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Le 13 mars 2019, dans l’émission « Du grain à moudre » sur France Culture, Hervé Gardette reçoit trois chercheurs pour répondre à une question a priori peu subversive : « La 5G va-t-elle nous simplifier la vie ? ». Après quelques échanges initiaux sur l’état actuel des réseaux et les enjeux industriels de ce projet d’intensification des ondes de téléphonie mobile, le journaliste donne un tour assez inattendu à l’entretien : « Est-ce que selon vous la question de l’utilité est suffisamment posée ? On nous vend une société qui va être structurée différemment par ça, [du coup], est-ce qu’on a la possibilité de dire – mettons, la société française – nous, on préfère ne pas faire le choix de la 5G, parce qu’au regard des gains et des pertes, on préfère rester là où on en est ? ou bien, est-ce qu’une telle question est inenvisageable ? »
Pierre-Jean Benghouzi, professeur à l’École polytechnique (et ancien membre de l’Autorité de régulation des communications et des postes, l’Arcep), légèrement surpris, commence par répondre : « Non, elle n’est pas inenvisageable ». Hervé Gardette insiste alors : « Donc, on peut dire : non, on n’y va pas ». Benghouzi corrige le tir : « Non, on ne peut pas… » Quelques instants plus tard, une autre intervenante, la sémiologue Laurence Allard, répond de manière très différente : « La réponse peut être donnée par la terre elle-même, par la planète, qui peut à sa façon dire non. Parce que ce scénario socio-technique, consistant à connecter tous les objets, à multiplier les data centers, à extraire encore plus de métaux rares, est assez improbable en termes environnementaux ». Et de souligner le lien entre notre mode de vie hyper-connecté et le réchauffement climatique.
Quelques semaines plus tôt, en plein mouvement des Gilets jaunes, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, plaçait au cœur de son rapport 2019 le problème de l’inégalité d’accès aux services publics provoquée par les politiques systématiques de « dématérialisation » de ces services1. Il estimait à 13 millions le nombre de personnes en France n’ayant pas un accès aisé aux technologies de l’information et de la communication (TIC) : habitants de communes rurales, retraités, citoyens d’origine étrangère en contacts fréquents avec les préfectures – entre autres… Son rapport n’est pas à proprement parler une prise de position contre la numérisation des services publics, il peut même être lu comme un appel à accélérer l’effort de formation et de connexion de ces populations aux technologies informatiques. Mais en attendant, il demande au gouvernement et aux administrations que des guichets physiques soient partout maintenus – que le passage par Internet ne devienne pas une obligation pour les usagers. Dans un contexte où une institution aussi importante que la SNCF supprime la très grande majorité de ses guichets de gare, pour ne laisser d’autre choix aux voyageurs que d’acheter leurs billets en ligne, une telle recommandation n’est pas négligeable2.
De manière moins radicale que la question posée par Hervé Gardette plus haut, la recommandation du Défenseur des droits s’inscrit en faux contre le déterminisme technologique. Le premier met en doute le caractère inéluctable du déploiement de la 5G – ce n’est pas parce qu’elle permet de faire plus de choses et plus vite que son adoption est nécessaire et automatique. Le second met en cause l’imposition d’un usage universel d’Internet – ce n’est pas parce que certains services peuvent être rendus en ligne, que les autres modalités existant jusqu’ici doivent disparaître. L’interrogation du premier et l’exigence du second entrent en résonance avec un climat de scepticisme, voire d’inquiétude en France, devant la poursuite incessante et effrénée du développement des TIC. La critique explicite des effets sociaux et politiques des TIC était, jusqu’à il y a peu, cantonnée aux partisans de la décroissance. Elle se diffuse désormais au-delà, comme en témoigne le refus assez large des compteurs Linky dans la population, et plus récemment la crispation autour de la 5G. On n’en est peut-être pas encore au point de rejet suscité dans le passé par le programme électro-nucléaire ou les OGM ; mais une conscience partagée que l’informatisation du monde pose des problèmes politiques graves prend forme, malgré la puissance des habitudes de chacun en matière de connexion à sa tribu et au réseau mondial.
