La rencontre serait-elle « La théologie face à Gaïa » ou « Gaïa face à la théologie » ? Comme l’ont souligné plusieurs des intervenant·e·s, le colloque organisé par le philosophe Bruno Latour et par le théologien catholique Frédéric Louzeau a été annoncé successivement de deux façons différentes sur les sites respectifs de Bruno Latour et du Collège des Bernardins. Allait-il s’agir, pour les théologien·ne·s présent·e·s, de faire état de l’évolution de leurs conceptions sous le « nouveau régime climatique » qu’est l’anthropocène ? Ou bien s’agirait-il, pour les scientifiques, voire pour Gaïa elle-même, de pousser les théologien·ne·s dans leurs retranchements ?
L’adoption finale du titre Gaïa face à la théologie et l’ordre des communications ont donné la priorité à la parole scientifique et obligé les théologien·ne·s à se positionner. Le fait que « la théologie » serait seulement chrétienne et catholique n’était pas explicité dans l’intitulé, vraisemblablement parce que cela allait de soi s’agissant d’un colloque organisé par les trois universités catholiques parisiennes. Mais les communications prononcées par les intervenant·e·s laïc·que·s, dont certain·e·s afficheraient leur agnosticisme, allaient faire de cette évidence le symptôme d’une tendance à se situer indûment au centre.
S’écouter mutuellement
« L’hypothèse Gaïa » formulée dès 1970 par James Lovelock et Lynn Margulis était le socle théorique des deux journées. La conférence prononcée par l’élève de Lovelock Tim Lenton l’a présentée d’emblée de façon très pédagogique, grâce à de nombreuses illustrations, mais en anglais, sans traduction, comme pour avertir aussi que tout discours sur les enjeux écologiques reste surdéterminé par les règles et les savoirs propres à la communauté scientifique internationale.
En ayant imaginé le point de vue qu’un observateur aurait sur la Terre depuis Mars, Lovelock avait montré l’existence d’un lien entre la constitution de l’atmosphère et l’évolution de la vie. Dans une fine couche allant de la croûte terrestre à l’atmosphère en passant par les océans, les vivants ont entretenu les conditions gazeuses de leur perpétuation, comme si la vie cherchait à se protéger en tant que telle. Sur la planète Terre, Gaïa est le nom de ce processus d’autorégulation, dont Lynn Margulis avait montré qu’il dépend essentiellement des bactéries. L’anthropocène est l’âge où les activités humaines ont modifié si brutalement la composition et la température de l’atmosphère et des océans qu’elles affectent en profondeur le système Terre. Le récent essor de la réflexion à ce sujet conduit à se demander si Gaïa ne va pas entrer dans une forme 2.0, où elle pourra prendre conscience d’elle-même grâce à l’humanité. Les échanges comme ceux qui se produisent dans un colloque pourraient contribuer à leur tour à réguler la vie sur Terre. Concluant par cette éventualité, Lenton se montre en fait très pessimiste, considérant que la vitesse avec laquelle l’humanité perturbe les équilibres antérieurs compromet la persistance d’une autorégulation dans laquelle des êtres humains continueront à vivre.
Les théologien·ne·s qui interviendront dans le colloque tiendront compte de cette conception de Lovelock et Margulis, en cherchant néanmoins des raisons d’espérer. Le Père François Euvé, qui parle immédiatement après Tim Lenton, insiste particulièrement sur la nécessité pour la théologie de redescendre sur Terre, de fuir la vision d’un « Dieu horloger », « grand propriétaire de son œuvre ». Il s’appuie sur l’œuvre de Teilhard de Chardin pour interpréter la spécificité du vivant à partir de l’interdépendance de toutes les créatures. À la recherche du « plus consistant », du « plus nécessaire », Teilhard l’avait trouvé dans le plus lié, le plus mobile, le plus fragile. Situer comme lui la relation entre les vivants au cœur de l’expérience religieuse permettrait d’aboutir à une nouvelle compréhension des dogmes de l’Incarnation et de la résurrection des corps. Le Salut pourrait venir de l’engagement relationnel, de la confiance mutuelle entre vivants. Mais plutôt qu’une certitude, cette perspective n’offre en effet qu’une espérance, une foi dans la capacité des créatures à prolonger l’activité créatrice.
