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En Afrique du sud, la phobie des étrangers – et particulièrement de ceux qui viennent d’autres pays d’Afrique – s’est cristallisée en une forte antipathie dirigée contre les « immigrés clandestins » dont on pense qu’ils forment une sorte de nation souterraine et fantôme (…).
J. & J. Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale.
Une plage déserte. Au large, le balai incessant des ferries, des porte-containers et des supertankers. A la verticale de la lande et de la zone portuaire, la trajectoire furtive et aléatoire de drones ovoïdes indifférents au vent. Filtrée par une double clôture, blanche et immaculée, la rumeur des poids lourds en route pour l’Angleterre donne une tonalité sépulcrale au ressac de la mer du nord. En arrière-plan, par-delà la rocade, une des deux usines chimiques de Calais. Et plus loin encore dans les terres, le beffroi cristallin d’Heroic Land1 – un nouveau parc d’attraction sorti de terre peu de temps après la destruction de la « Jungle » – dont les « Nouveaux mondes » à la gloire des personnages de mangas, de jeux vidéo et de films SF enchantent les visiteurs venus du globe entier. Sous les rayons obliques du soleil déclinant, une silhouette s’embrase à même le drapé moite de la plage. Le coureur, visage dérobé sous une capuche, se rapproche à grandes foulées des blockhaus enkystés dans les dunes herbeuses où sa trajectoire finit par croiser celle d’un autre exilé : un homme sans âge assis en tailleur auprès d’un feu, le regard perdu quelque part entre les deux rives du détroit. La première journée de l’an 2025 touche à sa fin.
La respiration encore précipitée, après un hochement de tête, le coureur s’accroupit lentement et étend ses mains au-dessus des flammes. Sans un mot, l’homme assis lui offre une cigarette. Craquement d’une allumette sous le couvert d’une paume, léger grésillement à travers un halo de vapeur et de fumée.
L’homme assis : A quoi bon courir ? Si tu regardes des images de la Terre illuminée la nuit, si tu observes les synapses phosphorescentes qui s’agitent à sa surface et nous enveloppent à notre insu, tu comprendras que nous vivons sous un dôme invisible. Tu auras beau t’entraîner, tu ne leur échapperas pas…
L’homme qui court Tu ne peux comprendre, mon cœur est là, sous cette peau ridée de sable blanc. Et à chaque fois que je martèle le sol friable de mes pas fuyants, j’en ravive le pouls. Et je sens le feu sur mon visage, le frottement incandescent du vent qui balaye les peaux mortes. Harraga !… Je suis un brûleur de frontières : j’ai brûlé mes papiers, j’ai brûlé mes dinars, mes CFA, mes shillings, mes nairas, j’ai brûlé ma vie passée, je me suis même brûlé les doigts, je ne veux plus laisser d’empreintes, juste me jeter à corps perdu. Et si je dois me faire entendre, ce sera la bouche cousue car une ombre n’a pas de voix.
L’homme assis : Mais qui donc voudrait t’entendre ? Comme si les états d’âme d’un clandestin pouvaient intéresser quelqu’un ! Quant au cœur, ne sais-tu pas qu’il nous trahit toujours. Reviens un peu sur terre, ne t’inquiète pas, le sol est bien ferme sous tes pieds. Parlons peu mais parlons bien : des ingénieurs ont mis au point des détecteurs de battements de cœur, et de souffle aussi, sans parler des capteurs d’infrarouges. Pour passer la frontière, le plus sûr, c’est de chuter dans le coma… ce qui, ma foi, est bien plus réparateur qu’un sommeil peuplé de désirs et de frayeurs insensés. Rien de compliqué, tu prends un produit, de la « tetrodotoxine » , et de l’autre côté tu te réveilles. Le TTX que je vends est un produit de qualité, du « bio » pas du synthétique, extrait uniquement du « fugu », le poisson-globe.