Pour que cette conscience diffuse et encore floue devienne un mouvement d’opposition, il faut précisément que le développement de la technologie cesse d’apparaître comme une fatalité. On ne peut pas s’opposer à quelque chose que l’on perçoit comme un destin écrit d’avance : si l’informatisation est un processus plus ou moins naturel, elle s’impose à tout le monde et personne ne peut aller contre. Si par contre elle résulte de politiques volontaristes des États, des entreprises, des grandes fondations, et d’efforts colossaux en matière de recherche scientifique, alors elle a au moins une part de contingence. Elle dépend de décisions ministérielles, de choix managériaux, de financements publics et privés, qui peuvent être dénoncés, contestés, voire empêchés. Malgré les enquêtes répétées de certains groupes ou journaux à ce sujet3, le caractère extrêmement volontariste, et donc évitable, du développement technologique n’est pas encore assez perçu, même dans les fractions politisées ou révoltées de la population.
S’opposer à l’informatisation du monde suppose évidemment de considérer que c’est possible – et même pensable. Cela suppose aussi de trouver que c’est sensé et même souhaitable. Je vais ici m’attarder sur quelques raisons qui devraient faire apparaître une telle opposition comme non seulement sensée, mais également indispensable. Notre dépendance aux écrans, et la réduction concomitante de nos vies à un stock d’informations, posent en effet au minimum quatre problèmes politiques majeurs : les entreprises accroissent considérablement leur emprise sur nous ; le pouvoir social a tendance à se concentrer de manière extraordinaire ; le travail est plus facilement exploité par le capital ; la catastrophe écologique en cours est nettement aggravée par la croissance exponentielle des technologies prétendument « immatérielles ». Comme on le voit, il ne s’agit pas de questions esthétiques, de partis pris sensibles ou philosophiques, qui peuvent par ailleurs légitimement entrer en ligne de compte pour juger d’un monde où les machines, les algorithmes et les procédures impersonnelles prennent de plus en plus de place4. Il s’agit de problèmes politiques essentiels, auxquels aucun partisan du progrès social et humain – de l’égalité et de la liberté – ne peut rester indifférent ; et auxquels effectivement un nombre croissant de nos contemporains sont sensibles, même si cela n’entraîne pas pour l’instant de rejet massif de la quincaillerie électronique.
L’emprise accrue des entreprises sur nos existences
Au début des années 2000, Internet devait être le vecteur d’une transformation considérable des relations entre entreprises et consommateurs. On ne comptait pas les articles, ouvrages, chroniques, annonçant la prise de pouvoir des consommateurs, enfin en mesure de s’informer et de s’organiser grâce aux nouvelles technologies. Celles-ci devaient mettre fin à l’asymétrie entre les grandes organisations industrielles, avec leurs techniques de marketing, et leur clientèle atomisée, aisément manipulable. La chercheuse américaine Shoshana Zuboff, qui vient de publier L’Age du capitalisme de surveillance, rejoignait alors les analyses très répandues prophétisant la naissance d’« un monde d’individus informés cherchant à contrôler la qualité de leur vie » et imposant leurs choix aux entreprises ; elle parlait d’« un nouveau capitalisme distribué, où la création de valeur dépend d’une nouvelle logique de distribution attentive aux besoins des personnes5 ».
Vingt ans plus tard, prétendre qu’Internet a massivement émancipé les populations de la société de consommation est devenu bien difficile. Le temps passé sur les écrans nous expose de manière approfondie à la publicité et a permis un affinement des techniques de marketing qui était difficilement imaginable au 20e siècle. Parler d’« encerclement du consommateur » (John K. Galbraith, 1967) ou de « société bureaucratique de consommation dirigée » (Henri Lefèbvre, 1958) semble bien insuffisant, pour décrire le type d’emprise que les acteurs de la grande industrie exercent sur les citoyens d’aujourd’hui.
