À propos de La Chasse infinie et autres poèmes de Frédéric Jacques Temple, Collection Poésie/Gallimard (n° 548), Gallimard, 9 janvier 2020
Voilà un livre où l’on croise, à chaque page, des êtres qui bourdonnent, volent et se déploient au soleil, tous ceux que la littérature réduit d’ordinaire à l’état de spectres stylistiques ou de faire-valoir métaphoriques. Chez Temple, ce sont les oiseaux, les insectes et les plantes sauvages qui donnent leur singularité à tous les lieux traversés, à toutes les rencontres et à tous les instants. Si les humains sont là bien sûr — artistes, poètes, peintres et ami·e·s — ils ne sont jamais seuls. Et même Bach y côtoie les grands rapaces des cimes.
Heures emportez-moi
Dix poèmes pour l’Art de la Fugue, p. 72
vers les sommets incalculables
sur les ailes des gypaètes
éblouissants
emportez-moi
vastes oiseaux du temps
dans l’universel métronome
cœur en suspens
sur l’éther de cristal
où roulent les points d’orgue
Le monde de Temple, c’est un monde de la cohabitation, où nos prénoms et nos noms voisinent sur le papier avec les êtres des forêts, de la garrigue et de la mer. Et cela a quelque chose d’étrange. Une étrangeté qui raconte quelque chose sur nos coutumes littéraires, sur ceux que l’on s’attend à rencontrer lorsqu’on ouvre un roman ou un recueil de poèmes. À l’habituel narcissisme de l’espèce répond ici une perpétuelle coprésence, encore renforcée par les dédicaces et les adresses qui accompagnent beaucoup de poèmes. Les rires des amis ont toujours pour écho le rire souverain des fleurs, et aux noms des humains répondent toujours les noms des autres.
Heureux qui des amis reçoit l’hommage
Des rires et des pleurs
Et qui, poussière, ensemence la terre
Où les divinités des arbres et de la mer
Ont dansé au rythme des âges.In memoriam Lawrence Durell, p. 88
Sur le carré qui marque ton absence
Nous déposons le thym,
Le myrte, le laurier des victoires.
Le vin que nous versons au soleil sur ton ombre
A le parfum de nos présences.
Le monde de Temple, c’est aussi un monde peuplé, où chaque coup d’œil, chaque pli, chaque recoin est l’occasion d’une rencontre avec ces autres-que-nous. Dans cette omniprésence, les noms des vivants, connus ou inconnus, sonnent comme autant de compagnons familiers ou de mystères phonétiques. Asphodèles, lichens, cétoines, ours, chênes, anguilles, sphaignes, chaque poème bruisse d’une vie plurielle. Il s’en dégage ainsi l’impression persistante, non d’une contemplation romantique, celle d’un paysage qui ne serait que le miroir de l’âme, mais d’une coexistence habitée et patiente, consciente et attentive. La poésie de Temple est une poésie de tous les sens, perpétuellement tendus vers le dehors et vers l’altérité.
Je suis lac, je mélèze,
je raquette, je harfange,
je portage, j’épinette,
je boucane, je castore,
je saumone, je traineaude,
j’omble, je truite, j’ourse,
j’orignale, je mirone,
je hurone, je rondine,
j’érablise, je québèque,En marchant vers le Mont Tremblant, p. 117
le cœur en fête, je marche :
là est le Sud, aussi.
Le monde de Temple, c’est encore un monde païen, où les dieux ont des ailes, des cornes et des racines. C’est une métaphysique bizarre, à la fois proche et lointaine, comme si notre Occident familier avait cheminé vers un autre sens de l’histoire. Tous ces paysages européens semblent soudain vibrer d’aurochs, de tambours, d’Oiseaux-Tonnerre et d’une éternelle révérence pour tout ce qui vit. Comme si le poète s’adressait à nous depuis une bifurcation de l’espace et du temps. Comme si nous n’avions finalement jamais renoncé à n’être que des êtres parmi les êtres.
C’est par les veines de la terre
La chasse infinie, p. 63
que vient Dieu,
par les pieds qui sont racines
dans l’humus et la pierre,
vers les cuisses, l’aine humide
et douce
comme un herbage de varaigne,
et non du ciel
virginal
où il ne trône pas.
Sur un lit de faînes rousses
je le contemple
par les pores de l’inconscience
et j’adore la senteur fauve
qui transsude
de sa présence abyssale.
Érigé dans la folle avoine
je le traque,
l’aurochs éternel
hérissé d’angons,
dont l’œil béant m’invite
à la chasse infinie.
Le monde de Temple, c’est enfin un monde de lieux, de cartes postales en forme de poèmes. Les textes croquent un fleuve, une ville, une forêt, une région, un instant ; du Potomac à Namur, de Brocéliande au Larzac, une sieste sous un figuier, une traversée des Causses. Et là encore, tout coasse, tout pousse, tout vit. Tout persiste à explorer, à écouter, à sentir et à scruter, le mystère à jamais insondable du vivant.
Nous sommes de cette terre
dans la douce respiration
sans relâche
de la merles embruns
Parages, p. 131
nourrissent le thym
nous vivons
dans le chant solaire
de ces lumineux parages
lourds de fragrance
et de sel