L’homme qui court : Tu te fous de moi, devenir cadavre-debout, c’est ça ta solution ?!… Pour rien au monde, pas même un billet pour l’Eldorado, je ne renoncerai au battement de cette poche de sang, à cette brûlure qui m’anime et me consume. Un vieux cuisinier chinois m’a raconté un jour que l’écriture est née des pas semés dans la terre par un moineau. Un mandarin qui passait par là les récolta et de leur combinaison fit éclore le premier alphabet. Je me demande souvent qui saura lire ma course…
L’homme assis : Wake up brother, Jungle finished !… Après tout ce que tu as vécu, tu ne peux abandonner si près du but. Je t’attendais, ça fait un moment déjà que je t’ai repéré. Je te file la « substance » et tu embarques sur le « vaisseau des morts » : des emplacements qu’on réserve aux migrants nus dans les chambres froides de containers sécurisés. Avec l’application d’un gel cryogénique, l’extinction du souffle et du rythme cardiaque, et toutes ces carcasses de bœuf qui font écran, les « Zombis » – c’est comme ça mon frère qu’on appelle ceux qui tentent la traversée – les Zombis passent sans problème les détecteurs d’humains. Le seul effet secondaire, une légère altération de la mémoire. Détail négligeable – nous vivons ici une vie de mort, alors autant aller jusqu’au bout.
Le coureur sursaute, comme s’il se réveillait d’un mauvais rêve, et jette nerveusement des brindilles dans le feu tout en fixant son hôte du regard.
Pourquoi me regardes-tu avec ces grands yeux ? Je ne suis qu’un passeur, je ne fais que proposer un service, un service marchand certes, mais un service tout de même : si ce n’était pas moi, ce serait un autre. Je ne prétends pas être un ange, juste jouer le rôle qui m’a été imparti, et prélever ma dîme au passage. Rien de diabolique en soi, je ne te demanderai pas de parapher un parchemin avec ton sang – çà c’est dans les films –, une poignée de main suffira. Regarde-moi plutôt comme un pionnier, je ne fais qu’obéir au mot d’ordre de l’époque : « repousser les limites », y compris celles de la vie ou de la mort…
L’homme qui court : Tu crois que je ne t’ai pas reconnu ?! … Je n’aurais jamais dû accepter cette eau douteuse que tu m’as offerte dans le désert. On m’avait prévenu pourtant : tu ne sauves que pour mieux perdre tes débiteurs. On te donne mille noms : passeur, chairman, rabatteur, logeur, coxeur, faussaire. La vérité, c’est que tu es le maître des carrefours. Je ne te blâme pas, tu n’es qu’un intermédiaire. Et un sacré farceur ! Ton agence de voyage est une arnaque, tu travailles pour les négriers sans visage.
L’homme assis : C’est ça, je la connais déjà ta fable sur le trafic d’êtres humains ! Ça me donne la nausée moi tous ces nègres qui passent leur temps à gémir sur leur sort. Et ça se croit différent, innocent parce que victime. Mais tout ce que ça veut, au fond, c’est faire du business sur les morts, les convertir en espèces sonnantes et trébuchantes, c’est ce que vous appelez « réparation ». Vous faites de l’histoire un tribunal, et de la justice une revanche.
L’homme qui court : Inutile de t’emballer, je n’ai que faire de ta culpabilité. Tu parles des « nègres » comme si ça existait vraiment. Un « nègre », c’est un homme invisible ! Il y a quelques années, c’était en 2017 je crois, je suis tombé sur une vidéo où l’on voyait un point sombre émerger de l’onde, à quelques brasses d’un bateau-bus vénitien. J’ai dû me repasser la scène plusieurs fois pour comprendre, pour réaliser ce qui se passait. « Africain ! », « laisse-le mourir ! », « rentre chez toi ! » … Sous les rires et insultes des riverains, un jeune homme à la peau sombre s’abîmait sous les eaux. J’ai appris par la suite que c’était un réfugié de Gambie, qu’il s’appelait Pateh Sabally, et qu’il n’avait que 22 ans. C’est bien jeune pour voir Venise et mourir. Ce jour-là, j’ai perçu dans l’écrin du rêve vénitien l’atrocité indicible d’un cauchemar éveillé. Aujourd’hui, c’est devenu si courant, qu’on arrive même plus à s’énerver devant tous ces flics, tous ces garde-côtes, tous ces gens comme il faut qui se fendent la poire en voyant des « bicots » et des « bamboulas » sombrer sous les eaux.
