A propos de Climate Leviathan: a Political Theory of Our Planetary Future, de Geoff Mann and Joel Wainwright, Verso, 2018.
Traduction réalisée par Antoine Chopot de « States of Emergency. Imagining a politics for an age of accelerated climate change. », The Nation, 21 juin 2018.
Le changement climatique a été un problème politique aux États-Unis pendant quasiment toute ma vie – James Hansen a témoigné pour la première fois de la réalité du réchauffement de la planète devant le Sénat en 1988 – mais les perspectives pour la planète ne font qu’empirer. Au début, on discutait du changement climatique comme d’un problème lointain, à résoudre pour les générations futures. Puis on en a parlé comme quelque chose de géographiquement éloigné, ayant lieu ailleurs dans une autre partie du monde. Désormais celui-ci est reconnu comme quelque chose qui arrive aujourd’hui aux personnes vivant aux Etats-Unis – et pourtant, que faisons-nous à ce sujet ? Le plus souvent, il semble que ce soit très peu. L’auteur de science fiction Kim Stanley Robinson a nommé cette période où on-ne-fait-pas-grand-chose la « Tergiversation ». L’essayiste Amitav Ghosh a quant à lui suggéré le « Grand dérangement ». Quelque chose a mal tourné : un problème massivement reconnu comme menaçant la vie de millions de gens, peut-être même l’avenir de la vie humaine sur Terre, n’a pas été pris au sérieux et ne semble pas susceptible de l’être.
Pendant un temps, c’est la démocratie qui a été jugée coupable : selon certains, les démocraties ne sont tout simplement pas adaptées pour résoudre les problèmes futurs, ou ceux s’étendant au-delà des frontières nationales. Le changement climatique est tout simplement trop compliqué pour que la plupart des gens puissent y comprendre quoique ce soit. Mieux vaut laisser tout cela aux experts. Le sujet est trop dur à aborder pendant une campagne électorale. Personne ne veut penser à une chose aussi déprimante. Et puis quel homme politique sain d’esprit pourrait bien défendre une baisse du niveau de vie pour faire diminuer les émissions de carbone ?
Maintenant que le capitalisme est à nouveau mis sur la table en tant que problème politique, il reçoit à son tour son lot de reproches. Le problème politique, dit-on désormais, n’est pas la seule démocratie, mais le fait que la démocratie soit prise en otage par l’argent du pétrole et les politiciens vendus à sa cause. Même certains capitalistes commencent à reconnaître que le système pourrait nécessiter quelques ajustements. (D’autres comme Elon Musk ont le projet de décamper pour Mars : le « Grand Désordre », en effet). Troquer les grandes entreprises contre la démocratie comme racine du problème constitue une évolution encourageante. La plupart des gens s’en inquiètent maintenant, mais peu font du changement climatique le cœur de leur pensée et de leur pratique politiques.
Dans ce contexte, le nouvel ouvrage de théorie politique de Geoff Mann et Joel Wainwright, Climate Leviathan, constitue un apport bienvenu à la petite mais grandissante famille des livres de gauche traitant du changement climatique. C’est un livre dont la visée explicite est de saisir les dimensions politiques du changement climatique, au lieu de les reléguer à un ou deux paragraphes en conclusion. Le livre choisit également de suivre une piste différente que la plupart des travaux sur la politique climatique. Les auteurs ne cherchent pas à savoir la raison pour laquelle nous ne faisons rien pour réduire les émissions de carbone ; ils s’intéressent au contraire aux différents types de scénarios politiques susceptibles d’émerger en réponse aux crises écologiques qui viennent.
