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Traduction de “Born from Earth. A new myth for Earthbounds” in: The Science and Politics of Landing on Earth, Bruno Latour and Peter Weibel (eds.), Cambridge MA:MIT Press, 2020
Est-ce que se reconnecter à la Terre, se (re)terrestrialiser, passe par le fait de renouer avec la dimension féminine de la Terre ? Certains slogans des manifestations pour le climat – « love your mother », « respect your mother », « protect our mother earth », etc. – vont ouvertement dans ce sens, et c’est en tous les cas ce qui est associé à une perspective écoféministe. Par ce terme on entend désormais l’affirmation d’un lien historique entre la disqualification violente des dimensions féminines de l’existence et la destruction de la nature à laquelle ces dernières ont été associées de manière négative tout au long de la modernité, comme aussi, l’invitation à la ré-appropriation de cette dimension féminine et de nos liens avec le monde vivant1.
C’est pour ces mêmes raisons que l’écoféminisme suscite encore parfois une si grande méfiance, la notion de mother earth pouvant en cristalliser les reproches, au mieux taxée de new age, au pire accusée d’appropriation culturelle, et dans tous les cas coupable de revendiquer la figure féminine patriarcale de la mère, portée ici à l’échelle de la planète : « love your mother ! ». Mais ce serait manquer d’oreille que de s’arrêter là. Même si cette expression a vieilli, ou semble mal taillée, elle exprime quelque chose qui nous apparaît clairement aujourd’hui, mais qui a demandé tout ce temps pour être retrouvé et à nouveau nommé : un lien d’appartenance à la terre. Derrière ces mots abîmés, on distingue l’émergence d’un nouveau mythe de création de l’humanité, un nouveau mythe pour les terrestres. Pour le comprendre ou plutôt l’entendre, il nous faut reprendre le fil de cette histoirE2 oubliée, en partie ensevelie sous l’accumulation de strates historiques successives faisant barrage les unes aux autres. J’esquisserai ici quelques connexions possibles à l’intérieur de cette histoire longue, nécessitant d’être pleinement déployées et discutées ailleurs, mais le rythme de respiration rapide de la pensée pratiqué ici est tout aussi précieux pour récupérer ce passé dispersé au fil des siècles.
L’histoire moderne de cette disqualification croisée commence à être connue et documentée, même s’il reste encore beaucoup à faire, tellement nous sommes habitué.e.s à cloisonner notre savoir entre histoire sociale et histoire des sciences et de la nature. Le fil rouge qui nous manquait a été retrouvé avec la sortie de l’oubli de l’immense chasse aux sorcières qui sévit pendant presque deux siècles à travers toute l’Europe, par les féministes ces dernières décennies3. La réorganisation ultra-violente et radicale du monde social à la fin du Moyen-Âge qui aboutit à la mise en place du capitalisme passa, notamment, par la destruction de la sphère féminine de l’existence, dont la sage-femme, par le pouvoir de vie et de mort qu’elle exerçait, fut la principale représentante. Pour éliminer les femmes de tout rôle public dans la société comme les déposséder de toute forme de pouvoir, on les réduisit à leur corps et à leur capacité de reproduction. De manière plus générale, c’est en tant qu’associées à la nature que les femmes furent disqualifiées voire criminalisées. Leur pouvoir de donner la vie et la mort mais aussi leurs savoirs médicinaux ou leurs liens spirituels avec le monde vivant furent motifs à accusation d’irrationalité, d’ignorance ou d’hérésie. Si la disqualification de la nature sensible autour de laquelle s’enroule celle des femmes traverse toute l’histoire de la métaphysique occidentale, grecque et chrétienne, elle change d’échelle et d’efficace avec la révolution mécaniste imposant une vision du monde vivant en opposition frontale avec une nature et des corps animés.
