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A propos de Bâtir aussi, Fragments d’un monde révolutionné, par Les Ateliers de l’Antémonde (édition Cambourakis, mai 2018, réédité en 2019).
Uchronie : réécriture de l’histoire à partir de la modification d’un événement du passé. Les mouvements populaires de 2011 dans le monde arabe sont ici le point de départ d’un exercice de politique-fiction stimulant. Deux temporalités sont explorées par les auteurs.trices de Bâtir aussi : le moment insurrectionnel de 2011 devenu mondial, appelé Haraka, et le monde post-industriel qui en a émergé, saisi en l’année 2021… Dans ce monde temporellement proche, dont on ne connaît pas le périmètre exact, l’État centralisé a cédé la place à des communes libres, coopérantes ; le salariat a été aboli, tout comme le système bancaire ; les infrastructures industrielles ont été abandonnées suite à la « grande coupure nucléaire », laissant des ateliers de production low-tech fleurir sur leurs ruines, ou loin de leurs ruines ; le langage a évolué pour intégrer le féminin, entraînant de nouveaux rapports sociaux anti-autoritaires.
Mais tout n’est pas « réglé » dans ce nouveau monde : les traces de l’Antémonde (notre monde) sont parfois tenaces, comme la tentation d’un retour au productivisme dans les manufactures artisanales de 2021.
Cet univers inspiré du municipalisme libertaire de Bookchin est plein de trouvailles, sonne parfois un peu outrancier ou démonstratif, mais interpelle. Il se pense avant tout comme un point de départ puisque le collectif propose, depuis la sortie du livre, des « labo-fictions » permettant à de petits groupes de réflexion de rebondir sur l’univers de Bâtir aussi, pour imaginer d’autres futurs habitables1.
L’intérêt de l’ouvrage est triple, me semble-t-il. Il explore d’une part notre rapport à la technique, dans une perspective à la fois anti-industrielle et technophile (I). Qu’est-ce qui « résiste dans les corps et les têtes, lorsque l’on s’attelle à redéfinir les biens communs » ? s’interroge le collectif. Il met ensuite au premier plan les questions de domination et de discrimination, questions qu’il ne faudrait pas remettre à « après la révolution » – au risque de recréer le même monde (II). Enfin, c’est une insurrection armée qui mène les insurgés de l’Antémonde à l’Haraka, un choix narratif loin d’être neutre à l’heure où se confrontent plusieurs stratégies de dépassement du capitalisme (III).
Tenter une reconnexion avec les moyens de notre survie
Dans une manufacture artisanale installée dans les locaux d’une ancienne usine métallurgique, on casse, on fond, on tord les objets de l’Antémonde pour forger ceux du nouveau, en particulier des vélos, ayant acquis au passage le genre féminin et désormais appelés « vélas ». Tout groupe d’habitant.es peut réserver la forge quelques jours en échange de jours équivalents de bûcheronnage – le bois servant à alimenter la forge. Du CO2 se dégage donc de cette activité, mais sans commune mesure avec la pollution engendrée par l’ancienne usine.
« Depuis dix ans, nous cherchons à fabriquer un monde accessible, un monde à notre échelle. Nous tentons une reconnexion avec les moyens de notre survie. Retrouver une prise directe avec ce qui nous fait vivre. Mesurer la dureté des choses pour choisir quoi conserver et quoi abandonner. Connaître les gens avec lesquellEs négocier les moyens de nous en sortir. Ce genre de baratin ». (p. 130)
Un « baratin » et une démarche inspirées, aux dires mêmes du collectif d’écriture, par la relecture critique de l’article de Murray Bookchin « Vers une technologie libératrice », écrit en 1965.2 Autour des machines à laver, d’Internet, des véhicules à essence, des avions, des appareils médicaux de pointe, la population de l’Haraka débat en permanence du niveau acceptable de son développement technique, machine par machine, mais surtout besoin par besoin.
