Votre lettre est magnifique, parce qu’animée par les passions politiques les plus généreuses. Vous auriez pu dire : « Monstres, quel monde pérennisez-vous en ne boycottant pas ce festival ! ». Vous dites : « Quelle culture voulons-nous nourrir ? », et bien sûr, on nourrit, on favorise toujours en contre, mais ce n’est déjà plus le même monde qu’on ouvre, ni la même tonalité de relations. On ne retrouve pas non plus dans votre lettre les sophismes par glissement si courants dans les textes bassement polémiques1. Ce qui est convaincant, c’est que ce n’est pas une critique abstraite et vague du « système » qui vouerait tout contact avec de l’argent aux gémonies : dans votre analyse précise, ce n’est pas le fait que BNP Paribas soit une banque qui rend tout ça condamnable, mais le fait documenté qu’elle soit le plus grand investisseur européen dans les énergies fossiles. Ces pratiques sont objectivement contradictoires avec le mot d’ordre du festival. Cela mérite vraiment attention, cette affaire.
Quelle lettre revigorante, quelle belle discorde qui nous force à penser, dans un événement qui aurait pu être feutré et tristement consensuel ! Pour tout ça, merci.
L’amitié
Néanmoins, nous ne boycotterons pas ce festival. La première raison, d’abord, pour ne pas parer ce message des faux atours de la pure rationalité idéologique : c’est l’amitié. Pour plusieurs d’entre nous, c’est notre éditeur qui organise ce festival, il y joue un rôle central, or c’est lui qui nous permet de produire des effets par l’écriture, et c’est aussi là que nous nous sentons utiles à la cause. Or, chez cet éditeur et sa nébuleuse d’auteurs, nombre d’entre eux sont devenus des amis, et ce sont ces amis qui nous ont invités. Ils nous ont invités à parler avec des amis, qui défendent des projets forts et des idées radicales que nous défendons aussi. Donc, par loyauté tranquille envers cette nébuleuse d’amis, nous refusons de répondre au problème réel que vous pointez (le risque de participer au greenwashing de BNP Paribas) par un boycott symbolique, à notre sens sans effectivité. Le boycott n’est pas la seule réponse possible à ce trouble, voici notre ligne.
Nous confessons ce faisant la faiblesse de faire passer nos amitiés réelles, de vivant à vivant, avant les gestes abstraits et définitifs contre des ennemis de principe, ce qui fait de nous de piètres Saint-Just, entre autres impuissances.
Et oui, ce faisant, il faut habiter dans le trouble de cette phrase si juste de votre lettre : « Les amis de nos amis ne sont pas toujours nos amis ».
La limite du boycott
Votre lettre ouvre un débat, parce qu’il ne s’agit pas d’une leçon de morale, mais d’une réflexion de stratégie politique. Parlons donc stratégie.
Le boycott est une arme puissante quand c’est une arme réelle. C’est un moyen d’action quand il permet d’agir en attaquant l’économie réelle d’un groupe. Comme les grandes entreprises ont de grands frais fixes, un boycott des produits même minime quantitativement peut déstabiliser massivement l’entreprise, et produire des effets économiques la forçant à revoir sa politique d’investissement. C’est cette réalité économique précise du boycott qui en fait un outil effectif. Ici, ce que vous demandez n’a rien à voir. Il s’agit d’un boycott d’un autre ordre, qu’on peut appeler symbolico-médiatique, et qui ne bénéficie pas de l’effet de levier évoqué plus haut : renoncer à se présenter au festival n’aura pas cette force de contrainte sur BNP Paribas. Ce qui ne veut pas dire que votre solution est nulle et non avenue, mais qu’elle surestime son effectivité, et donc sa nécessité. C’est pourquoi nous contestons que le boycott soit la seule option défendable.
Mais la lettre, avec sa hauteur de vue sur toutes ces questions, a anticipé cette objection, et vous répondez que même si ce n’est pas un boycott réel, reste que si l’on ne boycotte pas, on sera invariablement récupérés. Le boycott devient ici mesure prophylactique, et plus outil économique et politique. Or cette analyse ne nous convainc pas du tout.