Cette partie de l’histoire est désormais connue disais-je, au moins au sens de reconnue, même si la compréhension fine et complexe de cette articulation négative est encore à venir. Celle qui l’est beaucoup moins, c’est celle à laquelle elle succède. Dire que la modernité se caractérise par la destruction croisée de la nature et des femmes peut laisser penser que ce n’était pas le cas avant. Or il ne faut pas se tromper : la disqualification des femmes et de la nature sensible existait bien avant l’émergence du capitalisme, mais elle existait aux côtés de la reconnaissance et l’affirmation de la valeur, de l’autorité ou encore du pouvoir du monde féminin comme du monde vivant.
L’ironie tragique de la situation dans laquelle nous sommes bloqué.e.s depuis la fin du 19ème siècle, tient à ce que face à cette destruction de la nature et du monde féminin, la principale réponse apportée fut l’abandon du monde paysan comme du (monde) féminin. Désormais, l’émancipation ne peut plus passer ni par la terre, ni par le féminin. Or c’est ce pas de côté vis-à-vis de la modernité que les écoféministes réussirent à faire, consistant non pas à déplorer la perte de ce monde-là, définitivement disparu, mais à chercher à s’en réapproprier – reclaim – les compétences comme la puissance d’agir.
La difficulté que nous rencontrons, une fois fait ce pas de côté, c’est de savoir vers où nous tourner pour trouver cette histoire. Il existe des histoires du monde paysan et de sa destruction, comme des histoires de ce monde féminin disparu4, mais où chercher des traces de leur articulation ? La dispersion et l’effacement de cette dernière impose une méthode de recherche peu habituelle, faite elle-même de dispersion, de tâtonnements et d’imagination reconstructive, dont la pertinence ne peut apparaitre qu’a posteriori.
Exploiter le ventre de la Terre
L’une des premières à avoir fait ce travail d’exhumation d’un lien positif entre les femmes et la nature est la philosophe Carolyn Merchant dans The Death of Nature5. Merchant s’est notamment intéressée au débat autour de l’exploitation minière qui court à travers les siècles, de Pline l’Ancien jusqu’à sa clôture au 17ème siècle. La réouverture aujourd’hui de ce débat à travers les luttes des activistes climat pour la fermeture des mines de charbon restitue in vivo ses enjeux comme il s’appuie en partie sur les mêmes arguments : l’extraction du charbon est à l’origine de la révolution industrielle et constitue l’une des causes majeures de la mutation écologique en cours, mais aussi et c’est lié, ce débat cristallise un véritable conflit de mondes. Ce dernier s’adosse à l’analogie entre les femmes et la terre entendue comme Terre mère, c’est-à-dire comme organisme vivant, matrice de toute chose, donnant la vie aux plantes, aux arbres, aux animaux, aux hommes ou encore aux minéraux.
L’expression Terre-Mère peut surprendre ici, tant elle est de nos jours associée à des conceptions cosmologiques non européennes, principalement amérindiennes. Pourtant cette analogie semble avoir été très répandue en Europe jusqu’au 16ème siècle et sûrement au-delà. Le latin en a gardé des traces dans des expressions comme terra mater et tellus mater, et l’oubli du mot ne fait que répéter l’effacement du lien qu’il exprime. Il est significatif que Descola comme Foucault, dans les pages qu’ils consacrent respectivement à l’analogisme européen, réussissent à ne faire aucune mention de ce lien entre la terre et les femmes, ne s’intéressant qu’aux correspondances entre « l’homme » et le cosmos6.
Cette analogie fonctionnait dans les deux sens : les femmes, matrices où sont ensemencés et croissent les enfants avant de naître sont semblables à la terre; et la terre est comme une femme, ses sous-sols formant les matrices utérines au sein desquelles sont en gestation arbres, plantes et pierres. Les grottes, les cavernes, les sources mais aussi les mines étaient comparées à son vagin. Merchant nous fait sentir la force normative de cette analogie reproductive et nourricière entre les femmes et la terre en restituant les objections que ne cessa de rencontrer cette activité minière et qui permirent pendant des siècles d’en limiter la pratique. L’objection principale tenait à la localisation de ces minerais : de même que le fœtus croît dans les profondeurs de la muqueuse utérine, ce qui se trouve dans le ventre de la terre est en état de gestation, et vouloir comme les mineurs en précipiter le rythme de croissance et faire accoucher la terre plus vite est un acte aussi dangereux que barbare – ou démiurgique – que l’on ne peut réaliser que de manière extrêmement précautionneuse.
