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A propos de : Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ?, trad. Étienne Dobenesque, Paris, La Fabrique, 2020

Les éditions de La Fabrique contribuent depuis 2017 à la diffusion de la pensée écomarxiste de l’universitaire suédois Andreas Malm. Après la parution de L’Anthropocène contre l’histoire1, l’éditeur publie coup sur coup deux textes de Malm qui appellent l’un comme l’autre à une transformation radicale des politiques écologiques2. Comment saboter un pipeline auquel je m’intéresse ici – sorti en juin 2020 en français avant sa sortie en langue anglaise en novembre – est un ouvrage de stratégie politique écrit à partir des engagements de Malm dans le mouvement climat et notamment de sa participation à des actions récentes menées par Extinction Rebellion en Suède ou bien au sein d’Ende Gelände en Allemagne3.

Parmi celles et ceux qui suivent les interventions de cet « intellectuel rouge-vert4 », nul·le ne sera surpris·e par ce tournant stratégique. Le quatrième essai qui composait L’Anthropocène contre l’histoire, « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer », titre emprunté à la brochure de Lénine publiée avant la Révolution d’Octobre, montrait l’attachement de l’auteur à la tradition marxiste et léniniste. Lors d’une communication à Saint-Denis en 2017, Malm préconisait une relecture du bolchevisme en insistant sur l’actualité du processus révolutionnaire et sur la prise de pouvoir comme modus operandi toujours désirable. Il n’est pour autant pas question de prise de pouvoir dans Comment saboter un pipeline ni même de structuration organisationnelle. Si Malm espère bien la montée en puissance d’un mouvement climat de masse plutôt que celle de petits noyaux de groupes radicaux, il semble continuer à privilégier une mobilisation qui atteindrait ses objectifs en influençant ou en contraignant l’État et les « décideurs » économiques et se pose la question des tactiques les plus à même d’y parvenir. L’horizon reste celui d’un « green new deal, un ensemble de mesures politiques de ce type pour infléchir la courbe et tendre vers zéro » ; « C’est bien entendu la meilleure chose qu’on puisse espérer5 », ajoute-t-il. Si l’objet du livre n’est donc pas de fournir un manuel de prise de pouvoir ni un précis de structuration politique d’avant-garde, Malm veut fournir un nouveau volet au débat récurrent sur la question stratégique de la violence versus la non-violence6.

andreas malm comment saboter un pipeline

Le contexte de l’émergence d’un mouvement comme Extinction Rebellion prônant une non-violence stricte ancre la réflexion de Malm dans un moment précis et le livre est ainsi conçu comme une adresse au mouvement climat tel qu’il apparaît en 2020 – avant la pandémie – et aux militant·e·s d’XR en particulier. Il y défend, en opposition à une stratégie et une éthique non-violentes, l’usage d’une diversité des tactiques et insiste particulièrement sur la nécessité au nom de la lutte climatique de radicaliser les répertoires de luttes occidentaux à travers le recours aux sabotages et aux actions directes ciblées sur les infrastructures et objets de consommation producteurs de CO2. Pour légitimer cet appel à la radicalisation du mouvement climat, il s’appuie entre autres sur la déconstruction des mythes fondateurs non-violents mobilisés par XR en leur préférant d’autres types de récits de destruction des infrastructures des énergies fossiles. C’est sur cet aspect historiographique que je voudrais insister en m’intéressant à la déconstruction/construction des usages du passé pratiquée par Malm et en interrogeant par ailleurs la minimisation ou l’invisibilisation de certains récits d’action directe dans ce livre.

