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Un point de prudence avant de commencer…
La pandémie de Covid-19 et sa gestion, à la croisée des sciences et de la politique, ont suscité des débats nombreux, parfois violents. Nous connaissons tou·tes des groupes, des familles, des collectifs qui ont été déchirés par ces désaccords, aboutissant à une fragmentation toujours plus nette du tissu social en France. Tout cela est la conséquence directe de la politique d’un gouvernement qui fabrique le séparatisme comme l’envers stratégique du consentement, rendant encore plus difficile toute tentative de penser la situation autrement que sur le mode du clash.
Au sein du collectif de rédaction de Terrestres, ces désaccords existent aussi et ils ont donné lieu à des discussions parfois vives entre nous. Pour autant, nous avons toujours tenté de faire vivre ces dissensus, en les envisageant non pas comme des motifs de scission, mais plutôt comme les signes d’une vie intellectuelle et démocratique intense, dont nous essayons aussi de témoigner dans nos colonnes.
Revendiquer la fécondité de ces dissensus pour mieux faire émerger une description juste et plurielle de la situation contemporaine, voilà aussi le signe d’un attachement à ce qu’Isabelle Stengers appelle l’irréduction, c’est-à-dire la méfiance à l’égard de toutes les thèses qui impliquent, plus ou moins explicitement, « le passage de “ ceci est cela ” à “ ceci n’est que cela ” ou “ est seulement cela1 ” ».
Tenir ainsi à l’irréduction contre la réduction d’une situation à une explication définitive, c’est aussi résister à tout ce qui cherche à se draper dans la pureté de l’évidence, c’est-à-dire d’une vérité dévoilée. Ainsi, examiner la manière dont une thèse peut en faire balbutier une autre, la compléter, l’infléchir ou en renforcer la pertinence, voilà une toute autre affaire que de chercher une thèse officielle ou alternative qui révèlerait enfin le vrai d’une situation — et de préférence tout le vrai.
C’est pour ces raisons que nous avons collectivement décidé de continuer à publier une variété de textes sur la situation pandémique. Des textes qui ne reflètent pas forcément le point de vue de l’ensemble des membres du collectif de rédaction. Des textes avec lesquels certain·es d’entre nous sont même parfois en franc désaccord. Mais des textes qui nous semblent à même, par leur diversité et les rencontres qui en procèdent, d’esquisser ensemble un tableau analytique de la situation pandémique et politique.
La tâche n’est pas facile, mais nous essayons de faire de notre mieux, en respectant la temporalité qui est celle de la revue : celle du recul et de la réflexion, plutôt que celle de la réaction et de la polémique. Aussi, n’hésitez pas à nous suggérer des textes qui pourraient contribuer à ce travail lent et patient de description et d’éclairage du présent.
Bonnes lectures dans les méandres !
Le collectif de rédaction de Terrestres
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Aurélien Gabriel Cohen
Dans cet article du Monthly Review publié à la fin du mois de mars, les auteurs proposent une analyse de la pandémie avec les outils d’une géographie marxiste nourrie des apports de la « political ecology ». Une géographie absolue, mâtinée de culturalisme, accuse certaines zones, certains groupes, certaines pratiques (la consommation de viande de brousse ou d’animaux sauvage…) d’être à l’origine des pandémies. Une géographie relationnelle doit lui succéder. Celle-ci constate que ce qui transforme des circulations locales et bénignes de virus en pandémie menaçant en quelques semaines des milliards de personnes, ce sont les circuits globaux du capital. En suivant ceux-ci, on constate notamment qu’Alicia Glen, ancienne maire adjointe de New York, a précédemment travaillé chez JP Morgan. Or, cette entité financière a ces dernières années investi dans l’entreprise Smithfield, leader mondial de la production industrielle de porcs, et dans d’autres mégafermes près de Wuhan, cette concentration chassant de petits éleveurs de la filière porcs et les conduisant à partir plus loin grossir le nombre (20 000) des fermes d’élevage d’animaux sauvages en Chine. Si l’on prend en compte cette géographie relationnelle, la pandémie est-elle partie de New York ou de Wuhan ?
Dans les circuits globaux du capital, le terreau de l’apparition répétée et la diffusion massive de virus pathogènes, révélé par l’analyse systémique et relationnelle de l’écologie politique du capitalisme contemporain, est la radicalisation de ce qu’Anna Tsing a nommé le plantationocène : un mode d’habiter la Terre qui enrégimente les vivants en populations homogènes, dont la production (dans des espaces de monoculture et en cycle court) est séparée de la reproduction. C’est l’aliénation des vivants standardisés et coupés de leurs attachements écologiques complexes, sains, et privés de leur diversité. Dès lors, « une intervention réussie pour empêcher l’un des nombreux agents pathogènes, qui font la queue au bout du circuit agro-économique, de tuer un milliard de gens, implique nécessairement d’entrer en conflit global avec le capital et ses représentants locaux » et d’en finir avec cette mise au travail et cette aliénation généralisée des vivants.
Évaluation
Le Covid-19, la maladie causée par le coronavirus SRAS-CoV-2, second virus causant un syndrome respiratoire aigu depuis 2002, est désormais officiellement une pandémie. Depuis la fin du mois de mars, des villes entières sont confinées et les hôpitaux s’embrasent un à un devant l’engorgement médical provoqué par l’afflux de patients.
