau sera ainsi celui de la construction du port d’Alger par l’ingénieur Victor Poirel à partir de 1833, quelques années après la conquête de la ville par l’armée française 3.
La première industrie cimentière est créée en 1846 par Dupont et Demarle à Boulogne-sur-Mer. S’en suivront celles des polytechniciens Léon Pavin de Lafarge et Joseph Vicat, fils de Louis, en 1848 au Teil (Ardèche) et en 1853 au sud de Grenoble. Rapidement une soixantaine de cimenteries apparaîtront en France, dont une trentaine autour de Grenoble.
L’industrie du ciment et ses usages premiers, le génie civil, sont avant tout une affaire d’ingénieurs, ces grands Corps d’État d’origine militaire qui sont aux avant-postes de l’édification matérielle de l’économie, de sa conquête du territoire national et colonial. Mais jusqu’à la fin du XIXe ceux-ci occupent encore une place marginale sur les chantiers de bâtiment, qui sont toujours sous le contrôle des maçons et des chefs appareilleurs. L’apparition du béton moulé, et surtout du béton armé va considérablement changer la donne.
L’hégémonie du béton va voir tomber les dernières limites à son expansion vers la fin du XIXe lors de sa rencontre avec l’autre matériau-vedette du capitalisme industriel, le métal. L’alliance des propriétés mécaniques propres à ces deux matériaux va permettre d’envisager la construction d’ouvrages monolithiques entièrement composés de cette alliance du béton et du fer, et ainsi, pour les ingénieurs, de se débarrasser de leur dépendance séculaire aux corporations ouvrières. Le béton armé, éliminant d’un seul coup tout un pan des cultures constructives ouvrières, va se créer ses propres métiers, fortement déqualifiés, correspondant aux opérations techniques du nouveau procédé (boiseur, ferrailleur, bétonneur). Cyrille Simonnet, auteur d’une magistrale histoire du béton, remarque que « la fonction devient une qualification, même un métier. Mais un métier sans origine, sans tradition ouvrière, seulement engendré par un projet d’organisation des chantiers. » 4
Le béton va dès lors coloniser le monde du bâtiment, en commençant par les secteurs industriels, militaires et agricoles. Il mettra encore une vingtaine d’années à conquérir le cœur des architectes. C’est Auguste Perret qui lui donnera ses lettres de noblesses en construisant notamment la Tour Signal à l’occasion de l’Exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme, qui se tiendra à Grenoble en octobre 1925. Elle est pour lui un symbole de l’ordre architectural qu’il promeut, « l’ordre du béton armé ».
Aujourd’hui le béton est partout, il fait corps avec ce monde 5. S’il a fallu attendre la fin de la seconde guerre mondiale et les plans de reconstruction pour le voir envahir le logement et le bâtiment public sous l’égide de l’alliance du PCF et de l’état Gaulliste, désormais les quatre cinquièmes de ce qui se construit annuellement dans le monde sont en béton.
Cela ne va bien-sûr pas sans « contre-parties » sociales et écologiques. En plus des gigantesques émissions de CO2 qu’implique une combustion à 1450°, l’extraction des sables qu’il faut aujourd’hui aller chercher toujours plus loin, comme pour tout ce que l’économie a réduit à n’être que des « ressources », provoque des ravages incommensurables dans les écosystèmes marins et fluviaux, sans parler de l’érosion du littoral qui menace de disparition entre 75 et 90 % des plages à l’échelle mondiale. Mais les cimentiers, comme tout ceux qui sont aux commandes du désastre, nous assurent de leur prise de conscience, qu’ils réorientent leur production vers des solutions innovantes et « vertes ».
« La terre crue, c’est le matériau anticapitaliste par excellence. »
Dans les années 70, alors que le béton de ciment n’en finit pas de se déverser autour des centres urbains, pour ériger ces grands ensembles inspirés du fascisme architectural de Le Corbusier6, les chocs pétroliers de 73 et 79 ainsi que la publication du rapport du Club de Rome vont mettre en lumière les impasses du capitalisme.
