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Un bassin-versant est quelque chose de merveilleux à prendre en compte : ce processus (pluie, cours d’eau, évaporation des océans) fait que chaque molécule d’eau sur terre fait le grand voyage tous les deux millions d’années. La surface est sculptée en bassins-versants – une sorte de ramification familiale, une charte relationnelle et une définition des lieux. Le bassin-versant est la première et la dernière nation dont les limites, bien qu’elles se déplacent subtilement, sont indiscutables. Les races d’oiseaux, les sous-espèces d’arbres et les types de chapeaux ou les habits de pluie se répartissent souvent par bassins-versants. Pour le bassin-versant, les villes et les barrages sont éphémères et ne comptent pas plus qu’un rocher qui tombe dans la rivière ou qu’un glissement de terrain qui bouche temporairement la voie. L’eau sera toujours là et elle arrivera toujours à se frayer un passage. Aussi contrainte et polluée que puisse être la rivière de Los Angeles aujourd’hui, on peut aussi dire que de manière plus globale cette rivière est vivante et qu’elle coule bien en dessous des rues de la ville dans des caniveaux géants. Peut-être que de telles déviations l’amusent. Mais nous qui vivons à l’échelle des siècles et non de millions d’années devons maintenir ensemble le bassin-versant et ses communautés afin que nos enfants puissent profiter de l’eau pure et de la vie qui gravite autour de ce paysage que nous avons choisi. Du plus petit des ruisseaux situés au sommet de l’arête jusqu’au tronc principal d’une rivière approchant les plaines, la rivière ne constitue qu’un seul lieu et qu’une seule terre.
Le cycle de l’eau inclut nos sources et nos puits, le manteau neigeux de la Sierra Nevada, nos canaux d’irrigation, nos stations de lavage et les saumons qui remontent la rivière au printemps. C’est la rainette crucifère dans l’étang et le pic glandivore qui papotent sur le reste d’un vieux tronc. Le bassin-versant ne répond pas à la dichotomie ordonnée/désordonnée, car ses formes sont libres, mais d’une certaine manière inévitables. La vie qui se développe à l’intérieur du bassin-versant constitue la première forme de communauté.
Le programme d’un conseil de bassin-versant commence de manière modeste : « essayons de réhabiliter notre rivière de telle manière que le saumon sauvage puisse s’y reproduire de nouveau. » En essayant de compléter ce programme, une communauté est susceptible de devoir lutter contre l’industrie forestière commerciale en amont, l’accaparement de l’eau pour sa vente en aval, la pêche au filet taïwanaise au large dans le Pacifique nord et toute une série d’autres menaces nationales et internationales pour la santé du saumon.
Si une foule de gens se joint à l’effort – des gens de l’industrie forestière et du tourisme, des ranchers et des paysans bien établis, des retraités qui pêchent à la mouche, des entreprises et les nouveaux-arrivants qui vivent dans les forêts – quelque chose pourrait en sortir. Mais si cet accord commun était imposé d’en haut, ça n’irait nulle part. Seul un engagement populaire sur le long terme pour préserver le territoire peut apporter la stabilité politique et sociale nécessaire à la conservation de la richesse biologique des régions californiennes.
Toute la propriété des terres publiques est en fin de compte tracée dans le sable. Les limites et les catégories de gestion ont été créées par le Congrès et le Congrès peut s’en débarrasser. La seule « juridiction » qui durera dans le monde de la nature sera le bassin-versant, et même celui-ci change légèrement au fil du temps. Si au cours du 21e siècle, une pression de plus en plus forte a pesé sur les terres publiques pour qu’elles soient ouvertes à l’exploitation et à l’utilisation, alors les locaux (les populations du bassin-versant) seront les derniers (et peut-être les plus efficaces) remparts possibles. Espérons que nous n’en arrivions jamais jusque-là.
Le mandat du gestionnaire des terres publiques et celui des gens du Fish and Wildlife Service les orientent inévitablement vers les questions liées aux ressources. Ils proposent de faire ce que nous pourrions appeler un « biorégionalisme écologiste ». L’autre mouvement, qui vient des communautés locales, pourrait être appelé « biorégionalisme culturel ». Je voudrais à présent me tourner vers le biorégionalisme culturel et les idées qu’il contient en matière de réalisations concrètes pour l’Amérique de la fin du millénaire.