Dans son ouvrage de 2019, Shoshana Zuboff tourne donc complètement casaque. Elle valide toutes les alarmes lancées au fil des deux décennies écoulées par ceux qui ne voyaient pas dans l’informatisation une promesse de liberté. Elle retrace par le menu les évolutions qui ont fait du World Wide Web le terrain d’un conditionnement sans précédent des individus : le tournant lucratif de Google en 2003, qui intègre le profilage des utilisateurs du moteur de recherche « à des fins de publicité ciblée » ; le passage d’une cadre de haut niveau de Google, Sheryl Sandberg, chez Facebook, en 2008, où elle importe les dites méthodes de profilage ; la mise en place de dispositifs d’espionnage de nos habitudes sur les pages du web aussi bien que dans l’électronique des voitures ; l’apparition des objets connectés ; le lancement du jeu Pokemon Go en 2016 par un ancien de Google Maps, où les chasseurs de Pokemon sont « téléguidés » dans l’espace urbain pour les amener notamment dans des enseignes qui ont payé pour faire partie du jeu6…
Pour compléter, soulignons que les individus passant un temps important sur des interfaces mises au point par les géants de l’informatique sont soumis à un rythme de sollicitations publicitaires extrêmement intense, de la simple vision répétée des logos de marque aux offres personnalisées en fonction des centres d’intérêts décelés par les algorithmes, en passant par les spots qui se déclenchent à tout bout de champ au cours de la navigation.
Internet a systématisé et automatisé le principe de l’étude de marché, base du marketing. Le marketing « traditionnel » s’appuyait sur des enquêtes laborieuses, nécessitant la création et la réunion de panels de consommateurs représentatifs de tel segment de population, puis la passation de questionnaires ou l’observation des comportements dans des faux magasins. Depuis vingt ans, la fréquentation de plus en plus massive et permanente du web a permis d’épargner une grande partie de ce travail, qui se fait maintenant spontanément, en ligne, 24 heures sur 24 et 365 jours par an. Les ordinateurs n’ont plus qu’à analyser les immenses quantités de données recueillies – sur l’apparition de telle tendance sociétale, le succès de telle offre auprès de tel public, les progrès ou régressions de la notoriété de telle marque, etc.
Le mode de vie connecté a renforcé les techniques d’influence, voire de contrôle des comportements, apparus avec la société de consommation. Les annonceurs ne s’y trompent pas puisque Internet pèse 41 % du marché européen de la publicité, presque 60 % au Royaume-Uni7. Et ces techniques risquent d’être encore renforcées par la captation permanente de données grâce aux puces RFID, et autres dispositifs de reconnaissance faciale, en cours de dissémination dans l’espace urbain et dans les foyers. On comprend pourquoi les acteurs de la grande industrie parlent de « réalité augmentée » à ce propos : c’est qu’elles en escomptent une augmentation de leur propre emprise sur la subjectivité et les habitudes des masses humaines.
Une société plus centralisée
L’idée que le pouvoir social a tendance à se concentrer grâce aux TIC découle bien sûr des constats dressés dans le premier point, mais bien d’autres exemples viennent l’étayer. Ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire moderne qu’une série d’innovations techniques rebat les cartes du jeu capitaliste et favorise l’émergence de nouveaux empires. Pour autant, le « pouvoir industriel » (pour reprendre les termes de Cohen et Bauer en 19818) acquis par les GAFAM sur les citoyens du monde entier, en seulement vingt ans, a tout de même quelque chose de remarquable.
On attendait de la micro-informatique et de la société en réseaux une décentralisation du pouvoir et de l’initiative. Vue d’aujourd’hui, l’informatisation de la vie quotidienne a au contraire consacré le pouvoir des grandes organisations sur les individus, les administrés, les consommateurs. À mesure qu’elles se « dématérialisent », ces organisations sont plus opaques que jamais aux yeux des citoyens de base, tandis qu’elles disposent de plus d’informations sur eux. Pensons au prélèvement à la source, que permettent la prolifération et l’interconnexion des fichiers du fisc, de l’Urssaf, de la Sécurité sociale, de Pôle emploi, des banques, etc. Pensons bien sûr aux compteurs Linky, prévus pour connaître à distance la consommation d’électricité des ménages, recueillir des données sur la composition détaillée de cette consommation (quels appareils sont utilisés ? combien de temps ? à quelle heure ?), et pouvoir moduler l’intensité du courant en fonction des besoins du réseau – voire, le couper quand l’usager est mauvais payeur9.