Qu’est-ce qu’un besoin légitime, dans une société de pénurie ? Est-ce nécessairement un besoin partagé par tous, un besoin collectif ? Pour la philosophe hongroise Agnes Heller, citée par Razmig Keucheyan dans un récent essai3, « Marx ne connaît pas d’autres besoins que ceux des individus »4. Keucheyan explicite la théorie de Heller :
« Certains besoins sont communs à de nombreux individus. Ils n’en demeurent pas moins des besoins individuels. La société ou l’État, eux, n’ont pas de besoins. Postuler des « besoins collectifs » hiérarchiquement supérieurs aux besoins individuels est une opération de domination, visant à instituer et légitimer une démocratie d’ « experts » dont la fonction est précisément de décider ou non de les satisfaire. Rien à voir avec le socialisme, affirme Heller.»5
Cette idée qu’il n’y aurait pas de réels besoins collectifs, mais seulement des besoins individuels juxtaposés, n’empêche pas de les hiérarchiser, de les écarter s’ils nuisent à autrui ou sont écologiquement néfastes. Les besoins individuels doivent faire l’objet « d’une délibération collective permanente », c’est d’ailleurs cette délibération qui peut faire d’eux des besoins authentiques, c’est-à-dire légitimes. Ainsi « la distinction entre les besoins authentiques et superflus n’est pas ontologique, (…) elle est démocratique», précise Razmig Keucheyan6.
C’est à ce jeu démocratique sur les besoins que se livrent les personnages de Bâtir aussi. Dans ce nouveau monde, tout ce qui est technique fait débat, des IRM des hôpitaux aux éoliennes. Un habitant évoque par exemple le débat autour de deux éoliennes récemment installées dans son village :
« Maintenant, au moindre petit problème de maintenance, on vit une nouvelle crise en assemblée, la faction des primitivistes nous tanne pour qu’on démonte tout ! (…) On est à peine deux mille personnes ici, mais si tu oses prononcer le mot « technologie », tu récoltes deux mille avis divergents sur le sujet ! » (p. 12)
Si seulement cette diversité de points de vue sur la technologie correspondait à une réalité ! Difficile d’imaginer une population qui réfléchit massivement autour de ces enjeux pour en faire des questions centrales, dans notre Antémonde subissant la technique tel un Moloch implacable.
Internet semble encore exister (sans que l’on sache bien qui entretient les réseaux, les antennes-relais et les satellites), mais sur une philosophie bien différente de l’actuel délire numérique. Un personnage a bricolé un serveur et veut relier ses voisins par un Intranet, se heurtant à leur refus.
« Il voulait (…) que les gens arrêtent de découvrir trop tard qu’iels étaient en train de construire la même chose à deux endroits simultanément. L’Assemblée du quartier s’était clairement prononcée contre : personne ne fonctionnait avec ça, personne ne voyait ce que ça apporterait alors qu’on pouvait traverser la rue. (…) la plupart reconnaissant l’intérêt de connecter les quelques lieux collectifs entre eux mais pas l’ensemble de leur vie. » (p. 276-277)
La survivance d’un Internet a minima, réservé à quelques usages raisonnables, a quelque chose de chimérique. Comment imaginer que le réseau puisse encore fonctionner sans de très grandes entreprises (capables de diviser le travail, d’investir massivement dans les infrastructures) et sans les États (armée, aérospatiale) ? Ce flou dans l’utopie révèle notre difficulté à abandonner mentalement certains corollaires du capitalisme.
Les véhicules motorisés n’ont pas disparu mais sont réservés aux charges lourdes et aux transports d’urgence. Pour le loisir, il faut marcher, pédaler ou trouver une place en stop dans un camion de marchandises. Les distances s’imposent de nouveau aux humains et changent les paysages, les existences. Le mode de vie « Paris-Bordeaux à 2h » ou « J’peux pas j’ai Antilles », appartient au passé. Dans son style coup de poing, Bernanos fustigeait déjà ce style de vie surcarbonné en 1945 :
« “Le café au lait à Paris, l’apéritif à Chandernagor et le dîner à San Francisco”, vous vous rendez compte ! (…) La paix venue vous recommencerez à vous féliciter du progrès mécanique. “Paris-Marseille en un quart d’heure, c’est formidable !” Car vos fils et vos filles peuvent crever : le grand problème à résoudre sera toujours de transporter vos viandes à la vitesse de l’éclair. »7
Dans le nouveau monde de l’Haraka, l’argent et le salariat sont des souvenirs, « il est [même] particulièrement désapprouvé de troquer du temps de travail contre des produits, ou même des marchandises contre d’autres ». Ce n’est donc pas le troc qui a remplacé les échanges monétaires mais un « Régime de la Gratuité et de la Générosité ». La BNP existe toujours, bien qu’elle désigne désormais « la Banque des Notions et des Pratiques » ! On y cultive des outils, des techniques à la demande, dans les locaux mêmes de l’ex-établissement bancaire. Il y a eu de l’amusement dans cette écriture, autour de dialogues un peu surjoués, trop enthousiastes, impression qui renvoie peut-être simplement au manque d’enthousiasme pour nos modes de vie actuels.