Habiter les lieux – la notion est connue depuis des décennies et est habituellement rejetée comme étant provinciale, arriérée, ennuyeuse et potentiellement réactionnaire. Mais il existe à présent de nouvelles dynamiques. La mobilité qui a caractérisé la vie américaine jusque-là touche à sa fin. On pourrait voir dans le fait que les Américains déménagent de moins en moins la possibilité, la première depuis plus d’un siècle, de redonner une chance à la démocratie participative.
Daniel Kemmis, le maire de Missoula, dans le Montana, a écrit un bon petit livre intitulé Community and the Politics of Place1. M. Kemmis souligne le fait qu’au 18e siècle le terme républicain était synonyme d’une politique de l’engagement communautaire. La première pensée républicaine a été élaborée à l’encontre des théories fédéralistes qui souhaitaient gouverner en équilibrant les intérêts concurrents, en mettant au point un ensemble de procédures formalistes, en maintenant l’équilibre des pouvoirs (ce qui menait à des auditions devant des experts putatifs) en lieu et place de discussions directes entre parties adverses.
Kemmis cite Rousseau : « Il ne faut assembler personne pour cela : au contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime de la politique moderne. » Quel principe organisationnel permettrait de rassembler les citoyens ? Il en existe plusieurs et tous, à leur manière, ont leur utilité. Les gens se sont organisés par appartenance ethnique, par religion, par race, par classe, par catégorie d’emplois, par genre, par langue et par âge. Dans une société extrêmement mobile où les gens n’ont de cesse de bouger, l’organisation thématique est parfaitement compréhensible. Mais le lieu, le plus vieux des principes organisationnels (après la parenté), s’est développé récemment aux États-Unis.
Kemmis avance l’idée « que les gens découvrent leur pouvoir de citoyens en habitant dans un même lieu s’ils y restent assez longtemps ». En s’ancrant dans un lieu, les gens participeront de manière volontaire aux projets de la communauté, rejoindront les conseils d’école et accepteront d’être nommés et élus. Les esprits bien formés, qui sont souvent contraints par la politique de leur compagnie ou de leur agence à se déplacer en permanence, contribueront de manière significative à la vie de leur quartier si on les autorise à rester à un endroit. Et puisque les élections locales s’occupent des problèmes du moment, beaucoup plus de gens viendront voter. La vie civique s’en retrouvera renforcée.
Ceci ne sera pas un « nationalisme » avec tous les dangers qu’il comporte, tant que le sens des lieux n’est pas entièrement associé à l’idée de nation. Le biorégionalisme évolue en dehors de tout espace délimité par une politique éphémère (et souvent brutale et dangereuse). Ils nous font croire que la « citoyenneté » existe dans un lieu appelé (par exemple) la grande Central Valley, qui compte parmi ses membres des chênes blancs, des sauvagines migratrices autant que des humains. Un lieu (qui a un climat, des insectes), comme le dit Kemmis, « développe des pratiques, crée de la culture ».
Une autre réussite de l’écologie des systèmes et de la pensée biorégionaliste est d’avoir accru notre sentiment de nature en nous faisant prendre conscience que les villes et les banlieues font partie du système. Contrairement aux biorégionalistes écologistes, les biorégionalistes culturels doivent absolument inclure les villes dans leur système de pensée. La pratique du biorégionalisme urbain (« les villes vertes ») a pris un bon départ à San Francisco. Il n’y a pas un type de milieu qui ne permette d’apprendre et de vivre en lien étroit avec les systèmes sauvages – du milieu urbain jusqu’à la plantation de betteraves à sucre. Les oiseaux migrent, les plantes sauvages cherchent à se frayer un chemin, les insectes, quoi qu’il en soit, mènent une vie sans entraves, les ratons laveurs traversent les passages piétons à deux heures du matin et les pépinières essayent de savoir qui elles sont. Il y a quelque chose de stimulant, de convivial et d’assez radical là-dedans.
Le modèle bassin-versant/biorégion/ville-État laisse entrevoir une économie d’échelle. Imaginez une ville-État style Renaissance qui a devant elle le Pacifique et derrière elle son arrière-pays biorégional qui remonte jusqu’aux sources de tous les cours d’eau qui nourrissent sa baie. La bio-ville-région de San Francisco/des rivières de la vallée/des sources de Shasta ! Je m’inspire ici de Cities and the Wealth of Nations2, un livre captivant de Jane Jacob où elle avance l’idée que ce sont les villes, non les États-nations, qui sont les vrais centres de l’économie et que la ville doit toujours être comprise comme ne faisant qu’un avec l’arrière-pays.
