Le journal Le Monde a publié jeudi 20 février au petit matin un appel important de 1 000 scientifiques sur l’urgence de la catastrophe écologique et les actions à entreprendre face au désastre qui se dessine. Cet appel est naturellement adressé à tous, mais il est pourtant uniquement accessible à ses abonnés. Un texte collectif écrit par des scientifiques et publié par Le Monde a-t-il vocation a produire du contenu monétisable ou à rencontrer le maximum de lecteur possible ? Il n’est certes pas inutile que les abonnés du Monde, un lectorat majoritairement CSP+ et statistiquement peu porté à la désobéissance politique, assimilent et méditent ce texte qui décrit un monde qu’on effondre : pour faire face au péril, les désertions et les désobéissants seront précieux dans tous les secteurs de la société. Pourtant, il nous parait évident qu’il a vocation à rencontrer un public plus large pour susciter réflexion, discussion, critique, action, révolte. C’est pourquoi Terrestres a décidé de le republier en intégralité.
Ce texte est relativement important car il marque un tournant dans la prise en compte des enjeux écologiques par le monde scientifique et académique, il acte la fin des illusions sur la capacité des technosciences à résoudre des problèmes qui relèvent avant tout de choix politiques et sociaux. Il témoigne aussi d’une prise de distance neuve et salutaire à l’égard de l’imaginaire de la croissance et d’un industrialisme mortifère qui atteint désormais ses limites.
Si l’on trouve encore dans ce texte la traditionnelle position de demande d’actions au gouvernement, on peut tout de même relever cette phrase : « Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel. » Nous y voyons un clin d’œil courageux à l’article 35 de la Déclaration des droits de l’homme de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ».
Nous, soussignés, représentons des disciplines et domaines académiques différents. Les vues que nous exprimons ici nous engagent et n’engagent pas les institutions pour lesquelles nous travaillons. Quels que soient nos domaines d’expertise, nous faisons tous le même constat : depuis des décennies, les gouvernements successifs ont été incapables de mettre en place des actions fortes et rapides pour faire face à la crise climatique et environnementale dont l’urgence croît tous les jours. Cette inertie ne peut plus être tolérée.
Les observations scientifiques sont incontestables et les catastrophes se déroulent sous nos yeux. Nous sommes en train de vivre la 6e extinction de masse, plusieurs dizaines d’espèces disparaissent chaque jour, et les niveaux de pollution sont alarmants à tous points de vue (plastiques, pesticides, nitrates, métaux lourds…).
Pour ne parler que du climat, nous avons déjà dépassé le 1°C de température supplémentaire par rapport à l’ère préindustrielle, et la concentration de CO2 dans l’atmosphère n’a jamais été aussi élevée depuis plusieurs millions d’années. Selon le rapport de suivi des émissions 2019 du Programme des Nations unies pour l’environnement et le développement (PNUE), les engagements pris par les pays dans le cadre de l’accord de Paris de 2015 nous placent sur une trajectoire d’au moins +3°C d’ici 2100, et ce à supposer qu’ils soient respectés. L’objectif de limiter le réchauffement sous les +1,5°C est désormais hors d’atteinte à moins de diminuer les émissions mondiales de 7,6% par an, alors qu’elles ont augmenté de 1,5% par an au cours des dix dernières années. Chaque degré supplémentaire renforce le risque de dépasser des points de basculement provoquant une cascade de conséquences irréversibles (effondrement de la banquise, dégel du pergélisol, ralentissement des courants océaniques…). Les études préparatoires au prochain rapport du GIEC (CNRS-CEA-Météo France) suggèrent que les rapports précédents ont sous-estimé l’ampleur des changements déjà enclenchés. Un réchauffement global de plus de 5°C ne peut plus être exclu si l’emballement actuel des émissions de gaz à effet de serre se poursuit. À ces niveaux de température, l’habitabilité de la France serait remise en question par des niveaux de température et d’humidité provoquant le décès par hyperthermie.
Les sociétés humaines ne peuvent continuer à ignorer les conséquences de leurs activités sur la planète sans en subir les conséquences, comme l’ont montré de longue date et chaque jour plus clairement de nombreuses études reflétant le consensus scientifique. Si nous persistons dans cette voie, le futur de notre espèce est sombre.