Le philosophe Bruno Karsenti propose ensuite d’éclairer « l’exil généralisé » auquel sont contraints les modernes, qui ne savent plus « où atterrir », à la lumière de la condition des Juifs, telle qu’elle fut décrite en particulier par Franz Rosenzweig, et qu’elle peut être opposée avec l’universalisme chrétien, notamment sous la forme impériale qu’il a prise dans la conception juridique de Carl Schmitt. Dans Le Nomos de la Terre, écrit dans l’Allemagne nazie, Schmitt projette sur l’ensemble de la planète le modèle européen de l’État-nation, de sorte que la surface du globe soit entièrement divisée, sans interstice, selon la double logique juridique et raciale. Les nations s’y retrouvent captivées par la forme État, dont Schmitt suppose que la destination ultime sera nécessairement chrétienne. Dans son essai Globus, écrit pendant la Première Guerre mondiale, Rosenzweig avait présenté les Juifs comme un peuple sans État, disséminé dans les États-nations. Accueillir la condition d’exilé·e qui affecte à présent tout humain et toute chose exige de se soustraire à l’emprise de l’État et de la nation, comme ont su le faire certain·e·s Juif·ve·s en s’interrogeant sur la légitimité de ces entités et de leurs implications pratiques. Cela revient à habiter le trait d’union qui associe les deux concepts d’État et de nation. Contre la saturation de tout l’espace terrestre, c’est maintenir la liberté d’une respiration. La pensée juive libère de la toute-puissance séductrice des notions absolues, lorsqu’elle affirme que non seulement le peuple juif, non seulement le monde créé, mais Dieu lui-même sont essentiellement marqués par la condition d’exilés.
La philosophe Émilie Hache demande alors frontalement : « L’Église pourra-t-elle se remettre radicalement en question ? » L’encyclique Laudato Si’ est célébrée parce qu’elle fait le lien entre la pauvreté et la crise climatique, mais à aucun moment elle ne revient sur la domination masculine universelle, alors que l’Église chrétienne a largement contribué à l’entretenir au fil des siècles et qu’il s’agit d’une des causes principales du chaos politique et environnemental. L’essor des monothéismes s’est soldé par une éradication de tous les cultes des divinités féminines propres aux religions de la préhistoire et de l’antiquité. La pensée de la Création a mis fin à l’ancienne attention pour la génération et pour les cycles saisonniers. La croyance dans la résurrection a mis fin aux rituels qu’exigeaient antérieurement les morts. Pour que l’Église catholique accorde une place essentielle à la féminité, il ne s’agirait pas seulement que les prêtres aient le droit d’avoir une vie conjugale et sexuelle, ni que les femmes aient elles-mêmes accès à la prêtrise. Émilie Hache suggère de pousser plus loin la reconnaissance du féminin en adoptant trois révisions dogmatiques : 1) renoncer au dogme du péché originel ; 2) renoncer au Dieu unique, comme à la Trinité des trois personnes masculines ; 3) redonner une place sacrée à la génération, en intégrant au culte du sang dans l’Eucharistie une considération pour le sang menstruel. Dans l’assistance, deux femmes témoignent de leur gratitude. Un théologien relève à la fois l’importance de ce qui vient d’être dit et la nécessité de ne pas ignorer la part féminine de Jésus, la féminité du Saint-Esprit entendu comme ruah. Un prêtre défend l’idée que la distance prise avec la cyclicité naturelle par le judaïsme et le christianisme aurait permis de rompre avec la violence rituelle et de faire entrer l’humanité dans une représentation historique de son propre destin.