Merchant raconte comment les critiques contre ces limitations se firent de plus en plus pressantes à mesure que l’on basculait d’un monde à un autre : il n’est plus question de respecter ce que la nature cache dans ses entrailles, mais de se demander plutôt si une bonne mère ne nous donnerait pas accès à toutes ces richesses plutôt que nous les cacher… On retrouve ici le lent processus de dégradation des rapports entre la nature et les femmes. L’analogie fonctionne toujours, mais se transforme progressivement de vertueuse en cercle vicieux : un coup de canif d’un côté entrainant un coup de canif de l’autre, jusqu’au rejet de nos liens profonds avec elle.
Passés la surprise et le sentiment de réparation de (re)trouver ce lien charnel avec la terre, nous butons sur l’indétermination relative dans laquelle est laissée cette relation analogique : d’où vient-elle ? Depuis quand existe-t-elle ? S’il nous faut faire l’histoire de la destruction de ce lien entre la nature et les femmes, participant à l’hyper-séparation avec le monde sensible dans laquelle nous a plongé la modernité, il nous faut aussi faire l’histoire de son articulation, aussi hypothétique et spéculative soit-elle, sauf à la naturaliser une seconde fois.
Un mythe grec ?
Comme toute question d’origine, il est impossible de répondre à cette question, mais on peut en repérer des traces, en particulier dans des sociétés organisées autour de la culture de plantes domestiquées. Il ne s’agit pas d’affirmer que cette analogie serait apparue avec l’agriculture, mais de constater que l’on trouve de très nombreuses occurrences de cette analogie dans les sociétés agricoles. Dans Sowing the body, Page duBois s’intéresse aux multiples analogies entre le corps féminin et la terre qui traversent la littérature grecque, et montre notamment comment ces métaphores témoignent du poids accordé aux femmes et à la nature dans la génération (et, finalement, dans la société tout court)7. Le changement de représentation du corps des femmes, de quelque chose de plein en un réceptacle vide, accompagne le changement de représentation de la terre, d’autosuffisante, nécessitant à peine l’intervention de l’homme pour être fertile, en une terre exigeant d’être ensemencée et travaillée.
Je voudrais m’arrêter sur le rituel des Thesmophories s’appuyant précisément sur cette analogie pour en montrer toute l’ambivalence, et tenter à partir de là, d’avancer dans la question que nous posions en introduction.
Nous devons la récupération de ce rituel de fertilité à la reconstitution qu’en a fait l’helléniste états-unien John Winkler8. Les Thesmophories constituent l’une des fêtes les plus anciennes du monde grec, célébrés en automne avant les pluies et les semailles des céréales, destinée à remercier Déméter pour leur avoir apporté les lois sacrées (thesmous) de l’agriculture et la civilisation comme à renouveler la fertilité de cette terre. Cette fête, appelée aussi les « mystères des femmes », est interdite aux hommes mais n’est pas un rituel féminin concernant que les femmes. Il s’agit bien plutôt d’un rituel officiel de la polis, exécutée par des femmes mariées – seul statut social reconnu dans la société grecque patriarcale. Le rituel dure trois jours. Le premier jour, les femmes remontent des fosses du thesmophorion (temple) les restes de porcelets sacrifiés, symboles féminins, ainsi que de gâteaux en forme phallique, et les mélangent aux graines qui seront bientôt semées, afin d’assurer de bonnes récoltes. Le deuxième jour est un jour de jeûne et de tristesse, évoquant ce que serait la vie sans Déméter et ses dons. Le troisième jour, enfin, célèbre la fertilité de Déméter, i.e. la sexualité et la fertilité féminine, source de toute vie et de toute richesse.