Pensons plus généralement à la logique de l’intelligence artificielle : des robots ne peuvent être mis au point, en médecine, en agriculture, en éducation, que grâce au recueil de quantités prodigieuses de données qui « entraînent » le programme informatique. Celui-ci affine sa capacité de réponse au fur et à mesure qu’on lui présente de nouveaux cas de figure. La mise au point de tels algorithmes nécessite techniquement que ces données (big data) soient mises à disposition de certains acteurs industriels ; elle induit donc en tant que telle des phénomènes de concentration, de centralisation, considérables. C’est à accepter cette concentration, cette centralisation, qu’invite le rapport Vilani sur l’intelligence artificielle10 : la « culture de la donnée » qu’il appelle de ses vœux consiste à tout faire pour que les entreprises engagées dans la robotique médicale puissent regrouper le plus de données possibles sur les diagnostics et les prescriptions effectués par les médecins, au mépris par exemple de l’engagement de ces derniers au secret médical.
Que pèsent par rapport à tout cela les blogs, les forums, les sites d’information indépendants, dont les zélateurs du web du début des années 2000 espéraient qu’ils allaient changer le visage de la société ? Quel contrepoids aux logiques centralisatrices représentent les réalisations de la galaxie du logiciel « libre », tel Wikipedia ? Dire que cela ne pèse rien dans le monde actuel serait injuste. Mais ne pas voir que ces réalisations sont marginalisées par le fonctionnement dominant d’Internet, par les logiques capitalistiques et bureaucratiques à l’œuvre derrière les écrans, relève d’un certain aveuglement11. Et l’analyse des effets de l’informatique sur le monde du travail devrait achever d’illustrer combien il est délicat d’espérer combattre, au moyen de cette infrastructure technologique, des tendances qui trouvent aujourd’hui largement leur ressort dans la dite infrastructure.
Un facteur essentiel du déséquilibre capital/travail depuis les années 1970
Pourquoi et comment la classe des détenteurs de capital et des dirigeants d’entreprise ont-ils pu à ce point inverser un rapport de forces qui leur était relativement défavorable il y a cinquante ans ? On considère souvent que les ingrédients décisifs de ce renversement sont le développement et l’autonomisation des marchés financiers, la mondialisation de la concurrence, le chômage de masse et la réorganisation des entreprises en réseaux, avec de nouvelles formes de management à la clé. Le rôle des TIC dans ces évolutions est vu à la fois comme évident et secondaire – c’est un élément important en toile de fond, mais jamais une cause fondamentale de la grande régression sociale en cours12.
Or, sans entrer ici dans le débat délicat sur le lien entre progrès technologique et chômage, il est clair que ni le formidable pouvoir acquis par la finance, ni l’intensification de la concurrence dans de nombreux secteurs, ni le management néo-libéral dans la firme en réseaux ne peuvent être dissociés du développement de l’informatique. Ainsi, c’est l’informatisation et la mise en réseau des places boursières du monde entier qui a permis l’émergence à partir des années 1970 d’un marché planétaire unifié des capitaux, ouvert 24 heures sur 24, et sur lequel les investisseurs peuvent déplacer leurs fonds d’un simple clic, des milliers de fois par jours. L’explosion vertigineuse des transactions financières, la montée en puissance des investisseurs institutionnels, ne sont pas seulement le résultat de décisions politiques, elles sont sous-tendues par une évolution technologique brutale et permanente. Qu’on en juge plutôt : « après la Seconde Guerre mondiale, un titre appartenait à son propriétaire pendant quatre ans. En 2000, ce délai était de huit mois. Puis de deux mois en 2008. En 2013, un titre boursier change de propriétaire toutes les 25 secondes en moyenne, mais il peut tout aussi bien changer de main en quelques millisecondes13. » Cette vitesse ne ressort plus simplement d’une informatisation des transactions mais d’une véritable automatisation : ce sont désormais plus de 70 % des échanges boursiers qui sont réalisés par des algorithmes ! Derrière les programmes d’austérité budgétaire imposés aux gouvernements par les marchés, derrière les exigences de rentabilité des actionnaires qui provoquent une mise sous pression extrême des salariés, voire des licenciements boursiers, il y a sans nul doute des acteurs qui défendent des intérêts ; mais il y a aussi la puissance de calcul et de transmission des ordinateurs, des réseaux et des logiciels, qui donnent concrètement leur (surplus de) pouvoir à ces acteurs.