La Chine respire mieux, depuis que la vague épidémique initiale a ralenti1. C’est également le cas en Corée du sud et à Singapour2. En Europe, alors que l’épidémie n’en est qu’à ses débuts, un nombre croissant de pays ploient déjà sous le poids des morts, au premier rang desquels figurent l’Espagne et l’Italie. L’Amérique latine et l’Afrique commencent à voir une augmentation du nombre de cas, certains pays se préparant mieux que d’autres. Aux États-Unis, pays le plus riche de l’histoire du monde, le futur s’annonce sombre. Alors que l’épidémie ne devrait pas y atteindre son pic avant le mois de mai, les soignants et les visiteurs dans les hôpitaux se battent déjà pour avoir accès à des équipements de protections qui se raréfient3. Les infirmières, à qui le CDC (Centre pour le contrôle et la prévention des maladies) a recommandé de manière effroyable d’utiliser des bandanas et des foulards en guise de masques, ont déjà déclaré que « le système est condamné »4.
Pendant ce temps, l’administration américaine continue d’imposer aux États une surenchère sur les équipements médicaux de base qu’elle avait refusé de leur fournir dans un premier temps. Elle a également présenté le durcissement des mesures aux frontières comme une politique de santé publique, alors que le virus fait rage à l’intérieur du pays, en profitant de la mauvaise gestion du problème5.
Une équipe d’épidémiologistes de l’Imperial College a estimé que la meilleure campagne possible d’atténuation – qui consiste à aplatir la courbe des cas en plaçant en quarantaine les personnes dépistées et en appliquant des mesures de distanciation sociale pour les personnes âgées – conduirait malgré tout les États-Unis à 1,1 millions de morts et à un nombre de cas qui excéderait huit fois le nombre de lits de soins intensifs disponibles dans le pays6. La suppression de la maladie – qui vise quant à elle à mettre un terme à l’épidémie – amènerait à des politiques de santé publique proches de celles déployées en Chine, impliquant la mise en quarantaine des personnes infectées et des membres de leur famille, la généralisation de la distanciation sociale et la fermeture des institutions. Une telle politique ramènerait les États-Unis vers une fourchette d’environ 200 000 morts.
L’équipe de l’Imperial College estime qu’une campagne de suppression devrait durer au moins dix-huit mois pour parvenir à ses fins, avec des conséquences importantes en termes de contraction économique et de délabrement des services communautaires. L’équipe a proposé d’équilibrer les impératifs sanitaires et économiques en alternant les mises en quarantaine et les sorties de quarantaine, avec pour déclencheur un niveau défini de disponibilité des lits de soins intensifs.
D’autres modélisateurs ont réagi à cette publication. Une équipe dirigée par Nassim Taleb, l’auteur du fameux concept de « Black Swan », a estimé que le modèle proposé par l’Imperial College négligeait le traçage des contacts (« contact tracing ») et la surveillance porte à porte7. Mais cette réserve ne tient pas compte du fait que l’épidémie a devancé la volonté de nombreux gouvernements de mettre en place un tel cordon sanitaire (en français dans le texte, NdT). Ce n’est que lorsque l’épidémie commencera à ralentir que de nombreux pays envisageront de telles mesures et disposeront, le cas échéant, de tests fonctionnels et fiables. Comme l’a dit un petit malin : « Le Coronavirus est trop radical. L’Amérique a besoin d’un virus plus modéré, face auquel nous pourrons réagir graduellement. »8
Le groupe mené par Taleb note également que l’équipe de l’Imperial College refuse d’examiner les conditions qui permettraient d’entrainer l’extinction du virus. Une telle disparition ne veut pas dire une absence totale de cas, mais un isolement suffisant pour que des cas isolés ne produisent pas de nouvelles chaines d’infection. En Chine, seul 5% des gens ayant été en contact avec une personne infectée ont développé la maladie par la suite. C’est pourquoi le programme chinois de suppression de la maladie a la faveur de l’équipe de Taleb, dans la mesure où il cherche à réagir suffisamment rapidement pour briser la vague épidémique, sans se lancer dans un marathon chorégraphique, alternant des phases de contrôle sanitaire avec des phases de relâchement destinées à éviter une pénurie de main d’œuvre. En d’autres termes, l’approche stricte (et exigeante en ressources) de la Chine éviterait à sa population le confinement de plusieurs mois – voire de plusieurs années – auquel l’équipe de l’Imperial College recommande aux autres pays de prendre part.
Mais l’épidémiologiste et mathématicien Rodrick Wallace, l’un des auteurs de cet article, propose de renverser complètement les règles établies en matière de modélisation. La modélisation des situations d’urgence, quoique nécessaire, ne sait jamais par où, ni quand elle doit commencer. Or, les causes structurelles ont également leur importance dans la compréhension d’une situation d’urgence. Les inclure dans les modèles nous aide à mieux réagir, au lieu de chercher simplement à relancer l’économie, quand bien même celle-ci est à l’origine du problème.
« Si l’on donne suffisamment de moyens aux pompiers, écrit Wallace, la plupart du temps et dans des conditions normales, la majorité des feux peuvent être contenus avec un minimum de victimes et de dégâts matériels. Toutefois, cette capacité à contenir les incendies est fondamentalement dépendante d’une entreprise nettement moins romantique, quoique non moins héroïque : l’ensemble des efforts de régulation, persistants et continus, qui visent à limiter l’émergence des risques, à travers la mise en place et l’application de réglementations, tout en s’assurant que les équipements sanitaires, ainsi que les ressources permettant de lutter contre les incendies et de protéger les bâtiments, sont fournis à tous en quantité suffisante.