Dans ce contexte de crise énergétique et de bouillonnement des mouvements révolutionnaires, la critique de la société de consommation et de l’hégémonie industrielle va pénétrer le monde de l’architecture. De nombreux étudiants vont faire le voyage en Amérique où ils vont s’abreuver de la contre-culture et de sa critique de la technologie appliquée à la construction, mais également découvrir les expérimentations architecturales alternatives ainsi que les habitations indiennes en terre crue du Nouveau-Mexique.
« Dans le champ architectural, l’Amérique de l’alternative et de la contre-culture apparaît à travers une série de discours et de dispositifs qui tendent à ébranler les fondements de la société technologique. Le discours anti-ville, l’autonomie énergétique, l’auto-construction, le recyclage, la légèreté, l’écologie, la participation des habitants au processus du projet et la critique de l’architecte tout puissant. » (Caroline Maniaque) 7
À Grenoble, de jeunes ingénieurs et architectes, lecteurs d’Ivan Illich et d’Ernst Schumacher8, décident de « travailler sur les systèmes constructifs simples, économiques, et facilement appropriables par l’usager », c’est ainsi qu’ils redécouvrent l’art de bâtir en terre crue à travers le patrimoine local du Dauphiné et la technique du pisé. Cette redécouverte qu’ils font « un peu par hasard » va être décisive.
D’une part le matériau « terre crue » semble paré de toutes les vertus écologiques, comme s’il constituait une sorte de négatif à la misère qualitative du ciment. La terre crue comme son nom l’indique ne nécessite aucune combustion pour être utilisée, elle se met d’ailleurs en œuvre le plus souvent sans aucune transformation, selon la technique qui convient à sa composition locale (le pisé dans le Dauphiné, la bauge en Normandie et en Bretagne, le torchis dans le Nord, l’adobe dans la région de Toulouse). Elle s’extrait donc sur place, sans nécessiter de transport, et est entièrement réversible. Tous les éléments construits en terre peuvent, une fois détruits, être recyclés indéfiniment ou rendus au sol. De plus, la terre, grâce à l’argile qui la compose, a de très grandes qualités en terme de régulation hygrothermique, les maisons de terre restent fraîches en été et chaudes en hiver.
D’autre part, cette découverte va leur ouvrir une fenêtre sur l’océan des systèmes techniques et des cultures constructives populaires liées à la terre crue en France et dans le monde. Océan qu’ils vont s’empresser d’explorer et de cartographier à travers de nombreux voyages d’étude. En 1979, lorsqu’ils fondent l’association CRAterre (Centre de Recherche et d’Application terre) plus de la moitié de l’humanité vit encore dans des habitats en terre crue. La multitude de techniques et de formes des constructions vernaculaires en terre, des « grattes ciel » de Shibam au Yemen aux cases obus des Musgums au Cameroum, témoignent de la richesse et de l’intelligence « écologique » de ces architectures sans architectes qui émanent de formes locales de vie communautaires. Ces cultures constructives témoignent également d’une complète autonomie de ces communautés dans l’édification de leur habitat, tant du point de vue des ressources que des techniques.
Dans leur première publication, le livre Construire en terre paru en 1979, les membres du CRAterre insistent particulièrement sur la diversité technique et la dimension « autonomisante » de l’usage de la terre crue. « Pour nous, écrivent-ils, bâtir en terre signifie : procurer aux populations défavorisées les moyens d’améliorer leur habitat, et aussi permettre que par le biais de ce matériau de construction très particulier s’établissent des rapports différents, donnant à l’usager le contrôle de son cadre de vie. Il devient urgent en effet, de répondre à la main-mise d’un certain « impérialisme » de la production du cadre bâti. […] Une technologie doit donc être en premier lieu « appropriable ». La technologie moderne échappe de plus en plus au contrôle de la population. Sophistiquée, donc coûteuse et délicate, elle est devenue affaire de spécialistes. Ces derniers, pris au piège de leur propre avance, et soucieux de conserver un certain pouvoir ou tout au moins de justifier leur rôle dans la société, se sont progressivement assurés, par le biais des normes, règlements et spécification une sorte de monopole de la technologie et de ses applications les plus quotidiennes .» 9
Les fondateurs de CRAterre, Patrice Doat, Hubert Guillaud et Hugo Houben, inscrivent leur action dans les traces de François Cointeraux, grand promoteur du « nouveau pisé » et « professeur d’architecture rurale » autoproclamé de la fin du XVIIIe siècle, et d’Hassan Fathy, architecte égyptien auteur en 1969 de Construire avec le peuple, deux personnages qui chacun en son temps ont œuvré à une revalorisation de la terre dans ses usages constructifs, et à sa réappropriation par les plus démunis.