Le jeudi après-midi, les auditeurs du colloque ont la possibilité de poursuivre la discussion avec des intervenant·e·s du colloque ou d’autres personnes invitées. L’atelier auquel je participe est celui d’Émilie Hache. Après nous être tou·te·s présenté·e·s, nous discutons des propositions énoncées le matin, puis nous nous demandons comment l’Église pourrait s’engager dans un processus d’autocritique beaucoup plus radical que ceux auxquels elle s’est livrée depuis Vatican II. Émilie Hache nous donne pour modèle la Commission vérité et réconciliation, où les Sud-Africain·e·s concerné·e·s par l’Apartheid avaient pris publiquement la parole, comme victimes ou comme criminel·le·s, pour dire ce qu’ils et elles avaient subi ou avaient fait, sans qu’il n’y ait ni de pardon, ni de peine à la clé, mais seulement une reconnaissance et une amnistie. Les participant·e·s de l’atelier expriment alors spontanément les souffrances et les regrets que leur cause l’attitude de l’Église chrétienne, dans le présent comme au long de son histoire. Une fois les témoignages consignés, Émilie Hache les lit à voix haute, en imaginant qu’ils donnent lieu à une prise de parole par l’Église elle-même :
Proposition pour une prière gaïesque de réconciliation de l’Église avec ses fidèles :
Moi, l’Église chrétienne,
je reconnais ne pas avoir accordé aux femmes lesbiennes la fierté ni le droit de devenir mères ;
je reconnais ne pas avoir donné la parole aux femmes ;
je reconnais m’être accaparé de multiples ressources pour mes cultes ;
je reconnais m’être accaparé le message d’amour de Jésus de manière masculine, ne permettant pas aux femmes de s’y reconnaître ;
je reconnais avoir falsifié les récits d’origine pour asseoir mon pouvoir, par exemple au Concile de Constantinople en 553, en ayant retiré les récits d’existence de la réincarnation ;
je reconnais avoir fait de Marie-Madeleine une prostituée pendant 2000 ans au lieu de lui reconnaître son rôle de premier disciple de Jésus ;
je reconnais mon double discours concernant la pauvreté et ma participation au pillage du monde entier ;
je reconnais l’écart entre mon message universaliste et l’exclusion de nombreuses altérités ;
je reconnais avoir participé à la mise en place d’une société patriarcale qui empêche les hommes d’exprimer leurs émotions et leurs faiblesses ;
je reconnais avoir détourné les lieux de culte primordiaux à mon profit ;
je demande pardon à tous les enfants violés par mes prêtres ;
je demande pardon à tous les catholiques morts du sida à qui j’ai refusé jusqu’au bout la possibilité de se protéger ;
je demande pardon à toutes les femmes violées à qui j’ai refusé l’avortement ;
je reconnais avoir détruit des centaines d’autres cultes, des centaines d’autres cultures ;
je reconnais les crimes causés par la persistance de mon antijudaïsme au fil de l’histoire ;
je reconnais mes collusions avec le pouvoir financier ;
je reconnais avoir sali le désir charnel et tous les liens avec la terre qui s’ensuivent ;
Nous remercions le Collège des Bernardins d’avoir rendu possible l’écriture de cette prière.
Différentes générations s’étaient réunies autour d’Émilie Hache, à peu près autant de femmes que d’hommes, beaucoup d’étudiant·e·s. Le soir, les femmes les plus âgées me diront avoir regretté que les plus jeunes aient parlé avec trop d’émotion.
La journée du jeudi se termine par la conférence-spectacle Moving Earths écrite par Bruno Latour, mise en scène par Frédérique Aït-Touati et interprétée par Duncan Evennou. Si les découvertes de Lovelock et Margulis sont comparables avec celles de Galilée, la prise de conscience d’habiter Gaïa est beaucoup plus déstabilisante que la loi de la chute des corps ou la confirmation empirique de l’héliocentrisme. D’un côté, le violent repli sur soi des élites mondiales et, de l’autre, les révoltes populaires contre les responsables du réchauffement climatique et de la destruction de la biodiversité attestent que les êtres humains comprennent ce qui est en train de se produire, mais ne savent pas encore comment l’affronter.