Notre gouvernement se rend complice de cette situation en négligeant le principe de précaution et en ne reconnaissant pas qu’une croissance infinie sur une planète aux ressources finies est tout simplement une impasse. Les objectifs de croissance économique qu’il défend sont en contradiction totale avec le changement radical de modèle économique et productif qu’il est indispensable d’engager sans délai. Les politiques françaises actuelles en matière climatique et de protection de la biodiversité sont très loin d’être à la hauteur des enjeux et de l’urgence auxquels nous faisons face. Loin de confirmer une prétendue opposition entre écologie et justice sociale, le mouvement des gilets jaunes a dénoncé à juste titre l’inconséquence et l’hypocrisie de politiques qui voudraient d’un côté imposer la sobriété aux citoyens tout en promouvant de l’autre un consumérisme débridé et un libéralisme économique inégalitaire et prédateur. Continuer à promouvoir des technologies superflues et énergivores comme la 5G ou la voiture autonome est irresponsable à l’heure où nos modes de vie doivent évoluer vers plus de frugalité et où nos efforts collectifs doivent être concentrés sur la transition écologique et sociale.
L’absence de résultats de cette politique est patente : comme l’a relevé le Haut Conseil pour le climat, le budget d’émissions de gaz à effet de serre fixé par la Stratégie nationale bas carbone française n’a pas été respecté entre 2015 et 2018. En dépit des déclarations de bonnes intentions, l’empreinte carbone par habitant de la France (incluant les émissions importées) reste aujourd’hui encore supérieure à son niveau de 1995, à 11 tonnes d’équivalent CO2 par habitant et par an, alors qu’elle doit descendre à 2 tonnes d’ici 2050.
La prochaine décennie sera décisive pour limiter l’ampleur des dérèglements à venir. Nous refusons que les jeunes d’aujourd’hui et les générations futures aient à payer les conséquences de la catastrophe sans précédent que nous sommes en train de préparer et dont les effets se font déjà ressentir. Lorsqu’un gouvernement renonce sciemment à sa responsabilité de protéger ses citoyens, il a échoué dans son rôle essentiel.
En conséquence, nous appelons à participer aux actions de désobéissance civile menées par les mouvements écologistes, qu’ils soient historiques (Amis de la Terre, Attac, Confédération paysanne, Greenpeace…) ou formés plus récemment (Action non-violente COP21, Extinction Rebellion, Youth for Climate…). Nous invitons tous les citoyens, y compris nos collègues scientifiques, à se mobiliser pour exiger des actes de la part de nos dirigeants politiques et pour changer le système par le bas dès aujourd’hui. En agissant individuellement, en se rassemblant au niveau professionnel ou citoyen local (par exemple en comités de quartier), ou en rejoignant les associations ou mouvements existants (Alternatiba, Villes en transition, Alternatives territoriales…), des marges de manœuvre se dégageront pour faire sauter les verrous et développer des alternatives.
Nous demandons par ailleurs aux pouvoirs publics de dire la vérité concernant la gravité et l’urgence de la situation : notre mode de vie actuel et la croissance économique ne sont pas compatibles avec la limitation du dérèglement climatique à des niveaux acceptables. Nous appelons les responsables politiques nationaux comme locaux à prendre des mesures immédiates pour réduire véritablement l’empreinte carbone de la France et stopper l’érosion de la biodiversité. Nous exhortons également l’exécutif et le Parlement à faire passer les enjeux environnementaux avant les intérêts privés en appliquant de manière ambitieuse les propositions issues de la Convention citoyenne pour le climat et en prolongeant son mandat pour lui donner un pouvoir de suivi de leur mise en œuvre.
Tribune initiée par :
Joana Beigbeder, Enseignant-chercheur en science des matériaux, Institut Mines-Télecom – Mines Alès (IMT Mines Alès)
Frédéric Boone, Chercheur en astrophysique, Institut de recherche en astrophysique et planétologie (IRAP)
Milan Bouchet-Valat, Chercheur en sociologie, Institut national d’études démographiques (Ined)
Julian Carrey, Enseignant-chercheur en physique, Institut national des sciences appliquées de Toulouse (INSA Toulouse)
Agnès Ducharne, Chercheuse en climatologie, CNRS – Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL)
Tanguy Fardet, Chercheur post-doctorant en neurosciences computationnelles, Max Planck Institute for Biological Cybernetics – Université de Tübingen
Kévin Jean, Enseignant-chercheur en épidémiologie, Conservatoire national des arts et métiers (Cnam)
Jérôme Mariette, Ingénieur d’études en bioinformatique, Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE)
Françoise Roques, Chercheuse en astrophysique, Observatoire de Paris
Le texte initial de l’appel se trouve ici ; la liste des 1000 premièr·e·s signataires là.