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À propos de La généalogie du déracinement. Enquête sur l’habitation postcoloniale de Dalie Giroux, aux Presses Universitaires de Montréal, 224 pages, 2019.

Comment vivre sur la terre et comment y vivre sans vivre la conquête ? Comment habiter sans exproprier ? Comment se spatialiser sans se constituer comme extériorité à soi-même ? Que faire du paysage postindustriel et postimpérial, s’il s’agit d’y vivre ?

Dalie Giroux, La généalogie du déracinement

Il n’est pas mention du mouvement des Gilets Jaunes dans le livre La généalogie du déracinement de Dalie Giroux. Et pour cause : il a été écrit avant novembre 2018, et de l’autre côté de l’Atlantique. Pourtant il semble ne nous parler que de cela. Ce qui a pu déconcerter nombre de commentateurs et commentatrices du mouvement nous apparaît à travers cet ouvrage sous un jour plus évident. 

Celles et ceux qui ont initié ce mouvement proviennent essentiellement de la « nébuleuse des gens qui sont censés être toujours d’accord, les gens qui suivent toujours. »1 Qu’est ce qui fait que des gens normaux, qui mènent une vie normale, peuvent en venir à ne plus supporter le cours normal du monde ?

Cette lutte dénonce les injustices fichées dans la nécessité de l’usage de la voiture individuelle et de son carburant, dans la contrainte à vivre dans les cités dortoirs des bourgades reculées privées de services publics… Pourquoi, au lieu de dénoncer classiquement les injustices du monde du travail, il dénonce celles inscrites dans l’espace et son organisation ? 

En s’outillant d’un regard naïf sur nos espaces quotidiens et de quelques lecture philosophiques2, Dalie Giroux réalise une cartographie politique de l’espace, une description des structures de pouvoir qui façonnent le monde qu’il nous est donné d’habiter, celui qui rend possible concrètement notre vie. En faisant usage de ce livre et de quelques-uns de ses écrits précédents, je vais tenter de restituer certaines logiques de notre révolte3

Le monde est rond

Généalogie du déracinement, 1ère partie. Les voitures, le gasoil, les ronds-points.

En observant, au ras de ses matérialités les plus banales, ce qui apparaît à nous comme le « monde normal », Dalie Giroux nous donne à voir un espace voué à la circulation des corps, des marchandises et des informations. Une trame de voies de circulation met en relation de la manière la plus fluide possible des lieux de production, de travail, de distribution, de consommation. S’il faut façonner tout l’espace, afin de tout mettre en mouvement le plus rapidement possible, c’est en vue de la production de valeur économique. 

Et c’est là que nous vivons. Nos corps et nos âmes habitent un presque-désert où les éléments de base de la vie se font rare ou privés (eau potable, terre potagère, abris), et où il vaut mieux « disposer de certains titre à circuler (pouvoir d’achat [et voiture avec carburant]) pour pouvoir manger. » (p. 50) Ainsi, « nous habitons des dispositifs de déracinement qui ne sont pas faits pour habiter, nous y habitons malgré tout. Nous sommes comme des petits oiseaux qui se font des nids au-dessous des arches de béton des viaducs d’autoroutes. »4 

Du pavillon au bureau, du bureau au centre commercial, du centre commercial à la zone de loisirs, nous tournons en rond au quotidien. « Il faut circuler pour vivre, puisque la circulation permet le travail (la capture de la valeur) qui maintient la vie. » (p. 48) La hantise devient alors le stationnement, la « vitesse 0 », qui nous transforme en rebut de cet espace de la valorisation. Celles et ceux qui ne peuvent pas prendre l’avion, faire le plein de la voiture pour aller à la mer, faire déplacer jusqu’à eux des colis Amazon ou des repas Deliveroo. Celles et ceux qui ont passé l’été à tourner en rond dans leurs appartement en surchauffe parce qu’ils ont  « cramé leur budget vacances en allant manifester à Paris tous les samedis de l’année », et payent cher cette invention subversive d’une nouvelle mobilité pendulaire. « Stationnés dans des régions décrépites économiquement, refoulés au frontières des zones économiques élargies, ou confinées dans des bidonvilles ou des camps de réfugiés, [on y aspire] à circuler, car circuler, être circulé, c’est entrer dans le circuit du capital par le biais du salariat, c’est vivre plutôt que survivre. » (p. 46) Machine infernale, qui nous fait tourner en bourrique par crainte de disparaître dans l’immobilité. Mais, combien plus infernale encore, quand les ressources se raréfient, le prix du baril flambe, les taxes augmentent, et nous amène à ce constat : nous circulons, et pourtant – et par ce fait, même ! – nous survivons à peine.