Renouveler la spiritualité
Le vendredi, la théologienne Dominique Coatanéa propose d’élargir la notion de bien commun de la sphère humaine à la sphère naturelle, en cultivant la vertu d’hospitalité jusqu’au niveau le plus originaire. Le Père Jean-Louis Souletie reconnaît ensuite que l’anthropocentrisme chrétien médiéval a joué un rôle majeur dans la domination que les humains ont exercée vis-à-vis des autres vivants, puis se focalise sur trois critiques de l’anthropocentrisme venues du christianisme lui-même : les lettres de jeunesse de Teilhard de Chardin, l’œuvre du théologien réformé Jürgen Moltmann et l’encyclique Laudato Si’ du pape François. Présent dans l’assistance, le philosophe Emmanuele Coccia lui objecte que l’anthropocentrisme n’est pas nécessairement un problème : si on définit l’humanité à partir des êtres avec lesquels elle vit en relation, voire en symbiose, alors il n’est pas impossible de la considérer comme un centre, mais elle devient seulement un point central parmi d’autres.
Dans sa conférence, la philosophe Isabelle Stengers commence par développer la formule de Bruno Latour : « Du doigt, Gaïa montre la Terre tout simplement ». La Terre montrée par Gaïa n’est ni seulement le globe, ni seulement le système d’autorégulation du vivant : marquée par la longue histoire des destructions humaines, elle devient la source d’un sentiment de honte. Elle ne se soucie pas de nos abstractions, fussent-elles morales, elle exige de nous un apprentissage adapté à la situation réelle, un changement de perception, une attention pour les singularités. Elle ne se manifeste pas à travers des lois, mais à travers des événements critiques. Elle est « la grande déterritorialisante ». Lui faire face ouvre la possibilité d’une nouvelle spiritualité, un acte de foi, une action de grâce encore inouïes, essentiellement fondées sur l’altérité. La condition pour y accéder serait d’abdiquer toute présomption savante, politique ou religieuse, d’apprendre à « bégayer ensemble ».
L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro critique ensuite l’ambition affichée sur le site du Collège des Bernardins que le colloque laisserait « la figure nouvelle de Gaïa ébranler autant que possible les formes d’expression de la religion ». Peut-il s’agir seulement de « formes d’expression » ? Ne faut-il pas que l’essence et le contenu de la religion soient eux aussi ébranlés ? L’écocide et l’ethnocide qui se produisent au Brésil depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro poursuivent l’extermination initiée par la colonisation, tout en se réclamant de la liberté et du droit. Le comble est que ce gouvernement extractiviste, qui projette de « désisoler » les derniers groupes indigènes, se dise aussi profondément chrétien. Contre un tel cynisme, la théologie de la sobriété prônée par l’encyclique Laudato Si’ est certes un premier pas, mais son engagement ne peut pas suffire. Tant qu’il gardera le moindre lien avec le capitalisme destructeur, le catholicisme restera négationniste. Le pape François critique l’anthropocentrisme de la pensée occidentale moderne, mais il continue de revendiquer une forme d’anthropocentrisme en parlant d’exception humaine. Il attribue une dignité infinie à tout être humain, mais il ne reconnaît pas la dignité également infinie des autres êtres et de leurs relations. On reproche parfois à l’animisme des peuples amazoniens d’être lui-même anthropomorphique. Mais le fait d’attribuer une âme aux animaux ou à la forêt ne revient pas à appliquer les propriétés de la subjectivité humaine à toute réalité, il consiste seulement à ne pas réserver a priori l’intentionnalité à l’humanité. Alors que le christianisme a déterminé toutes nos représentations à s’orienter vers la fin des temps, le nouveau régime climatique ouvre la possibilité d’une autre eschatologie, fondée sur une relation renouvelée avec l’espace. La définir pourrait être la tâche d’une seconde « période axiale », après la première période d’intense activité spirituelle identifiée par Karl Jaspers dans les premiers siècles historiques. Pour nous, le Royaume de Dieu n’est plus un lointain au-delà auquel accéderont les Justes au jour du Jugement, mais « Gaïa est le Royaume ».