Il ne faudrait surtout pas sous-estimer la dimension positive de cette analogie entre les femmes et la nature, reconnue et célébrée dans ce rite majeur de la société grecque. C’est l’affirmation publique, collective, de la société toute entière, du pouvoir des femmes de donner la vie. Ce rituel affirme leur valeur et le fait qu’elles ne soient pas remplaçables. Comme le souligne Winkler, l’identification entre la terre et les femmes est ici très forte : la fertilisation des semences lors des Thesmophories inaugure plusieurs mois de croissance des graines dans la terre, comme les femmes portent longuement les nouvelles générations. Ce sont également les femmes qui ‘civilisent’ le blé de Déméter, le transformant d’abord en farine, puis en pain, de même que ce sont elles qui nourrissent et élèvent les enfants9.
Si ce rite affirme et rend hommage au rôle crucial des femmes dans le processus de (re)production, pour autant, on l’entend bien, ce qui pose problème, c’est précisément cet agencement femme=épouse=mère=fertilité. Les femmes semblent piégées dans cette fonction reproductrice, seul pouvoir qui leur est imparti, tous les autres – politique, intellectuel, financier – leur étant déniés. Comment retrouver ce lien, c’est-à-dire cette dimension féminine, générative, et la valeur qui l’accompagne, sans se retrouver une nouvelle fois enfermée, ni enfermer cette dernière dans cet agencement étatique de maximisation de la fertilité ? Non pas en reculant, mais en s’enfonçant encore davantage dans les chemins de la mémoire collective contenue dans la langue pour s’en réapproprier le sens.
J’ai pointé en introduction la polysémie à l’œuvre dans la figure de mother earth, pouvant expliquer sa persistance malgré son ambivalence. Il est temps de s’y arrêter. Derrière ce lien analogique entre la terre et les femmes, on entend un lien de génération entre la terre et nous. Non pas (seulement) un lien de ressemblance entre la terre nourricière, féconde et les femmes fécondes et nourricières, mais un lien d’appartenance des humains à la terre, vivants parmi les vivants terrestres.
Ce lien de génération est déplié pour lui-même dans l’un des textes sur lesquels Merchant s’appuie pour rendre compte des termes du débat sur l’exploitation minière. S’intéressant aux mythologies entourant la naissance de la métallurgie, Eliade rappelle un très vieux mythe de création de l’humanité. L’humanité aurait émergé, comme tout ce qui existe sur terre – eaux, minerais, végétaux, animaux – de la grande matrice chtonienne10. Tout ce qui vit à sa source dans la terre. Eliade souligne que ce mythe fut très largement répandu sur le sol européen et s’il n’en donne pas d’exemple à proprement parler, il montre qu’on en trouve encore de nombreuses traces dans des chansons russes traditionnelles, des mythes lapons, estoniens ou encore finlandais, racontant que les enfants viennent du fond de la terre, des cavernes, des grottes, des fentes, mais aussi des mares, des sources, des rivières.
Or ce mythe raconte tout autre chose qu’une mise en rapport de deux choses distinctes : il ne s’agit pas seulement ici de dire que les minerais poussent dans le ventre de la terre comme les enfants dans le ventre de leur mère, que la terre donne la vie comme les femmes enfantent, mais que les humains aussi viennent de la terre, que les humains aussi ont poussés dans le ventre de la terre. Ce mythe affirme un lien organique avec la terre, un lien de génération entre les humains et la terre. Humus, humusité. Ce rapport d’appartenance à la terre ne concerne pas que les femmes, par définition : la terre génitrice est génitrice de toute l’humanité, hommes et femmes. Or c’est ce point-là qui posait finalement problème dans l’analogie entre la terre et les femmes, à savoir qu’il lui est reproché d’être d’une mise en rapport de la terre avec la moitié du genre humain – la terre est féconde comme la moitié féminine de l’humanité. De là, ce reproche d’essentialisation du féminin, des femmes et de la nature.