D’où la nécessité de prendre la tangente : d’occuper des ronds-points. Ces lieux sont de très bons exemples de l’inhabilité de ce monde-à-circuler. Un ouvrage réalisé aux frais des contribuables pour fluidifier et accélérer le déplacement des travailleurs qu’ils sont, vers leurs lieux de valorisation5. Un anneau de bitume où l’on tourne en rond et ne se croise plus. Un rond de pelouse inaccessible, sinon au péril de sa vie, où quelques végétaux sont mariés de force, où sont séquestrés une œuvre du « pourcent culturel » et quelques malheureux lapins. La terre des ronds-points est poussière.  

En s’arrêtant au lieu de la circulation, les Gilets Jaunes se sont exposés, exposant leur incapacité à participer à la course du monde. En s’enveloppant de cette veste réfléchissante, ils se sont montrés à tous, à ce nœud fluide du réseau où tout le monde doit passer sans se rencontrer. En y construisant une cabane, en entretenant un feu nuit et jour, ils ont transformé le sens qu’avait la fixité, de misère en fierté. 

Prise de terre

Généalogie du déracinement, 2ème partie. Les raffineries, les péages, les préfectures.

Qu’est ce qui rend possible cette organisation infernale de l’espace, dans des pays pourtant les plus privilégiés ? Comment les habitants et habitantes des pays les plus riches, dont les frigos sont remplis (ou pas) de cheap food6 venue des champs-usines de l’autre bout du monde, se retrouvent pourtant privés de la terre qui est sous leur pieds ? C’est que leur légitimité à être là en dépend. « La souveraineté a son origine dans une “prise de terre” qui fonde l’Etat, le droit, la propriété » (p. 134), qui lie une terre à un peuple à condition de l’en séparer. Dans le nord de l’Amérique, le colon arrivant en terre étrangère, habitée jusqu’alors sans propriété privée par d’autres peuples, a en quelque sorte – dans un temps du mythe fondateur de notre monde normal – prononcé ceci : « ce qui n’existait pas désormais existe, à savoir la possession légitime d’un continent par un peuple souverain. » (p. 134) Et, de la plantation au data center, cette possession ne se donne comme légitime qu’à condition d’organiser cet espace en vue de le valoriser. 

Ici en Europe, certes, la situation est légèrement différente – et encore plus absurde.  Ici-même, celles et ceux qui ont subi l’enclosure de leurs communaux, pour construire les bocages et métropoles du monde normal, avaient la même couleur de peau que nous, les mêmes coutumes. Afin de pouvoir faire partie des centres de pouvoir qui volent aux autres, loin de nos regards, la terre qui les nourrit, nous nous sommes volés à nous même la terre qui nous nourrissait. Mais cette inflexion ne change rien à ceci : ici ou ailleurs, ce qui permet la souveraineté de l’Etat, ce qui autorise notre droit à être ici, est un « mythe de la violence »7. Une « philosophie de la place au soleil »8 qui entretient chez les gens normaux que nous sommes un imaginaire politique bien particulier, fait de la certitude qu’il n’y a pas assez d’espace pour tout le monde, puisqu’on a dû le voler à d’autres pour être légitimes à être ici chez nous. Vivre entre les frontières d’un État, c’est vivre « comme s’il n’y avait pas assez d’espace pour tout le monde. » (p. 158)

« Et nous voilà chacun.e barricadé.e dans un petit bunker hypothéqué, roulant dans un petit char d’assaut de location, protégeant ses frontières narcissiques en brandissant son indifférence fiscale et son art méchant, célébrant le droit Facebook d’exister : le progrès du Québec aboutira à la création de huit millions de petits États paranoïaques, armés jusqu’aux dents…. Parce qu’il faut bien tuer pour vivre. »9 Et de l’autre côté de l’océan, le même destin nous est construit. Mais un jour de novembre, on mesure la grandeur du sacrifice subi, d’avoir eu à se battre toute sa vie pour sa place ici-bas, d’avoir eu à mener une guerre quotidienne contre ses propres voisins, et contre les fantômes de migrants, alors que ce n’était pas nécessaire. Et on mesure la grandeur de l’humiliation d’avoir mené ces batailles « dans un monde où l’inégalité est protégée »10, où les gagnants sont désignés d’avance. Il peut y avoir de quoi, un instant, vouloir la tête du président.