De même, le rôle des TIC dans la possibilité qu’ont les patrons, depuis la fin du XXe siècle, de déplacer les différents segments de leur production à l’endroit du monde où les coûts salariaux, le niveau de protection sociale et de combativité ouvrière, sont optimaux pour eux – ce rôle est rarement souligné à sa juste mesure. De nos jours, un groupe industriel peut avoir sa direction à Londres, des centres de recherche à Munich et Sophia-Antipolis, des usines affiliées en Turquie ou en Tunisie, des pièces de haute précision fabriquées par des PME mises en concurrence entre elles dans le Nord de l’Italie, l’agence de marketing à Chicago, le centre d’appels pour la hotline à Bombay et les fiches de paie éditées en Pologne. Plus besoin de ces grandes concentrations de main d’œuvre comme on en voyait fréquemment dans les années 1960-70, où la conscience et l’organisation des travailleurs avaient un temps effrayé les élites économiques d’Italie, de France ou d’Angleterre : aujourd’hui, l’informatique permet de gérer de manière efficace une chaîne de production décentralisée, faites d’établissements, de filiales ou de sous-traitants dispersés aux quatre coins d’un pays et du monde. Dans cette firme néo-libérale du XXIe siècle, les TIC ont donné une nouvelle vie au taylorisme et à la bureaucratie, comme permettaient de l’anticiper il y a vingt ans les travaux de Guillaume Duval ou Danièle Linhart14. Elles jouent aussi un rôle essentiel dans l’imposition des méthodes de gestion du privé au secteur public, et dans la destruction de l’éthique du travail que ressentent de nombreux salariés des hôpitaux, des services sociaux, de la SNCF ou de l’Éducation nationale. « [L’informatique] prend du temps et de l’attention au travail vivant, en démultipliant les tâches administratives, déclarent ainsi dans leur plate-forme les travailleurs fédérés au sein du réseau de résistance au management, Écran total. Elle nous oblige à saisir des données. Elle produit ensuite des statistiques et des algorithmes pour découper, standardiser et contrôler le travail. (…) Le savoir-faire est confisqué, le métier devient application machinale de protocoles déposés dans des logiciels par des experts15 », et tout cela les empêche de traiter les usagers de manière professionnelle, ou simplement, humaine.
Bientôt le cœur de la catastrophe écologique ?
Enfin, là encore en totale contradiction avec ce que maints discours idéologiques sur la « dématérialisation » ont prétendu depuis le début du siècle, les TIC apportent une contribution majeure à la destruction des milieux de vie, aux quatre coins de la planète Terre. La production exponentielle d’appareils électroniques exige des quantités fantastiques de métaux enfouis dans les sols, et constitue donc un facteur important de l’actuel boom minier, aux conséquences écologiques catastrophiques. Si, comme le dit Anna Bednik, l’on s’apprête à extraire plus de métaux de la croûte terrestre en une génération que dans toute l’histoire de l’humanité16, la demande de l’industrie du numérique en or, argent, cuivre, tungstène, lithium, et « terres rares » (néodyme, yttrium, cérium, germanium…) y est pour beaucoup. Or, l’industrie minière est terriblement polluante et énergivore.