L’homme qui court s’arrête net, il est pris de convulsions. Les yeux exorbités, la voix rauque, il semble s’adresser à une foule.
Ne passez pas votre chemin, ouvrez les yeux sur l’immonde qui nous guette… A ceux qui rient de l’humanité qui se noie, j’aimerais dire ceci : le «nègre» qui agonise sous vos yeux et que vous insultez, ce «nègre» fantasmé, ce « nègre » né de la décomposition du « blanc », ce «nègre» n’est pas ! Tout simplement parce qu’il ne vit qu’au plus profond de vous. Mais que croyez-vous ? ! On ne se libère pas à si bon compte de sa part d’ombre… Oui, je sais, vous n’avez pas dit « nègre », vous vous êtes contentés de traiter Pateh Sabally en « nègre », en rebut d’humain, en vie indigne d’être vécue. Vous ne l’avez pas dit parce que «nègre» n’est pas un mot mais un aboiement qui déshumanise autant le maître que l’esclave ! Mais là où vous voyez un «nègre», moi je vois un jeune homme, je vois la promesse, le désir, le souffle, le rêve, le courage, l’humanité qui se sont éteints en vous – et que, secrètement, vous enviez.
Il faut le rappeler, « nègre » n’est pas un mot mais l’ancêtre commun de tous les clandestins. « Nègre » n’est pas un mot mais un mauvais sort : sorcellerie du capital qui transforme des humains en pièces détachées. Sachez que c’est dans les boyaux du bateau négrier qu’on a mis au point cette drôle de biologie politique qui s’attache à trier, à sélectionner, à gérer les vies dénudées. C’est en ce point qu’est née notre humanité en stock : une humanité gérée à flux tendus, convertible en sucre, en coton, en indigo, en actions, en algorithmes.
Le nègre, c’est, je vous le garantis, le nec plus ultra du travailleur flexible, le prolétaire intégral, intégralement scanné par le capital : on évalue son prix sur son cycle de vie, on calcule le coût de sa reproduction en incluant les frais d’élevage, et bien qu’on s’assure un copyright sur celle-ci, on préfère en général user les pièces d’Inde jusqu’à la corde et en importer de nouveaux lots – c’est bien plus rentable en effet que de les élever et les laisser vieillir. Oh oui, vous pouvez prendre vos grands airs, mais en attendant vous ne valez pas bien plus qu’un nègre ! Qu’importe vos noms et vos lignées, aux yeux du marché universel, vous n’êtes que « ressources humaines », c’est-à-dire bien moins que des corps ; des corps liquidés et liquéfiés, un flux qu’on pompe d’autant plus qu’on prétend l’endiguer.
Astre sombre succombant à sa propre densité, le fugitif s’effondre en un mouvement spiralé dans le sable humide et froid.
Après les avoir recouvertes de cendres, l’homme assis appose ses mains sur les tempes fébriles de son compagnon. Une, deux, trois minutes passent avant que ce dernier ne se réveille dans un sursaut, comme au sortir d’une plongée en apnée.
L’homme qui court : Ça me prend souvent ces derniers temps, je dis, je fais des choses que j’oublie aussitôt, quand je reviens à moi.
Se palpant le visage et le crâne.
Qui est là ? … Peut-on dire « je » quand rien ne nous assure qu’il s’agit bien de « nous » ? Comment dire « nous » quand « je » est un autre ?…
Un jour, après une de ces crises, je me suis vu sur l’écran du smartphone d’un ami : je dansais, je bondissais, je fendais l’air d’un sabre fictif en virevoltant sur moi-même, derviche enivré par le souffle des dunes.
L’homme assis : Ah ah ah !… Souffle des dunes ou souffle des djinns ? Tout rythme est rythme d’une course : martèlement des pieds sur le sol, martèlement du cœur sous la poitrine, martèlement des mains sur la peau tendue. On ne trace pas des lignes rythmiques impunément mon ami : les invisibles sont à l’écoute… Mais rassure-toi, tu as leurs faveurs, je le sais, j’ai mes sources. C’est une bénédiction ce qui t’arrive. Surtout quand on vient de ton milieu…
L’homme qui court : Mon milieu ?!