Selon Mann et Wainwright le changement climatique occupera une place si centrale pour la vie humaine et la politique mondiale des années à venir que la réponse qui lui sera apportée façonnera entièrement le futur ordre du monde, et pas seulement les déclarations faites par les Nations Unies à chaque fin d’année. Si la gauche doit jouer un rôle dans la formation de ce nouveau monde, ajoutent-ils, elle doit réfléchir sérieusement aux « outils, stratégies et tactiques politiques » à sa disposition. Bien qu’il soit un problème nouveau et impossible à anticiper, le changement climatique ne demande pas une prise de distance radicale avec les luttes traditionnelles de la gauche pour la liberté, l’égalité et la justice ; il renouvelle simplement la façon de poser des problèmes familiers. Notre pensée politique n’a pas besoin de traiter directement du changement climatique pour donner un aperçu du rôle que la gauche peut jouer pour y faire face, mais nous devrons développer des idées anciennes dans de nouvelles directions si nous voulons naviguer dans un monde qui change radicalement.
De Gramsci à Hegel en passant par Kant et Naomi Klein, Climate Leviathan enrôle un large éventail de la pensée politique. Mais c’est Thomas Hobbes, comme le titre le suggère lui-même, qui se trouve au cœur du livre – le Léviathan reste l’œuvre fondamentale sur le pouvoir souverain, à la base des États modernes. Hobbes observait une nation déchirée par la guerre civile anglaise et estima qu’il valait mieux renoncer à sa liberté sous l’autorité d’un souverain tout puissant plutôt que de vivre dans une telle méchanceté et une telle brutalité. Un tel pouvoir souverain n’existait pas encore au temps de Hobbes, mais en le décrivant, il chercha à comprendre une forme politique qui selon lui devait bientôt advenir.
Mann et Wainwright soutiennent que nous traversons un tel moment, un temps de transformation des formes politiques, où l’on peut commencer à voir le Léviathan prendre forme. De même, les auteurs choisissent d’adopter, à la suite de Hobbes, un mode spéculatif, en décrivant les formes de pouvoir qui vont vraisemblablement émerger dans le futur, reconnaissant par ailleurs qu’aucune n’est encore advenue.
L’autre ressource clé dans la réflexion sur ce Léviathan est le théoricien politique allemand et sympathisant nazi Carl Schmitt, qui s’appuie sur Hobbes pour élaborer sa propre théorie de la souveraineté. Selon Schmitt, les prises de décisions au quotidien sont gouvernées par la loi, mais la souveraineté réside dans ces moments où l’urgence exige l’action extra-judiciaire. Pour Schmitt, il était crucial que le souverain soit capable de prendre les mesures qui s’imposent contre les ennemis d’une communauté. La souveraineté consiste en ceci que le pouvoir politique autorise un État à outrepasser la loi pour défendre ses amis. Comme chez Hobbes, les individus acceptent cette forme extrême de règle en échange d’une protection.
La gauche états-unienne a redécouvert Carl Schmitt durant les années Bush lorsque, ainsi que l’avait remarqué le philosophe italien Giorgio Agamben, un « état d’exception » était en train de devenir la norme, sous couvert d’une informe « guerre contre le terrorisme » (war on terror). Néanmoins, cette vision de l’État n’a que très rarement été élargie à la réflexion sur le type de « politique de l’urgence » qui va surgir avec le réchauffement climatique. S’appuyant sur Hobbes et Schmitt, les auteurs entament ce travail : Climate Leviathan imagine comment les perturbations écologiques vont créer les conditions permettant à une nouvelle autorité souveraine de « prendre le commandement, déclarer l’état d’urgence, et mettre la Terre en ordre, tout cela au nom de la sauvegarde de la vie » – et cette fois-ci à l’échelle planétaire, et non plus nationale.
Mais cette souveraineté est encore embryonnaire, et d’autres formes politiques pourraient encore la contester. Selon les auteurs de Climate Leviathan, quatre types de régimes politiques sont susceptibles d’émerger en réponse au changement climatique : le « Léviathan climatique » serait un système de capitalisme globalisé gouverné par une souveraineté planétaire – pas nécessairement le dirigeant souverain que Hobbes avait imaginé mais néanmoins un pouvoir hégémonique capable de prendre des mesures drastiques ; le « Mao climatique », un système anti-capitaliste gouverné par un pouvoir souverain à l’échelle de l’État-nation ou de la planète ; le « Behemoth climatique », un système capitaliste contenu dans les limites autarciques de l’État-nation ; et le « X climatique », rejetant à la fois le capitalisme et la souveraineté, pour faire place à quelque chose qui reste encore à déterminer.