En 1986 CRAterre sera habilité comme laboratoire de recherches au sein de l’École d’Architecture de Grenoble et poursuivra jusqu’à aujourd’hui son extraordinaire travail de recherche autour de la construction en terre crue, mènera des projets sur plusieurs continents, et deviendra la référence internationale dans ce domaine. Son action permettra notamment de sauvegarder des savoir-faire singuliers du monde entier, de plus en plus menacés par l’hégémonie du béton et l’industrialisation du bâtiment.
Mais c’est quelques années auparavant, en 1981, que la redécouverte des architectures de terre et ce surprenant « avant-gardisme vernaculaire » vont connaître leur première exposition médiatique avec l’exposition « Des Architectures de terre » au musée Beaubourg organisée par Jean Dethier, architecte-conseil du Centre Georges Pompidou et fidèle compagnon de route du CRAterre. Cette exposition aura un franc succès et débouchera sur la construction du « Domaine de la Terre », quartier expérimental de la ville nouvelle de l’Isle d’Abeau (en Isère), composé de 65 logements sociaux construits en terre crue. CRAterre prendra part activement à ce projet qui alliera différentes techniques traditionnelles de la construction en terre avec une esthétique architecturale moderne.
À l’occasion de cette exposition Jean Dethier déclarera à André Gorz : « La terre crue, c’est le matériau anticapitaliste par excellence. On ne peut pas la vendre puisqu’elle est là sous vos pieds, dans votre lopin. Elle n’intéresse aucune banque (…) ni aucun groupe industriel puisqu’elle ne peut être source de profit ». 10
Et en effet, jusqu’il y a peu, l’industrie du bâtiment semblait totalement hermétique à ce matériau ancestral, usant de lobbying pour contrer la moindre de ses avancées. En témoigne cet épisode de 1986 : lorsque Grenoble ose se déclarer « capitale de la terre » et « s’apprête à accueillir l’exposition de l’architecte belge Jean Dethier […]. La réaction du lobby cimentier est immédiate, avec la publication par le groupe Vicat d’une page de publicité au slogan évocateur : « Grenoble, capitale du ciment ». Dans les jours suivants, le ministère de l’Équipement convoque Jean Dethier, en contrat avec les institutions de l’État, et l’oblige à arrêter toutes ses démarches. »
Chantier du siècle ou fin de chantier ?
Rien ne semblait donc pouvoir concilier ces deux univers. Le ciment est encore aujourd’hui le matériau phare du capitalisme fossile, produit selon la plus pure logique de l’abstraction économique il a étendu son emprise sur l’ensemble de la planète, écrasant au passage la diversité des cultures constructives et leurs histoires. Image inversée du ciment et de ses propriétés homogénéisantes, la terre crue exprime au contraire l’unicité et la singularité : elle suit les logiques multiples d’usages localement situés, elle est l’expression autonome de cultures populaires et de leurs cosmologies.