« Apprendre des luttes passées7 » : de l’usage politique de l’histoire dans le mouvement climat

Dans la première partie de son livre, Malm relève les usages du passé du mouvement climat : « Le mouvement pour le climat dans les pays du Nord scintille de références à des luttes passées8 », écrit-il. Et d’insister en s’appuyant sur un article de la chercheuse Maxine Burkett sur le renouveau des comparaisons et des analogies avec les luttes emblématiques du mouvement non-violent. Pour Burkett en effet, l’usage des analogies avec les mouvements de lutte contre l’esclavage ou le mouvement des droits civiques donne un poids moral instantané au mouvement climat émergent9. Cet usage du passé par les mouvements sociaux n’est évidemment pas propre aux militant·e·s climat10 et les « opérations de filiation11 » sont constitutives des constructions identitaires militantes mais, selon Malm, XR est « une organisation qui présente la rare particularité de se définir comme le produit de la recherche historique8 », comme si, ayant tiré les conclusions des luttes passées, le choix de la non-violence stratégique était dicté par une forme de positivisme historique qui ne peut laisser la place à d’autres tactiques militantes et à d’autres registres d’action.

Loin de construire sa généalogie à partir des filiations directes, des parcours militants des principaux fondateurs·trices, des événements contextuels et des luttes climatiques antérieures, XR, comme d’autres acteurs centraux du mouvement, présente un récit qui puise à des généalogies plus lointaines issues des mythes fondateurs de la non-violence (les grandes figures comme Gandhi, Martin Luther King…) mais aussi de l’histoire des luttes contre l’esclavage ou du mouvement suffragiste anglais. La première partie de Comment saboter un pipeline s’attèle donc avec efficacité à la remise en question de ces récits et démontre que ces mobilisations ont eu recours à différentes tactiques y compris violentes ; Malm critique la « mémoire sélective12 » de XR et des pacifistes ainsi que l’aseptisation de la mémoire opérée par le mouvement climat. Dans cette même partie de l’ouvrage, il critique, comme le fit aussi Gelderloos13 , le livre de Chenoweth et Stephan, Why Civil Resistance Works14 le « catéchisme du pacifisme stratégique15 », en en montrant les biais de recherche, les lacunes, les partis pris.

Au final, Malm montre à quel point la relecture du passé par le mouvement climat est non seulement une opération de filiation s’accompagnant d’une sélection très ciblée du passé mais aussi une opération qui se fait au prix d’une interprétation simplificatrice visant l’efficacité stratégique en imposant un monopole tactique :

« Le pacifisme stratégique présente une histoire aseptisée, dénuée de toute évaluation réaliste de ce qui s’est produit ou non, de ce qui a marché ou mal tourné : une cartographie lacunaire qui sera d’un maigre secours à un mouvement confronté à de puissants obstacles. L’insistance pour balayer le militantisme radical sous le tapis de la civilité – qui domine aujourd’hui non seulement le mouvement pour le climat, mais une grande part de la pensée et de la théorisation anglo-américaines des mouvements sociaux – est elle-même un symptôme d’un fossé extrêmement profond entre le présent et tout ce qui s’est passé entre la révolution haïtienne et les émeutes contre la poll tax : celui de la fin de l’idée révolutionnaire16. ».