Le vendredi après-midi, la philosophe Cynthia Fleury présente d’abord l’hypothèse Gaïa comme un « mensonge utile », en se référant à La République de Platon, et propose d’élargir l’éthique du soin au rapport avec la Terre. En appelant à ce qu’advienne une « seconde Renaissance », elle s’en tient volontairement à une perspective « humaniste ». Le poète Jean-Pierre Lemaire rappelle ensuite que la poésie moderne avait déjà fait parler les fleurs, le ciel et les pierres, sans se limiter à la parole humaine. Mais, en citant des poèmes de Rimbaud, Reverdy ou Claudel concernant la Terre, il ne dit pas en quoi ceux-ci nous parviennent aujourd’hui à travers l’atteinte que leur a portée Gaïa.
Dans la phase de discussion qui clôt l’après-midi, Eduardo Viveiros de Castro souligne que depuis la diffusion des messages me too, le dégoût n’est plus seulement un sentiment moral, mais devient un levier politique, et qu’il pourrait en tant que tel jouer un rôle dans les luttes écologistes. En constatant que la plupart des livres qu’il publie actuellement à La Découverte sont écrits par des femmes, l’éditeur Philippe Pignarre témoigne que les autrices ont une approche des questions politiques irréductible à celle des hommes. Le philosophe Camille Riquier anticipe que les prochaines générations d’étudiant·e·s seront nécessairement plus radicales que celles d’aujourd’hui. Isabelle Stengers distingue l’imaginaire, passif, et l’imagination, productive. Il faudra de l’imagination pour négocier avec Gaïa, qui est « là pour rester ».
Se retrouver aujourd’hui « face à Gaïa » est une terrible nouvelle, a souligné le théologien Frédéric Louzeau pour conclure le colloque, dans la mesure où les destructions ne cessent plus de frapper tout ce à quoi nous sommes attaché·e·s. Mais il est possible que cela soit aussi une « bonne nouvelle ». La condition pour que cet affrontement prenne une réelle consistance théologique est que l’Église ne se contente pas de renouveler les rites, mais qu’elle se consacre à repenser intégralement le fond spirituel, la « connexion des mystères ». La joie et l’espérance ne peuvent pas suffire, insiste Frédéric Louzeau : au temps des catastrophes, dans les ruines du capitalisme, il faut transformer en profondeur toutes les pratiques, revisiter toutes les notions. Il termine en donnant lecture d’un message de Bruno Latour, qui n’a pas pu assister à l’après-midi du vendredi. À ses yeux, non seulement le colloque a rempli la mission de faire se rencontrer des personnes qui ne se parlent pas habituellement, mais il a eu, à travers la parole des spécialistes de Gaïa, une réelle portée prophétique.
La divinité de Gaïa
L’horizon de ces deux journées me semble en effet de déterminer en quel sens les rencontres auront été « prophétiques ». Le terme ne doit pas être entendu au sens courant de ce qui annonce l’avenir, mais au sens précis d’une parole qui manifeste le divin, et qui détermine l’avenir dans la mesure où le divin s’est révélé à travers elle. Chaque jour, la montée en puissance de Gaïa est décrite par les courbes en crosse de hockey que tracent aussi nettement les phénomènes naturels que les activités humaines. Gaïa pousse tous les discours à se redécrire, tous les comportements à se transformer. Les paroles et les pratiques de l’Église catholique ne pourront pas y échapper. La conclusion du colloque reconnaissait courageusement que l’aggiornamento ne suffit en aucun cas. Or, sur le plan théologique, une telle reconnaissance est un événement abyssal. Non seulement il marque une inflexion décisive dans l’histoire de l’Église, mais il oblige à reprendre l’écriture de l’histoire sainte elle-même, en y incluant une puissance qui n’est pas spécifique à la révélation biblique.
