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« Nous existons dans un circuit d’attente de la vérité »
Franz Kafka
Il y a quelques semaines, une étude réalisée par JP Morgan à destination de ses clients a pris acte de l’état catastrophique du globe et annonce que nous ne sommes qu’au début du désastre1. Dans ce document qui vient de fuiter2, la plus grande banque états-unienne et le plus grand financier des combustibles fossiles passe aux aveux : l’auto-destruction du monde est plus réelle que les sommes de dollars qu’il accumule sur ses comptes. Cette annonce devrait nous faire l’effet d’une bulle papale comme au temps où Rome dominait urbi et orbi le monde chrétien : notre planète étant sous domination intégrale de la religion économique, recevoir un PDF du Pape JP Morgan mérite qu’on l’examine.
Comment interpréter ce document ? Faut-il y lire un énième aveu de mauvaise conscience de l’oligarchie mondiale ? Une cynique provocation adressée à l’humanité, qui dirait : « oui, le système capitaliste est en train de détruire l’ensemble des mécanismes nécessaires à la vie comme aucun autre avant lui dans l’histoire de la Terre. Mais faites-nous confiance, nous détenons les solutions pour faire face à cette catastrophe, nous allons enfin changer de cap ! » Ou bien faut-il au contraire y voir la lettre des derniers jours d’un condamné ? Un appel suicidaire lancé aux peuples du monde entier : « S’il vous plaît, une fois que vous aurez lu ce rapport, venez nous chercher et arrêtez-nous ! Nous sommes complètement accrocs à ce système morbide ! Nous neutraliser avant qu’on détruise ce qu’il reste de vivants relève de votre devoir ! Déclenchez donc une procédure mondiale d’impeachement contre nous ! Destituez-nous ! » ?
De manière plus prosaïque, peut-être faut-il interpréter cette étude comme dévoilant un moment de digestion du Capital : Sa Majesté a consommé en excès des gigatonnes de gras et de sucre carbonés, elle a maintenant besoin d’un régime sans-carbone. La Grande Bouffe du Capital se poursuivra donc avec un régime adapté à ces temps de prolifération des maladies chroniques, avec l’investissement vert comme plat du siècle : éolienne-solaire-réseaux intelligents-nanotechnologies-intelligence artificielle ! JP Morgan ne serait alors que le médecin urgentiste du Capital annonçant que le dernier Souverain de ce monde a des inflammations ici ou là, et qu’il craint pour sa santé à long terme, lui qui visait l’immortalité.
Le pari de la lettre fermée qui suit mêle ces différentes hypothèses. Elle voit dans cette étude un examen scolaire, à la fois parfaitement réussi et complètement raté, révélateur d’un sujet schizophrène qui dissocie entièrement sa pensée, sa vie et son rapport au monde extérieur.
Chère JP Morgan,
J’ai lu avec grand intérêt ton devoir de mathématique et de physique reçu par PDF et daté du 14 janvier 2020. Ton sens de la démonstration est imparable et ta rigueur logique sans défaut. En élève appliqué, tu as parfaitement résolu les problèmes qui étaient posés et tu arrives aux mêmes conclusions que les dizaines de milliers de scientifiques travaillant sur le « système Terre ». Comme tu l’écris toi-même, conserver la trajectoire climatique actuelle « pousserait probablement la Terre dans une situation qu’elle n’a pas connue depuis plusieurs millions d’années », en entraînant des effets dramatiques qui deviendraient impossibles à inverser. Autrement dit, on ne peut « pas exclure des conséquences catastrophiques lorsque la vie humaine telle que nous la connaissons est menacée. » Fort logiquement, tu notes : « Bien qu’il ne soit pas possible de faire des prévisions précises, il est clair que la Terre est sur une trajectoire non durable. Quelque chose devra changer à un moment donné si la race humaine veut survivre. » Ainsi, tu en viens toi aussi à accréditer les discours collapsologiques ? Je connais nombre de polémistes et publicistes français qui verraient dans ce texte un discours irrationnel ouvrant la voie à un terrifiant fascisme vert.