Auto-chtone
Que s’est-il passé ? Comment sommes-nous passé.e.s d’une relation d’appartenance à une relation analogique ? Là encore, à défaut de pouvoir répondre un jour à cette question, on peut chercher des traces, mêmes spéculatives, de cette transformation. Cette recherche s’apparente en ce sens à ce que Jan Assmann appelle un travail d’histoire de la mémoire, consistant à retrouver des pans oubliés de notre passé, dont la vérité réside principalement dans son actualité11. Or si la référence à Eliade peut être problématique, ne serait-ce que parce qu’il ne s’appuie qu’indirectement sur des sources européennes de ce mythe12, nous pouvons nous tourner vers les mythes grecs de création de l’humanité tels que ré-ouverts par Nicole Loraux.
Comme le souligne cette helléniste, il faut distinguer deux versions mythiques de l’origine, un mythe de création de l’humanité et un mythe de création de l’homme grec13. Le premier raconte que l’humain est né de la terre : auto-chtone, l’humanité a surgit de la terre comme une plante sort du sol ou l’enfant de la matrice14. Mais à ce premier mythe s’ajoute un second, stipulant que l’homme (grec) vraiment homme (grec) naît des hommes et non de la terre : l’ancêtre des Athéniens est Erichthonios, né de la fécondation (involontaire) de Gaïa par Héphaïstos15. Il faut l’entendre au sens littéral : l’homme grec n’est pas né d’une femme, mais d’un premier homme né de la fécondation de la terre par un dieu masculin. Et les femmes ? L’histoire est connue : l’origine des femmes est distincte de celle des hommes, mais plus que tout, la première femme, l’ancêtre de la « race des femmes », Pandore, ne fut pas engendrée, elle fut fabriquée par Héphaïstos sur ordre de Zeus pour punir les hommes d’être en possession du feu16.
Voici l’un des mythes de création de l’humanité dont nous héritons, négligé à tort par la modernité christiannisée. Un mythe à ajouter à nos autres mythes d’origine exclusivement masculins qui lui ont succédés. Seuls les hommes (andres) sont nés de la terre, les femmes, elles, ne font que les imiter17. Non seulement les Grecs ne sont pas nés d’une femme, n’ont pas besoin du féminin pour être engendrés, mais les femmes sont exclues de leurs mythes d’origine. L’analogie entre la terre et les femmes fait partie de cette histoire-là, de ce partage entre matrice féminine (malheureusement nécessaire malgré « le rêve [grec] de vivre et de se reproduire sans passer par les femmes »18, mais alors bornée le plus possible) et (pro)création masculine – de l’humanité, de la cité et, bien sûr, de la philosophie.
Lever toutes les zones d’ombre voire les contradictions de cette histoire grecque dépasse le cadre de cette recherche. Il s’agit plutôt de faire sentir que notre présent est « visité par le passé »19, faire sentir que notre présent demande de tout ré-ouvrir. Ré-ouvrir le mythe selon lequel seuls les hommes sont nés de la terre, et de la terre des pères, patris, plus que la Terre-Mère, articulant ici autochtonie et patrie pour de longs siècles. Revenir aussi sur cette mise à distance avec notre origine chtonienne, les Grecs en tant que Grecs, on s’en souvient, « n’[étant] pas nés d’un chêne ou d’un rocher »20, mais issus des fondateurs des cités grecques, rappelant immanquablement cette même distance que ces derniers cherchent à mettre entre eux et le sexe féminin.
Mother Earth au contraire, exprime, reclaim, cette origine chtonienne, ce lien de génération avec la terre, non seulement des femmes, mais de tous.te.s les humain.e.s, vivants parmi les vivants. Ce nouveau mythe pour les terrestres dit dans sa langue ce sentiment profond de partager une même condition, un lien vital d’enchevêtrement avec tous les vivants, retrouvé à leur manière par les multiples sciences eco-etho-bio-geo-climato-logiques qui s’attachent aujourd’hui à décrire Gaia. Ce mythe ré-ouvre d’un même geste la longue histoire de l’appropriation de la génération humaine et extra-humaine dont nous héritons, aussi bien en revendiquant la dimension féminine de cette dernière qu’en commençant à re-questionner notre culture de la fécondité, peut-être la plus naturalisée de toutes.
