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A propos de Thomas Piketty, Capital et idéologie, Editions du Seuil, Paris, 2019 et Pierre Concialdi, Didier Gelot, Christiane Marty et Philippe Richard, Vers une société plus juste, manifeste pour un plafonnement des revenus et des patrimoines, Éditions Les liens qui Libèrent et Fondation Copernic.

Cela fait longtemps que les mouvements écologistes s’intéressent à l’égalité, à la « justice climatique » par exemple. Pour penser l’articulation de ces deux dimensions historiquement portées par des mouvements différents et parfois opposés, deux livres récents, pourtant fort peu écologistes, peuvent nourrir le débat. Le plus médiatisé est celui de Thomas Piketty, Idéologie et capitalisme (Seuil), un plaidoyer en faveur d’une forte réduction des inégalités de revenu et de patrimoine, assorti de mesures – qui ont fait hurler l’establishment médiatique – remettant fortement en cause le pouvoir dans l’entreprise et le droit de propriété, en appelant à un dépassement du capitalisme1. Le second livre, de taille plus modeste, va plus loin sur la voie de l’égalité des revenus et des patrimoines puisqu’il défend et évalue des plafonds et seuils de richesse socialement acceptables. Son titre : Vers une société plus juste, manifeste pour un plafonnement des revenus et des patrimoines2.

Le paradoxe est qu’aucun de ces deux livres n’accorde de réelle importance aux enjeux écologiques. Ces derniers sont traités en une douzaine de pages3 (sur plus de 1 200) par Piketty et ils ne sont que rapidement évoqués dans le second livre. Et pourtant, il n’est pas si difficile d’établir des liens entre l’exigence de limites du pouvoir d’achat et d’accumulation, et celle de limites du pouvoir de nuisance écologique, et plus généralement de démontrer l’existence de relations entre la démesure des inégalités sociales et celle de la surexploitation de la nature. Ces questions étaient déjà au cœur du livre d’Hervé Kempf Comment les riches détruisent la planète, paru en 2007 (Seuil), et de ceux d’Éloi Laurent Social-écologie (Flammarion, 2011) et récemment Sortir de la croissance (LLL, 2019).

Égale dignité dans la sobriété matérielle

Le livre de Piketty et celui de la Fondation Copernic, si peu écologistes soient-ils, sont pourtant utiles, et complémentaires, pour penser une orientation politique social-écologique dans un contexte où des effondrements sont à redouter dans tous les domaines : financier, économique, écologique, social et démocratique. Car dans ce contexte, sauf à laisser filer une sécession des riches capables – pour un temps – de se ménager des niches écologiques vivables, ce qui a déjà commencé marginalement, seul un puissant resserrement des conditions et modes de vie selon un principe d’égale dignité dans la sobriété matérielle semble en mesure de réduire les risques d’éclatement des sociétés. C’est pour cela que la quête d’égalité présente dans ces deux livres devrait susciter un intérêt du côté des parties prenantes de l’écologie politique. Même s’il est vrai que l’égalité, tout comme la pauvreté ou la richesse, a bien d’autres dimensions que celles, monétaires, des revenus et des patrimoines, ces dernières ont un poids très important dans le système des inégalités de conditions.

Plafonner les revenus : comment ?

Le livre de la Fondation Copernic, pour commencer par lui, n’est pas seulement un manifeste pour le plafonnement des revenus et des patrimoines. Il porte d’abord sur la revendication d’un seuil de dignité, ou de vie décente, ou « d’inclusion sociale » – et non pas un seuil de pauvreté – et, comme conséquence, sur la détermination de plafonds de revenus autorisant le financement de ce seuil d’inclusion pour tous. En résumé : au vu de la masse actuelle des revenus disponibles dans la société, beaucoup d’individus actuellement en dessous du seuil d’inclusion verraient leur situation s’améliorer, alors que les individus dépassant le plafond ainsi déterminé par le calcul disposeraient de revenus abaissés..