En t’appuyant sur le dossier joint pour cet examen (un épais volume de documents universitaires, de prévision du FMI et du GIEC), tu soulignes que la température moyenne de la planète devrait atteindre 3,5°C au-dessus des niveaux préindustriels d’ici la fin du siècle. Tu rappelles que la crise climatique aura des répercussions sur l’économie mondiale, la santé humaine, le stress hydrique, les migrations et la survie d’autres espèces sur Terre, et tu en conclus que la plupart des estimations en terme de coûts économiques et sanitaires sont bien trop basses. Parfaitement au fait des dynamiques de points de bascule et de la non-linéarité des systèmes physiques3, tu rappelles que « Nous ne pouvons pas exclure des résultats catastrophiques lorsque la vie humaine telle que nous la connaissons est menacée. […] Il est probable que la situation continuera à se détériorer, peut-être plus que dans tous les scénarios du GIEC. »
Avec un sens humoristique involontaire de bureaucrate coincé, tu indiques que le changement climatique « reflète une défaillance du marché mondial en ce sens que les producteurs et les consommateurs d’émissions de CO2 ne paient pas pour les dommages climatiques qui en résultent4». Autant considérer que la pollution reflète une défaillance de fonctionnement de la voiture thermique ou électrique, alors que c’est précisément son existence et sa croissance qui posent problème. La destruction des milieux terrestres est contenue dans le concept même de capital : la nature du capitalisme est de viser l’accumulation infinie, processus qui abouti à la destruction généralisée et à la combustion planétaire.
Si tu as indéniablement un sens rigoureux de la démonstration, tu échoues pourtant à cet examen de conscience pour plusieurs raisons. D’abord en raison de ton manque d’originalité. Un de tes camarades de classe, ExxonMobil, t’a précédée dans ce travail : entre 1977 et 2014, l’entreprise pétrolière avait également parfaitement assimilé les acquis de la climatologie et en avait tiré des conclusions adéquates sur le bouleversement planétaire en cours5. Il est vrai qu’Exxon Mobil réussissait tous ses devoirs à la maison, mais omettait de les apporter en classe, où il présentait d’autres conclusions qui paraissaient crédibles grâces à ses qualités orales remarquables6. Je me souviens qu’à l’époque le cancre ExxonMobil était dans un état psychologique troublant : la nuit il faisait des cauchemars en songeant aux résultats qu’il obtenait, le jour il prenait des poses d’élèves modèles et trompait tout le monde.
La deuxième cause de ton échec est la duplicité dont tu fais preuve et le conflit intérieur qui t’habite. Ton esprit imparablement logique semble se dissoudre dès lors qu’il s’agit de mettre en rapport des problèmes théoriques avec une situation économique et politique ; ainsi ton exposé oublie complètement de mentionner que tu es le plus grand financier des combustibles fossiles, et que depuis l’accord de Paris tu as accordé 75 milliards de dollars de prêts à de nombreuses entreprises qui se développent avec fureur dans des secteurs tels que la fracturation ou l’exploration pétrolière-gazière dans l’Arctique. Ton analyse paraît ignorer que tu es l’une des 33 puissantes institutions financières ayant contribué à fournir le total mirobolant de 1,9 trillions de dollars au secteur des combustibles fossiles entre 2016 et 2018. Comment peux-tu nier aussi crânement ta situation intenable ? Ta position est semblable à celle d’un buraliste ayant pignon sur rue, qui s’horrifie en privé des risques avérés du tabagisme actif et passif. Que valent ces timides aveux face à l’énormité des fautes commises ?
Par ailleurs, je constate que tu as séché l’ensemble de la deuxième partie de l’examen, qui concernait les questions de sciences humaines et sociales. L’esprit de logique s’applique pourtant dans ces matières aussi bien que dans les sciences du « système Terre ». Je m’en étonne d’autant plus que répondre à la question de la possibilité d’une croissance infinie sur une planète finie est extrêmement facile lorsqu’on a identifié les principes physiques du « système Terre ». Le système capitaliste repose lui aussi sur des principes d’économie politique qu’il est aisé d’identifier – de prestigieux aïeux ont déjà rendu leur copie. Tu n’as pas non plus répondu à la dissertation dont le thème t’est pourtant familier « Agir en primitif et prévoir en stratège7 », et tu as fait l’impasse sur le commentaire du texte suivant qui a pourtant été écrit par un ancien membre du conseil général de la Banque de France :
Dans la société capitaliste, tout ce qui n’est pas interdit est obligatoire, et tout ce qui obligatoire est libre de consommation. Valorisé par le travail, l’argent est devenu du capital. Le capital est de l’argent au travail, de l’argent mettant en mouvement des bras et des cerveaux. Ces bras et cerveaux fabriquent des marchandises qui à leur tour sont valorisées et deviennent de l’argent. Elles deviennent valeurs d’échange (sommes monétaires échangées). Mais cette valeur d’échange ne serait rien si elle n’était transformée à son tour en valeur d’usage, c’est-à-dire en marchandises utiles et nécessaires aux ouvriers qui ont fait les marchandises. Physiquement nécessaires : du pain pour leur ventre, des voitures pour leur fesses, de la pub pour leur yeux, de la musique d’ambiance et des journalistes financiers pour leurs oreilles. […]
Dans le monde de l’argent, l’argent sert à faire plus d’argent, en faisant tourner, au passage, la roue interminable de la noria du travail auquel l’homme est attaché comme une pauvre mule borgne, à qui l’on a crevé un œil pour qu’elle puisse avancer. « Caminante no hay camino » (Antonio Machado), il n’y a pas de chemin, rien que des sillages sur la mer infinie. Ainsi l’argent fait interminablement plus d’argent. Inlassablement, le capitalisme remet la plus-value en jeu, jette sans cesse son excédent de monnaie humaine sur le tapis de la spéculation et de la production8.