Mann et Wainwright concèdent que ces quatre futurs possibles sont encore virtuels pour le moment. Mais tandis que nous dépassons nos objectifs carbones et que les impacts du changement climatique deviennent de plus en plus destructeurs, l’un de ces possibles deviendra probablement le mode dominant de la politique. Les auteurs pensent que le vainqueur le plus probable est le Léviathan climatique : il est, après tout, déjà en ascension, comme le montre les pactes internationaux tels que l’Accord de Paris et les institutions mondiales telles que la Conférence des Parties des Nations Unies (COP).
Ces institutions ne sont actuellement pas souveraines au sens de Hobbes ; au contraire, elles sont explicitement internationales, et travaillent à coordonner les actions entre les États-nations. Mais Mann et Wainwright pensent néanmoins qu’elles ouvrent la voie vers une forme de souveraineté attendue depuis des siècles : une souveraineté à l’échelle du monde. Les penseurs de Kant à Einstein ont généralement imaginé un État mondial en réponse aux menaces de la guerre ; le Léviathan climatique serait un tel État mondial mais dans une ère de désastre écologique.
La hausse des températures va engendrer de nouvelles urgences – des tsunamis au ouragans en passant par des famines et des crises de réfugiés – et avec elles de nouvelles opportunités pour les États puissants d’étendre leur portée en déclarant l’état d’exception. Une catastrophe climatique majeure pourrait amener les États capitalistes du Nord à prendre des mesures – y compris la géoingénierie – par l’intermédiaire des Nations Unies ou d’une Union Européenne – sous la forme d’une autorité supra-nationale. En appelant à des accords lors des COPs de chaque année, nombreux sont les militants du climat à avoir légitimé le Léviathan climatique au lieu de le contester. Mais ce que ces institutions sont incapables de faire, selon Mann et Wainwright, c’est de résoudre la crise climatique : elles ont été créées pour gérer le capitalisme, et elles continueront à le faire même en cas de réchauffement catastrophique.
Pourtant, tandis que les institutions capitalistes mondiales ont été le principal lieu de la politique climatique au cours des deux dernières décennies, le Léviathan climatique a un rival : le « Behemoth climatique », représentant un « populisme réactionnaire » se détournant de l’élitisme mondial des forums planétaires sur le changement climatique pour se tourner vers un capitalisme nationaliste – une dynamique parfaitement résumée par la déclaration de Donald Trump selon laquelle il a été « élu pour représenter les citoyens de Pittsburgh, pas de Paris ».
Perceptible dans l’Amérique de Trump, l’Inde de Modi et dans le surgissement des euro-sceptiques de droite un peu partout en Europe, les soutiens du Behemoth climatique constitue un mélange de capitalistes du secteur des énergies fossiles, de petits-bourgeois réactionnaires, et de gens désabusés de la classe ouvrière qui veulent s’en prendre aux élites cosmopolites et à l’establishment politique. Son mélange contradictoire mais musclé d’ethno-nationalisme, de religion, de masculinité et de déni scientifique en fait une forme puissante mais au fond instable ; Mann et Wainwright défendent l’idée qu’il est probable que cette forme s’épuise – mais qu’elle pourrait entre-temps causer beaucoup de dégâts.
Les possibilités révolutionnaires représentées par le Mao climatique et le X climatique, quant à elles, sont moins immédiates et seulement visibles de manière fragmentaire à l’heure actuelle. Le Mao climatique décrit une transformation révolutionnaire menée par un État non-capitaliste agissant rapidement pour faire face à l’effondrement climatique. Dans la vision de Mann et Wainwright, le Mao climatique suit les traces de son éponyme mais aussi celles de Robespierre et de Lénine, indiquant « la nécessité d’une terreur juste dans l’intérêt de l’avenir collectif » : il oppose le pouvoir de la souveraineté planétaire à celui du capital. Le Mao climatique, en ce sens, laisse présager un renouvellement des « États autoritaires socialistes », agissant pour réduire les émissions de carbone et faire face aux urgences climatiques, ultimement à l’échelle planétaire.