Grâce au travail effectué ces quarante dernières années par les partisans du renouveau de la construction en terre une reconnaissance de plus en plus grande semble lui être accordée. Après que des architectes pionniers se saisissent de la matière, tels Martin Rauch et Hannah Herringer, des stars internationales de la discipline comme Wang Shu, Herzog & Demeuron, Renzo Piano – tous trois lauréats du prix Pritzker (le Nobel de l’architecture) – leur ont emboîté le pas. Ce qui a fortement contribué à valoriser les qualités esthétiques de la terre, ainsi qu’à réhabiliter ses qualités techniques contre les préjugés tenaces en faisant un matériau pauvre et fragile.
Mais cette reconnaissance, due également à une meilleure connaissance du matériau et à des innovations technologiques dans les procédés de mise en œuvre, est à double tranchant et a déjà éveillé l’intérêt si ce n’est la convoitise… des cimentiers.
Ceux-ci, régulièrement cités sur le ban des accusés du désastre écologique, y voient une bonne manière de verdir leur image, et peut-être y voient-ils également un substitut aux « réserves » de sable qu’ils ont partout pillées jusqu’à épuisement. Nous pouvons relever différents évènements récents faisant signe vers un relatif rapprochement de ces vieux ennemis que sont les cimentiers et les « terreux » :
En 2012 est créé l’Atelier Matière à Construire (Amàco). Cette structure montée par deux ingénieurs issus de CRAterre entend croiser « les cultures de l’architecte, de l’ingénieur et du physico-chimiste ». Ce projet, qui est emblématique d’une nouvelle génération du CRAterre, privilégie approche scientifique et pédagogique, et s’adresse explicitement au monde de l’industrie. Dans un document de présentation daté de 2011, Amàco affiche parmi ses partenaires fondateurs « le Pôle Innovations Constructives (PIC), fédération d’une soixantaine d’entreprises de toutes tailles – y compris des leaders mondiaux comme Lafarge et Ferrari ». La présidence du PIC est d’ailleurs occupée depuis 2014 par Jacques Lauvin, ancien directeur technologique de Lafarge qui a fait l’essentiel de sa carrière au sein de la multinationale du ciment 11.
En 2016, LafargeHolcim se lance dans la commercialisation d’un bloc de terre comprimée et stabilisée avec 5 à 8 % de ciment appelé « Durabric ». Des millions de ces blocs seront produits pour la construction de centaines de maisons aux plans-type au Malawi puis dans d’autres pays d’Afrique. Si l’on pourrait se réjouir d’une diminution de la part du ciment dans la construction, la « stabilisation » de la terre par adjonction de ciment lui fait perdre ses principales qualités écologiques : sa recyclabilité et ses capacités de régulation hygrothermique. Sans parler de la dépendance économique à l’industrie que cette production perpétue, en empêchant la réappropriation de celle-ci par des entreprise locales ou les habitants eux-mêmes. D’autre part, que penser de cette « brique écologique » ainsi que des tentatives de « béton vert » promus par ce numéro 1 mondial du ciment quand celui-ci finance par ailleurs en sous main des lobbys climato-sceptiques et optimise sa production pour échapper à la taxe carbone ? 12
En 2017, les promoteurs du Grand Paris, ont lancé un projet de revalorisation des terres d’excavation du Grand Paris Express, le nouveau métro régional qui déploiera 200 kilomètres de lignes ponctuées de 68 nouvelles gares d’ici 2030. Les promoteurs estiment à 400 millions de tonnes le volume des terres excavées. Ce projet est baptisé « Cycle Terre ». Il se présente comme un projet d’« économie circulaire » – ce recyclage du cynique et désormais défunt « développement durable » – et est porté par la ville de Sevran et le cabinet d’architecte Joly & Loiret. Paul-Emmanuel Loiret est membre de CRAterre, d’ailleurs Amàco et CRAterre sont également très impliqués dans le projet. Mettant notamment en avant l’ « abondance » du matériau, ils sont présents à toutes les conférences promotionnelles et se présentent comme un soutien technique important du fait de leur expérience. En quoi consiste Cycle Terre ? Les deux pièces principales du projet sont d’une part l’installation à Sevran d’une usine – appelée « La Fabrique » – de production à partir donc des terres d’excavation du Grand Paris de blocs de terre compressée, d’enduits et de panneaux d’argile, et d’autre part l’édification à Ivry d’un quartier construit en partie avec ces matériaux, appelé « Manufacture sur Seine ».