Ce faisant, il s’agit bien sûr pour Malm de légitimer d’autres types d’actions militantes et notamment toutes celles qui relèvent de la destruction des biens. S’opposant aux conclusions de Chenoweth et Stephan sur l’inefficacité des pratiques « violentes » et préférant celles de l’article de Kadivar et Ketchley17, il veut démontrer au contraire le rôle majeur qu’ont pu jouer des pratiques de sabotages et d’action directe dans les rapports de force, la nécessité d’un flanc radical pour « faire exploser le statu quo12 » et l’importance dans les transitions démocratiques des pratiques de « violence collective non armée18 ». Il appuie sa démonstration sur des expériences d’action directe issues des luttes anti-impérialistes des Suds. Malm se réfère ainsi à une certaine tradition de luttes contre l’occupation coloniale en Afrique du Sud ou encore en Palestine. À Johannesburg ce furent les commandos de MK, la fraction armée de l’ANC, qui ont fait exploser les réserves de fuel de l’entreprise Sasol en juin 1980. Au Moyen-Orient, les militants de la « grande révolte arabe » de 1936-39 s’en sont pris régulièrement au pipeline qui venait d’être installé entre le nord de L’Irak et Haifa. Dans les années 2000, le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND) s’est attaqué quant à lui à des infrastructures pétrolières comme les puits offshore de Shell, inquiétant ainsi les milieux pétroliers de la région. Malm mobilise aussi des théoriciens marxistes-léninistes de la lutte armée comme l’iranien Amir Parviz Pooyan, rédacteur d’un essai, « Réfutation de la théorie de la survie », qui déclenchera avec d’autres une guérilla de fedayin au début des années 1970. Il passe cependant sous silence les victimes humaines de certaines actions armées – que ce soit dans le cas de MK ou des fedayin iraniens – et s’intéresse assez longuement aux sabotages « pacifistes » des militantes « Catholic Workers » Ruby Montoya et Jessica Reznicek19, qui s’inscrivent dans la tradition du mouvement Plowshares de destruction des biens. Les deux femmes ont saboté en 2017 à plusieurs endroits le Dakota Access Pipeline, tout en insistant constamment sur l’aspect pacifiste de leurs actions de destruction.

En vis-à-vis des généalogies non-violentes, la somme de ces récits de sabotages permet de créer un paysage mémoriel alternatif et de nouvelles références pour le mouvement climat, tout en reconnaissant qu’une grande partie des sabotages cités ont été réalisés dans le cadre de mobilisations anti-impérialistes. Le livre de Malm apparaît alors comme participant à la concurrence des récits appropriables par un mouvement en pleine construction, non figé, à l’identité encore incertaine et en recherche de stratégies efficaces.

manifestation contre access pipelone et keystone xl pipeline
Manifestation contre le Access Pipelone et le Keystone XL Pipeline près du bâtiment fédéral de San Francisco en Janvier 2017. Source.

Les silences de Malm : écosabotage et actions antinucléaires

Il faut attendre la dernière partie de l’ouvrage intitulée « Combattre le désespoir » pour que l’auteur mentionne d’autres types de sabotages et d’actions directes : « À ce point, le lecteur versé dans l’histoire de l’écologisme dans les pays du Nord demandera peut-être : et les écologistes qui ont pratiqué le sabotage des années 1980 aux années 2000 alors20 ? » Et en effet cette brève évocation au dernier chapitre de certaines nébuleuses écologistes adossée à une forte critique de leurs actions directes questionne. Malm nous explique alors que les écosabotages pratiqués par des groupes comme Earth First!, Animal Liberation Front, Earth Liberation Front ou encore Deep Green Resistance n’ont eu au mieux aucun effet (« leur bilan apparaît parfaitement nul21 »), et ont au pire constitué « le symptôme d’une impasse et d’un désespoir exacerbé22 ». Il condamne avec des formulations souvent lapidaires, peu argumentées et sans nuances, toute une histoire des mobilisations en faveur de l’écologie et de la libération animale, plurielle et mal connue en France. Pour parler de ces nébuleuses d’action directe, il utilise un vocabulaire critique dans l’optique évidente de les dénigrer : « sous-culture », « sous-mouvement », « groupuscules », « écosabotage d’antan ». Alors même que ces groupes ont mis en pratique les techniques de confrontation qu’il appelle de ses vœux et cela jusqu’aux années 2000, il crée une frontière qui peut sembler artificielle entre ces générations d’acteurs·trices engagé·e·s dans l’action directe et le mouvement climat. Cet « interlude » radical aurait échoué en raison de son « substitutisme » – cette tendance de l’avant-garde à se substituer aux « masses » selon la terminologie marxiste-léniniste –, son élitisme « éhonté » et son incapacité à se transformer en mouvement d’envergure.