« Il faut beaucoup d’amour pour ré-ouvrir le canal de la rage ancestrale, [pour] se voir tel que l’on est – prisonnier et prisonnière d’une âme exploitée dans une société d’abondance. »11 À partir de là, il est logique de chercher à se libérer, non seulement des lieux symboliques du pouvoir réel (plateformes logistiques, raffineries, péages d’autoroutes…), mais aussi des lieux réels du pouvoir symbolique (préfectures, Champs-Elysées, portails de ministères, restaurant chics…). Car nous sommes pétris de ce monde, et il s’agit de s’en défaire de la tête au pied. Notre corps vit de ce qui s’y donne comme nourriture et abri, notre esprit est pétri de ses lois. Et ce n’est que conjointement que nous ne pourrons combattre l’emprise de la souveraineté, dans nos têtes et dans ses paysages de déracinement. La très difficile tâche de « cesser de se penser comme un État, cesser de s’identifier à l’accumulateur de valeur »12 est aussi importante que la tâche de les rendre matériellement impossible.

dalie giroux la genealogie du deracinement

Un peuple contre son président

Le Québec brûle en enfer. Les drapeaux, les Champs-Elysées, les cabanes.

Qu’est ce qui rend cette tâche si difficile ? Pour l’identifier, il faut passer par une douloureuse introspection, à la manière de Le Québec brûle en enfer, dont Dalie Giroux est originaire.

« Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays »13, disait Bruno Latour dans un entretien – métaphore qui peut renvoyer à la ruine active de l’État  providence. Et il ajoutait : « quand on perd son pays, une des conséquences, c’est d’essayer d’en récupérer un. » Une terre où l’on peut vivre et non survivre.

Mais pour retrouver un pays, à qui s’adresser, sinon à l’État ? On ne nous propose guère d’alternative à la « structure de visibilité qu’est la nation »12, au vis-à-vis frontal d’un peuple avec son souverain14. Mais « nous n’avons pas dans ces conditions la capacité de parler, sinon que de redire encore et encore la valeur de ce qui assure que la parole n’aura pas lieu. »15 Et l’on ne compte plus les ruses du mouvement pour échapper à ce funeste face à face : bouder les rendez-vous donnés par des ministres, délégitimer les portes paroles autoproclamés, chiffonner les listes électorales en carton, et niveler les leaders trop influents.

Et pourtant, l’on ne se débarrasse pas facilement du besoin d’en appeler à une force protectrice et nourricière, d’une « énergie électorale qui s’alimente à la peur de perdre et à la peur des autres. »16 On attribue souvent à cette tendance réactionnaire un sentiment diffus d’ « insécurité »17, de fragilité. Mais quand c’est l’organisation même de l’espace du pays qui rend notre vie vulnérable, qui entretient ce « sentiment de manque, peut-être lié à l’endettement, au fardeau hypothécaire, à la difficulté de payer les factures (…), et dans le même mouvement, le désir d’avoir plus, de gagner »16, il faut peut-être réapprendre paradoxalement « l’aptitude à la vulnérabilité »18, et pour ce faire, nous interroger sur l’origine de ce besoin de raffermir la solidité de nos origines. Mais quelles origines, au fait ?

Aux États-Unis comme au Canada, dans ces jeunes États issu d’une fraîche colonisation, on s’efforce « d’occulter dans la conscience communicationnelle américaine la mémoire du fait que [le pays] existe au détriment de ses occupants précédents. » (p. 173) Cette « nécessité de l’oubli de l’histoire – oubli du indian country, oubli de l’Europe, oubli de l’Afrique » (p. 150) pour pouvoir se croire chez soi en son pays, a des conséquences. Avoir la violence comme origine, et par conséquent être contraint de la dénier, rend un État et ses sujets extrêmement fragiles, et donc fortement paranoïaques.19

Et encore une fois, même si l’histoire n’est pas tout à fait la même ici en Europe, elle  nous place dans une disposition analogue. Les (hectares-)fantômes des vaincus par la victoire du peuple souverain que nous sommes, ne sont pas seulement rejetés au loin dans les suds, mais arpentent également chaque village. Les bois communaux qui ont précédé nos propriétés cadastrées ont été effacées du territoire, peu de noms de lieu-dit et de courbures de haies en portent encore la trace. Ils ont été victime d’un oubli actif, et l’on se donne maintenant rendez-vous au rond-point d’Éléphant bleu ou au parking de Castorama.