Tous les topoi classiques des mouvements de simplicité volontaire sont présents, motifs que nous rappelle la sociologue Michelle Dobré : « Renoncer à la course à l’argent pour avoir plus de temps, examiner ses besoins, faire soi-même, chasser le gaspillage (des ressources et des matières premières), privilégier la convivialité (le lien) plutôt que le confort matériel (les biens), primauté de la relation humaine contre le « système » bureaucratique et technocratique, critique des effets néfastes de l’industrie, de la technologie et de la technique, de la vie urbaine et ses effets pervers, souci pour la santé (…) ».8
La fatigue de devoir décider de tout démocratiquement n’est pas éludée. Pas plus que la lassitude de certains de devoir se consacrer à l’utile, sans pouvoir jamais s’échapper du côté du futile :
« J’en ai marre moi, de parler seulement motoculteurs, turbines à eau, constructions terre-paille, valorisation du fumier urbain… On met nos mains dans la merde à longueur de journée. Ok, on n’a pas le choix, mais personne ne m’obligera à penser que c’est épanouissant » (p. 274).
Si l’emploi a disparu, le travail est toujours présent et il est devenu plus physique, mais aussi plus saisonnier. Pendant les mois d’été, quand le débit de la rivière est trop bas pour faire tourner la roue de la manufacture, celle-ci ferme ses portes, laissant chacun vaquer à du travail agricole, d’autres chantiers collectifs ou des voyages lointains. Certains commencent à se demander s’il ne faudrait pas rationaliser le partage des tâches, par exemple en dressant « une liste de corvées qui devraient être partagées entre toutEs ». C’est ce que souhaitent les promoteurs d’un projet de « Service de Travail Obligatoire et Centralisé » (STOC), dont le nom indique assez l’opinion du collectif d’écriture à son sujet. Ses détracteurs ne veulent pas retomber dans une logique comptable, administrative, préférant s’organiser au niveau local et « se parler » pour répartir les tâches, sans viser une égalité jugée chimérique.
« Cette histoire de STOC, au fond, c’est surtout une question d’échelle d’organisation, commente l’une des personnages. Faut-il coordonner la solidarité sur une région ? Sur plusieurs ? Dans toute l’Haraka ? Il est assez logique que ces questions nous ramènent à l’idée d’un Etat… (…) L’échéance se rapproche, c’est à l’ordre du jour de presque chaque réunion. Raison de plus pour déserter : ça me dépasse complètement. » (p. 299)
Bâtir un monde sans dominations
Les deux temporalités du livre permettent de saisir une évolution entre le moment insurrectionnel de 2011, où les discussions se déroulent sur un mode hommes/femmes déséquilibré9, et le nouveau monde de 2021, où de nouveaux rapports humains se sont instaurés. Par quel miracle ? Tout n’est pas explicité, mais la langue semble avoir joué son rôle. Les Haraks ont décidé de changer quelques règles d’orthographe…
Écartant des solutions devenues courantes comme auteurs.trices, tous/tes, le collectif d’écriture a opté pour deux autres méthodes d’inclusion du féminin dans le langage10 :
– l’ajout d’un E majuscule dans tous les mots désignant des collectifs mixtes (« les habitantEs », « certainEs ouvrièrEs », « tout le monde en est fièrE », « toutEs les trois rejoignent le groupe »), afin de redonner au féminin sa visibilité perdue ;
– l’adoption du pronom personnel pluriel neutre, iels, qui évite de s’en remettre à la fausse neutralité, et vraie masculinité, du ils masculin pluriel. La relative nouveauté de iels est troublante et je n’y étais pas encore habituée à la fin de l’ouvrage. Question de temps, sans doute, comme l’on finira par s’habituer à des règles grammaticales plus logiques que ce terrible « masculin l’emportant sur le féminin », telles que l’accord de proximité11 ou l’accord de majorité12.