Si nous pouvons passer sur la réappropriation grossière d’une terminologie issue du passé artisanal et ouvrier qui fait désormais l’ordinaire de l’urbanisme gentrificateur, cette participation enthousiaste d’acteurs historiques de la construction en terre au Grand Paris a par ailleurs de quoi laisser perplexe.
Est-il nécessaire de rappeler à la suite de dizaines de chercheurs, de collectifs et d’intellectuelles que le Grand Paris, à l’instar de toute logique métropolitaine, est un écocide 13? Et faut-il redire avec Hacène Belmessous que ce projet qui n’a jamais été débattu est avant tout « une poule aux œufs d’or pour les grands groupes du bâtiment et des travaux publics — qui construisent les gares, creusent les tunnels… —, les promoteurs immobiliers — qui multiplient les projets autour des futures gares — et les investisseurs financiers »14?Partout où le Grand Paris s’étend les prix de l’immobilier flambent, finissant de chasser les derniers pauvres de l’agglomération et de sa périphérie. Le très sérieux Moniteur, avec des mots qui transpirent l’admiration pour le hold-up, parle de « chantier du siècle », avant de nous annoncer la prise de contrat de LafargeHolcim avec le Grand Paris Aménagement à hauteur de 110 millions d’euros. En effet le cimentier « livrera 600 000 tonnes d’agrégats et 260 000 tonnes de ciments pour fabriquer quelque 650 000 mètres cubes de béton prêt à l’emploi pour le plus grand projet d’infrastructure en Europe » 15.Voilà donc le prix de l’ « abondance » de la terre.
Le 17 février 2020, un mois avant que nous ne nous retrouvions confinés entre les murs de béton de nos logements, des centaines de militants écologistes bloquaient les sites parisiens des cimentiers Lafarge et Cemex. Proclamant que « S’il était un pays le béton serait le 3e pollueur mondial » les activistes entendaient avec cette opération « Fin de chantier » souligner la responsabilité des bétonneurs dans l’écocide planétaire, non sans rappeler au passage les implications criminelles de Lafarge en Syrie. Aux pratiques dévastatrices des industriels du béton ils opposaient ironiquement le B.T.P, pour Bois Terre Paille. Dans un communiqué ils déclaraient : « Nous sommes lassés de cette écologie de façade qui se rend complice de la catastrophe en cours »16.
La terre est un champ de bataille
« Le radicalisme de la terre s’est-il dilué dans le greenwashing ? » Dès 2014 Ariane Wilson, historienne et architecte, pose franchement la question et analyse longuement les évolutions récentes de la construction terre, ses contradictions et les conflits qui la traversent. Elle met en lumière le fait que depuis la naissance de ce « renouveau de la terre crue » dans les années 70 une tension la travaille entre son origine traditionnelle et son désir de reconnaissance sur le marché de la construction, sa valorisation du vernaculaire et de l’auto-construction et sa tendance à la modernisation et à l’industrialisation. Selon elle « une sorte de normalisation et de banalisation de la terre est en cours », et elle met en garde les partisans de la terre contre « la convoitise de grosses entreprises du bâtiment ». 17
Ariane Wilson identifie plusieurs procédés techniques par lesquelles la logique industrielle s’immisce dans la terre. Le premier est la stabilisation qui consiste comme nous l’avons vu avec la Durabric à ajouter du ciment à la terre que ce soit dans les briques, dans le pisé, ou dans le béton de terre coulée. De nombreux acteurs de la terre crue considèrent que les bâtiments adjuvantés en ciment ne devraient pas être considérés comme des constructions en terre. Le second est le béton de terre coulée autoplaçant qui est né du transfert de techniques de l’industrie du ciment. Selon Ariane Wilson ce procédé « bouleverse le potentiel industriel et commercial de la construction à base de terre ». Et troisièmement la préfabrication en série de mur en pisé, qui est désormais mise en œuvre à des échelles plus ou moins industrielles.