En un an, ton cours de bourse a explosé de 35 %, en 10 ans de 230 %. Tu sais donc intimement ce que signifie ce jeu infini : argent, marchandise, plus d’argent. L’argent comme opium quotidien, la recherche de la performance et du shoot avec n’importe quel actif. Pourtant, tu ne dis rien de ce mécanisme ordinaire de la machine capitaliste. J’interprète ton long silence comme une grande confession, qu’il faut accueillir comme un événement politique. En qualité d’un des principaux geôliers de l’humanité, à qui tu écris pour dire que tu avoues presque tout, que tu reconnais les instruments de torture, tu annonces une Terre de moins en moins habitable… mais dès lors qu’il s’agit d’appliquer un raisonnement d’économie politique, tu te drapes dans un silence confondant ? Je ne peux pas y voir autre chose qu’un appel au secours, un désir d’exil en direction de quelques Sainte-Hélène !
Comme tu as dû le constater, l’élection des délégués est de plus en plus déconsidérée. Il faut dire que les choix décidés collectivement sont systématiquement défaits lors du conseil de classe. Pourtant le principe d’un contrôle continu sur les affaires courantes de l’école, le contenu de ce qui est enseigné, la qualité de notre environnement et de l’alimentation à la cantine devient une exigence incontournable dans tous les pays du monde !
Après d’innombrables avertissements, je t’indique quelques ultimes conseils afin d’éviter le renvoi définitif. Je te recommande premièrement de sortir la tête des chiffres, des statistiques, des graphiques et de la sinistre comptabilité. Par exemple, as-tu entendu parler de l’actualité politique française du moment autour de l’artiste politique Pavlenski ? Il pourrait peut-être t’aider à améliorer tes notes en arts plastiques. Certes, son insolence l’a depuis longtemps mis en marge du système scolaire et on aurait bien du mal à défendre son comportement honteux du 2e trimestre. Mais l’année passé, il faut rappeler qu’il avait accompli un geste de désensorcellement rarissime : il avait eu l’audace et le courage de brûler une succursale de la Banque de France avec le même pétrole qui détruit la vie sur Terre et dans lequel tu investis tant d’argent. Peut-être pourras-tu t’inspirer de cette forme d’art politique, par exemple en réalisant d’ici peu une performance où tu distribuerais ton capital à l’ensemble des groupes et forces qui travaillent activement à éviter la future tempête écologique et à rendre possible d’autres manières de vivre.