Les nouvelles sont peuplées de personnages rarement mis en scène dans les romans : Julie, réparatrice de machines à laver, Jeanne, métallurgiste au caractère bien trempé qui se révèle également être lesbienne et septuagénaire – qu’est-ce qui surprend le plus, chez un tel personnage : le lesbianisme, l’âge ou la passion pour le métal ? Jeanne ne fait d’ailleurs pas figure d’exception dans l’ouvrage, comme on saupoudrerait d’un peu de vieillesse un récit emmené par la jeunesse : plusieurs anciennes traversent ces nouvelles. Ces héroïnes paraissent parfois trop gouailleuses, enthousiastes ou bondissantes – c’est dire la difficulté à imaginer des femmes sortant des stéréotypes d’âge et de genre.
Bâtir aussi passe bien sûr sans problème le « Bechdel test », ce test formulé par l’autrice de bande-dessinée Alison Bechdel, qui imagina en 1985 d’interroger n’importe quel film avec trois questions : 1- le film (ou le roman) comporte-t-il deux personnages de femmes dont on connaît les noms ? 2- Ces deux femmes parlent-elles ensemble à un moment donné ? 3- Parlent-elles d’autre chose que d’un homme ? Aujourd’hui encore, la plupart des films ne passent pas le test. Une étude portant sur 350 long-métrages américains, les plus populaires des années 2014 à 2017, a pourtant révélé que les films qui réussissaient le test étaient les seuls à dépasser le million de dollars de recettes…13
Dans son effort pour inventer un nouveau monde qui intègre le féminin et les minorités, le collectif d’écriture a cherché à éviter deux écueils qui lui semblent répandus parmi les mouvements anti-industriels : une certaine sacralisation de la nature ; et un catastrophisme écologique de type urgentiste qui focalise l’attention sur le climat.
La sacralisation de la nature est perçue comme « un phénomène [qui] valorise les notions d’authenticité, d’harmonie humainEs/nature, de binarité entre les processus dits « naturels » (forcément bons) et ceux « artificiels » (et donc corrompus) ». Cette approche est refusée parce qu’elle sous-entend « qu’il existerait une nature humaine originelle, aliénée par la technique et le capitalisme, que l’on pourrait retrouver en brisant nos chaînes… Au contraire, nous considérons qu’il n’y a pas de forme pure et authentique d’être humainEs mais que nous sommes les fruits d’une continuelle construction sociale. » (p. 306) Les personnages du livre sont en majorité des personnes LGBT ou racisées, les Haraks de 2011 se définissant comme « une bande de déviantEs qui détestent les chefs ».
Le second écueil identifié par le collectif d’écriture est celui d’un catastrophisme écologique qui se focaliserait sur une lutte principale, la seule qui vaudrait vraiment la peine, celle du dérèglement climatique.
« Difficile de nier l’urgence à changer de cap », peut-on lire dans la postface, « pourtant, cela ne justifie pas d’en faire le seul et unique front. Cette idée de lutte absolument prioritaire (…) néglige une nouvelle fois les questions de domination et de discrimination : luttes contre les frontières, les nationalismes, contre les violences sexistes, racistes, homophobes et toutes les formes d’isolement social. Celles-ci sont considérées comme minoritaires et secondaires (on verra ça après la révolution!), non-politiques (ce sont des questions purement sociétales tout à fait compatibles avec le capitalisme), contre-révolutionnaires (ça nous divise et nous empêche de lutter contre l’Ennemi!)… voire tout simplement impensées. Nous restons convaincuEs au contraire que nos mouvements seraient plus intelligents (…) s’ils considéraient ces oppressions croisées, sans les résumer à un système monolithique » (p. 307).
Prise d’armes : un choix narratif discutable et discuté
Cette analyse fait écho à l’approche de Malcom Ferdinand lorsqu’il interroge, dans Une écologie décoloniale, un environnementalisme blanc rejetant au second plan la hiérarchie colon/colonisé, mais aussi les hiérarchies homme/femme, valide/handicapé, hétéro/homo, toujours à l’œuvre dans le monde, et peut-être plus que jamais alors que les vainqueurs de ce système découvrent tout juste la nécessité de lutter pour survivre14. La quasi-absence de personnes racisées dans les groupes militants écologistes, et le faible temps de parole laissé ou pris par les femmes dans ces mêmes groupes, rend plus que pertinent ce modèle de luttes croisées.