La première question est évidemment : mais qui, quel expert, est en mesure d’évaluer des revenus autorisant une vie décente dans la société française actuelle ? La réponse est claire : aucun expert, aucun statisticien, aucun économiste. La démarche s’appuie sur une vaste expérience de démocratie délibérative menée pendant des années avec certes des experts « ressources », mais avec, surtout, des panels de citoyens délibérant, en prenant le temps nécessaire, sur les besoins associés à un « seuil minimum d’inclusion sociale ». Un seuil très différent du seuil de pauvreté, puisqu’il faut évaluer ce qui, en moyenne, permet aux gens non seulement de se loger, se chauffer, se nourrir, avoir accès à la santé, etc., dans des conditions décentes, mais aussi de participer à la vie sociale, culturelle, à un minimum acceptable de loisirs, etc. Il s’agit d’un socle de revenus ou plus exactement de « niveaux de vie » (pour tenir compte des compositions diverses des ménages)4 autorisant une vie personnelle et sociale de qualité décente.

Cette méthode aboutit à des « budgets de référence » désignant des seuils d’inclusion sociale satisfaisante. Par exemple, dans les évaluations françaises datant de 2014, le revenu mensuel disponible (après impôts directs) nécessaire pour atteindre ce seuil est de 1500 euros pour une personne seule active, de 2060 euros pour un couple d’actifs sans enfant, de 3400 euros pour un couple d’actifs avec deux enfants, etc. Ces chiffres moyens varient selon que les personnes vivent dans des logements en parc privé ou public et ils correspondent aux besoins exprimés dans des villes moyennes.

L’évaluation se termine en calculant le niveau de vie maximal (ou plafond) compatible avec l’universalité du droit au niveau de vie d’inclusion sociale. L’idée est simple : pour pouvoir financer un revenu de dignité d’un niveau décent il faut des montants monétaires importants et c’est du côté des plus riches qu’on les trouve. La mise en œuvre est plus technique, mais l’un des co-auteurs du livre, Pierre Concialdi, la résume ainsi : « on imagine un transfert qui commencerait par l’individu le plus riche en abaissant son niveau de vie jusqu’à celui de la personne immédiatement moins riche. Et ainsi de suite en abaissant graduellement le niveau de vie des personnes les plus riches jusqu’à dégager le montant des ressources nécessaire » pour garantir à toutes les personnes un minimum décent (le seuil d’inclusion sociale). Les auteurs déterminent ainsi un plafond de richesse proche de 4 fois le seuil de référence, soit près de 6 000 euros mensuels après impôts directs pour une personne seule, 8 200 euros pour un couple d’actifs, 13 600 pour un couple d’actifs avec deux enfants, etc. Environ 2 % des salariés seraient actuellement au-dessus de ce plafond de richesse des revenus.

Deux précisions sont essentielles. D’une part, cette simulation statistique n’implique nullement que l’on verserait un « revenu universel inconditionnel », ni que la fiscalité sur le revenu serait chargée à elle seule de dégager les ressources de ce transfert. L’objectif est bien qu’il y ait un transfert des plus riches vers les plus pauvres par rapport à la répartition actuelle (« faire payer les riches » en fixant un revenu maximal), mais les outils politiques et les modalités peuvent emprunter aux politiques salariales, de l’emploi et du chômage autant qu’à la fiscalité, des questions que les auteurs laissent ouvertes. D’autre part, ce livre insiste sur le fait que les besoins humains associés à une vie digne sont loin de passer tous par la dépense des revenus ou du patrimoine : en particulier, les services publics non marchands et la protection sociale jouent un rôle considérable dans leur satisfaction, et ils doivent être financés, comme aujourd’hui mais de façon moins restrictive, par les recettes publiques, impôts et cotisations sociales.

Limites écologiques

Bien que ce livre ne fournisse aucune piste sur la « compatibilité écologique» de ses évaluations des seuils de revenus décents et des plafonds de richesse, l’un des coauteurs envisage clairement un tel prolongement : « le résultat premier des groupes de discussion est une liste très concrète de ressources, un panier de biens et services minimalement nécessaires à la satisfaction des besoins humains, dans une société donnée. Sur cette base très concrète, on peut engager des analyses qui mesureraient par exemple, comme cela a déjà été fait au Royaume-Uni, l’empreinte écologique de ces consommations minimales. Et à partir de ces analyses amorcer une réflexion collective sur la façon la plus efficace, à tous points de vue, de satisfaire ces besoins humains. C’est-à-dire réfléchir ensemble à un plafond qui soit à la fois socialement et écologiquement soutenable. »

La difficulté est la suivante : il faut à la fois se référer aux besoins qui s’expriment dans les délibérations citoyennes et s’en distancier en ce qu’ils reflètent certes des exigences légitimes de vie digne ici et maintenant, mais dans les conditions économiques, sociales et techniques du moment, des conditions qu’il faut impérativement modifier en profondeur pour ne pas aller vers un désastre annihilant les espoirs de satisfaction des besoins à l’avenir…