Je t’invite ensuite à lire deux extraits de textes de Max Weber qui avait pleinement saisi la bizarrerie historique de la forme de vie capitaliste et son idéal de mourir en tant qu’homme le plus riche du cimetière :
« Voilà précisément ce qui semble à l’homme précapitaliste le comble de l’inconcevable, de l’énigmatique, du sordide et du méprisable. Qu’un être humain puisse choisir pour tâche, pour but unique d’une vie, l’idée de descendre dans la tombe chargé d’or et de richesse, ne s’explique pour lui que par l’intervention d’un esprit pervers, exécrable soif d’or. »
Plus loin, il évoque « le puissant cosmos de l’ordre économique moderne qui, lié aux conditions techniques et économiques de la production mécanique et machiniste, détermine aujourd’hui, avec une force contraignante irrésistible, le style de vie de tous les individus qui naissent au sein de cette machinerie – et pas seulement de ceux qui gagnent leur vie en exerçant directement une activité économique. Peut-être le déterminera-t-il jusqu’à ce que le dernier quintal de carburant fossile soit consumé;9
Tes savants calculs démontrent que ces quintaux de carburant fossile ne pourront pas être brûlés, sauf à vouloir consumer l’ensemble de la fine couche terrestre qui abrite nos joies et nos rêves. Au vu des barils de colère qui s’entassent dans les populations, tu comprendras qu’on ne tolérera pas non plus que tu recycles ton empire dans l’industrie solaire ou éolienne, sur les conseils du bonimenteur M. Rifkin. Pour quelques mois, tu as le bénéfice du born-again qui pourrait revenir à la vie. Tu as déjà gratté des décennies de business as usual, donc tu ne t’étonneras pas qu’on compte désormais le temps politique en semaines et en mois et non plus en années et en siècles – époque révolue où la religion du progrès mystifiait les peuples au nom de l’histoire. Après ce délai, on tâchera de t’auto-détruire pour éviter l’auto-destruction collective. La visite chez Black-Rock n’était que le pédiluve du grand bain historique dans lequel nous allons devoir plonger.
On pourra en reparler au carnaval de l’école qui se déroulera prochainement. On y inversera tous les rôles, les sorcières seront présentes en nombre et on organisera des marches aux flambeaux comme l’ont fait joyeusement les Gilets Jaunes en janvier dernier. A ce moment-là, tu pourrais prendre la parole pour commenter cette phrase de Gilles Deleuze : « On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. » La seule manière de te racheter aux yeux de tous serait de lui donner tort : non bien sûr que tu n’as pas d’âme, tu n’es qu’une simple fantasmagorie collective. Le clou du spectacle serait la dissolution et l’évaporation de toutes les sociétés par actions, on verrait alors que ces gigantesques hologrammes d’argent et de puissance n’étaient qu’une laborieuse façon de nous empêcher de faire l’expérience du monde.
Ton prof épuisé.
Otto Gestion
Notes
- https://www.theguardian.com/environment/2020/feb/21/jp-morgan-economists-warn-climate-crisis-threat-human-race?fbclid=IwAR1yCSJvoHFP6c8_BN2zuohoyvex7qu48jlRqfd_3tju0FdEhyZMmJPtlhU.[↩]
- L’étude a été envoyée à Rupert Read, un activiste d’Extinction Rebellion et professeur de philosophie à l’Université d’East Ang ainsi qu’au Guardian qui l’a diffusé[↩]
- voir https://www.terrestres.org/2019/12/20/les-points-de-bascule-du-climat-prendre-la-menace-au-serieux/ et https://www.terrestres.org/2018/10/15/vers-une-terre-en-surchauffe/[↩]
- Un de tes alter-ego un peu plus lucide, Nicholas Stern, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale de 2000 à 2003, a dit les choses plus clairement : le réchauffement climatique représente « le plus grave et le plus vaste échec du marché de tous les temps. » Voir le Rapport Stern sur l’économie du changement climatique.[↩]
- Geoffrey Supran et Naomi Oreskes, 2017, « Assessing ExxonMobil’s climate change communications (1977–2014) », Environmental Research Letters, 2017, vol. 12, no 8, p. 084019.[↩]
- A titre d’exemple, Exxon Mobil a versé en seulement quelques années 8 millions de dollars à quarante organisations différentes qui remettaient en question les preuves scientifiques du réchauffement climatique : site web, éditorialiste, think tanks, etc. « Le soutien d’Exxon Mobil à l’entreprise de fabrication du doute et à la désinformation est troublant mais pas vraiment surprenant. Ce qui est surprenant, c’est de découvrir l’étendue, l’organisation et l’interconnexion de ces efforts, ainsi que leur durée. » Oreskes et Conway, Les marchands de doute. Ou comment une poignée de scientifiques ont masqué la vérité sur des enjeux de société tels que le tabagisme et le réchauffement climatique, Paris, Le Pommier, 2014, p. 405.[↩]
- René Char, Feuillets d’Hypnos[↩]
- Bernard Maris, Marx, ô Marx, pourquoi m’as-tu abandonné ? Paris, Éditions Les Echappés, 2010[↩]
- Max Weber, L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1905).[↩]