L’homme assis : Oui ton milieu, et n’essaie pas de faire le naïf. Tu as fait des études n’est-ce pas. D’Islamabad à Paris, j’ai rencontré un tas de types comme toi, des « personnes » qui présentent bien, qui savent « parler », qui n’ont jamais eu à travailler la terre, à vendre à la sauvette, à sonder des décharges ; des citoyens « bien-nés », produits et certifiés conformes dans des cliniques où tout est blanc et épuré. Vous avez toujours été servis par des femmes ou des descendants d’esclaves, mais chez les « Blancs », je ne sais par quelle magie noire, vous devenez d’un seul coup des « opprimés », voire des porte-parole de la « communauté ». Mais ça veut dire quoi être « Ethiopien » quand on est « Omorro », ça veut dire quoi être « Mauritanien » quand on est « Harratine », ça veut dire quoi être « Birman » quand on est « Rohingya » ?! …
L’homme qui court : Tu caches bien ton jeu mon frère, une belle rage que la tienne, et j’avoue que je préfère te voir aiguiser des mots plutôt que des lames… Oui, je sais, je suis un enfoiré de bourge, et je n’aurais jamais dû me retrouver dans cette galère ! J’avais l’avenir devant moi, j’étais un héritier, un « peau noire, masques nègres » qui glorifiait à longueur de journée les pharaons noirs et les apôtres de la négritude tout en crachant sur la négraille qui peuple les bidonvilles africains.
Mais depuis que j’ai vu le monde par les yeux des damnés, l’avenir qu’on m’avait tracé me donne la nausée : je ne veux plus vivre dans un bunker doré, je ne supporte plus les codes d’accès, les écrans de contrôle, les gardes du corps, le strip-tease de la réussite dans les soirées afropolitaines.
Durant ma traversée du continent, j’ai connu le racket perpétuel et la misère qui avilie, j’ai partagé ma couche avec des rats dans des cellules nauséabondes et bondées, j’ai servi de trophée à des militaires sahariens à la solde d’une Europe aussi arrogante qu’hypocrite. Mais j’ai aussi fait, pour la première fois, l’expérience d’une fraternité sans bornes.
L’homme assis : Arrête donc ton bla bla, tu me fatigues, les choses sont simples : il y a une frontière, il y a un passeur, il y a un candidat au passage. Alors si tu ne veux pas tenter la traversée, explique-moi ce que tu fous ici ?! …
L’homme qui court : Tu vas vraiment me prendre pour un fou, je veux juste sauver ma peau… « We didn’t cross border, the border crossed us ! »
A quoi bon traverser les frontières puisqu’elles nous traversent déjà, puisqu’elles nous suivent à la trace, puisqu’elles s’inscrivent à même notre chair. Comme ces bracelets électroniques qu’on fixe aux chevilles des hors-la-loi, comme ces puces insérées sous la peau des enfants qu’on aime tant, comme cet iris qui ouvre d’un clin d’œil le portail de notre résidence sécurisée.
A quoi bon traverser les frontières puisque nous resterons toujours sur le seuil, puisque ces murs, ces clôtures, ces barrières blindées que tu me proposes de franchir n’en sont que la forme la plus grossière. Les frontières sont devenues « intelligentes », de véritables microprocesseurs qui ne cessent de déborder les bordures des Nations, de proliférer au sein même de leur dedans au point de transformer en checkpoint le moindre point d’accès à un lieu public ou privé, et en suspect tout élément humain composant un flux.
A quoi bon traverser les frontières puisqu’elles passent au-dedans de nous où elles disjoignent au scalpel l’autochtone de l’étranger, l’homme de la femme, le blanc du noir, le laïc du musulman, l’hétéro de l’homo, le sain du pathogène, nous livrant ainsi aux métastases de la schizophrénie. Pour séparer le bon grain de l’ivraie, on a fini par étendre à l’ensemble des humains des procédés dont ne relevaient jusqu’ici que les « bipèdes migrateurs » : l’enregistrement des empreintes, l’inquisition biométrique, la détection des « personnes à risque ».