Voici le passage qui nous dérange vraiment dans votre texte :”La salle de conférence, avec sa ribambelle d’intellectuel-le-s à la mode, devient une aile des services de relations publiques (RP) des entreprises, dont le travail consiste à détoxifier la marque en élaborant un storytelling qui la rendent désirable et digne de confiance”. Là, nous voulons réagir : participer à un événement sponsorisé en partie par BNP Paribas, parmi une vingtaine d’autres mécènes, ne transforme pas les conférenciers en chargés de relations publiques de cette entreprise à leur insu, en porte-paroles de celle-ci. C’est le moment où le propos ne relève plus de l’analyse politique, mais de l’inconscient idéologique. Il y a derrière cette affirmation un imaginaire et un postulat dérangeants. L’imaginaire auquel nous n’adhérons pas, c’est celui qui assimile un contact même indirect avec un acteur économique à une forme de recrutement, à la manière du mode opératoire du diable dans la théologie chrétienne. Le postulat dérangeant, fortement lié à cet imaginaire, c’est que c’est attribuer une puissance proprement démesurée, quasi magique, à cette entreprise (que nous ne lui reconnaissons pas), capable, par le simple fait d’avoir son logo sur le programme, de retirer à tous les intervenants et aux membres du public qui les écoutent, leur agentivité, leur intelligence critique, leur lucidité, leurs fins propres. Tout le monde deviendrait des représentants et des moutons, car tous auraient bu l’eau où a été versé le poison. C’est une compréhension de la situation commandée par la crainte fantasmatique d’une “contamination” morale, et non par une analyse précise des conséquences concrètes de la participation à un événement sponsorisé, parmi beaucoup d’autres, par BNP Paribas. Et l’inconscient de cette phrase est bien théologique. Comme le prêcheur éveillé du christianisme qui seul voit le Malin, elle nous dit : « Vous faites son œuvre sans le savoir, pauvres de vous ». Ce faisant, croyant nous sauver, il nous condamne. C’est une pratique ambiguë de l’amitié.
De telle sorte que finalement, les raisons de boycotter ce festival, puisque ce n’est pas un boycott réel, avec une efficience économique, relèvent d’autre chose : une sorte de boycott noli me tangere prophylactique et symbolique. Et les motifs de boycotter, une fois cette nuance faite, semblent moins évidemment défendables. Dans cette perspective, si nous boycottions ce festival maintenant, ce serait plus par convenance personnelle : par confort psychologique, par souci d’innocence, pour lisser la tension morale en soi, et par peur de l’opprobre morale, d’être jugés comme des compromis, des corrompus et des social-traîtres, par le camp des purs de la gauche verte – et ça ne fait pas là de très bonnes raisons à nos yeux.
Défendre un pluralisme des solutions
Parce que finalement toute cette affaire est à fleurets mouchetés, que les dommages d’y aller comme de ne pas y aller sont faibles, c’est donc une magnifique occasion de débattre entre diverses sensibilités et modes d’action de gauche, pour recréer cette convivialité conflictuelle dont nous aurons besoin si l’on veut faire une force solide dans le futur compliqué qui vient (et non, ce ne sont pas les réformistes contre les révolutionnaires, c’est bien plus compliqué que cela).
Le point central sur lequel nous ne sommes pas d’accord avec vous, c’est qu’il n’y aurait qu’une seule solution au problème que vous avez porté à l’attention de tous : boycotter, annuler notre participation au festival. Nous refusons la dimension monopolistique de votre solution. Il y a à notre sens d’autres réponses possibles, qui peuvent certes moins se ranger sous la bannière de la pureté ou de la cohérence : elles peuvent se ranger néanmoins sans difficulté sous la bannière de la probité. Il s’agit de clarifier en effet ce qui serait de l’ordre du manque de probité dans cette situation : ce serait réaffirmer notre participation à ce festival tout en niant le trouble, en refusant de le regarder en face (« je ne vois pas le problème », « cela s’est toujours fait », « c’est faire beaucoup de bruit pour pas grand-chose » etc.). Or ce n’est pas ce que nous comptons faire.