Cette conception non nationaliste de la communauté, pour laquelle il est essentiel de s’impliquer dans un lieu unique, ne peut pas être ethnique ou raciste. De cette idée émerge ce qui est peut-être l’élément le plus savoureux dans la réflexion qui découle d’une pensée de la politique conçue à partir des lieux : toute personne, peu importe son ethnie, sa langue, sa religion ou son origine est la bienvenue, dans la mesure où elle mène une vie en bonne intelligence avec les lieux. La région de la grande Central Valley ne préfère pas l’anglais à l’espagnol, ou au japonais ou au hmong. Si elle devait avoir une préférence, elle préférerait sûrement les langues qu’elle a entendues pendant des milliers d’années, tel que le maidu ou le miwok, tout simplement parce qu’elle est habituée à les entendre. Mythologiquement parlant, elle accueillera quiconque choisit de respecter les usages, d’exprimer de la gratitude, de comprendre les outils et d’apprendre les chants nécessaires pour vivre ici.
Ce type de culture en devenir est accessible à toute personne prête à faire le pas en avant, peu importe son origine. Elle n’implique pas de laisser derrière soi ses croyances bouddhistes, juives, chrétiennes, animistes, athéistes ou musulmanes, mais simplement d’ajouter à sa croyance ou à sa philosophie une acceptation sincère des valeurs profondes du monde naturel et du statut de sujet des êtres non humains. Une culture des lieux sera créée qui inclura les « États-Unis » tout en les dépassant pour intégrer le continent, la terre elle-même, « l’île Tortue ». Nous pourrions montrer aux nouveaux arrivants en provenance d’Asie du Sud-Est et d’Amérique du Sud les tracés de nos rivières, les collines les plus lointaines et leur dire : « Votre arrivée ici ne veut pas dire que vous êtes uniquement aux États-Unis. Vous vivez dans ce superbe paysage. S’il vous plaît, prenez le temps d’apprendre à connaître ces rivières et ces montagnes et soyez les bienvenus. » Les Euro-Américains, les Asiatico-Américains, les Afro-Américains peuvent, s’ils le souhaitent, devenir des natifs « régénérés » de « l’île Tortue ». En faisant cela, nous finirons peut-être par gagner le respect de nos prédécesseurs les Amérindiens, qui sont encore présents et qui essayent encore de nous apprendre à savoir où nous sommes.
La connaissance du bassin-versant et le biorégionalisme ne sont pas uniquement de l’écologisme, pas uniquement un moyen de résoudre les problèmes sociaux et économiques, mais un changement d’attitude qui vise à résoudre les problèmes naturels et sociaux à travers la pratique d’une citoyenneté profonde ancrée à la fois dans le monde social et naturel. Si le sol devient notre terrain d’entente, le dialogue collectif (humain et non humain) va pouvoir recommencer.
Californie : herbes dorées, brouillard gris argenté,
Séquoias vert-olive, chaparral bleu-gris,
Collines serpentines argentées.
Granit blanc aveuglant,
Falaises rocheuses maritimes bleu-noir.
– Ciel bleu d’été, eau de marécage marron,
Raides rues violettes – villes de crème chaude.
Nombreuses couleurs de la terre, nombreuses couleurs de la peau.
Traduit de l’anglais (américain) par Christophe Roncato Tounsi.
La version intégrale de ce texte de 1992 et bien d’autres pépites du même auteur sont disponibles dans le recueil Le sens des lieux, Éditions Wilproject, 2018.
Les collectifs en lutte pour la protection de l’estuaire de la Loire ont besoin de monde et de soutien pour continuer à bloquer les travaux ! Pour rejoindre et aider la lutte du collectif Stop Carnet et de la Zad du Carnet contre l’extension du port de Nantes-Saint-Nazaire et la bétonisation de 110ha d’espaces naturels (dont 51ha de zones humides) dans l’estuaire de la Loire, rendez-vous sur place, au lieu dit La Péhinière, à Saint Viaud (44), sur leur site et leurs pages Facebook là et là.
Pour plus d’informations sur la lutte et le projet de “parc éco-industriel dédié aux énergies renouvelables”, vous pouvez aussi lire les deux articles que Reporterre a consacré à la question et qui situent bien le contexte. C’est ici et là.