À l’inverse, l’émergence du mouvement climat s’explique selon lui par la mise à distance d’avec cette génération se revendiquant révolutionnaire. Cette critique semble d’autant plus étonnante que Malm trouve en revanche un intérêt stratégique aux mobilisations territoriales comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et l’occupation de la forêt de Hambach en Allemagne dont les pratiques d’habitats perchés ont pourtant tout à voir avec celles d’Earth First! et des réseaux de maisons dans les arbres réalisées lors des luttes des années 1990 en Angleterre23. Les ZAD sont par ailleurs des espaces de rencontres entre différentes traditions politiques et on y retrouve les pratiques des anarchistes primitivistes décriées dans ce livre. Il est vrai que quand Malm parle des ZAD, il le fait uniquement sous l’angle des sabotages, des destructions et des « tactiques combatives » et pas sous l’angle des expérimentations sociales et politiques ni sous celui de la diversité des tactiques déployée dans ces espaces de luttes24. Outre la critique stratégique – noyaux militants versus mouvement de masse –, Malm reproche aux groupes d’action directe écologistes et antispécistes leur base théorique reposant pour partie sur la deep ecology, qualifiant ainsi tout le mouvement d’écosabotage des années 1990-2000 de « réactionnaire ». On aurait aimé que l’auteur porte un regard moins simplificateur et plus sociohistorique sur une nébuleuse et un réseau international non homogènes, producteurs de styles militants variés ancrés dans des réalités territoriales, d’hybridations théoriques, d’acteurs·trices multipositionné·e·s et engagé·e·s aussi bien dans les luttes locales contre les infrastructures routières qu’à l’international avec l’aide apportée aux combattant·e·s nigérien·ne·s par exemple, ou dans les réseaux transnationaux altermondialistes25.

Si les écosabotages des années 1990 ne trouvent pas grâce aux yeux de Malm, les sabotages antinucléaires des années 1970-1980 ne sont quant à eux tout simplement pas évoqués. Dans une recension sur un précédent ouvrage, Renaud Bécot relevait déjà le peu d’intérêt de Malm pour les questions nucléaires : « Dès lors, le silence d’Andreas Malm sur l’atome constitue le témoignage d’une lacune de ses propositions politiques. En effet, parmi les dix mesures d’urgence qu’il esquisse (p. 203-204), aucune ne porte sur la démocratisation des choix énergétiques, ni sur l’extension du contrôle que pourraient exercer les usagers et les salariés sur les industries énergétiques26. » Le silence sur l’atome n’est pas levé dans ce livre-ci et s’étend dorénavant à la riche histoire des mobilisations antinucléaires. Plus généralement, les pratiques d’action directe des années 1970-1980 des pays du Nord ne sont pas évoquées, sans doute pour ne pas disqualifier à l’avance la légitimation des actes de destruction. Tout au long du texte, Malm prend bien soin d’établir les lignes rouges à ne pas franchir pour qui s’engagera dans la destruction des biens au nom de la lutte climatique. Les cibles de ces actions doivent être uniquement matérielles. Si Malm accepte le qualificatif de violences pour parler de ces actions, il lui semble préférable cependant de ne pas trop utiliser ce terme : « “Vandalisme” serait un terme plus approprié, de même que “sabotage”, que nous avons employé pour désigner les dégradations et destructions de biens ; tant qu’il n’y a pas de sang versé, c’est dans cette palette qu’il faut choisir27 », ou encore « L’art à maîtriser ici est celui de la violence politique contrôlée28. »