Le contexte importe face à une infection pandémique, et les structures politiques actuelles, qui permettent aux multinationales de l’agriculture de privatiser les profits, tout en externalisant et en socialisant les coûts, doivent faire l’objet de telles règlementations, afin de ré-internaliser ces coûts si nous voulons éviter une pandémie réellement massive et meurtrière dans un futur proche9. »
L’échec de la préparation et de la réaction face à l’épidémie n’a donc pas commencé en décembre, lorsque plusieurs pays du globe ont raté une occasion de réagir, alors que le Covid-19 se répandait hors de Wuhan. Aux États-Unis par exemple, cet échec n’a pas commencé lorsque Donald Trump a démantelé l’équipe de la sécurité nationale chargée de préparer le pays à une pandémie, ou bien lorsqu’il a laissé 700 postes vacants au Centre de Contrôle des Maladies (CDC)10. Il n’a pas commencé non plus en 2017, lorsque le gouvernement fédéral n’a pris aucune mesure suite à une simulation de pandémie qui a montré que le pays n’était pas préparé11. Pas plus qu’il n’a commencé, comme le rapporte un gros titre de l’agence Reuters, lorsque les États-Unis « ont supprimé le poste d’expert du CDC en Chine quelques mois avant l’apparition du virus », quand bien même l’absence de contact direct et précoce d’un expert américain sur le terrain en Chine a certainement affaibli la réponse des États-Unis12. Il n’a pas commencé non plus avec la décision déplorable de ne pas utiliser les tests déjà disponibles, fournis par l’OMS. Pris ensemble, les retards dans l’obtention des premières informations, combinés avec l’impasse totale sur le dépistage, seront indubitablement responsables de nombreux décès, qui se compteront probablement par milliers.
Mais cet échec était en réalité programmé depuis des années, tandis que les biens communs de la santé publique étaient simultanément négligés et soumis à des impératifs de rentabilité13. Un pays soumis à une diète épidémiologique, à la fois individualisée et fondée sur la logique du « juste à temps » (une contradiction totale), disposant d’à peine assez de lits d’hôpitaux et d’équipements pour les opérations normales, est par définition incapable de mobiliser les ressources nécessaires pour conduire une politique de suppression comme celle menée en Chine.
En reprenant dans des termes plus explicitement politiques les remarques de l’équipe de Taleb sur les stratégies de modélisation, l’écologue des maladies infectieuses Luis Fernando Chaves, un autre co-auteur de cet article, fait référence à la dialectique des biologistes Richard Levins et Richard Lewontin pour montrer que le fait de « laisser parler les chiffres » ne sert en réalité qu’à dissimuler l’ensemble des hypothèses sous-jacentes14. Des modèles comme ceux de l’étude de l’Imperial College limitent explicitement le spectre d’analyse à des questions taillées sur-mesure pour le cadre de l’ordre social dominant. De par leur conception même, ces modèles ne parviennent pas à saisir l’ensemble des forces de marché qui alimentent les épidémies, pas plus que les décisions politiques qui sous-tendent les réactions et les interventions.
Consciemment ou non, les projections qui en résultent placent la protection de la santé de tous au second plan, y compris les milliers de personnes les plus vulnérables qui mourraient si un pays devait mettre en place une bascule entre le contrôle de la maladie et l’économie. La vision foucaldienne d’un État agissant sur une population pour préserver ses propres intérêts ne constitue qu’une actualisation, quoique plus bénigne, de l’offensive malthusienne en faveur de l’immunité collective défendue par le gouvernement conservateur britannique et maintenant par les Pays-Bas, et qui consiste à laisser le virus se répandre sans entrave parmi la population15. Au-delà d’un espoir idéologique, il n’existe guère de preuves que l’immunité collective constituerait la garantie d’un arrêt de l’épidémie. Le virus peut aisément continuer à évoluer sous la couverture immunitaire de la population.
Intervention
Que faudrait-il faire alors ? D’abord, nous devons comprendre que, même en répondant à l’urgence de façon adéquate, nous serons toujours pris par la nécessité et par le danger.
Nous devons nationaliser les hôpitaux, comme l’a fait l’Espagne en réponse à l’épidémie16. Nous devons augmenter drastiquement la quantité de tests disponibles et la vitesse de leur mise en œuvre, comme l’a fait le Sénégal17. Nous devons socialiser la production pharmaceutique18. Nous devons mettre en place une protection maximale pour les soignants, afin de ralentir leur infection. Nous devons garantir le droit à la réparation des respirateurs et du reste de l’équipement médical19. Nous devons commencer à produire massivement des cocktails d’antiviraux, comme le remdesivir, et l’ancien traitement antipaludique à base de chloroquine (ainsi que tous les autres médicaments qui semblent prometteurs), tout en conduisant des essais cliniques afin de vérifier leur efficacité hors des laboratoires20. Une politique de planification devrait être mise en place afin de (1) contraindre les entreprises à produire les respirateurs nécessaires et le matériel de protection individuelle à destination des travailleurs du soin et de la santé, et (2) prioriser leur attribution aux lieux qui en ont le plus besoin.
Nous devons impérativement mettre en place un contingent massif pour lutter contre la pandémie et fournir la force de travail nécessaire – de la recherche jusqu’au soin – afin de nous rapprocher de ce que le virus (et tous les autres pathogènes à venir) exige de nous. Il nous faut faire correspondre la quantité de cas avec le nombre de lits de soins intensifs disponibles, mais également avec le personnel et les équipements nécessaires, afin que la logique de suppression puisse combler l’écart actuel. En d’autres termes, nous ne pouvons pas accepter l’idée de simplement survivre à l’attaque aérienne et virale en cours, pour revenir finalement à l’isolement des cas et au traçage des contacts afin de maintenir l’épidémie sous un certain seuil. Nous devons recruter dès maintenant suffisamment de gens pour procéder au dépistage du Covid-19, maison après maison, tout en leur fournissant l’équipement nécessaire à leur protection, à commencer par les masques adéquats. En chemin, nous devons également mettre entre parenthèse un fonctionnement social fondé sur l’expropriation, depuis les propriétaires fonciers jusqu’aux sanctions contre d’autres pays, afin que les gens puissent survivre à la fois à la maladie et à son traitement.