Alors, il nous faut bien cesser d’oublier, et faire revenir à nous la mémoire d’un passé. Mais lequel ? Il est possible que, malgré notre déracinement, ce qu’il nous faille chercher dans le passé ne soit pas une terre et des racines perdues. Car le désir de retrouver nos racines dans la terre qui est sous nos pieds s’inscrit encore dans l’horizon de la souveraineté. C’est justement par ce traumatisme qu’elle nous tient : elle nous donne une terre qui nous est propre à condition qu’elle nous soit retirée, par deux fois. Par l’absentement de son origine, sans cesse inaccessible, car emplie de violence inassumable. Et par le déracinement nécessaire à la valorisation. C’est à travers ce traumatisme que le nationalisme et les hypermarchés sont du même monde. Ce rapport traumatique à la terre, avec lequel nous sommes nés, peut nous pousser à désirer un utopique enracinement souverain, qui nous donnerait le droit exclusif d’être là sans qu’on nous retire la terre qui est sous nos pieds. Mais il n’y a pas de souveraineté sans déracinement.

Ce qu’il s’agit de faire revenir à nous, c’est plutôt la mémoire de la violence qui a conduit à notre déracinement, en même temps que celle qui a conduit à celui, incommensurable, des peuples colonisés. C’est la condition nécessaire pour que nous puissions non seulement divorcer de notre président – et adorer détester le suivant – mais se mettre à faire dérailler le rapport qui nous lie au souverain depuis trop longtemps. 

Regardons-nous tels que nous sommes : il n’est pas donné que le mouvement des Gilets Jaunes fasse ce choix. Mais il y a quelques raisons d’espérer. Car chez les Gilets Jaunes, monsieur et madame tout le monde ne font rien comme tout le monde. Dans son imprévisibilité, sa manière de ne pas se glisser dans les codes de la contestation politique classique, le mouvement des Gilets Jaunes met en crise le pacte citoyen avec la souveraineté, qui maintenait nos vies incarcérés dans les dispositifs invivables de la valorisation.20

L’État et l’oiseau

Marx indigène. Les maisons du peuple, Beaumont-sur-Oise, une terre.

Souvenez-vous,  nous sommes originaires – dans un passé mythique qui n’a pas vocation à fonder quoi que ce soit – de cette terre où il y avait de la place pour tout le monde, car nous y organisions l’espace en fonction des joies et des besoins des habitants. Ce pays, puisqu’il faut bien qu’il existe quelque part, et bien faisons qu’il existe ici. Sous le viaduc, sur le bord du rond-point, dans cet immeuble vide devenu maison du peuple. 

« L’habitation dans l’espace [du déracinement] signifie encore la manifestation d’une puissance d’habiter – une promesse. Seulement, il s’agit d’une poétique de l’habitation qui se met de manière permanente en relation avec le degré 0 de la poésie que constitue l’espace géométrique, ou la condition de la vie à la vitesse 0. [Il s’agit de] rendre habitable un espace dont l’horizon existentiel et historique est, de manière stricte, l’inhabitabilité. Parce qu’il faut bien vivre. » (p. 180) C’est bien ce qu’a fait le mouvement des Gilets Jaunes, partir du niveau 0 des ronds-points donc, et réhabiter le monde à partir de là. La solidarité s’organise, pour le café, pour les palettes et les repas, le potager et la maison du peuple. En oiseaux d’autoroutes, nous connaissons le quartier et le canton, nous savons où aller chercher les matériaux de récupération pour nourrir cette subsistance collective, et au passage bloquer quelques heures là où nous savons, en intimes du réseau de valorisation, que ça peut gripper la machine.

Mais il ne suffit pas de veiller à l’autonomie matérielle et l’organisation horizontale de la subsistance d’une collectivité pour habiter, et quitter le règne du vol de la terre. Car s’il est juste que « le système […] c’est l’ensemble des conditions dont les gens ont besoin pour subsister »21 comme l’a dit Bruno Latour, il n’est pas vrai que « le système n’est pas en haut, ce n’est pas l’État. »22 En opposant une réaliste et locale « marge de manœuvre » à une utopique et hors-sol « passage à la généralité », Bruno Latour nous mène dans cette impasse politique consistant à croire que si l’on s’organise localement et que tout le monde y met du sien, il y a de la place pour tout le monde dans le monde organisé globalement pour qu’il n’y ait pas de place pour tout le monde. 