Pour être concret, si tout le monde, en France, vivait aujourd’hui avec le revenu disponible plancher (ou de référence) de 1 500 euros mensuels par équivalent adulte, il est certain que les émissions de carbone par habitant dépasseraient de loin le niveau (entre 600 et 700 kilos d’équivalent carbone par an) permettant de ne pas accroître le stock actuel de carbone atmosphérique, lequel est déjà excessif et doit impérativement décroître à terme. Aujourd’hui, en moyenne, les Français ont une empreinte carbone proche de trois tonnes par habitant, pour un niveau de vie moyen d’environ 2000 euros par mois. Allant dans le même sens, une recherche britannique datant de quelques années5 avait estimé que si, en Grande-Bretagne, tout le monde vivait de façon totalement égalitaire avec un revenu de référence du même type que celui établi en France, alors les émissions de carbone de l’ensemble de la population diminueraient de 37 %. C’est important, mais insuffisant au regard des objectifs climatiques à viser : une réduction de 45 % des émissions mondiales rien qu’entre 2020 et 2030 pour espérer tenir la cible des + 1,5° de réchauffement global6 et la neutralité carbone (zéro émissions nettes) vers 2050.

Pour le dire autrement, on peut estimer que, si le scénario de redistribution radicale des revenus de la Fondation Copernic était mis en œuvre, toutes choses égales par ailleurs en matière de 1) masse des revenus globalement distribués, 2) modes de vie en fonction des revenus, et 3) modes de production, alors l’empreinte carbone de l’ensemble des Français ne diminuerait pas sensiblement.[7] Les inégalités de conditions de vie seraient fortement réduites, mais pas l’impact écologique de la consommation globale, la nette diminution des émissions des plus riches étant plus ou moins compensée par la progression de celles des plus pauvres. Si la masse des revenus est identique, tout comme les modes de production, alors le PIB ne change pas dans l’opération de redistribution, et l’on sait que le PIB est fortement corrélé aux émissions.

Et pourtant, la réduction des inégalités est nécessaire « pour la planète »

Faut-il en conclure que le combat contre les inégalités relèverait d’une exigence morale légitime mais au fond a-écologique ? Il existe de nombreuses raisons de répondre par la négative (voir cette analyse d’Éloi Laurent), et parmi elles figure le « mauvais exemple » (effet d’entraînement) des consommations ostentatoires des riches érigées en modèle prétendument désirable par tous, via la publicité et bien d’autres outils de « persuasion clandestine »7. Mais la raison principale qui justifie un combat écologique contre les inégalités est la suivante : les arguments qui précèdent montrent que, pour réduire par exemple l’empreinte carbone des Français à un rythme compatible avec l’atteinte de la neutralité carbone en 2050 ou avant, ce sont les modes de vie et les modes de production et d’échange qu’il faut modifier en priorité, qu’il s’agisse de l’énergie, des transports, de l’alimentation, du numérique, etc. Et ce qui vaut pour le climat vaut tout autant pour la biodiversité, les ressources en eau et d’autres biens communs menacés ou en cours d’effondrement. Globalement, la « dé-consommation » (associée à une transformation qualitative de la consommation) doit devenir un objectif collectif, lié à la sobriété matérielle et énergétique dans la consommation et dans la production, à la remise en cause du « libre-échange » et du pouvoir de nuisance des multinationales. Ne plus produire et consommer que le « suffisant » et le « soutenable » pour vivre bien, aux antipodes du «  capitalisme [qui] a besoin que nous ayons envie de ce dont nous n’avons pas besoin » (Razmig Keucheyan, Les besoins artificiels, Zones, 2019).

Or, si l’on veut atteindre de tels objectifs de façon démocratique, les inégalités actuelles constituent un obstacle infranchissable. Lorsqu’on sait qu’en France, les très riches émettent 30 à 40 fois plus de carbone que les pauvres, mais que les pauvres paient plus de 4 fois plus de taxe carbone en % de leurs revenus, on s’étonne moins de mouvements de révolte contre cette taxe. Et cela vaut et vaudra pour toute mesure a priori favorable à l’environnement mais pesant de façon disproportionnée sur les épaules des plus modestes. Il ne suffit pas dans ces conditions de « compenser » les inégalités, il faut les réduire fortement et pour cela s’inspirer des pistes du livre de la Fondation Copernic en les revisitant pour les intégrer à des scénarios de montée en « soutenabilité ». Nous verrons en conclusion quelles idées peuvent inspirer de tels projets collectifs.