La trame de cette histoire à ajouter à nos récits pourrait alors ressembler à ceci : l’articulation dévalorisante et mortifère entre les femmes et la nature ordonnant toute la modernité recouvre une analogie puissante, transformatrice avec la terre, qui porte elle-même en son sein un lien de génération à la terre dont nous avons été exproprié.e.s. La force de cette analogie vient de ce que cette dernière exprime à la fois un lien d’appartenance et affirme (reclaim) notre participation au renouvellement du monde, par nos pratiques de soin, de réparation, de fabulation, de vie et de mort. Dans un monde où l’idée même d’un lien entre les femmes et la nature était devenu suspect – autant qu’un lien entre les humains et la terre -, tout rapprochement devint folklorique ou enfermant, mais la radicalité du changement en cours est en train d’emporter avec elle ces résistances empoisonnées et laisse (re)apparaître les liens intimes et cruciaux nouant les corps, les sexualités et les politiques de la terre. Que le qualificatif maternel soit en train de tomber, que l’on parle aujourd’hui de la Terre plus que de la Terre-Mère témoigne de cette réinvention en cours, dépatriarcalisation de l’engendrement d’un côté, re-indigénisation de la Terre et ses habitant.e.s de l’autre. Chthulucène, Zone critique, Queer Nature. Nos devenirs terrestres ne font, je l’espère, que (re)commencer. Il est temps de se remettre à tisser.
Notes
- Je me permets de renvoyer à la préface de mon anthologie, Emilie Hache (dir.), Reclaim. Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, 2016. Cet article est tiré d’un livre en cours, Still Life. Histoires pour mes fils et autres vivants.[↩]
- Traduction française du jeu de mots féministe entre History et Herstory.[↩]
- En particulier, Starhawk, Rêver l’obscur, Cambourakis, 2015 ; Silvia Federici, Caliban et la sorcière, Entremonde, 2017[↩]
- Parmi d’autres, Henri Mendras, La fin des paysans, 1967 ; Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Gallimard, 1979[↩]
- Carolyn Merchant, The death of nature, HarperOne, 1980[↩]
- Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005 ; Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966 [↩]
- Page duBois, Sowing the Body, University of Chicago Press, 1988[↩]
- John Winkler, « Le rire de l’opprimée : Déméter et les jardins d’Adonis », in Désir et contraintes en Grèce ancienne, Epel, 1990[↩]
- idem, p. 384 et sq [↩]
- Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, Champs-Flammarion, 1957[↩]
- Jan Assmann, Moïse l’Egyptien, Champs histoire, 1997[↩]
- Eliade s’appuie principalement sur des références américaines, en particulier le mythe Zuni de la création du monde et de l’humanité, appelé aussi récit de l’émergence cf. David Abram Comment la terre s’est tue, Les empêcheurs de penser en rond, 1994.[↩]
- Nicole Loraux, Né de la terre, mythe et politique à Athènes, Seuil, 1996[↩]
- Platon, Politique, 270e[↩]
- Homère, Iliade, II, 58[↩]
- Hésiode, Théogonie, 572 sq.[↩]
- « Ce n’est pas la terre qui imite la femme, mais la femme qui imite la terre », Platon, Menexène, 237d. Comme le souligne Loraux, « qu’un tel énoncé, en soi étonnant (…), fasse ainsi l’unanimité [pousse à faire le] pari que (…) l’on ne répète pas cette affirmation comme une vérité d’évidence sans en escompter d’immenses bénéfices imaginaires », op. cit., p. 128.[↩]
- Nicole Loraux, op. cit., p. 16[↩]
- Jan Assman, op. cit., p. 29[↩]
- Platon, Apologie de Socrate, 34d, cité par Nicole Loraux, op. cit. p. 13.[↩]