Cependant, tant qu’un tel programme ne sera pas mis en place, la plus grande partie de la population restera largement abandonnée. Même s’il faut continuer à faire pression sur les gouvernements récalcitrants, suivant en cela l’esprit d’une tradition qui s’est trop souvent perdue dans l’organisation du prolétariat depuis 150 ans, les gens ordinaires qui le peuvent devraient rejoindre les groupes d’entraides et les brigades de quartier qui émergent un peu partout21. Les professionnels de la santé publique, que les syndicats pourraient contribuer à mobiliser, devraient former ces groupes afin d’éviter que des actes de bienveillance ne contribuent à la propagation du virus.
Insister sur la nécessité d’inclure les origines structurelles du virus dans la planification des mesures d’urgence, nous offre un élément clé afin de faire passer, à toutes les étapes, la protection de la population avant les profits.
L’un des nombreux périls qui nous menace serait de normaliser la « folie des merdes de chauve-souris » (batshit crazy) qui se répand actuellement, une caractérisation d’autant plus hasardeuse que le syndrome dont souffre les patients ressemble, de façon proverbiale, à de la merde de chauve-souris dans les poumons. Nous devons conserver le choc initial, celui que nous avons ressenti en apprenant qu’un autre virus du SRAS était sorti de son refuge sauvage et, qu’en l’espace de huit semaines, il s’était répandu à travers toute l’humanité22. Le virus est apparu à l’une des extrémités d’une chaîne d’approvisionnement régionale en produits exotiques, parvenant à déclencher une chaîne d’infection interhumaines à l’autre extrémité de la chaîne, dans la ville de Wuhan, en Chine23. À partir de là, l’épidémie s’est diffusée localement, avant de grimper dans des avions et des trains, se répandant à travers le monde en suivant un réseau de transport global et structuré, descendant progressivement des grandes villes vers les plus petites24.
Si l’on excepte des descriptions du marché d’aliments sauvages avec les stéréotypes typiques de l’orientalisme, peu d’efforts ont été consacrés aux questions les plus évidentes. Comment le secteur des aliments exotiques est-il parvenu au standing lui permettant de faire cohabiter ses produits avec ceux du marché traditionnel, notamment avec le bétail qui est vendu sur le plus grand marché de Wuhan ? Les animaux n’étaient pas vendus à la sauvette, à l’arrière d’un camion ou au fond d’une ruelle. Imaginez tous les permis et les paiements que cela impliquait (sans parler de la déréglementation que cela suppose)25. Bien au-delà de la pêche, le marché mondial des denrées alimentaires sauvages constitue un secteur de plus en plus formalisé, toujours plus capitalisé par les mêmes sources de capitaux que celles qui soutiennent la production agricole industrielle26. Bien que l’ampleur de la production soit sans commune mesure, la distinction entre les deux domaines est aujourd’hui plus opaque que jamais.
Les enchevêtrements de la géographie économique remontent depuis le marché de Wuhan jusqu’à l’arrière-pays, où des produits exotiques et traditionnels sont élevés dans des exploitations situées en bordure de territoires sauvages en régression27. Comme la production industrielle empiète sur les dernières forêts, l’exploitation des ressources alimentaires sauvages doit s’aventurer plus loin pour élever ses mets de choix, ou bien piller les dernières populations. En conséquence, les agents pathogènes les plus exotiques, dans le cas présent le virus de chauve-souris SRAS-CoV-2, se retrouvent dans un camion, chez des animaux destinés à la consommation ou chez les travailleurs qui s’en occupent, propulsés d’un bout à l’autre d’un circuit périurbain qui s’allonge sans cesse, pour finalement atteindre la scène internationale28.
Infiltration
Ce lien mérite d’être approfondi, tant pour nous aider à planifier l’avenir depuis l’épidémie actuelle, que pour nous permettre de comprendre comment l’humanité s’est conduite elle-même dans un tel piège.
Certains agents pathogènes émergent du cœur même des centres de production. On peut ainsi penser à des bactéries d’origine alimentaires, comme Salmonella et Campylobacter. Mais de nombreux autres, comme le Covid-19, trouvent leurs origines aux frontières de la production capitaliste. Ainsi, au moins 60% des nouveaux agents pathogènes humains ont émergé en passant des animaux sauvages aux communautés humaines locales (avant que les plus efficaces ne se répandent dans le reste du monde)29.
Un certain nombre de sommités dans le champ de l’écosanté (dont certaines sont en partie financées par Colgate-Palmolive et Johnson & Johnson, entreprises de pointe en matière de déforestation agro-industrielle), ont dressé une carte mondiale basée sur les épidémies depuis 1940, afin de prédire les zones où de nouveaux agents pathogènes sont susceptibles d’émerger à l’avenir30.
Plus la couleur est chaude sur la carte, plus il est probable qu’un nouvel agent pathogène émerge à cet endroit. Mais dans la confusion des géographies absolues, cette carte – rouge vif sur la Chine, l’Inde, l’Indonésie et de larges zones de l’Amérique latine et de l’Afrique – rate un point essentiel. En se concentrant sur les zones d’émergence des épidémies, elle ignore totalement les relations partagées entre les acteurs économiques globaux qui façonnent pourtant les épidémies31. Les intérêts du capital, qui soutiennent les changements induits par le développement et la production dans l’usage des terres et dans l’émergence de maladie dans les parties sous-développées du globe, ont également tout intérêt à soutenir les tentatives pour faire reposer la responsabilité des épidémies sur les populations indigènes et la « saleté » de leurs pratiques culturelles32. La préparation de la viande de brousse et les enterrements domestiques sont deux pratiques que l’on blâme habituellement pour leur rôle dans l’émergence de nouveaux agents pathogènes. Mais si l’on considère à l’inverse les apports des géographies relationnelles, ce sont New York, Londres et Hong Kong, principales sources de la circulation globale du capital, qui deviennent également les pires points chauds épidémiques du monde.