« Comme leur nom ne l’indique pas, les terres rares sont moins rares que difficiles à extraire. (…) La séparation et le raffinage de ces éléments naturellement agglomérés avec d’autres minerais, souvent radioactifs, impliquent une longue série de procédés nécessitant une grande quantité d’énergie et de substances chimiques : plusieurs phases de broyage, d’attaque aux acides, de chloration, d’extraction par solvant, de précipitation sélective et de dissolution. (…) Stockés à proximité des fosses minières, les stériles, ces immenses volumes de roches extraits pour accéder aux zones plus concentrées en minerais, génèrent souvent des dégagements sulfurés qui drainent les métaux lourds contenus dans les roches, et les font migrer vers les cours d’eau (…) La quantité d’énergie nécessaire pour extraire, broyer, traiter et raffiner les métaux représenterait 8 à 10 % de l’énergie totale consommée dans le monde, faisant de l’industrie minière un acteur majeur du réchauffement climatique17. »
En plus de ce qu’elle consomme et pollue pour la production de ses appareils, l’industrie du numérique contribue aussi au réchauffement climatique par les quantités faramineuses d’électricité qu’induit son fonctionnement ordinaire. L’ensemble des équipements numériques consomme aujourd’hui entre 10 et 15 % de l’électricité mondiale, selon les estimations. Mais cette consommation double tous les quatre ans, ce qui pourrait porter la part du numérique à 50 % de l’électricité mondiale en 2030 (!) – soit une quantité équivalente à que ce que l’humanité consommait au total en… 2008, il y a simplement onze ans. Ces projections vertigineuses18 sont en partie éclairées par les estimations de plusieurs études récentes, sur la puissance électrique demandée par un datacenter (équivalente à celle d’une ville de 50 000 habitants), par les 10 milliards d’e-mails envoyés chaque heure dans le monde (équivalente à la production horaire de 15 centrales nucléaires, ou à 4000 allers-retours Paris-New York en avion), par les 140 milliards de recherches sur Google chaque heure, etc19.
À cela s’ajoute la pollution générée par les déchets de cette industrie, à la mesure de l’obsolescence soigneusement entretenue de tous les produits qui nous passent entre les mains. Mais aussi la pollution par les ondes, sur l’ampleur et les conséquences desquelles aucun consensus n’existe mais sur lesquelles des inquiétudes appuyées par un certain nombre de travaux scientifiques persistent20).
Il y a quelques mois, lors d’une présentation publique de l’essai du groupe MARCUSE La Liberté dans le coma, où je dressais une partie de ce tableau, une personne dans l’assistance m’a demandé si, ce que nous voulions, c’était « désinventer l’ordinateur » ! Bien évidemment, il ne s’agit pas de ça. Désinventer une technologie qui existe n’est pas possible, quand bien même on constate qu’elle provoque des dégâts sociaux et anthropologiques supérieurs à ses avantages. La question est plutôt de savoir si les sociétés humaines, qui se disent de nos jours si évoluées, sont capables de maîtriser leurs inventions, d’en faire un usage raisonné qui intègre la possibilité d’une limitation. Cornelius Castoriadis disait ainsi qu’une société qui « se poserait explicitement la question de la transformation consciente de sa technologie » connaîtrait une forme de liberté supérieure et « une révolution totale, sans précédent dans l’histoire21 ».
Dans le cas de l’informatique, compte tenu du déferlement que nous vivons depuis plusieurs décennies, transformer consciemment les choses nécessite pour commencer un freinage, une décélération. Il s’agirait d’introduire de la contingence et de la délibération dans une trajectoire jusqu’ici exclusivement définie par l’intérêt marchand et l’idéologie du « toujours plus, toujours plus vite ». Il nous semble que c’est le sens de l’action des nombreux groupes opposés à la pose des compteurs Linky à travers la France, dont toute une partie est désormais en train d’englober la 5G dans leur périmètre de réflexion et de contestation : ces milliers de citoyens sentent qu’il y a quelque chose de problématique dans l’accumulation même des technologies, la vitesse à laquelle elles transforment leurs vies sans qu’existe jamais le moindre espace socio-politique où