Thomas Piketty : réformisme radical et croissance

Que retenir du livre foisonnant de Thomas Piketty pour la question qui nous occupe ? A priori l’ensemble de sa démonstration mérite intérêt et éventuellement critiques, mais, sous l’angle des rapports entre l’écologie et les inégalités, on peut se limiter d’une part aux (rares) développements où il est explicitement question d’écologie et de justice écologique, et d’autre part à ses propositions ambitieuses de réduction des inégalités de revenu, de patrimoine, mais aussi de pouvoir dans l’entreprise.

Nous centrerons notre appréciation sur ce qui a été vu à juste titre par beaucoup de commentateurs comme sa mesure la plus spectaculaire, qui est aussi la plus révélatrice de ses priorités et de sa vision d’un futur désirable : la création d’un impôt annuel progressif sur la propriété, dont les taux iraient de 0,1 % pour les petits patrimoines (jusqu’à 100 000 euros) à 90 % pour les patrimoines supérieurs à 2 milliards d’euros. Il s’agit ici de tous les patrimoines, de rapport ou non. Et il s’agit bien d’un impôt annuel, pas d’un versement en une seule fois. Concrètement, Bernard Arnaud verrait son patrimoine actuel d’environ 100 milliards de dollars revenir à 10 milliards en un an, et à peine plus d’un milliard en deux ans, à supposer qu’il ne trouve pas le moyen d’échapper à cet impôt.

Il est clair que ce scénario bouleverserait la distribution des patrimoines privés, d’autant que les montants considérables dégagés par ce nouvel ISF fortement progressif (environ 5 % du revenu national, soit quelque 120 milliards d’euros en 2018, en y incluant l’impôt sur les successions, lui aussi progressif) seraient intégralement affectés au versement d’une « dotation en capital » universelle : à 25 ans, chaque jeune recevrait l’équivalent de 60 % du patrimoine moyen actuel, soit environ 120 000 euros. Il s’agit, selon Piketty, d’une politique de « circulation de la propriété » selon un principe de « propriété temporaire » et d’héritage pour tous, alors que les 50 % les plus pauvres ne reçoivent aujourd’hui quasiment rien à ce titre. Un rajeunissement du patrimoine « dont tout porte à penser qu’il serait une excellente chose pour le dynamisme social et économique ».

C’est d’une certaine façon révolutionnaire sur le plan de l’égalité. Mais cela pose trois sérieux problèmes dans une perspective écologique. Le premier problème est celui de la persistance d’une représentation de la société comme société de croissance. Thomas Piketty ne fait pas partie des dogmatiques de la croissance8, mais il y fait clairement référence dans ce livre. Là où Wilkinson et Pickett démontrent que « l’égalité est meilleure pour tous9 » sous l’angle du bien vivre et de la santé sociale, Piketty avance que l’égalité est bonne… pour la croissance, qu’il nomme aussi « dynamisme économique ». En témoignent ses développements des pages 633 à 637, avec entre autres cette phrase : « les expériences historiques dont nous disposons suggèrent qu’il est tout à fait possible de concilier forte progressivité des impôts, faible inégalité et forte croissance ». En témoigne aussi l’argument selon lequel les niveaux élevés d’imposition proposés dans le livre « sont conformes à ce qui a été appliqué au 20ème siècle dans de nombreux pays pendant des décennies… et en l’occurrence durant des périodes dont il apparaît aujourd’hui qu’elles ont été parmi les plus dynamiques jamais observées en termes de croissance économique. Dans ces conditions, il paraît raisonnable de les appliquer à nouveau » (pp. 1133-1134).