La forme du basculement imaginé par les Ateliers de l’Antémonde est délibérément violente, faite de barricades et de « récupérations » de biens, les armes à la main, en réponse sans doute à la violence sociale de l’Antémonde. Le basculement s’opère contre la volonté des possédants et probablement d’une partie de la population.
Paradoxalement, on est face ici à une forme typique de critique culturelle (des nouvelles d’anticipation) dont le propos est de douter d’une approche purement culturelle du changement, par petites touches ou accumulation de gestes personnels, donnant à voir des scènes révolutionnaires d’occupation et de défense d’un immeuble de radio-diffusion. Les membres du collectif d’écriture se disent par ailleurs engagée.s dans des luttes féministes et anticapitalistes.
Ce récit a le mérite d’envisager la violence, d’en faire un objet discutable, discuté entre les personnages, mis sur la table. Le goût pour la violence est disqualifié (« Si tu es là parce que ça t’excite ou que tu as des comptes à régler, tu arrêtes tout de suite »), sans que le recours à la violence le soit. La possibilité d’un basculement démocratique, par les urnes, lié à l’arrivée au pouvoir d’un mouvement politique s’emparant des motifs de la simplicité volontaire, n’est pas le schéma envisagé. Tout au plus les insurgéEs se demandent-iels s’il faut discuter avec les démocrates d’un « Mouvement pour une VIe République », au risque d’enfermer l’avenir dans un programme. L’inspiration libertaire du collectif d’écriture est claire, loin de l’idée d’une alliance de la rue et des urnes, que certains appellent aujourd’hui de leurs vœux15.
Toutes les implications d’une prise d’armes ne sont pas explorées, en particulier, n’est pas réellement envisagée la réponse probable de l’État à une tentative insurrectionnelle. Les quelques mois de guerre civile qui suivent l’insurrection opposent trois camps, dans un schéma très (trop) 1789 : les « Haraks », ou révolté.es, montent des barricades, sabotent et se livrent à des « récups » (confiscations de biens), puis à des opérations de désarmement après la fin des combats ; les « récas » ou récalcitrants, sont de grands et petits possédants rétifs à mettre leurs biens en commun, dont beaucoup émigrent avant de finalement revenir participer à la vie communale ; enfin « la Réaction » est un ensemble de « milices et de confréries propriétaires » qui « défendent leurs intérêts avec, à leur tête, une flopée de fascistes ».
C’est oublier un peu vite que l’ennemi est aussi et surtout immatériel, financier, transnational, qu’il a pour nom Amazon, Uber, Google, Nike, Monsanto et Dow Chemical. La complexité sociale du camps des révoltés fait aussi défaut, en particulier ses composantes éduqué.es/moins éduqué.es, CSP+/CSP-, rouges/verts/jaunes – et pour cause, la couleur jaune n’était pas encore apparue politiquement au moment de la rédaction de ces nouvelles.
Et puis il manque l’État, qui disparaît assez vite des radars, comme si l’État n’était pas l’obstacle principal au basculement vers une société plus résiliente, comme s’il ne disposait pas de moyens militaires et d’une capacité de surveillance inégalée dans l’histoire, sous la forme invisible et douce de la numérisation.
Peut-on seulement imaginer une telle reprise d’autonomie par les armes, de la part de citoyens combattants amateurs, très attachés à leur vie, non structurés pour le combat ? Et surtout face à la puissance létale que les forces de l’ordre sont capables de déployer contre leur propre population ? Dans un ouvrage récent, François Sureau alerte sur cette liberté à laquelle nous avons déjà renoncé, au profit de la sécurité16. « Quel est ce pays qui, pour encadrer une manifestation, utilise des armes de guerre ? » « Dans quel État vit-on, où le gouvernement considère que son propre peuple est son adversaire? »17
Il semble aujourd’hui difficile d’imaginer une révolte armée ayant la moindre chance de ne pas finir écrasée. C’est le mérite de cet ouvrage d’en proposer une mise en scène discutable et à discuter, pour envisager d’autres voies.