leur nécessité, leurs effets à long terme, le rythme et les conditions de leur développement puissent être discutés – réellement discutés. Tels des zadistes, ils réclament donc que certains grands projets industriels soient mis en pause, pour que l’ensemble de la société puisse s’informer et réfléchir à ce qui est souhaitable et à ce qui ne l’est pas. Or, pour toute une partie du camp progressiste, l’opportunité d’une telle mise en question reste peu évidente. S’interroger sur la nécessité de l’innovation permanente, voire remettre en cause l’usage de technologies déjà existantes, n’est-il pas vain ou secondaire, tant que nous vivons sous un régime de propriété lucrative, de concurrence et de profit privé ? Cela ne risque-t-il pas même de brouiller le débat politique, de détourner de précieuses énergies de la lutte prioritaire pour la redistribution économique et le changement des rapports sociaux ? À ces objections classiques, nous répondons que la technologie fait partie des rapports sociaux : elle contribue à les façonner ; elle a un impact sur le degré d’exploitation des salariés, sur la forme que prend la vie quotidienne, sur les possibilités de révolte qui sont laissées aux dominés. Vouloir changer les techniques en usage dans le sens de plus d’autonomie et de démocratie22 s’inscrit donc tout à fait légitimement dans un projet d’émancipation sociale, comme le soulignait Herbert Marcuse dès 1964 :
Le capitalisme avancé fait entrer la rationalité technique dans son appareil de production, malgré l’emploi irrationnel qui en est fait. Cela vaut pour l’outillage mécanisé, pour les usines, pour l’exploitation des ressources, cela vaut aussi pour la forme du travail, (…) « exploité scientifiquement ». Ni la nationalisation, ni la socialisation par elles-mêmes ne changent cet aspect matériel de la rationalité technologique (…). Certes, Marx soutenait que si les « producteurs immédiats » organisaient et dirigeaient l’appareil productif, il y aurait un changement qualitatif dans la continuité technique, c’est-à-dire que la production viserait à satisfaire les besoins individuels qui se développeraient librement. Cependant, dans la mesure où l’existence privée et publique dans toutes les sphères de la société est engloutie dans l’appareil technique établi (…), un changement qualitatif implique un changement de la structure technologique elle-même.
Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Minuit, 1968 [1964], p. 48-49.
C’est un tel changement d’horizon que suggèrent les escarmouches récentes autour des projets d’informatisation complète du monde : ne plus attendre un hypothétique renversement ou affaiblissement du capitalisme pour discuter des technologies souhaitables ou acceptables ; mais tenter d’empêcher ici et maintenant l’aggravation des inégalités, l’accroissement du pouvoir des couches dirigeantes et le recul de la liberté, en grippant des rouages essentiels du système par des stratégies de désobéissance civile. La proposition de réduire massivement notre usage des technologies de pointe et d’entrer en lutte contre les politiques publiques qui les promeuvent ne relève pas simplement de la morale (morale sanitaire, morale écologique, morale « existentielle », …) ; c’est aussi une proposition stratégique, qui fait le pari que s’opposer individuellement et collectivement à l’informatisation de nos vies peut nous permettre de sortir de l’impuissance, de retrouver une prise sur le monde, un levier pour nuire enfin aux puissants.
Notes
- Le rapport intitulé « Dématérialisation et inégalités d’accès aux services publics » est consultable à l’adresse https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/rapport-demat-num-21.12.18.pdf[↩]
- Voir l’article de Gaspard d’Allens sur l’action du 31 janvier en gare de Matabiau, contre cette politique : https://reporterre.net/Des-humains-plutot-que-des-machines-usagers-et-cheminots-contestent-la-numerisation-des[↩]
- Je pense notamment aux enquêtes de Tomjo, de Pièces et main d’œuvre, de la revue annuelle Z ; mais aussi aux chroniques régulières d’Alain Gras, François Jarrige et Pierre Thiesset dans le mensuel La Décroissance[↩]