Pourtant, non, il n’est absolument pas « raisonnable » de faire de cette forte croissance passée un argument de vente de l’égalité. La période en question, nommée en France les Trente Glorieuses, a produit des dégâts (ou « externalités ») sociaux, sanitaires et écologiques identifiés dès les années 1970. L’empreinte écologique de l’humanité a alors commencé à dépasser la capacité de la nature à fournir les multiples ressources renouvelables englouties dans la production matérielle, et les émissions de carbone dans l’atmosphère ont dépassé le seuil de déclenchement du réchauffement climatique. Quant à l’éventualité d’une croissance verte, qui verrait un découplage radical entre la progression des volumes produits et la régression suffisamment forte des pollutions, émissions et prélèvements sur la nature, c’est un mythe scientiste que réfutent de nombreux travaux, dont un rapport récent du European Environment Bureau10 dont voici la conclusion : « il n’existe nulle part de preuve empirique d’un découplage (entre la croissance économique et les pressions sur l’environnement) à une échelle suffisante pour faire face à la crise environnementale, et, ce qui est sans doute plus important, un tel découplage a peu de chances de se produire dans le futur ».

Second problème : la conception de la richesse

Sur le fond des concepts, c’est la représentation même de la richesse, ou des patrimoines individuels et collectifs qui est en cause dans cette analyse de Piketty. Si le climat et la biodiversité, entre autres, sont des patrimoines communs autant qu’individuels, des patrimoines11 à transmettre en bon état12), ou dans le moins mauvais état possible, alors la « circulation » de ces patrimoines ne relève pas de la circulation de la propriété des capitaux économiques. Elle n’est pas moins importante. Elle le sera de plus en plus demain.

Si l’on admet ce point de vue, en quoi cela peut-il changer les préconisations politiques ? D’abord en ceci : réduire drastiquement les patrimoines monétaires des riches est essentiel, y compris dans les proportions ambitieuses de Thomas Piketty, mais pas d’abord ni seulement pour gonfler le patrimoine privé des plus modestes. Car si les patrimoines ou biens communs à privilégier pour préserver une existence décente sur une planète vivable se situent hors des richesses monétaires, alors ce dont les jeunes de 25 ans, comme tous les autres, ont le plus urgent besoin n’est pas de disposer de 120 000 euros à dépenser comme ils l’entendent dans le système consumériste de la société de croissance. L’objectif n’est pas que cet argent serve à lancer une start-up ou acheter une voiture, mais qu’il accompagne l’essor d’un projet collectif de transformation, à décliner du local au global, visant à prendre soin de ces biens communs dont dépend leur avenir. Un projet qui leur fournirait à tous des emplois et des revenus décents (voir l’étude de la plateforme emplois-climat), un projet mobilisant des énergies et des financements autrement plus importants pour leur vie future que les 120 000 euros. Lesquels 120 000 euros seraient d’autant moins nécessaires que les études et la santé seraient gratuites, qu’on lancerait une politique de logements accessibles, de transports urbains gratuits, de crèches à faibles tarifs, etc. C’est à ces dépenses, et bien entendu aux investissements massifs de la soutenabilité écologique, qu’il faudrait affecter prioritairement le montant de la fiscalité sur les patrimoines et les successions afin de réaliser une « circulation de la richesse » dans une vision large et nécessaire de la richesse, non réduite au « capital » selon Piketty.

Troisième problème : les biens communs évacués

Thomas Piketty remet fort justement en cause le dogme de la propriété privée illimitée, le « propriétarisme », mais il ignore les biens communs, lesquels échappent au dualisme de la propriété privée et de la propriété publique13 et empruntent à des notions de propriété commune, communale ou partagée. On ne fait pas « circuler » les biens communs comme du capital économique entre personnes, on en partage l’usage, les soins et la responsabilité sur un mode coopératif foncièrement égalitaire. Qu’il s’agisse, selon les catégories d’Elinor Ostrom (rapidement citée dans le livre page 596), du partage des droits d’usage ou des droits de gestion et de régulation[13]14. Il existe dans tous les cas des formes de propriété, mais il s’agit essentiellement de propriété « communale ». Ces communs connaissent depuis des années un fort regain d’intérêt aussi bien dans le domaine de la connaissance et du numérique que dans celui de la gestion coopérative de biens naturels.