En outre, les zones d’émergence des épidémies ne sont même plus organisées selon des schémas politiques traditionnels. L’inégalité des échanges écologiques – qui délocalise les pires dégâts de l’agriculture industrielle vers le Sud – a évolué depuis l’exploitation des ressources locales via un impérialisme étatique, pour se métamorphoser en de nouveaux complexes qui transcendent les échelles et les marchandises33. L’agro-industrie reconfigure ses activités extractives en réseaux spatialement discontinus, s’étendant sur des territoires d’échelles variables34. Par exemple, une série de multinationales, véritables « Républiques du Soja », s’étendent désormais à travers la Bolivie, le Paraguay, l’Argentine et le Brésil. Cette nouvelle donne géographique est incorporée à travers des transformations dans les structures managériales des entreprises, la capitalisation, la sous-traitance, les chaînes d’approvisionnement, ainsi que dans les pratiques de leasing (ou « crédit-bail », NdT) et de regroupement transnational des terres35. À cheval sur les frontières nationales, ces « pays marchandises » s’intègrent avec souplesse par-delà les frontières écologiques et politiques, produisant au passage de nouvelles situations épidémiologiques36.
Publicité du groupe Syngenta, 2003
Par exemple, malgré un exode, qui se poursuit à l’échelle du globe, depuis des zones rurales marchandisées vers des bidonvilles urbains, le fossé entre zones rurales et urbaines, qui est à l’origine de bon nombre de discussions sur l’origine des maladies, ne prend pas en compte les phénomènes liés à la main d’œuvre rurale et à la croissance rapide de villes rurales dans les espaces périurbains, comme les desakotas (villages-villes) ou les zwischenstadt (villes intermédiaires). Mike Davis et d’autres auteurs ont montré comment ces espaces nouvellement urbanisés agissent à la fois comme des marchés locaux et comme des pôles régionaux pour la circulation globale des produits agricoles37. Certaines de ces régions sont même entrées dans une phase « post-agricole »38. En conséquence, la dynamique des pathologies forestières, première source d’agents pathogènes, n’est plus limitée au seul arrière-pays. Les épidémiologies qui leurs sont associées sont elles-mêmes devenues relationnelles, leurs effets se faisant sentir à travers le temps et l’espace. Un SRAS peut se propager soudainement aux humains d’une grande ville, quelques jours seulement après avoir quitté une caverne de chauve-souris.
Les écosystèmes, dans lesquelles ces virus « sauvages » étaient en partie contenus grâce à la complexité des forêts tropicales, sont radicalement uniformisés et simplifiés du fait de la déforestation induite par l’action du capital, et, à l’autre bout du spectre du développement périurbain, par les déficits en matière de santé publique et d’assainissement de l’environnement39. Alors que de nombreux pathogènes sylvatiques meurent avec leurs espèces hôtes, un sous-ensemble d’infections qui s’éteignaient relativement rapidement dans la forêt, ne serait-ce que du fait de rencontres trop irrégulières avec leurs espèces hôtes typiques, se propagent désormais à travers des populations humaines sensibles, dont la vulnérabilité aux infections est encore exacerbée dans les villes par des programmes d’austérité et des réglementations corrompues. Même en présence de vaccins efficaces, les épidémies qui en résultent se caractérisent par une ampleur, une durée et une dynamique accrues. Ce qui ne provoquait autrefois que des contagions locales se change aujourd’hui en épidémies, qui se propagent en suivant les réseaux mondiaux de commerce et de transport40.
Par cet effet de parallaxe, et du seul fait d’un changement du contexte environnemental, des pathogènes connus de longue date comme Ebola, Zika, la malaria ou la fièvre jaune sont tous devenus des menaces régionales, bien qu’ils n’aient que peu évolué entre-temps41. De maladies locales, qui infectaient de temps en temps des villages isolés, ils sont devenus des épidémies capables d’infecter des milliers de personnes dans les capitales. Et si l’on regarde de l’autre côté, même les animaux sauvages subissent les contrecoups de cette situation, alors qu’ils sont habituellement porteurs de certaines maladies depuis longtemps. Ainsi, du fait de la fragmentation de leurs populations par la déforestation, les singes du Nouveau Monde, sensibles à la forme sauvage de la fièvre jaune à laquelle ils sont exposés depuis au moins un siècle, perdent leur immunité collective et meurent par centaines de milliers42.
Expansion
Du seul fait de son expansion globale, l’agriculture marchande agit à la fois comme un propulseur et comme un lien, par lequel des agents pathogènes d’origines diverses migrent depuis les réservoirs les plus isolés vers les zones internationales les plus peuplées43.
C’est à cet endroit, et tout au long du processus, que les nouveaux agents pathogènes s’infiltrent à l’intérieur des espaces clos de l’agriculture. Plus les chaînes d’approvisionnement sont longues et plus la déforestation associée est importante, plus les pathogènes zoonotiques qui pénètrent la chaîne alimentaire sont diversifiés (et exotiques). Parmi les pathogènes agricoles ou alimentaires récents, émergents ou réémergents, qui trouvent leur origine dans les activités anthropiques, on peut citer la peste porcine africaine, Campylobacter, Cryptosporidium, Cyclospora, l’ebolavirus Reston, E. coli O157:H7, la fièvre aphteuse, l’hépatite E, Listeria, le virus Nipah, la fièvre Q, Salmonella, Vibrio, Yersinia, ainsi que différentes sortes de nouveaux variants de la grippe, parmi lesquels H1N1 (2009), H1N2v, H3N2v, H5N1, H5N2, H5Nx, H6N1, H7N1, H7N3, H7N7, H7N9, and H9N244.