Boycotter maintenant, ce serait faire faux bond à tous, les organisateurs en les laissant devant le fait accompli de leur erreur, les amis qui parlent ou participent, les gens qui se sont inscrits pour écouter et échanger. Cet acte négateur pour rester pur et cohérent, nous n’en voulons pas. Nous avons dialogué avec les organisateurs, entre nous, sur comment sortir par le haut de cette histoire, sans claquage de porte au dernier moment qui laisserait tous les autres en plan, jugés moralement, stigmatisés : « Vous qui restez, vous qui avez mis ça sur pied, vous qui n’avez pas vu, vous êtes des aveugles ou des traîtres ». Merci pour votre appel, mais nous avons déjà choisi l’amitié, et donc non, nous ne jetterons pas amis, organisateurs, visiteurs, aux orties pour faire un geste symbolique. Nous resterons sur le navire, et travaillons à changer le cap sur ce point si grave.
Nous revendiquons qu’il y a d’autres manières d’être à la hauteur du problème important que vous avez amené en pleine lumière, un pluralisme dans les manières justes de répondre à un enjeu politique décisif. Et à n’en pas douter, d’autres participants à ce festival, comme d’autres invités de tous les évènements sponsorisés du monde, inventent et inventeront des manières multiples de répondre à ce trouble. Et pour être francs, reconnaissons que ce n’est pas à vous, artistes de la résistance créatrice, qu’on apprendra qu’il y a plusieurs voies possibles pour répondre aux contradictions de ce monde.
Suite à votre lettre et à ce qu’on y a appris, nous avons ainsi mis sur pied à plusieurs une première réponse : nous avons demandé aux organisateurs du festival de supprimer les logos des « partenaires » de tous les documents de communication (programme, site internet, flyers…). Ils seront juste présents sur les quelques supports déjà imprimés, parce que c’est trop tard. BNP Paribas et d’autres ne bénéficieront pas ainsi d’une exposition et d’une publicité susceptibles de les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas : des entreprises avant tout engagées pour le vivant. Le public ne pourra pas, même inconsciemment, réévaluer positivement ces entreprises en voyant leur nom associé à l’événement sur le programme. Il n’y aura pas de profit symbolique par ce chemin-là, même minimal, pour ces entreprises. C’est une manière de reconnaître et de court-circuiter la toxicité de certains partenariats, sans pour autant renoncer à produire des effets par ce festival, à créer des rencontres, du lien et du sens autour de la question du vivant.
Parallèlement, nous avons mis en place ensemble une seconde réponse, plus ciblée. Plusieurs d’entre nous ont écrit aux organisateurs pour leur demander (amicalement et sans menaces) de rendre à BNP Paribas la somme qu’ils avaient versée pour le festival – ou de ne pas l’accepter si elle n’a pas encore été versée. Et par soutien envers les organisateurs, nous avons proposé de les aider à chercher d’autres sources de financement, en accord avec le projet du festival, pour compenser cette perte. Pour les autres sponsors qui posent question, et qui après analyse, ne nous semblent pas du tout revêtir le même degré de gravité, nous avons estimé, face à l’urgence de la situation, que l’effacement des logos était, pour cette fois, une mesure suffisante. À nos yeux, c’est l’argent de BNP Paribas qui est hautement toxique : car dans leur cas, il n’est pas douteux en tant qu’il vient d’une entreprise dont nous pouvons abhorrer les discours, les méthodes et les fins, il est inacceptable en tant qu’il vient d’une entreprise qui a choisi en conscience d’être climaticide. Comme vous le soulignez, devenir en 2018 le plus grand investisseur européen dans les énergies fossiles, renflouer en 2020 le fracking nord-américain, c’est énoncer clairement à la face du monde : « Nous n’habitons pas la même planète que vous ». C’est dire « Nous décidons, en connaissance de cause, de nous désolidariser du sort de tous les vivants qui ne sont pas nos actionnaires. Et de nous engager à détruire ce qu’il reste à détruire ». Vous avez raison, ce n’est en aucun cas compatible avec des journées de réflexion sur comment agir pour le vivant dans les années qui viennent. Dans le cas de BNP Paribas, la non-coopération nous semble ici en effet pleinement défendable. C’est une stratégie qui se tient, car par le passé, beaucoup de multinationales (Exxon, Nestlé, Coca, Goldman Sachs, Monsanto, etc.) ont réussi à diviser leurs opposants et à créer de la confusion, en laissant penser qu’ils allaient faire des efforts et que dialoguer avec eux était plus constructif que de s’opposer. Or l’histoire a montré que ce n’était pas le cas. Non-coopérer, c’est arrêter de leur accorder du crédit, ne pas « travailler avec eux », tant qu’ils n’ont pas pris la décision de cesser leurs activités climaticides ou écocidaires. Et refuser leurs financements pour des événements ou projets écologiques. Il est certainement temps de reconnaître que nous ne voulons pas tous la même chose et que tout n’est pas conciliable.