Ajoutons, sans pouvoir développer, que cette vision des communs reste elle aussi anthropocentrée (comme celle de patrimoine) et qu’il serait bon d’y associer une autre logique : celle de communs où les humains ne sont pas les seuls à « faire usage » du milieu, ni à le construire. Une logique qui transparaît par exemple dans l’expérience de la ZAD de Notre-Dame des Landes racontée et mise en perspective par les acteurs eux-mêmes dans Prise de terre(s) : « Nos manières d’habiter et de prendre soin du bocage contiennent en puissance un autre rapport à la nature. Un rapport qui pense le bocage comme un alentour qui nous enveloppe et nous englobe, plutôt que comme une extériorité que l’homme supérieur devrait gérer – que ce soit avec le dessein funeste de « l’exploiter » ou celui, naïf et présomptueux, de la « préserver »… La Terre n’est ni une réserve naturelle, ni une ressource agricole, c’est un écheveau de relations entre minéraux, végétaux, animaux et humains : un « Tout-monde » pour reprendre les mots d’édouard Glissant. »

La « propriété sociale et temporaire », au sens de Piketty, est sans nul doute une remise en cause bienvenue de la « propriété privée permanente » de capitaux s’accumulant et se concentrant sans limite. Mais, si importante soit-elle, elle reste inscrite dans un imaginaire capitaliste. Un capitalisme qui viserait une plus grande égalité des chances au sein du système, via 1) la dotation initiale en capital et l’impôt progressif sur le capital, 2) la cogestion des entreprises « à l’allemande » (avec une variante allant un peu au-delà), et 3) des investissements dans un système éducatif moins inégalitaire. Piketty qualifie son projet de « socialisme participatif ». Il relève plutôt d’un capitalisme à capitaux moins inégalement répartis, modéré par un État social généreux mais dont l’adversaire sera toujours la finance, absente des propositions de ce livre alors que la monnaie, ou les monnaies, font partie des biens communs à instituer en priorité15.

La taxe carbone progressive : oui, mais…

La principale proposition spécifiquement écologiste du livre est celle d’une taxe carbone elle aussi très progressive : par exemple pas de taxe pour les personnes qui émettent moins que la moyenne mondiale (environ 5 tonnes en équivalent CO2), 100 dollars la tonne pour les émissions supérieures à cette moyenne, puis 500 dollars au-delà de 2,3 fois la moyenne (les 10 % de personnes les plus émettrices dans le monde), 1000 dollars au-delà de 9,1 fois la moyenne (les 1 % les plus pollueurs en carbone). C’est évidemment digne d’intérêt et cela constitue une tentative importante pour assurer l’acceptabilité sociale – les gilets jaunes sont passés par là – de cet outil fiscal non dépourvu d’efficacité écologique. Mais deux limites apparaissent.

D’une part, alors que Piketty écrit à juste titre que « bien souvent, la façon la plus efficace pour réduire les émissions passe par des normes, des interdictions et des règles strictes, concernant les véhicules de transport, le chauffage, l’isolation des logements, etc. » (p. 1157), il n’en déduit strictement rien sur le plan de ses propositions. Il ne reste que la taxe. Il ne s’inspire pas non plus, en dehors de brèves allusions, de ceux et celles qui plaident pour des investissements massifs, publics et privés, dans la transition énergétique, agricole, etc. On se demande aussi pourquoi cette taxe carbone ne devrait concerner que les individus « en bout de chaîne » et pas les entreprises, ou les échanges internationaux de marchandises.

D’autre part, réduire les inégalités socio-environnementales au seul enjeu climatique est un point faible. Il est vrai que les politiques du climat se prêtent plus que d’autres (sur la biodiversité notamment) à des taxations relativement efficaces dont les économistes sont spécialistes, Thomas Piketty en tête. Ce dernier a beau être très encyclopédique dans ce livre impressionnant aux sources multidisciplinaires, il a encore, comme presque tous les économistes « progressistes », du chemin à parcourir pour intégrer pleinement, et pas à la marge, les enjeux écologiques à ses analyses.

Conclusion

Quoi qu’il en soit des limites écologiques évidentes de ces deux livres, leurs plaidoyers pour l’égalité et certaines de leurs propositions sont majeures et à verser au débat. Il est réjouissant que des livres de ce type puissent réchauffer une passion pour l’égalité qui n’a jamais vraiment quitté les valeurs des Français.e.s, comme en témoignent depuis des années les enquêtes d’opinion sur le sujet : selon l’Observatoire des inégalités (article du 25 juin 2019), « Les trois quarts des Français estiment que la société est « plutôt injuste ». Cette part a augmenté de dix points depuis le début des années 2000 ».