- Pour une critique de l’informatisation du monde qui dépasse ces quatre points, on peut se reporter à Hervé Krief, Internet ou le retour à la bougie, Quartz, 2018 ; Pièces et main d’œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur. Contre le transhumanisme, 2017 ; et bien sûr le livre du groupe MARCUSE auquel j’ai participé : La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, 2019.[↩]
- Extrait du livre de Zuboff co-écrit avec James Maxmin, The Support Economy, Penguin, 2002, cité par Frédéric Joignot, dans son article « La surveillance, stade suprême du capitalisme ? », dans Le Monde du samedi 15 juin 2019, p. 24-25.[↩]
- Cf. Shoshana Zuboff, « Un capitalisme de surveillance », in Le Monde diplomatique n° 778, janvier 2019.[↩]
- Chiffres donnés en 2018 par l’agence médias belge Space.[↩]
- Cf. Michel Bauer et Elie Cohen, Qui gouverne les groupes industriels ? Essai sur l’exercice du pouvoir du et dans le groupe industriel, Paris, Le Seuil, 1981.[↩]
- C’est ainsi que le maire de Nice, Christian Estrosi, a demandé à Enedis d’avoir accès aux données des compteurs Linky pour savoir si les propriétaires de résidences secondaires s’étaient réfugiés dans sa ville, au début du confinement. Enedis ne semble pas avoir donné suite à cette demande (source : L’Age de faire, n°151, mai 2020, p. 18).[↩]
- Cédric Vilani, Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, rapport de mission parlementaire remis au Premier ministre en 2018, disponible à l’adresse https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000159.pdf[↩]
- Voir à ce propos la mise au point tranchée de Julia Laïnae et Nicolas Alep, Contre l’alternumérisme. Pourquoi nous ne vous proposerons pas d’« écogestes numériques » ni de solutions pour une « démocratie numérique », La Lenteur, 2020.[↩]
- Un exemple de ce genre de tableau intéressant mais fondamentalement lacunaire est fourni par Thomas Coutrot, dans Contre l’organisation du travail, La Découverte (Repères), 1999.[↩]
- D’après un rapport d’IBM cité par Alexandre Laumonnier, 6, Zones sensibles, 2013.[↩]
- Cf. Guillaume Duval, L’entreprise efficace à l’heure de Swatch et McDonald’s. La seconde vie du taylorisme, Paris, Syros-Alternatives économiques, 2000 ; Danièle Linhart et Aimée Moutet (dir.), Le Travail nous est compté. La construction des normes temporelles du travail, Paris, La Découverte, 2005.[↩]
- « Écran total, contre la gestion et l’informatisation de nos vies » (mai 2016), disponible à l’adresse https://sniadecki.wordpress.com/2016/09/13/plate-forme-ecran-total/[↩]
- Cf. Anna Bednik, Extractivisme. Exploitation industrielle de la nature : logiques, conséquences, résistances, Paris, Le Passager clandestin, 2016, p. 112.[↩]
- Célia Izoard, « Les bas-fonds du capital », in Guyane. Trésors et conquêtes, revue Z, n°12, automne 2018, p. 12-13-14.[↩]
- Proposées par Andrae Anders S.G. et Edler Tomas, in « On Global Electricity Usage of Communication Technology : Trends to 2030 », Challenges 6, 2015, p. 117-157. Dans leur rapport de 2019 pour l’ADEME, L’impact social et énergétique des data centers sur les territoires, Cécile Diguet et Fanny Lopez resituent ces projections dans un ensemble de scénarios plus ou moins extrêmes.[↩]
- Voir le rapport dirigé par Hugues Ferreboeuf pour le « think tank » Shift Project : Lean ICT- Pour une sobriété numérique (2018). Soulignons que ces statistiques établies il y a trois ou quatre ans ont toutes les chances d’être complètement dépassées suite à l’épisode de confinement que nous venons de vivre, et qui a concerné (ou concerne encore) plusieurs milliards de personnes dans le monde.[↩]
- Cf. l’article du physicien belge (et ancien eurodéputé) Paul Lannoye, « Avec la 5G… tous cobayes ? », dans Kairos n° 37, décembre 2018 (https://www.kairospresse.be/article/avec-la-5g-tous-cobayes/) ; et celui de Laury-Anne Cholez, « La 5G se déploie alors que ses effets sur la santé ne sont pas évalués », en date du 25 février 2020 pour le quotidien en ligne Reporterre (https://reporterre.net/La-5G-se-deploie-alors-que-ses-effets-sur-la-sante-ne-sont-pas-evalues[↩]
- Cornélius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 2017 (première édition : 1978), p. 307.[↩]
- Voir la mise au point extraordinairement éclairante de Lewis Mumford, dans « Technique autoritaire, technique démocratique », publié dans Orwell et Mumford, la mesure de l’homme, La Lenteur, 2014.[↩]