Face à ce constat partagé, nous choisissons cependant un autre chemin que vous : faire confiance à nos amis pour faire ce qui est juste ; là où un boycott n’aurait pour effet que de les forcer dans le camp « ennemi », en les étiquetant une fois pour toutes comme « complices ». Nous sommes très conscients de la nécessité du rapport de force dans ce monde conflictuel – simplement, nous choisissons de ne pas y avoir recours envers nos hôtes, ni envers nos amis.
Proposer le boycott comme solution unique, seule à la hauteur du problème, conçue comme un scalpel pour révéler les « vrais » des « faux » est à nos yeux une position délétère. Cela signifie que tous ceux qui ne répondent pas positivement à votre invitation seront épinglés comme des traîtres : chercher à vider la zone grise, à forcer la conversion radicale est une stratégie ambiguë pour qui veut construire une culture du vivant qui ratisse large. Cette logique du « eux ou nous », nous n’y souscrivons pas. La vie est plus riche, les humains plus ambivalents, plus métastables aussi. Nous voulons continuer à débattre au plus large.
Il s’agit donc de pluraliser les manières de se positionner face à ce vrai problème, pour qu’on commence à construire autour de lui, dans cette convivialité conflictuelle qui fait la puissance de la gauche. Et pas à nous épuiser dans ces guerres intestines par concours de pureté, qui ont miné les extrêmes gauches historiques dans des combats fratricides interminables, dont les forces conservatrices et destructrices se sont toujours frotté les mains avec délectation.
Voilà la question que nous vous renvoyons : êtes-vous certains de vouloir créer une formulation du problème, telle que seuls ceux qui cèderont à votre demande et boycotteront l’événement seront vos vrais amis, enfin identifiés au grand jour ? Et tous les autres, des imposteurs ? Et pour combien de temps ? Jusqu’à quelle nouvelle trahison, erreur, incohérence ? Alors qu’à l’échelle immense de la crise écologique, l’enjeu d’un front commun nourri par une discorde qui nous active sans nous fragmenter, qui nous aiguillonne sans nous stigmatiser, semble bien plus nécessaire qu’une frontière définitive entre amis et ennemis, décidée par le fait d’être un jour allé à un événement.
Nous, nous resterons quoi qu’il arrive vos amis (et ce ne serait pas la première histoire d’amitié non réciproque).
Nos deux propositions sont des premiers pas nécessaires pour y aller la tête haute, parmi d’autres à imaginer collectivement : cela ne referme pas la question de l’invention de solutions, pour ce festival et tous ceux qui suivront (votre lettre met à juste titre en avant à quel point la question des financements toxiques est omniprésente dans le domaine culturel). L’examen attentif des logos est un acquis infrangible de votre lettre : il s’agit de choisir au cas par cas. Ne pas boycotter n’est pas plus un principe que le faire, tout dépend du poids du sponsor, de l’effectivité du boycott, de la nature du trouble, d’une pesée des âmes dans les contradictions.
On imagine bien que depuis la position publique dans laquelle votre propre lettre vous met, notre action ne vous semblera probablement pas suffisante. Ce n’est pas grave, c’est encore une tension avec laquelle nous serons ravis de vivre.
De la cohérence
Reste enfin votre argument final, le plus massif, le plus décisif, puisque c’est lui en vérité qui sert depuis toujours de massue fratricide à l’intérieur du camp de ceux qui veulent un autre monde : vous nous demandez de la « cohérence ». (Et notons en passant que cette arme est impuissante sur les adversaires de ce camp, or les armes capables de blesser seulement ses amis sont par nature douteuses).
Ici, ce qu’on vise, c’est l’usage générique de l’appel à la cohérence comme outil rhétorique, sans prétendre que celui-ci résume votre position dans la lettre. On saisit l’occasion pour entrer ici dans un débat plus large sur les registres affectifs et éthiques que nous pouvons mobiliser pour faire face à la crise écologique.