Mais restons concrets. « Définir un terrain de vie, pour un terrestre, c’est lister ce dont il a besoin pour sa subsistance et par conséquent, ce qu’il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. »23 Essayons-nous à lister les agents dont la majorité des Gilets Jaunes dépendent pour leur subsistance : une banque sans doute criminelle et un promoteur immobilier sans vergogne pour l’accès à l’habitat, des multinationales extractivistes en sable et autres matériaux raréfiés pour sa construction, une ex-entreprise publique tournant à l’uranium du Niger pour son chauffage, des habitués du CAC 40 qui  puisent du pétrole au Yémen pour les déplacements, des pros de la cheap food venue de pays sans droit de grève à l’autre bout du monde pour la nourriture, une entreprise de service employant des personnes sans papiers pour le soin des grands-parents dépendants… On pourrait continuer, mais ce n’est pas sûr que l’on trouve grand-chose digne d’être défendu dans cette « géo-classe »24, mise à part l’atmosphère mondiale qui daigne se charger de nos poubelles gazeuses, et quelques coins de forêts encore capables d’épurer nos eaux usées. 

Concrètement, les racines de notre vie de tous les jours sont profondément plongées dans l’exploitation et l’expropriation des suds, qui enrichissent le 1% des plus puissants. C’est de lointains déracinés que nous dépendons matériellement. Nous sommes contraints à un déracinement mutuel, et fondamentalement asymétrique. Le coût de cela pour nous, dérisoire en comparaison, est d’avoir à leur faire la guerre alors que ça n’est pas nécessaire, et d’avoir à vivre sur un sol composé d’un manque de racines. Il est possible que ce soit déjà beaucoup trop. Et que, d’un point de vue politique, nous ayons plus en commun avec elles et eux qu’avec les éternels vainqueurs. Car tout cela pourrait nous passer l’envie de les envier.

Le seul avenir assumable des Gilets Jaunes se trouve alors dans la reconnaissance de cette paradoxale « commune condition, originaire, performative, chronique, de séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production. […] Les appariteurs de la communauté de division, travailleurs, exclus, indigènes, doivent nécessairement être pensés dans leur matérialité, c’est-à-dire ensemble. »25 

Le mouvement des Gilets Jaunes est peut-être en train d’ouvrir une voie – certes timide – vers des retrouvailles avec celles et ceux à qui il est donné de nous précéder dans le combat contre les déracinements. En rejoignant les cortèges et rassemblements contre les violences policières que subissent les personnes racisées des quartiers populaires.26 Et en étant repris par les Gilets Noirs, « Gilets Jaunes noircis par la colère », qui dénoncent l’exploitation des sans-papiers.27 Et pourquoi pas, en inventant à l’avenir des formes de soutien aux luttes de celles et ceux qui subissent la déforestation massive ou Brésil ou autre décapitation de montagne chargée d’or…

Tout cela, nous ne pouvons pas le faire sans sol. Mais lorsque Bruno Latour nous prescrit simplement : « Que doit faire la société : s’ancrer »28, Dalie Giroux nous invite justement au geste contraire, consistant à « désœuvrer le déracinement plutôt que de se ré-enraciner. »29 On peut entendre par là le fait d’abandonner la quête d’une possession légitime d’une terre qui nous serait propre, pour pouvoir habiter là où nous sommes hors des règles du jeu de la propriété et de la valeur, dans « un attachement renouvelé à l’idée de l’habitation comme ensemble d’usages matériels et symboliques communs, éternels et in-appropriables, pour la poursuite d’occasions contingentes de connexions terrestres, pour un imaginaire des usages libres de la terre comme ensemble vivant. » (p. 112)

Il n’y a pas de terre où s’ancrer. Il s’agit bien de trouver une terre où tisser localement nos dépendances matérielles, mais pour cela, il nous faut nous ancrer dans la communauté planétaire des déracinés. Le trajet perdu de nos racines, il ne se trouve pas dans des terres héritées, méritées, mais dans la mémoire de la violence du déracinement, dans la reconnaissance de combats qui sont les nôtres et qui sont déjà portés par d’autres, parce qu’ils portent des passés inaccomplis30 auxquels nous souhaitons donner une suite ici et maintenant. 