Conclusion – « Mais c’est quoi, le capitalisme ?! »
Les Ateliers de l’Antémonde se sont donné pour objectif de « fabriquer des imaginaires enthousiastes et critiques », puisant aux source de la simplicité volontaire, des idées libertaires, des luttes LGBT et des combats anti-racistes. Qu’est-ce que l’on conserve du monde d’avant, quand on veut se réinventer : quelles machines, quels désirs, quelles règles d’orthographe ? Une citation de l’anarchiste espagnol Buenaventura Durruti a servi d’inspiration pour nommer l’ouvrage : « Nous n’avons pas peur des ruines. Nous sommes capables de bâtir aussi. (…) La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’Histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. » (p. 310)
Les plus jeunes habitant.es de ce nouveau monde ne comprennent plus l’Antémonde, ils et elles ne voient pas ce qu’a pu être le capitalisme. « Mais c’est quoi, le capitalisme ?! A chaque fois qu’un truc ne vous plaît pas, vous dites que c’est capitaliste. C’est complètement nul comme argument, ça me saoule à la fin ! », s’écrit une adolescente qui participe à un projet de relance de l’aviation, et dont l’avion s’est écrasé sur un immeuble. Rêve étrange d’un monde où la jeunesse aura oublié jusqu’à la signification du mot capitalisme…
Notes
- Voir le site antemonde.org pour l’organisation de ces labo-fictions.[↩]
- Murray Bookchin, « Towards a Liberatory Technology », publié dans le recueil Pour une société écologique en 1973.[↩]
- Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Comment sortir du consumérisme, Zones, 2019.[↩]
- Agnes Heller, La Théorie des besoins chez Marx, trad. par Martine Morales, Paris, UGE, 1978, citée par Razmig Keucheyan, op. cit., p.180.[↩]
- Razmig Keucheyan, op. cit., p.180.[↩]
- Razmig Keucheyan, op. cit., p.180-181.[↩]
- George Bernanos, La France contre les robots (1945), éd. Le Castor Astral, 2017, p. 82-83.[↩]
- Michelle Dobré, « Simplicité volontaire : simple adaptation ou résistance à la pénurie ? », synthèse d’une communication lors du congrès de l’Association Française de Sociologie, 2009, https://rt11.hypotheses.org/files/2010/04/afs-2009-deuxpages-session05-a-dobre1.pdf[↩]
- Pour une analyse de ces modes de communication hommes/femmes déséquilibrés, lire par exemple Géraldine Franck, « Pourquoi les hommes cis blancs pensent qu’on ne peut plus rien dire », 3 octobre 2019, antigone21.com, https://antigone21.com/2019/10/03/pourquoi-hommes-cis-blancs-pensent-plus-rien-dire/[↩]
- La collection Sorcières des éditions Cambourakis se veut un espace d’expérimentation de la langue : « les auteurs.trices et traducteurs.trices utilisent les règles d’écriture inclusive de leur choix ».[↩]
- L’accord de proximité consiste à accorder l’adjectif avec le genre du nom le plus proche, même si ce nom est féminin. Ex : le jardin et la terrasse sont ensoleillées. Pour plus de détails, voir Eliane Viennot, Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, Donnemarie, Éd. iXe, 2014, rééd. 2017.[↩]
- L’accord de majorité consiste à accorder le verbe avec le genre majoritaire dans le sujet, comme dans les oies et le chien ont été repêchées rapidement : les oies étant plus nombreuses que le chien, elles dirigent le verbe. Pour un exemple d’emploi systématique de l’accord de majorité, lire par exemple le roman de Martin Winkler, L’Ecole des soignantes, P.O.L., 2019.[↩]
- Maxime Birken, « Les héroïnes rapportent plus que les hommes au cinéma », huffingtonpost.fr, d’après l’étude de Creative Artists Agency et Shift7.[↩]
- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil Anthropocène, 2019.[↩]
- Par exemple le député de la France Insoumise François Ruffin, qui vient de publier Il est où le bonheur, éd. Les liens qui libèrent, 2019.[↩]
- François Sureau, Sans la liberté, collection Tract Gallimard, 2019.[↩]
- François Sureau, France Inter, L’heure bleue, 15 octobre 2019 pour la première citation, et France Inter, Le grand entretien, 24 septembre 2019, pour la seconde.[↩]