Dès lors une question se pose : la terre que les bloqueurs de cimenterie opposent à l’industrie du béton est-elle la même que celle que l’on retrouve dans la Durabric de Lafarge ? Ou pour le dire autrement, la terre est-elle bonne en soi et que penser de l’appropriation de ce matériau ancestral et populaire par ceux-là mêmes qui ont rendu le monde inhabitable ?
Amàco, aujourd’hui le principal promoteur de la terre crue auprès du monde de l’industrie, a, par son approche avant tout « scientifique », développé un curieux angélisme de la matière. En effet, Amàco, qui a mené un passionnant travail d’étude sur les structures physico-chimiques des terres et de leurs usages, a pris pour habitude de présenter toutes les constructions en terre en les abstrayant des logiques culturelles et sociales dans lesquelles elles s’inscrivent. Ainsi les cases obus des Musgums voisinent avec le bâtiment Ricola en pisé, et la vieille ferme en bauge du Cotentin avec le futur transformateur électrique de RTE à Paris. À travers ce regard d’ingénieur la terre perd les dimensions historiques et socio-politiques qui la constituent, oubliant en cela l’avertissement émis par le défenseur de l’auto-construction John F. Turner qui affirmait qu’« un matériaux n’est pas intéressant pour ce qu’il est mais pour ce qu’il peut faire pour la société ».
Mais l’intérêt particulier que nous avons porté au laboratoire CRAterre et à ses épigones, du fait de la place charnière qu’ils ont occupée dans cette histoire du renouveau de la terre, ne doit pas non plus nous faire oublier la multitude de manières de se réapproprier la terre crue qui se sont déployées par ailleurs. Des réseaux d’artisans qui luttent contre la normalisation industrielle de la terre jusqu’aux ZAD en lutte, dont il semblerait que pas une seule n’ait ignoré la joie de piétiner son torchis, en passant par les indénombrables expériences d’auto-construction et de chantiers participatifs, c’est tout un archipel de liens et de pratiques qui s’attachent à valoriser une approche locale, autonome et vernaculaire – terme qui pour Ivan Illich désignait « l’inverse d’une marchandise ».
Dans un beau travail d’ethnographie 18 Jean Goizauskas analyse les savoirs constructifs à l’œuvre sur des chantiers de terre. Il relève notamment l’existence de deux visions distinctes de la matière, celle de l’artisan qu’il nomme « phénoménologique / pragmatique », et celle de l’ingénieur qu’il nomme « naturaliste /abstraite ». Alors que pour le premier la connaissance du matériau est sensible et immanente à la pratique, cherchant « à comprendre ce qu’une matière peut faire en allant à son contact », le second « vise à savoir ce qu’elle est en la mettant à distance ».
Tout comme Ariane Wilson, pour Jean Goizauskas « il n’est pas question d’opposer strictement ces deux rapports au monde mais de suivre ce que font les acteurs lorsqu’ils penchent vers un pôle plutôt que l’autre ». Seulement, Wilson et Goizauskas, suggérant qu’une cohabitation de ces deux approches est possible nous semblent oublier un détail : l’approche de l’ingénieur, comme nous l’avons vu à travers notre brève histoire du ciment, se confond avec celle d’une force politique hégémonique, le capitalisme industriel, qui lui, indubitablement, « penche vers un pôle plutôt que l’autre ».