Il ne s’agit donc pas de raviver des généalogies embarrassantes avec les mouvements d’action directe qui auraient par le passé franchi la ligne du sang versé comme les Brigades rouges en Italie, la Fraction armée rouge (RAF) en Allemagne de l’Ouest ou Action directe en France. Ces derniers groupes ne sont évoqués dans le livre que pour insister sur les alliances politiques avec les mouvements de libération du Tiers-monde. Tout en lui empruntant son appel à la résistance, Malm passe même sous silence le nom d’Ulrike Meinhof, militante allemande, membre de la RAF, incarcérée et décédée dans la prison de Stammhein, en écrivant sans la nommer de manière sibylline et sans doute ironique : « Comme l’écrivait une éditorialiste ouest-allemande en 196829. » Les mouvements antinucléaires ont pourtant dans le passé eu recours aux sabotages ciblés et à la destruction matérielle, notamment à l’époque des constructions de centrales. L’historiographie a, il est vrai, peu retenu par exemple les vingt-trois sabotages contre les centrales françaises qui ont eu lieu au cours de la « nuit bleue » antinucléaire du 19-20 novembre 1977 quand des bâtiments EDF, des sous-traitants, le centre de recherche atomique ont été visés par une coordination de militant·e·s qui expliquait dans un communiqué :

« La lutte contre le développement de l’énergie nucléaire ne peut se cantonner dans l’opposition légaliste des partis et syndicats. De même, il est évident que les manifestations antinucléaires et écologiques ont révélé l’existence d’une contestation profonde de cette société sur les bases d’un refus de tout centralisme, toute hiérarchie, contre le travail salarié et la consommation à outrance, ces rassemblements ne peuvent suffire à stopper le pouvoir. Il est indispensable d’intensifier les actions de sabotage qui touchent directement le pouvoir dans ses intérêts économiques et permettent de retarder, voire de stopper la construction des centrales, mines, usines liées au nucléaire30. »

Les discours comme le contexte (montée en puissance d’un mouvement antinucléaire majoritairement non-violent, visibilité de cette cause dans l’espace public, débats stratégiques intenses violence/non-violence) auraient pourtant offert de nombreux points de comparaison possibles avec la situation actuelle.

Un écoféminisme d’action directe

Il n’est évidemment pas question de reprocher à Malm une absence d’exhaustivité dans le catalogue des pratiques de sabotage qui n’est pas l’objet de son livre et il est par ailleurs tout à fait nécessaire d’intégrer au paysage mémoriel des militant·e·s climat la diversité des tactiques des luttes anti-impérialistes des Suds. Mais si la question posée est celle des héritages que l’on se choisit pour promouvoir des stratégies complémentaires à celle de la non-violence, il me paraît important de faire entrer dans le paysage d’autres traditions que celles strictement marxistes auxquelles se réfère le plus souvent Malm et d’y intégrer d’autres récits comme ceux des mobilisations contre le nucléaire civil et militaire. Je voudrais ici continuer la réflexion de Malm et l’appliquer aux usages en cours par une partie du mouvement climat de l’histoire des mobilisations écoféministes occidentales du tournant des années 1970-198031. Comme Malm a montré dans ce livre que le mouvement suffragiste n’était pas ce mouvement non-violent dont prétendait hériter XR UK, je voudrais à mon tour prévenir des éventuelles récupérations des mobilisations écoféministes et insister sur quelques pratiques de sabotage écoféministes qui courent le risque d’être moins évoquées que la créativité et la vitalité des rassemblements et occupations du mouvement des femmes pour la paix32. En effet, quelques années avant l’émergence d’un mouvement de femmes transnational inextricablement lié à la question nucléaire et militaire, l’écrivaine et activiste française Françoise d’Eaubonne avait théorisé et mis en pratique un tout autre écoféminisme d’action directe, préconisant elle aussi l’utilisation d’une diversité de tactiques dont le sabotage des centrales. Pionnière en France en la matière – elle participe anonymement avec quelques acolytes à plusieurs sabotages en 1975 –, elle contribue activement dans la seconde partie des années 1970 aux débats nombreux et souvent houleux sur violence/non-violence et produit une série de textes dont la plupart seront rassemblés en 1978 dans le livre Contre-violence33.