Il reste à faire dialoguer de façon encore plus poussée les avocats de l’égalité sociale et les défenseurs des écosystèmes. Ainsi, pour aller plus loin que les « budgets de référence » du livre de la Fondation Copernic, on aurait besoin de scénarios à dix ans, vingt ans, et plus, mis en débat citoyen, où l’on envisagerait les contours d’une vie décente pour tous dans une trajectoire de forte décroissance des pollutions, émissions et extractions de biens naturels. Or, on dispose en France de pistes de bonne qualité pour initier ces délibérations, à commencer par les travaux de l’association NégaWatt et de sa cousine l’association Solagro avec son scénario Afterre2050 pour l’agriculture et l’alimentation.

Cela suffira-t-il à écarter l’hypothèse d’effondrements multiples où même les scénarios ambitieux couplant la quête d’égalité et celle de soutenabilité seraient « submergés » par les événements ? Une course contre la mécanique de destruction des mondes est engagée.

Notes

  1. Note de la rédaction qui n’engage pas l’auteur Jean Gadrey : Que Thomas Piketty soit au centre d’une affaire où des rapports de domination sont en jeu n’a pas échappé à notre attention. Ces rapports de domination doivent être abolis: un tel énoncé ne consiste ni à nous constituer en juges d’une situation singulière (telle n’est pas notre fonction), ni à l’ignorer. []
  2. Éditions Les liens qui Libèrent et Fondation Copernic, par Pierre Concialdi, Didier Gelot, Christiane Marty et Philippe Richard.[]
  3. Soit trois pages (1156 et suivantes) consacrées à l’enjeu de la réduction des émissions de carbone, liées à une dizaine de pages (chapitre 13, pages 771 et suivantes) sur la « justice climatique » et les inégalités des émissions de carbone entre pays et entre individus.[]
  4. Selon l’Insee, « Le niveau de vie est égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation (uc). Le niveau de vie est donc le même pour tous les individus d’un même ménage ». Les unités de consommation sont calculées en attribuant 1 uc au premier adulte du ménage, 0,5 uc aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 uc aux enfants de moins de 14 ans.[]
  5. Druckman, A. and T. Jackson (2010). “The bare necessities: how much household carbon do we really need?” Ecological Economics 69(9): 1794–1804. Tim Jackson est également l’auteur du livre Prospérité sans croissance (2009 pour la première édition en langue anglaise, 2017 chez De Boeck pour la deuxième édition révisée en français).[]
  6. Selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) dans son rapport publié le 26 novembre 2019.[]
  7. Selon le titre du livre publié par Vance Packard en… 1957.[]
  8. Voir son article du 24 septembre 2013 dans Libération « La croissance peut-elle nous sauver ? » qui commence ainsi : « Est-il bien raisonnable de miser sur le retour de la croissance pour régler tous nos problèmes ? Certes, il est toujours préférable d’avoir 1% de croissance de la production et du revenu national plutôt que 0%. Mais il est temps de réaliser que cela ne résoudra pas l’essentiel des défis auxquels les pays riches doivent faire face en ce début de 21e siècle. »[]
  9. Kate Pickett, Richard Wilkinson, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Les petits matins, 2013.[]
  10. Decoupling Debunked, Evidence and arguments against green growth as a sole strategy for sustainability, juillet 2019, 80 pages.[]
  11. La notion de patrimoine est anthropocentrée, y compris dans le cas des « patrimoines de l’humanité ». Il faudrait peut-être privilégier la notion de richesses à préserver, en y incluant les conditions favorables à la vie sous toutes ses formes et tous ses systèmes.[]
  12. C’est l’un des arguments forts de Dominique Méda dans son livre La mystique de la croissance (Flammarion, 2013) : « quel est ce patrimoine que nous devons transmettre dans une relative intégrité à nos successeurs » (p. 120) si l’on ne veut pas « priver les futures générations, non seulement d’éléments et de fonctions [liées à la nature et à l’organisation sociale] qui se révèleront essentiels à leur vie, voire à leur survie, mais aussi de perceptions, d’émotions, de sensations physiques, esthétiques, corporelles, intellectuelles, que nous serions alors les derniers à connaître. » (p. 123[]
  13. Voir Fabienne Orsi, « Reconquérir la propriété, un enjeu déterminant pour l’avenir des communs », 2015.[]
  14. Pour d’autres précisions voir ce petit livre du Mouvement Utopia Propriété et communs, préfacé par Benjamin Coriat, éditions Utopia, 2017, 4 euros.[]
  15. Voir Jean-Michel Servet, La finance et la monnaie comme un « commun », Institut Veblen, 4 mai 2015.[]