« C’est une question de cohérence » : c’est le mantra du temps pour faire réagir (c’est louable) et mettre à genoux (c’est plus contestable) tous ceux qui ne sont pas cyniques. Notre réponse est simple, elle est certainement insatisfaisante du point de vue de la pure logique de non-contradiction appliquée à la vie, et pourtant elle est pour nous claire comme de l’eau de roche. C’est que la cohérence n’est pas le bon registre affectif et éthique, ni le bon espace de problèmes pour formuler le rapport de notre action à la crise écologique. Tant qu’on aura des voitures, qu’on utilisera Facebook (c’est sur Facebook que la lettre a tourné), qu’on s’approvisionnera ailleurs qu’auprès d’un circuit court sans intrants (continuez ici la liste à l’infini), on ne sera pas cohérent. Être Français aujourd’hui est fondamentalement incohérent. C’est hériter d’un système d’infrastructures techniques, énergétiques et économiques qu’on ne peut pas balayer d’un revers de main, dont on ne peut pas se sortir par une simple désertion personnelle ou en tribu. Sans même partir en vacances en avion, sans même rien faire, notre forme de vie et notre empreinte énergétique de citoyen de la France sont intrinsèquement incompatibles avec la capacité de charge de la Terre. Ce monde aujourd’hui n’est pas compatible avec la cohérence personnelle : ou bien il faut en conclure que nous ne sommes pas de ce monde, et faire sécession absolue, ou bien en conclure que la cohérence n’est pas le bon registre de penser et de sentir, car le monde du pétrole est aussi celui de la société d’abondance et de protection sociale dont nous avons joui, et qui a été sur certains points émancipatrice (paradoxe de plus à métaboliser). De là, on soutient simplement que la cohérence dans un monde incohérent n’est pas l’espace de problème émancipateur pour avancer.
Un ami paysan nous a dit récemment : « Paysan, c’est compliqué, on est toujours dans la contradiction. La nature on l’aime, on fait ce métier pour vivre auprès d’elle, et en même temps elle nous emmerde. On veut la laisser tranquille, et parallèlement on l’exploite. On essaie de la mettre en valeur et aussi on la maltraite. C’est un partenaire et un adversaire ».
Certains pourraient lui dire : « Monsieur, s’il vous plait, soyez en cohérence avec vos idées ». Ce serait une erreur, et une violence de plus dans un monde qui n’a vraiment pas besoin de plus de violence.
Car justement, ses idées sont très claires : c’est son rapport normal au milieu qui est foncièrement ambivalent, et son idéal de vie est d’habiter cette incohérence et de trouver des voies en elles qui résonnent avec justesse, qui ont les égards ajustés. Le mythe du paysan pur partenaire de la nature, qui n’est qu’amour et soin, ne tient pas une seconde quand il faut nourrir même une petite communauté. Au niveau le plus basal, cultiver passe nécessairement par l’exercice quotidien d’un droit de vie ou de mort : il s’agit par exemple de faire mourir certaines associations de plantes pour permettre la prospérité de celles qu’on veut manger ; d’empêcher sans relâche un écosystème forestier de s’installer pour maintenir un champ ouvert. Être paysan, c’est entretenir chaque jour un rapport à la nature ambigu, et cette ambiguïté n’est pas la limite du métier, mais son cœur battant.
Nous avons le même rapport au monde qui nous a fait, avec son histoire compliquée, ses héritages foireux, les conquêtes de ses luttes et des forces de vie en lui, que ce paysan envers la « nature » : nous voulons être les paysans de ce monde, et c’est comme tels qu’on veut le changer, on ne nous le prendra pas à grands coups d’appel à la cohérence.