Multipositionnée dans les milieux militants féministes, écologistes, homosexuels, proche de l’autonomie politique, soutien indéfectible des prisonnier·e·s de la Fraction Armée Rouge et notamment d’Ulrike Meinhof dont elle œuvre à faire connaître la pièce de théatre Mutinerie, Françoise d’Eaubonne propose une théorie et une pratique « contre-violentes » qu’elle articule à sa théorisation écoféministe. Cette articulation bien que marginale n’est pas complètement isolée et elle participe d’une politisation de la question des violences dans le mouvement féministe. Si une majorité des militantes féministes se mobilisent à cette époque contre les violences faites aux femmes34 en créant de nombreux espaces d’écoute et de prise en charge, certaines, notamment dans le milieu autonome, s’orientent vers une réappropriation de la violence et des pratiques d’action directe. Après 1977 se diffusent en effet conjointement des pratiques qui ont un même point de départ autour de la théorisation des violences : d’un côté des mobilisations strictement non-violentes dont l’objectif est de créer une société utopique dépatriarcalisée et, à l’opposé, des actions offensives – sabotage, incendie, bris de glace – qui se multiplient, notamment contre un marché de la pornographie transformé et devenu plus visible au cours des années 1970. Ces dernières actions sont revendiquées par des féministes qui promeuvent une stratégie d’opposition frontale au patriarcat comme à l’État et au capitalisme à un moment où de nombreuses associations féministes jouent le jeu de l’institutionnalisation. On peut citer parmi elles le collectif non-mixte allemand Rote Zora, proche des Cellules révolutionnaires (RZ), qui a plastiqué ou incendié à partir de 1977 de nombreux sex-shops en même temps que des locaux de l’industrie pharmaceutique, ou encore la Wimmin’s Fire Brigade au Canada anglophone dont les deux protagonistes sont par ailleurs membres du groupe Direct Action et ont tout à la fois participé à de la « guérilla urbaine » contre des sex-shops à Vancouver, contre le projet Hydro British Columbia qui voulait augmenter de 500 000 volts le réseau hydro électrique de Vancouver, et contre des usines pour la fabrication de missiles MX 80. Pour ces activistes féministes et écologistes,

« le sabotage, entre autres moyens de résistance, représente une action stratégiquement valable en vue de contrecarrer les visées corporatistes et étatiques. […] L’activisme radical propose une politique de résistance active qui ne contredit pas l’importance de l’activisme légal ou du pacifisme mais qui en parachève l’efficacité, tout en se permettant de le critiquer au besoin35 ».

Il s’agit avant tout en mobilisant ces exemples de mettre en garde celles et ceux qui pourraient penser qu’intégrer l’écoféminisme à l’historiographie du mouvement écologiste contemporain et du mouvement climat ne peut que renforcer et valider une position non-violente morale.36 Au contraire, la découverte d’un passé écoféministe pluriel, non homogène, doit permettre la mise en dialogue et en débat des différents choix tactiques des groupes et réseaux qui ont eu en commun une profonde radicalité. Finir cette lecture du livre de Malm par les écoféministes dont il ne dit mot n’est pas qu’une ruse plus ou moins habile. La discussion stratégique et éthique autour de la violence/non-violence à laquelle cet ouvrage veut contribuer est loin d’être close.

Au-delà des désaccords politiques et stratégiques éventuels sur l’appel à des sabotages ciblés, il me paraît important de réfléchir aux usages contemporains du passé à l’œuvre au sein du mouvement climat et d’enrichir l’imaginaire des luttes de récits pacifistes comme de récits d’actions directes. Hériter des histoires de sabotage des luttes anti-impérialistes aux inspirations souvent marxistes ne doit pas s’accompagner nécessairement de la disqualification générale des pratiques d’écosabotage des années 1990 ni de l’oubli de l’action directe – violente et non-violente – du mouvement antinucléaire37. Par ailleurs, d’un point de vue féministe, la question du sabotage et du recours à la violence contre les infrastructures ne peut se poser en mettant de côté la question du genre de celui/celle qui cisaille un grillage, vandalise les locaux d’une entreprise pétrolière, crève les pneus de 4×4, fait exploser un pipeline. Le mouvement climat n’échappe évidemment pas aux normes de genre à l’œuvre dans la société et les mouvements sociaux.38. Le collectif écologiste et féministe Pieds de biche analysait dans un de ses textes :