« Façonnons l’outil plutôt qu’il ne nous façonne » affirment les artisans rencontrés par Goizauskas qui cherchent à trouver les usages possibles des terres rencontrées localement. À l’opposé les ingénieurs, à la manière d’un Vicat face à la chaux, cherchent à caractériser les terres, à en extraire la composition en espérant pouvoir la formuler en un produit normalisé, et enfin breveté. Bien que la terre présente des résistances à ce processus de privatisation, les avancées du béton de terre coulée avec sa machinerie importée de l’industrie cimentière témoignent que la transformation de la terre en produit industriel est proche. L’historien de l’industrialisation André Guillerme résume : « le pouvoir de la technique – donc des techniciens – passe, comme la science, par la normalisation. Le «local», le «particulier», comme l’artisanat doivent disparaître pour laisser place au «général», à l’«uniforme», à l’industrie et son allié, l’État.» 19
Ici se rejoue le conflit originaire, thématisé par Ivan Illich, propre à la mise en économie du monde par le capitalisme, entre des éléments de cultures populaires autonomes (techniques, savoirs, savoir-faire) et leur expropriation uniformisante par l’hétéronomie industrielle et ses professions incapacitantes. André Gorz, s’appuyant sur ces deux penseurs de l’ « historicité de la matière » que furent Illich et Marx, montre que le processus d’industrialisation repose sur une triple dépossession : vis-à-vis de l’outil de travail, rendu « inappropriable », du produit, qui ne répond plus à aucun besoin immédiat mais au seul « besoin » du capital, et du travail, « qui, désormais, existe à l’extérieur de lui comme l’exigence muette, coulée dans l’organisation matérielle .» « Le système envahit et marginalise le monde vécu, c’est-à-dire le monde accessible à la compréhension intuitive et à la saisie pratico-sensorielle.» 20
« La terre est notre soleil », tel fut le slogan que Carrefour choisit pour introduire sa première boule de pain bio dans ses hypermarchés en 1994, consacrant ainsi l’industrialisation de cette agriculture qui s’était érigée contre les méfaits de l’industrialisation de l’agriculture. Plusieurs acteurs de la construction écologique, dont Alain Marcom 21, ont souligné ce parallèle et les dangers qu’il révèle quant à la normalisation industrielle en cours de l’« écoconstruction ». L’industrie après avoir proposé de la nourriture non-empoisonnée aux classes privilégiées peut désormais leur fournir un logement également non-empoisonné et « basse consommation ». Les autres, pour le moment, continueront à respirer des solvants dans des passoires thermiques. Le capitalisme, André Gorz nous avait prévenu, intègre sans problème l’écologie à ses perspectives de valorisation. 22
La terre, donc, n’est pas une. Il y a les terres des architectures sans architectes du monde entier et la terre des architectures-sans-architectes-avec-architectes métropolitains et prix Pritzker. Il y a la terre qui sert a bâtir un hameau de lutte contre l’implantation d’un mégatransformateur sur des terres agricoles du Sud-Aveyron par RTE, et la terre qui sert à bâtir un transformateur parisien à cette même entreprise. Il y a des terres qui érigent des mondes communs, et la terre transformée en nouvelle « ressource productive » de ceux qui ont rendu le monde inhabitable. Il y a la terre de celles et ceux qui savent qu’il y a des terres, singulières, prises dans des milieux singuliers, et la terre de ceux qui voudraient nous vendre de la terre. La terre, donc, est un champ de bataille.
Soutenue par la fondation Louis Vicat, Grenoble vient de remporter le titre de Capitale Verte Européenne et… agrandit l’autoroute qui cerne la ville. Projet que son maire Eric Piolle qualifie de « grand et beau » 23. Grenoble Capitale du verdissement capitaliste et de sa matière première… l’hypocrisie ?