Croire qu’il faut atteindre la cohérence pleine comme forme de vie, que l’incohérence est une tare, pour le dire brutalement, c’est un désir de vivre hors sol : c’est le symptôme de ceux qui ne veulent pas hériter ; qui veulent faire table rase, qui veulent se réinventer comme si on pouvait le faire à partir de rien, sans les tiraillements d’être lourds des sédiments d’hier. Mais nous sommes lourds du passé. Ce n’est pas seulement un poids, c’est un lest, c’est un terreau, c’est un bruissement de possibles, c’est une acceptation que nous sommes aussi, du dedans, le monde qui pose problème, et qu’il y a des richesses à chérir dans ses héritages. C’est bien d’ailleurs parce que nous héritons des infrastructures techniques, énergétiques, économiques et philosophiques de la modernité tardive, que nous ne sommes plus en accord avec elle, car regardons les choses en face : ces infrastructures sont aussi à l’origine des mouvements critiques qui font qu’on ne s’y reconnaît plus. Elles ont façonné les conditions de vie qui nous ont faits comme des gens qui peuvent les refuser, elles ont fait les privilèges dont on a joui et qui nous ont permis de nous construire à l’abri de la violence pétaradante du monde, et de désirer d’autres formes de vie. Et dans ce chaos la question cartographique devient : comment en hériter avec justesse, et non pas comment nier toutes les contradictions déposées dans nos corps par ce passé, pour atteindre enfin à la cohérence.
Cela ne revient pas à dire qu’il est acceptable d’investir dans les énergies fossiles : simplement, ce n’est pas à partir du registre de la cohérence que nous voulons l’attaquer. La cohérence est problématique, car elle génère deux affects qui sont tous deux toxiques, pour ses perdants comme pour ses vainqueurs : pour ceux qui en souffrent, elle génère de la culpabilité, puis du déni, mais à l’instant où ils n’en souffrent plus, où ils se sentent en cohérence avec leurs idéaux, ils accèdent alors à une sorte de sentiment de supériorité, de droit mécanique à juger, qui n’est pas non plus ce que nous cherchons. Nous ne voulons pas plus de la culpabilité d’être incohérent que du sentiment souverain d’être parmi les justes de la cohérence enfin atteinte – le second étant trop facile à dévoyer en moralisation tous azimuts et en mépris des pluralismes.
Soyons clairs : nous ne critiquons pas l’appel à la cohérence pour nous complaire dans l’incohérence, mais pour récuser leur dualisme. Nous ne voulons ni l’un ni l’autre, cohérence épurée ou incohérence cynique. Nous voulons être ailleurs, la grande évasion, si difficile puisque la force des dualismes, c’est de nous faire croire qu’il n’y a pas de terre à explorer hors des deux hémisphères de la cohérence et de l’incohérence, du progrès et de l’obscurantisme. Il s’agit, comme dit Bergson, de porter l’épreuve du vrai et du faux jusque dans les problèmes. C’est le problème de devoir choisir entre les deux qui est un faux problème, un piège, un traquenard.
La quête de cohérence est une technologie morale de la vie intérieure qui vise à faire de soi un système pur et non contradictoire, ce que n’est ni un humain ni un vivant – elle vise à faire des anges ou des IA.
La quête de cohérence appartient à un monde qui traite les contradictions comme des fautes, alors que nous voulons un monde où les contradictions sont des creusets et tensions créatrices.
Mais cependant, nous avons bien besoin d’un opérateur intime pour sentir ce désaccord avec soi-même, qui nous permet de changer : nous choisissons la justesse, ce couplage du sentiment d’injustice et de la probité. En bons Spinozistes, nous parlons seulement ici de la dynamique des affects : à partir du postulat que la culpabilité n’est jamais, jamais créatrice, et que l’appel à la cohérence est avant tout mère de culpabilité, nous revendiquons un autre registre transformateur : habiter l’incohérence en cherchant la justesse.
Cela peut sembler une querelle de mots, une querelle abstraite, mais nous demandons : deux mots qui semblent proches, deux sensations intérieures, si l’une génère de la culpabilité individuelle et collective, et donc le déni, l’impuissance et le dogmatisme – et l’autre non, est-ce seulement une querelle de détail ?
La justesse, c’est une recherche d’égards négociés et fragiles, toujours à refaire, par analyse concrète des situations concrètes : c’est tenter de marier des contraintes et des contradictions radicalement, mais avec décence, en acceptant qu’on est de ce monde. C’est explorer des ruses et bricoler des solutions qui donnent le sentiment précaire d’avoir été probe, mais jamais celui, inquisitorial, de la pureté.