Les 6 et 7 février 2020, au Collège des Bernardins et à l’Institut catholique, ce sont des spécialistes du système Terre, du judaïsme, de l’écoféminisme, du pragmatisme, de l’anthropologie amazonienne, qui ont redécrit le divin, tout en se déclarant parfois athées ou agnostiques. La prophétie a été annoncée de façon collective et inintentionnelle, comme directement venue du dehors, de l’altérité. Face aux notions et aux traditions proprement chrétiennes, les discours de celles et ceux qui commencent à se familiariser avec Gaïa se sont imposés comme étant, non pas incontestables, mais incontournables. Et le divin était cette avancée de paroles étayées par la réalité, face à des autorités soutenues par l’histoire et par l’institution, disposées à les laisser prendre cette place.
Mais si cette avancée est effectivement divine, alors il reviendra à des théologien·ne·s de l’interpréter en tant que telle. Pour une théologie catholique, tout le problème consiste à articuler une telle révélation avec sa propre tradition. Lorsque Émilie Hache a pris la parole, ce n’était pas seulement pour critiquer la domination patriarcale dans l’Église, mais pour donner à la part féminine du divin la possibilité de se manifester, au cœur d’une institution catholique. Cela ne signifie pas nécessairement qu’une déesse séparée d’elle s’est mise à parler à travers sa bouche. Cela peut signifier seulement que la divinité n’est pas autre chose qu’un tel assaut de la vérité contre le déni, dès lors qu’une personne humaine s’y montre alliée avec ce qui la transcende essentiellement. Même si les réformes dogmatiques proposées par Émilie Hache pouvaient sembler inacceptables d’un point de vue chrétien, il était inutile de lui répondre que la réalité du mal gagnerait à être distinguée de la catégorie du péché originel, ou que la féminité n’est pas entièrement absente de la Trinité. Ou plutôt, cela ne pouvait être utile qu’à condition de ne pas supposer que de telles précisions eussent suffi à répondre aux questions qu’elle avait posées. La mauvaise foi n’est d’aucun secours face aux critiques fondamentales, même si elle est drapée dans la rigueur interprétative. À l’inverse, toute vérité et toute reconnaissance ont un caractère divin, même si elles restent nécessairement marquées par l’approximation. Des actes de courage humain, comme ceux consistant à proposer la révision d’un dogme, à séparer le christianisme de tout négationnisme, à pousser ses collègues théologien·ne·s à se renouveler en profondeur donnent au divin une présence ici et maintenant.
Mais quel est le statut de telles manifestations divines par rapport au Père, au Fils, au Saint-Esprit ? Ceux-ci sont-ils subordonnés à celles-là ? N’en sont-ils que des expressions particulières, des noms historiquement déterminés ? Ou bien trouvent-ils en elles, eux aussi, une respiration ? Gaïa n’est pas seulement un « mensonge utile ». Elle est la mère des déesses et des dieux, et déesse elle-même. Mais elle n’est pas seulement ce qu’en avaient dit les Grec·qu·es à travers Hésiode. Elle est aussi ce qu’en ont dit Lovelock et Margulis, ce qu’en disent les personnes qui la voient aujourd’hui. Elle participe à la réalité divine qui a toujours exigé de l’humanité de nouvelles descriptions, de nouveaux engagements, et lui en a offert les moyens. La difficulté contemporaine consiste à verbaliser la teneur et la fragilité qui caractérisent cette réalité, au lieu de l’imaginer, avec passivité, comme une instance séparée du monde, toute-puissante ou fictive. Mais, dans la mesure où certain·e·s théologien·ne·s s’avancent vers une pensée critique, imaginative, en mettant radicalement en question l’absolutisation des figures divines, ils et elles peuvent aider à surmonter cette difficulté. En participant à la détermination de Gaïa comme persistance de relations, certaines branches du catholicisme peuvent contribuer, avec toute autre religion capable d’une telle ouverture, à ce que la vie spirituelle devienne une des ressources de l’autorégulation du vivant. Le colloque Gaïa face à la théologie n’a pas simplement dégagé cette possibilité, il a commencé à en prouver l’efficience.