Bien que cela ne soit pas intentionnel, toute la chaîne de production est organisée autour de pratiques qui accélèrent l’évolution de la virulence des agents pathogènes et leur transmission ultérieure45. Les monocultures génétiques – des animaux et des plantes qui partagent un génome quasiment identique – suppriment les barrières immunitaires qui, dans une population plus diversifiée, ralentissent la transmission46. Les agents pathogènes peuvent donc désormais évoluer rapidement à partir des génotypes immunitaires les plus courants de leurs hôtes. Dans le même temps, la densification des conditions d’élevage diminue la réponse immunitaire47. La taille plus importante des populations animales dans les fermes d’élevage, combinée à la densité de fermes industrielles, facilitent la transmission et la récurrence des infections48. La production à débit rapide, qui caractérise toute production industrielle, fournit un stock continuellement renouvelé de sujets vulnérables à l’échelle des étables, des fermes et des régions, ce qui supprime le plafond qui freine d’ordinaire l’évolution de la mortalité des pathogènes49. Le fait de regrouper de nombreux animaux ensemble favorise les souches qui les infectent le mieux. L’abaissement de l’âge des abattages – six semaines pour les poulets – augmente le risque de sélectionner des pathogènes à même de survivre à des systèmes immunitaires plus robustes50. L’extension de l’aire géographique du commerce et de l’export d’animaux vivants a accru la diversité des segments génomiques que leurs pathogènes peuvent échanger entre eux, accélérant ainsi le rythme auquel les agents infectieux peuvent explorer leurs possibilités évolutives51.
Pourtant, bien que l’on puisse expliquer de toutes ces manières l’évolution et la progression des pathogènes, rien ou presque n’est fait pour endiguer ce phénomène, même à la demande de l’industrie elle-même, à l’exception de ce qui est nécessaire pour préserver les marges bénéficiaires trimestrielles face à une soudaine urgence épidémique52. La tendance est plutôt à la réduction des inspections gouvernementales des fermes et des usines de transformation, à l’adoption de législations contre la surveillance publique, les révélations des activistes et contre le fait même de publier dans les médias des détails sur les circonstances des épidémies mortelles. Malgré les victoires judiciaires récentes contre les pesticides et la pollution liée aux fermes porcines, la direction privée de la production demeure entièrement centrée sur le profit. Les dégâts causés par les épidémies qui en résultent sont externalisés vers les cheptels, les cultures, les animaux sauvages, les travailleurs, les gouvernements locaux et nationaux, les services publiques de santé, et vers les systèmes agricoles alternatifs à l’étranger, comme s’il s’agissait là d’un impératif de sécurité nationale. Aux États-Unis, le CDC rapporte une expansion des épidémies d’origine alimentaire, tant du point de vue du nombre d’états touchés que des populations infectées53.
Autrement dit, l’aliénation capitaliste favorise les agents pathogènes. Alors que l’intérêt général s’arrête aux portes des fermes et des usines agroalimentaires, les pathogènes, eux, contournent la biosécurité que l’industrie est prête à payer et se retournent finalement contre la société. La lucrative production des denrées du quotidien représente un grave danger moral, qui dévore nos biens communs en matière de santé.
Libération
Il y a une ironie révélatrice dans le fait que New York, l’une des plus grandes villes du monde, soit contrainte de se confiner pour se protéger du Covid-19 alors qu’elle est distante d’un hémisphère de l’origine du virus. Des millions de new-yorkais se terrent dans un parc de logements municipaux qui était géré encore récemment par Alicia Glen, la maire adjointe chargée du logement et du développement économique jusqu’en 201854. Glen est une ancienne cadre de Goldman Sachs. Elle y a supervisé le Urban Investment Group, une branche du groupe chargée de financer des projets urbains dans les mêmes communautés que les autres départements de la firme conduisaient vers la ligne rouge55.
Évidemment, Glen n’est en aucun cas personnellement responsable de l’épidémie. Elle constitue plutôt un symbole d’une connexion dont les conséquences frappent désormais jusque chez nous. Trois ans avant d’être engagée par la ville de New York, à la faveur de la crise du logement et de la Grande Récession qu’elle avait en partie provoquée, son ancien employeur, ainsi que JPMorgan, Bank of America, Citigroup, Wells Fargo & Co. et Morgan Stanley, ont récupéré 63% du financement fédéral sous la forme de prêts d’urgence56. Goldman Sachs, débarrassé de ses frais généraux, a entrepris de diversifier ses avoirs afin de sortir de la crise. La banque a alors racheté 60% des actions du groupe Shuanghui Investment and Development, qui fait partie du gigantesque conglomérat chinois de l’agro-industrie ayant racheté l’entreprise américaine Smithfield Foods, le plus gros producteur de porcs au monde57. Pour 300 millions de dollars, Goldman Sachs a également acquis la propriété de dix fermes avicoles dans le Fujian et le Hunan, dans une région située à une province de Wuhan, à l’intérieur du bassin qui approvisionne la ville en nourriture sauvage58. Aux côtés de la Deutsche Bank, la banque new-yorkaise a investi 300 millions supplémentaires pour développer l’élevage porcin dans ces mêmes provinces59.
Ces géographies relationnelles ont ainsi eu des conséquences dans les deux sens. D’abord, il y a cette pandémie qui se répand actuellement d’appartements en appartements, faisant de New York et des anciennes circonscriptions d’Alicia Glen l’épicentre du Covid-19 aux États-Unis. Mais il importe également de considérer le fait que, à la manière d’une boucle, une partie des causes de l’épidémie sont parties de New York, même si les investissements de Goldman Sachs peuvent sembler mineurs dans un système de la taille de l’agriculture chinoise.