L’homme assis : Tu as raison au moins sur un point, seuls comptent désormais nos mille et un « profils », l’ombre numérique qui double chacun de nos pas et de nos actes, le « ghost » comme disent les Japonais. C’est cette hémorragie de données qui s’écoulent de nos vies que capturent et reconfigurent en permanence des nuées d’algorithmes ; et cela, pour le plus grand profit des puissances occultes du capital, dont les gouvernements et agences de sécurité ne sont plus que des courroies de transmission.
L’homme qui court : Louons la transparence, tu sais bien que c’est pour notre sécurité commune ! Par ces temps sombres, les citoyens ont le devoir d’être clairs comme de l’eau de roche. Car une guerre sans fin est menée contre un ennemi autant intérieur qu’extérieur, un ennemi d’autant plus pernicieux qu’il se cache dans les moindres replis des villes, des campagnes, des corps ; toujours prêt à s’y répliquer.
Bien que la peur de l’alien – le migrant viral – soit devenue comme une seconde nature, nous n’arrivons même plus à avoir la chair de poule. Notre peau – l’antique frontière sensible – n’est plus que surface de contrôle. Qui n’a pas éprouvé ces petites terreurs au moment de scanner les spirales de ses doigts ou la géométrie fractale de son iris ? Etre authentifié, c’est être admis parmi les « élus », du moins jusqu’au prochain scan. Se préoccuper du sort du « rejeté », celui qui n’est pas né dans le bon quartier ou sur la bonne rive, ou encore celui qui ose entrer en dissidence, c’est être déjà coupable avant même d’avoir été jugé. L’anesthésie, voilà le prix de l’immunité !
La silhouette du coureur se fige brusquement dans la pénombre. En quelques gestes rapides et efficaces, il recouvre les braises de sable, enfile une combinaison biomimétique, ne laissant à découvert que ses yeux.
L’homme assis : Tu as les sens bien aiguisés, je perçois à peine le bourdonnement des cybermolosses. On dirait, mon frère, que ta peau se dévalue de seconde en seconde.
L’homme qui court : Rassure-toi, il me reste encore quelques tours dans mon sac. Pourquoi penses-tu que sur tant de « migrants » traqués, capturés, internés, il n’y en ait qu’une petite partie qui soient finalement réexpédiée ?
Du port de Calais au Cap de Bonne-Espérance, c’est la débâcle des Nations, alors on rassure le citoyen comme on peut : pour conjurer le sort, on exhibe des murs comme autant de fétiches, de divinités protectrices, de vade retro Satanas, mais leur action répulsive sur les bipèdes migrateurs n’est qu’une diversion.
La frontière est moins mur que filtre, elle capte et gère des ressources humaines, elle est machine de tri : une matrice qui encode les fugitifs en clandestins, en ombres, en main d’œuvre d’autant plus docile qu’elle est spectrale. Il faut dire qu’employer des « vivants », je veux dire des « autochtones », est devenu hors de prix.
Tu le sais très bien, Babylon a besoin de nous : nous sommes ses domestiques, ses casques de chantier, ses ballons d’or, ses travailleurs du sexe, ses concepteurs d’algorithmes, ses médecins d’urgence, et bien sûr la cible et la matière première de sa nouvelle guerre de capture ; le business de l’enfermement. La grande chasse à courre ne vise qu’à nous maintenir dans l’au-delà, toujours à la lisière de la vie et de la loi, dans une vie nue dépouillée du droit d’avoir des droits, dans une mort indéfiniment différée.
Qui aime bien, châtie bien, tu me diras ! Le claquement du fouet, la charge du CRS, la morsure du dog, la brûlure du gaz lacrymo, la lacération du barbelé, toute cette vieille pédagogie de la cruauté a toujours eu pour objectif de sauver les damnés de leur propre indignité. « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites », disait un philosophe dont j’ai oublié le nom.