« Si, à l’instar de l’assignation à prendre en charge la famille, l’organisation du collectif (facilitation des réunions, travail émotionnel, logistique de base) nous semble acquise, l’action reste le domaine privilégié d’un imaginaire performatif masculin/viriliste. Cet imaginaire s’articule autour de valeurs (force, courage, leadership, témérité), d’héritages (ce sont presque toujours des hommes qui font figure d’inspiration) et de pratiques (autorité, expertise, savoir-faire) qui laissent peu de place à une critique féministe et contribuent finalement à maintenir notre invisibilité dans l’action39. »

Quelle place dès lors pour les femmes et les minorités de genre dans des stratégies de diversité des tactiques ouvertes à des techniques de sabotage ? Comment, au-delà des questions de stratégie, ne pas invisibiliser les questions de pouvoir et de genre que pose le recours à la violence ? Je ne prétends pas répondre à cette question ici, mais pour que certain·e·s au sein du mouvement climat ne puissent dans un avenir proche opposer de manière binaire pratiques virilistes violentes et non-violence féministe, ou se réclamer d’un féminisme ou d’un écoféminisme qui auraient été strictement non-violents, il n’est pas inutile de complexifier les références au passé et de rappeler que l’écoféminisme est aussi né au moment où d’Eaubonne volait des bâtons de dynamite dans les carrières près de Fessenheim.