Poser le problème de notre rapport à la crise écologique en termes de cohérence personnelle crée en fait une culpabilité tellement intense qu’on finit par changer ses pratiques parce que cela apaise le trouble vécu. Mais à nos yeux, l’enjeu d’un monde si compliqué n’est pas d’apaiser le trouble personnel : c’est d’habiter le trouble collectif et d’en faire bouger les lignes. Et le trouble collectif aujourd’hui est simple : nous sommes d’un monde où la cohérence est impossible, et l’enjeu est de nous faire cheminer en meutes, avec toutes nos infrastructures techniques et énergétiques, vers un monde où elle sera moins inconcevable, peut-être plutôt sous la forme d’un art des conséquences.
Chercher la cohérence à tout prix est un problème de confort psychologique, et nous n’avons que faire du confort psychologique, nous voulons habiter l’inconfort, comme notre manière d’être vivant instable, et ce déséquilibre comme un vecteur de pensée, de sentir et d’action. Sans doute est-ce là notre manière à nous de vouloir plutôt être concrètement responsables, à des échelles à chaque fois locales, avec des manières qui ne seront jamais « assez » du point de vue, bien plus abstrait, du passage en force (et si aisément tout-terrain) que constitue le jugement de la cohérence.
Pour le dire frontalement, et déplacer définitivement le débat dans un autre espace de problème, de sentir : nous sommes et resterons incohérents, ce n’est pas le signe d’une faute morale ou d’une malédiction, mais de notre condition de vivant héritant de la modernité, nous n’en sortirons pas, et nous ne nous en laverons pas, nous en subissons les tensions, elles nous font et nous aiguillonnent, nous les reconnaissons comme notre identité mouvante, notre trouble et notre chemin, basta, c’est réglé, maintenant allons-y.
La question devient : y-a-t-il des coalitions possibles entre ceux qui cherchent la cohérence pleine et ceux qui préfèrent chercher la justesse en habitant l’incohérence ? Nous souhaitons que oui.
La culture du vivant dont nous avons besoin
Mais une dernière fois, que faire de constructif de cette lettre qui mérite des réponses à sa hauteur ?
L’autre fécondité possible de cet appel à voir, c’est qu’elle force à ouvrir une enquête collective sur la culture du vivant dont nous avons besoin. Car en déroulant le fil, il s’avère vite évident que ce texte touche un problème beaucoup plus grand que ce seul festival. Il tient en une phrase : la culture du vivant qu’il nous faut insuffler pour rendre ce monde plus vivable pour humains et non humains devra devenir hégémonique, au sens de Gramsci, pour produire ses effets. Or elle ne pourra pas le faire sans passer en partie par les canaux et médiums dominants de la culture, et ces derniers sont tissés par des liens forts avec des acteurs économiques dont les pratiques sont en partie ou tout entières destructrices, appartenant ce faisant à un système qu’il faut combattre et transformer par cette culture. La quadrature du cercle à chaque petit-déjeuner, donc, la vie quotidienne au capitalocène. Nous n’avons pas la solution, mais nous avons un bien joli problème.
Une culture du vivant, alors, ça ne pourra pas être juste une autre forme culturelle avec un contenu moins anthropocentrique et anthroponarcissique, mais avec les mêmes réseaux matériels et financiers. Ce devra être une autre culture dans ses soubassements économiques, qu’on ne peut plus cacher.
Mais ce n’est pas un problème d’idéologie, de pureté ou de cohérence, c’est un problème de navigation au plus juste dans l’ambivalence – une décision du trouble qu’on choisit d’habiter.
Amicalement donc,
Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual
Avec l’amitié de :
Cyril Dion, Vinciane Despret, Nancy Huston, Anne-Sophie Novel, Lionel Astruc, Dominique Bourg, Éric de Kermel, Julieta Cánepa, Pierre Ducrozet, Rob Hopkins, Alain Damasio
Notes
- Sauf quand vous évoquez allusivement le fait que Françoise Nyssen a été ministre sous Macron : ça n’a rien à voir avec le sujet, c’est de la stigmatisation par glissement. Trouver un moyen d’atteler le nom de X au nom de Y qui est répugnant spontanément, par colère agglomérante, et il en restera toujours quelque chose. Certes, mais c’est de la triste rhétorique. Cette tentation sophistique corrompt les belles choses que sont les débats argumentés sur les voies justes en politique.[↩]