En partant de la sortie raciste de Trump sur « le virus chinois » pour suivre tout le continuum libéral, le nationalisme des index accusateurs obscurcit la compréhension globale des interdépendances de l’État et du Capital60. « Frères ennemis », comme les appelaient Karl Marx61. La mort et les préjudices subis par les travailleurs sur le champ de bataille, dans l’économie et maintenant jusque sur leurs canapés, où ils doivent se battre pour reprendre leur souffle, tout cela manifeste à la fois la compétition entre les élites pour s’accaparer des ressources naturelles déclinantes et les moyens mis en œuvre pour diviser et conquérir des masses humaines prises dans les engrenages de ces machinations.
En effet, à partir d’une pandémie qui découle du mode de production capitaliste, la nécessité d’une gestion étatique peut également offrir des opportunités prospères aux gestionnaires et aux bénéficiaires du système. À la mi-février, cinq sénateurs américains et vingt membres du Congrès ont vendu des millions de dollars d’actions, qu’ils détenaient à titre personnel, dans des industries susceptibles d’être mises à mal par la pandémie à venir62. Les politiciens ont ainsi commis un délit d’initiés, basé sur des renseignements qui n’étaient pas publics, quand bien même certains de ces élus continuaient à colporter publiquement les messages du régime selon lesquels la pandémie ne représentait pas une menace.
Au-delà de ces larcins grossiers, la corruption au niveau des États est systémique, un signe de la fin du cycle d’accumulation américain, qui se traduit par le retrait du capital.
Il y a quelque chose de relativement anachronique dans les efforts pour garder les vannes ouvertes, même si ceux-ci s’organisaient dans le sens d’une réification de la finance autour des matérialités sur lesquelles elle se fonde, à commencer par les écologies primaires – et leurs épidémiologies connexes. Pour Goldman Sachs, la pandémie, comme d’autres crises avant elle, offre une « marge de croissance » :
« Nous partageons l’optimisme des différents experts en matière de vaccins, ainsi que des chercheurs dans les entreprises de biotechnologies, optimisme qui se fonde sur les progrès notables qui ont été réalisés jusqu’à présent dans le domaine vaccinal et thérapeutique. Nous croyons que la peur s’estompera dès les premiers signes significatifs de tels progrès… »
Essayer de spéculer à la baisse lorsque les objectifs annuels sont sensiblement plus élevés peut être une stratégie appropriée pour les traders à court terme, les stratégies d’investissement momentum et les gestionnaires de fonds spéculatifs, mais pas pour les investisseurs à long terme. De la même manière, il n’y a aucune garantie que le marché atteigne un jour les bas niveaux qui pourraient justifier des ventes aujourd’hui. D’autre part, nous avons davantage confiance dans le fait que le marché finira par atteindre les objectifs élevés qui avaient été fixés, du fait de la résilience et la prééminence de l’économie américaine.
Enfin, nous pensons que les niveaux actuels fournissent en réalité une occasion pour augmenter progressivement le niveau de risque d’un portefeuille. Pour ceux qui disposent d’un excès de liquidités et d’une bonne allocation stratégique de leurs actifs, c’est donc le bon moment pour commencer à augmenter progressivement la part d’actions S&P (indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur les bourses aux Etats-Unis et représentant 80% de la capitalisation du marché boursier américain, NdT)63. »
Révoltés par le carnage qui se déroule sous nos yeux, les peuples du monde en tirent des conclusions différentes64. Les circuits du capital et de la production, que les agents pathogènes marquent les uns après les autres comme des étiquettes radioactives, sont jugés scandaleux.
Comment caractériser de tels systèmes en allant au-delà, comme nous l’avons fait plus haut, de l’épisodique et du circonstanciel ? Notre groupe tente de déployer un modèle qui dépasse la démarche de la médecine coloniale moderne, que l’on retrouve également dans les approches de l’écosanté (Ecohealth) et de la santé intégrée (One Health), et qui se limite souvent à blâmer les petits exploitants indigènes et locaux pour la déforestation qui conduit à l’émergence de maladies mortelles65.
Notre théorie générale sur l’émergence de maladies dans un système néolibéral (incluant la Chine, eh oui !) combine ainsi l’analyse de différents éléments :
- Les circuits globaux du capital
- Le déploiement effectif dudit capital, et conséquemment la destruction de la complexité environnementale régionale, celle-là même qui permet de contenir la croissance des populations de pathogènes virulents
- Les augmentations qui en résultent en termes de taux et d’éventail taxinomique des évènements de contagion
- L’expansion des circuits de marchandises dans les espaces périurbains, qui transportent ces pathogènes nouveaux, via le bétail et le travail, depuis les arrière-pays les plus éloignés jusqu’aux villes régionales
- La croissance des réseaux de transports globaux (et de commerce du bétail), qui véhiculent les pathogènes depuis les villes susmentionnées vers le reste du monde, en un temps record
- Les manières dont ces réseaux fluidifient les transmissions, sélectionnant ainsi les pathogènes les plus meurtriers, pour le bétail comme pour les humains
- Et puis, parmi d’autres choses encore, la diminution de la reproduction sur site des cheptels industriels, supprimant ainsi une forme de sélection naturelle qui fournit un service écosystémique protégeant en temps réel (et presque gratuitement) contre les maladies
La prémisse opératoire qui sous-tend tout cela, c’est que la cause du Covid19, ou d’autres pathogènes de ce type, ne se trouve pas seulement dans l’agent infectieux lui-même ou dans son évolution clinique, mais aussi dans le champ des relations écosystémiques que le capital et d’autres causes structurelles ont détourné à leur propre avantage66. La grande diversité des agents pathogènes, de leurs taxons, de leurs hôtes primaires, de leurs modes de transmissions, de leurs évolutions cliniques et de leurs conséquences épidémiologiques, les signaux qui nous conduisent à nous ruer, les yeux hagards, vers nos moteurs de recherche lors de chaque épidémie, tous ces éléments signalent des composantes et des filières différentes, mais qui suivent pourtant le même type de schéma pour ce qui est de l’utilisation des terres et de l’accumulation de la valeur.