Notes

  1. A. Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017.[]
  2. Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2020 ; La Chauve-souris et le capital. Notes sur une pandémie dans un monde qui se réchauffe, Paris, La Fabrique, 2020.[]
  3. Voir Margaux Le Donné, Enno Devillers-Peña, « Où est la maison ? Ende Gelände : Récit d’une excursion », Terrestres, n° 9, novembre 2019 ; Claire DIetrich, « Journal d’un corps à corps avec le capitalisme fossile », Terrestres, n° 4, mars 2019.[]
  4. A. Malm, « [Guide de lecture] Le marxisme écologique », Période [en ligne], 2017.[]
  5. Comment saboter un pipeline, p. 149.[]
  6. Voir aussi sur cette question Juliette Rousseau, « La non-violence doit accepter la pluralité des formes de lutte », Reporterre [en ligne], 18 novembre 2016 ; Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l’État. Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Paris, Editions Libre, 2018.[]
  7. Titre de la première partie de Comment saboter un pipeline.[]
  8. Comment saboter un pipeline, p. 46.[][]
  9. Maxine Burkett, « Civil Disobedience », Duke Environmental Law and Policy Forum, vol. 27/1, décembre 2016, p. 18 [en ligne].[]
  10. Voir par exemple Claire Andrieu, Marie-Claire Lavabre, Danielle Tartakowsky (dir.), Politiques du passé. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix, PUP, 2006 ; Marion Charpenel, « Le privé est politique ! » : sociologie des mémoires féministes en France, thèse de doctorat en science politique sous la direction de M.-C. Lavabre, Paris, IEP, 2014 ; Marie-Claire Lavabre, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de Sciences Po, 1994 ; Xavier Vigna, « Le crible de la mémoire : usages du passé dans les luttes ouvrières des années 68 », in M. Crivello, P. Garcia, N. Offenstadt (dir.), Concurrence des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine, Aix, PUP, 2017.[]
  11. Isabelle Sommier, « La Résistance comme référence légitimatrice de la violence. Le cas de l’extrême-gauche italienne, 1969-1974 », Politix, n° 17, 1992, p. 86-103. []
  12. Comment saboter un pipeline, p. 64.[][]
  13. Peter Gelderloos, L’Échec de la non-violence. Du printemps arabe à Occupy, Paris, Éditions Libre, 2019.[]
  14. Erica Chenoweth & Maria J. Stephan, Why Civil Resistance Works: The Strategic Logic of Nonviolent Conflict, Columbia Univ. Press, 2011.[]
  15. Comment saboter un pipeline, p. 71.[]
  16. Ibid., p. 78.[]
  17. Mohammad Ali Kadivar & Neil Ketchley, « Sticks, Stones, and Molotov Cocktails: Unarmed Collective Violence and Democratization », Socius, n° 4, juin 2018, p. 1-16.[]
  18. Kadivar et Ketchley, cités par A. Malm, p. 77.[]
  19. Prolongeant en cela un article de R. H. Lossin qui défend elle aussi l’usage des sabotages dans le mouvement climat en montrant qu’ils permettent d’y intégrer la question de la propriété : « Sabotage as Environmental Activism. Why sabotage of pipelines is a justifiable and effective form of resistance to capitalism and climate change », Public Seminar, 3 juillet 2018.[]
  20. Comment saboter un pipeline, p. 172-173.[]
  21. Ibid., p. 176.[]
  22. Ibid., p. 179.[]
  23. Voir notamment Earth First!, À bas l’empire, vive le printemps !, Paris, Divergences, 2020[]
  24. Notons par ailleurs que Malm évoque peu les actions d’occupation/résistance au long cours pourtant à l’origine d’une série de victoires récentes, notamment en France (Notre-Dame-des-Landes, Europacity, Center Parcs de Roybon, les Lentillères…) ni les stratégies de blocage des flux économiques.[]
  25. Earth First!, op. cit.[]
  26. Renaud Bécot, « L’anthropocène contre l’histoire. À propos d’’un livre d’Andreas Malm », Contretemps, 14 juin 2018.[]
  27. Comment saboter un pipeline, p. 137.[]
  28. Ibid., p. 138.[]
  29. Ibid., p. 87.[]
  30. Coordination autonome des révoltés en lutte ouverte contre la société (C.A.R.L.O.S.), « Communiqué ». On peut le trouver par exemple dans Retour sur les années de braise (brochure), CRAS 31, [en ligne].[]
  31. Le mouvement climat s’intéresse par ailleurs à un mouvement écoféministe à la définition élargie à la justice environnementale et aux luttes environnementales des Suds.[]
  32. Comme par exemple la Women’s Pentagon Action (1980), les occupations de Greenham Common (1981-2000), de Comiso (Sicile, 1983), etc.[]
  33. F. d’Eaubonne, Contre-violence ou résistance à l’État, Paris, Tierce, 1978.[]
  34. Voir Pauline Delage, Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique, Paris, Sciences Po, 2017 ; Todd Shepard, Mâle décolonisation. L’ « homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne, Paris, Payot, 2017.[]
  35. Dominique Robert, « Au Canada. Une guérilla urbaine », La Vie en rose, n° 30, octobre 1985, p. 33.[]
  36. En écrivant cela, je pense notamment aux appropriations en cours par des militantes de l’écologie politique ou encore du PS et aux nombreux débats organisés autour de l’écoféminisme.[]
  37. Il serait par ailleurs pertinent d’inclure aussi les sabotages contre l’extractivisme en Amérique latine menés par les communautés paysannes, indigènes et autres collectifs.[]
  38. Les milieux écologiques sont par ailleurs traversés par des relations ambivalentes aux normes de genre et de sexualité. Voir les travaux de Vanessa Jérome sur l’écologie et le genre, par exemple « Nous nous sommes tant aimés’. (In)égalité des droits et questions sexuelles chez les Verts français », Congrès AFSP, Paris 2013, et  « Les liaisons (in)fructeuses. Effets différenciés des conjugalités et des sexualités sur la professionnalisation des militants verts », Politix, n° 107, 2015, p. 143-160 ; Cy Lecerf Maulpoix, « Lectures croisées en écologie queer. Nature, contre-nature, contre-culture », Revue du Crieur, n° 15, février 2020[]
  39. Pieds de biche, « Pink Bloc vs. Black Coal », 19/09/16[]