L’homme assis : Tu admets donc que les limites sont faites pour être violées. Qu’attends-tu alors pour saisir ta chance ?! Tu fais partie des héros du grand reality show, tu as survécu aux tortures des camps sahariens, aux mers démontées, aux karchers de désinfection de Lampedusa, aux dissections des trafiquants d’organes de Tripoli. Avec ta gnack, tu pourrais devenir ce que tu veux de l’autre côté. Je ne comprends vraiment pas ce qui te retient ici. La Jungle n’était qu’un campement, qu’un méga squat parmi d’autres…
L’homme qui court : Des écoles, des restaurant-cinés, des hammams, une église éthiopienne, des mosquées, un théâtre, des boulangeries, des potagers… Tu appelles ça un « squat parmi d’autres » !? On aura beau tenté d’en faire une usine de tri sélectif, un sas de déshumanisation, la frontière pourra toujours être subvertie. C’est cette possibilité de la transgression que déployait la Jungle. Tu ne te rappelles pas des paroles de Zimako, celui qui a créé l’école laïque des Dunes : « Ce n’est pas une jungle ici, c’est un forum ! », s’exclamait-il souvent. Il nous rappelait ainsi que le premier forum – la place publique où l’on délibérait des affaires communes à Rome – a été construit en dehors de la Cité, à ses portes, à ses frontières.
Bref, ce qui est périphérique peut devenir un jour central. La Jungle devait être un lieu de relégation, loin de la ville, elle est devenue finalement, en très peu de temps, l’un de ses cœurs : un espace où des personnes qui, à l’origine, n’avaient rien à voir (des Afghans, des Soudanais, des urbanistes, des artistes, des juristes, des volontaires de l’Europe entière) entraient en relation, expérimentaient d’autres modes d’organisation, faisaient circuler des savoir-faire, nouaient de nouvelles alliances, élaboraient un nouveau langage commun. De quoi saboter l’ordre humanitaire et policier de l’assistanat contrôlé.
Cosmopolis surgie de la boue, par son insolente liberté, la Jungle échappait à l’imaginaire du déchet qu’on colle toujours aux campements et bidonvilles. La Jungle, ce n’était pas ce lieu indigne dépourvu de lois, peuplé d’indigènes et de rebuts d’humains que disséquaient en direct les experts des JT. Une forêt certes, mais sûrement pas celle de Tarzan, plutôt celle des nègres marrons ! Vois-tu, le refuge forestier peut naître aussi bien au cœur des cités que dans les interzones de transit : il naît de nos détournements, de nos braconnages, de nos contrebandes, de nos pas perdus et indociles.
Je sens encore les feux de la Jungle sous les dunes. Le combat ne se livrera pas de l’autre côté puisqu’il n’y a plus ni dedans ni dehors, il se poursuivra dans le vortex chaotique des entre-mondes. Le refuge n’est ni à l’extérieur ni à l’intérieur de nous, il est à la pliure du monde et de soi, de soi et de l’autre, dans une relation suspendue qui ne se déploie que dans le mouvement même de la fugue – cette force de fuir qui fait de nos corps des ondes graphiques et utopiques.
La vraie question aujourd’hui ce n’est pas comment franchir la frontière, mais comment l’habiter, comment en faire à nouveau une ligne de faille d’où puisse jaillir le magma de l’humanité à venir. Je sais que dans le mot « frontière » on entend toujours le choc des armures, le corps à corps des combattants, la clameur des armées se faisant front. Mais avant d’être trace d’affrontement, la frontière est zone de contact, elle ne distingue que pour relier. Avant d’être des lignes, les frontières sont des lieux de vie où les humains se sont toujours réinventés en se nourrissant de l’étrangeté de leur prochain. Comme les barrières de corail, les frontières ne respirent, ne vivent que par leurs pores, leurs aspérités, leurs surfaces ajourées où se produit la fécondation réciproque de mondes incommensurables.
Cette peau par laquelle je te touche et qui ne cesse de muer, il n’y a finalement rien de plus profond. Alors célébrons ensemble nos cendres…
L’illustration principale est extraite du film L’Héroïque Lande – La frontière brûle, de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval.
Notes
- Projet « réel » de parc d’attraction à Calais dont le coût serait de 300 millions d’euros environ. « Héroïque, adj. : Qui témoigne d’un grand courage. » Communiqué de la Mairie de Calais : « En accolant au nom de la ville celui d’une activité à fort pouvoir d’image positive, il contribuera à rehausser la notoriété de la ville en France et dans les pays européens voisins. » Ouverture prévue en 2019 : http://heroicland.com/[↩]