Crédit photo : collectif Plein le dos

Notes

  1. Jacques Rancière, « La vertu de l’inexplicable », à lire en ligne : http://www.gauchemip.org/spip.php?article33608[]
  2. Elle commente entre autres Edmund Husserl, Martin Heidegger, Yukio Mishima, Carl Schmitt, Georges Sioui, Michael Taussig, Jacques Derrida…[]
  3. Je désignerai les Gilets Jaunes tantôt à la deuxième personne, et tantôt à la troisième personne, pour être au plus proche de la réalité de mon investissement incomplet, notamment très peu sur les ronds-points.[]
  4. Paroles de Dalie Giroux tirées de la présentation de son livre Généalogie du Déracinement à la librairie le Port de tête, à Montréal, en février 2019, visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=dOV8eiBN11g[]
  5. Marx a montré que la récolte d’impôt par les États modernes auprès de leurs peuples est utilisée avant tout pour mettre en œuvre des ouvrages publics qui vont faciliter l’extraction de valeur par les capitalistes auprès des travailleurs. « La seule partie de la richesse dite nationale qui entre réellement dans la possession collective des peuples modernes, c’est leur dette publique. Il n’y a donc pas à s’étonner de la doctrine moderne [qui veut] que plus un peuple s’endette, plus il s’enrichit », extrait de Le Capital, cité dans Dalie Giroux, « Marx indigène. Un devenir-terrien du communisme », à lire en ligne ici : http://laviemanifeste.com/archives/11569.[]
  6. Expression désignant la nourriture à bas prix et de mauvaise qualité, produite grâce à l’industrialisation de l’agriculture au niveau mondial, et qui permet de maintenir bas les niveaux de salaires des travailleurs sans (trop) les affamer. Pour cette analyse, voir Jason Moore et Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap, Flammarion, 2018.[]
  7. Dalie Giroux reprend cette expression à Walter Benjamin.[]
  8. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer : Essais politiques, M-Éditeur, 2017, p. 52.[]
  9. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 52[]
  10. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 26[]
  11. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 112[]
  12. Présentation vidéo de Généalogie du Déracinement, https://www.youtube.com/watch?v=dOV8eiBN11g[][]
  13. Propos tiré d’un entretien de Bruno Latour avec Reporterre. À lire en ligne ici : https://reporterre.net/Bruno-Latour-Les-Gilets-jaunes-sont-des-migrants-de-l-interieur-quittes-par[]
  14. Et la force de cette relation à deux est vérifiée dans le sens inverse : c’est bien parce que c’est son peuple que le souverain s’autorise à en arracher des morceaux au Flash Ball et à en mortifier des composantes par l’immobilisation en maison d’arrêt.[]
  15. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 117.[]
  16. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 48.[][]
  17. Sentiment plus diffusé que diffus, qu’on nous dit venir d’en bas, mais qui est des plus suggéré et construit par des Sarkozy et consorts qui jouent à être agressés par un burkini, pour nous raconter que nous avons besoin de lui.[]
  18. Dalie Giroux, Le Québec brûle en enfer, p. 30.[]
  19. Pour aller plus loin au sujet de cette affirmation, voire James Baldwin, notamment Retours dans l’œil du cyclone, Christian Bourgeons Editeurs, 2015.[]
  20. Pour aller plus loin à ce sujet, voir Les Gilets Jaunes, l’économe morale et le pouvoir, de Samuel Hayat, lisible ici : https://harissa.com/news555/fr/les-gilets-jaunes-leconomie-morale-et-le-pouvoir-par-samuel-hayat[]
  21. https://reporterre.net/Bruno-Latour-Les-Gilets-jaunes-sont-des-migrants-de-l-interieur-quittes-par[]
  22. idem[]
  23. Où atterrir ? Bruno Latour, La découverte, 2017.[]
  24. Idem.[]
  25. Voir « Marx indigène. Un devenir-terrien du communisme », de Dalie Giroux, à lire en ligne ici : http://laviemanifeste.com/archives/11569.[]
  26. Voir cet article sur le rassemblement du 20 juillet et les convergences de cortèges durant l’hiver : https://paris-luttes.info/acte-36-gj-ripostons-a-l-12386[]
  27. Voir cet article sur les différentes actions des Gilets Noirs durant le printemps et l’été : https://www.lesinrocks.com/2019/07/17/actualite/actualite/qui-se-cache-derriere-le-mouvement-des-gilets-noirs/[]
  28. https://reporterre.net/Bruno-Latour-Les-Gilets-jaunes-sont-des-migrants-de-l-interieur-quittes-par[]
  29. https://www.youtube.com/watch?v=dOV8eiBN11g[]
  30. Au sujet des passés inaccomplis, voir Frédéric Neyrat, La part inconstructible de la Terre, Seuil Anthropocène, 2016, p. 211.[]