Notes
- 8% des émissions globales, soit autant que l’ensemble du parc automobile mondial.[↩]
- Du ciment sous les cimes, épisode 1, Le Postillon, journal de Grenoble et sa cuvette, n° 22, Octobre/Novembre 2013.[↩]
- Le béton : De la matière au matériau (1818-1840), Cyrille Simonnet, in Stratégies d’appareil II, rapport de recherche du Laboratoire Dessin-Chantier, École d’architecture de Grenoble, 1989.[↩]
- Le Béton, histoire d’un matériau. Économie, technique, architecture, Cyrille Simonnet, Paris, éd. Parenthèses, 2005.[↩]
- Pour une introduction passionnante aux « histoires environnementales et politiques » du ciment lire Accumuler de la matière, laisser des traces, Nelo Magalhães, Terrestres n°7, 2019.[https://www.terrestres.org/2019/09/11/accumuler-de-la-matiere-laisser-des-traces/][↩]
- Marc Perelman, Le Corbusier, une froide vision du monde, Paris, Éditions Michalon, 2015[↩]
- Les architectes français et la contre-culture nord-américaine, 1960-1975, Caroline Maniaque, Thèse de doctorat de l’université Paris 8, 2006.[↩]
- Auteurs dont les ouvrages emblématiques sont respectivement La Convivialité et Small is Beautiful, tous deux parus en 1973.[↩]
- Construire en terre, CRAterre, Collection AnArchitecture, 1979.[↩]
- La construction en terre, une technique performante et écologique entravée par les lobbies du ciment par Sophie Chapelle, Bastamag, octobre 2016. [https://www.bastamag.net/L-habitat-en-terre-une-voie-alternative-de-construction-bloquee-par-les-lobbys][↩]
- Document de présentation du projet Amàco, Appel à projet IDEFI, 2011 [http://www.lesgrandsateliers.org/include/viewFile.php?idtf=242&path=ed%2F242_856_Amàco-doc.pdf ];
Page Linkedin de Jacques Lauvin [https://fr.linkedin.com/in/jacqueslauvin].[↩] - L’arnaque des cimentiers pour polluer tout en spéculant sur le climat, Baptiste Giraud, Reporterre, 27 avril 2016. Des firmes françaises financent les climatosceptiques, Sophie Chapelle, Bastamag, 26 octobre 2010.[↩]
- Le Grand Paris est un Écocide, Tribune « signée par une cinquantaine de chercheurs, collectifs, acteurs du monde de la culture et intellectuels ». LundiMatin, 13 mars 2020. [https://lundi.am/Le-Grand-Paris-est-un-ecocide][↩]
- Le Grand Paris ou le pactole pour les bétonneurs, Hacène Belmessous, Le Monde Diplomatique, Octobre 2018.[↩]
- Grand Paris Express : LafargeHolcim bétonne sa production, F.M., avec AFP, Le Moniteur, février 2019. [https://www.lemoniteur.fr/article/grand-paris-express-lafargeholcim-betonne-sa-production.2023365][↩]
- Fin de Chantier | Lafarge est bloqué, par Partager c’est Sympa, blog Mediapart, 11 mars 2020.[↩]
- Ariane Wilson : « Objectif terre », Criticat n°13, printemps 2014 ; La terre est dans le grain, Tracés n°17, 2016 ; Bilan d’un demi-siecle d’évolutions : 1970- 2020, in Habiter la terre, Jean Dethier, 2019.[↩]
- Des règles de l’art en chantier, Jean Goizauskas, Mémoire-recherche du Museum Nationale d’Histoire Naturelle, 2019.[↩]
- Bâtir la ville. Révolutions industrielles dans les matériaux de construction, André Guillerme, Champ Vallon, 1995, cité par Jean Goizauskas, in op. cit.[↩]
- L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, André Gorz, Actuel Marx n°12, 1992.[↩]
- Écoconstruction : faut-il jouer le label ? Alain Marcom, Nature & Progrès, n°62, avril-mai 2007.[↩]
- « La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans patronaux et capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. » Leur écologie et la nôtre, André Gorz, Le Sauvage, avril 1974. Voir également la stimulante relecture de ce texte visionnaire par Ramzig Keucheyan, « Leur écologie et la nôtre », quarante ans après, conférence prononcée lors des 20 ans des Amis du Monde Diplomatique, 2016. [https://www.amis.monde-diplomatique.fr/Leur-ecologie-et-la-notre-quarante-ans-apres.html][↩]
- Plus fous que le climat, Le Postillon, journal de Grenoble et sa cuvette, n° 50, Printemps 2019. [https://www.lepostillon.org/Plus-fous-que-le-climat.html][↩]