Un programme général d’intervention doit donc être conduit en parallèle, bien en amont de l’apparition d’un virus en particulier.
Pour éviter d’en arriver aux pires résultats, la désaliénation offre le programme de la prochaine grande transition humaine : en finir avec l’idéologie coloniale, replacer l’humanité dans les cycles régénératifs de la Terre et redécouvrir une façon de nous individuer dans les multitudes, au-delà du capital et de l’État67. Néanmoins, il ne suffira pas pour nous libérer du seul économisme, cette croyance que toutes les causes sont seulement économiques. Le capitalisme global est une hydre à plusieurs têtes qui s’approprie, intériorise et met en ordre de multiples couches de relations sociales68. Pour actualiser, lieu après lieu, les régimes de valeurs régionaux, le capitalisme opère à travers les terrains complexes et entremêlés de la race, de la classe et du genre.
Au risque d’accepter les préceptes de ce que l’historienne Donna Haraway a écarté comme relevant d’une histoire du Salut – « Pouvons-nous désamorcer la bombe à temps ? » – la désaliénation doit démanteler ces multiples hiérarchies de l’oppression et les manières spécifiques dont elles interagissent localement avec les mécanismes d’accumulation69. Chemin faisant, nous devons nous tenir à distance de la tendance expansive du capital à la réappropriation, à travers des matérialismes productifs, sociaux ou symboliques70. Pour le dire autrement, nous devons nous tenir à distance de ce que l’on pourrait décrire comme un totalitarisme. Le capitalisme transforme tout en marchandise – l’exploration de Mars ici, le sommeil là-bas, les gisements de lithium, la réparation des respirateurs, et même la durabilité elle-même. Encore et encore, on retrouve la trace de ces incessantes permutations bien au-delà des usines ou des fermes. Une chose est on ne peut plus claire : quasiment tout le monde, tout le temps, est assujetti au marché et ce de bien des manières – un constat que les politiciens, qui plus est aujourd’hui, cherche à présenter comme une caractéristique anthropologique fondamentale71.
En bref, une intervention réussie pour empêcher l’un des nombreux agents pathogènes, qui font la queue au bout du circuit agro-économique, de tuer un milliard de gens, implique nécessairement d’entrer en conflit global avec le capital et ses représentants locaux, quel que soit le nombre des fantassins de la bourgeoisie, parmi lesquels figure Alicia Glen, qui tentent de limiter les dégâts. Comme nous l’avons décrit dans nos travaux les plus récents, l’agro-industrie est en guerre avec la santé publique72. Et la santé publique est en train de perdre.
Si, toutefois, une humanité élargie parvenait à gagner un tel conflit générationnel, nous pourrions alors nous reconnecter avec un métabolisme planétaire qui, quoique se manifestant différemment selon les lieux, reconnecterait nos écologies avec nos économies73. De tels idéaux sont plus que des affaires d’utopistes. Car ce faisant, nous nous dirigerions vers des solutions immédiates. Nous protégerions la complexité de la forêt, qui empêche les pathogènes les plus meurtriers de mettre leurs hôtes bien en ligne pour atteindre directement le réseau de transport international74. Nous réintroduirions de la diversité dans le bétail et les cultures, et nous replacerions l’élevage et l’agriculture à des échelles qui empêchent les pathogènes d’augmenter leur virulence et leur aire géographique75. Nous permettrions aux animaux d’élevage de se reproduire sur place, relançant ainsi la sélection naturelle qui permet à l’évolution immunitaire de suivre les pathogènes en temps réel. Plus largement, nous arrêterions de traiter la nature et la communauté, si riche de tout ce dont nous avons besoin pour survivre, comme un concurrent de plus dont il s’agirait de triompher avec l’aide du marché.
La solution n’est rien de moins que de donner naissance à un monde (ou peut-être plutôt de revenir sur Terre). Celle-ci permettra également de résoudre – en nous retroussant les manches – bon nombre de nos problèmes les plus urgents. Endeuillé ou coincé dans son salon, de New York à Beijing, aucun d’entre nous ne veut revivre une telle épidémie. Oui, les maladies infectieuses resteront une menace, comme elles l’ont été durant la plus grande partie de l’histoire humaine, causant la majorité des décès prématurés. Mais étant donné le bestiaire pathogénique qui circule actuellement, et dont le pire se répand désormais presque chaque année, nous sommes exposés au risque de voir une autre pandémie mortelle dans un délai bien plus court que les cent ans d’accalmie qui nous séparent de 1918. Pouvons-nous réviser fondamentalement nos modes d’appropriation de la nature, et faire en sorte de prolonger la trêve avec ces infections ?
Rob Wallace, Alex Liebman, Luis Fernando Chaves and Rodrick Wallace, “COVID-19 and Circuits of Capital“, Monthly Review, 2020, Volume 72, Issue 01 (April 2020).
Rob Wallace est épidémiologiste et évolutionniste. Il a été consultant pour la FAO et les Centres de Contrôle et de Prévention des Maladies (CDC).
Alex Liebman est doctorant en géographie humaine à l’Univertisté Rutgers et est titulaire d’un Master en agronomie de l’Université du Minnesota.
Luis Fernando Chaves est un écologue spécialiste des maladies. Il a été chercheur à l’Institut de Recherche sur l’Education, la Nutrition et la Santé de Tres Rios, Costa Rica.
Rodrick Wallace est chercheur au Département d’Épidémiologie de l’Institut de Psychatrie de l’État de New York, Université Colombia.
Les auteurs remercient Kenichi Okamoto pour ses commentaires perspicaces.
Notes
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- Depuis la publication de l’article original, une seconde vague épidémique semble s’amorcer en Asie, et en particulier à Singapour, NdT.[↩]
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- Wallace et al., Clear-Cutting Disease Control.[↩]
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