Les restrictions unilatérales imposées par l’État chinois à des entreprises comme à des citoyens donnent un aperçu de ce futur, même s’il n’est pas pleinement opérationnel. De fait, Mann et Wainwright s’efforcent de montrer que la Chine n’est pas encore sur la voie menant au Mao climatique. Le Parti Communiste peut fermer des aciéries en l’espace de quelques mois pour réduire les émissions, mais la Chine ne peut plus être décrite de manière crédible comme communiste ; au contraire, le Parti s’est engagé à travailler avec les puissances capitalistes occidentales pour construire le système international qui caractérise le Léviathan climatique (pensez, par exemple, aux négociations très applaudies de Barack Obama avec Xi Jinping).
Néanmoins, Mann et Wainwright insistent sur le fait que dans le futur proche, le Mao climatique n’est susceptible d’émerger qu’en Asie : l’Amérique Latine peut bien posséder un héritage plus robuste en terme d’écologie politique, l’Asie est la seule à présenter cette combinaison nécessaire d’États forts et d’économies puissantes associée à un grand nombre de paysans, de prolétaires et de populations surnuméraires, dont les attentes sont susceptibles d’être frustrées par les effets désastreux du changements climatiques. Autrement dit, c’est seulement en Asie que l’on peut imaginer des mouvements populaires s’emparant de l’État et du pouvoir économique capable de modifier significativement l’utilisation des ressources planétaires.
Parmi ces trois futurs, certains peuvent être pires que d’autres, mais aucun d’eux ne semble être particulièrement juste, aux yeux des auteurs. C’est ici que le X climatique entre en jeu : c’est le nom donné à un mouvement démocratique à la fois contre le capitalisme et contre la souveraineté, le « X » suggérant de manière intentionnelle une aventure vers l’inconnu. Malgré les quelques apparitions suggestives concernant la signification précise de X au fil du livre, il faut attendre l’ultime chapitre pour que Mann et Wainwright entrent pour de bon dans les détails.
Il est décevant, sans être tout à fait surprenant, de constater que la qualité de l’analyse du livre, par ailleurs lucide et souvent brillante, s’effondre ici. Proposer une politique appropriée à un problème relevant d’une menace existentielle sans précédent est une tentative intimidante et colossale, comme le reconnaissent ça et là les auteurs. Et de manière tout à fait compréhensible Mann et Wainwright sont réticents à l’idée de décrire de manière trop détaillée ce à quoi ce futur pourrait ressembler. Dans l’espoir de « dégager des pistes possibles pour des problèmes apparemment insolubles », ils proposent un ensemble d’idées générales plutôt qu’un programme : trois principes, deux « ouvertures » et deux trajectoires.
Les principes, qui s’inspirent aussi bien des traditions de gauche que des mouvements contemporains pour la justice climatique, sont l’égalité, la démocratie, et la solidarité. L’égalité affirme que nous partageons tous la terre ; la démocratie garantit « l’inclusion et la dignité pour tous » ; et la solidarité reconnaît la préservation de la vie sur cette planète partagée par tous comme une cause commune, tout en affirmant une multiplicité de manière d’y vivre, dans un « monde composé de plusieurs mondes ».
Les ouvertures offrent des possibles provisoires pour une praxis de gauche, en lieu et place de certitudes prescriptives : la première ouverture est fondée sur le « refus catégorique » qui motivait la réticence de Marx de détailler le futur communiste pour mieux se pencher sur la pensée et la pratique révolutionnaires qui lui étaient contemporaines ; la seconde est fondée sur l’attitude qui prend en charge le fait d’être « témoin de la crise », attitude qui est très certainement déjà parmi nous. Les deux trajectoires au fondement du X climatique relèvent des histoires plus anciennes dans lesquelles ces principes et ces possibles sont enracinés. La première est la tradition anticapitaliste de gauche issue de l’économie politique marxiste ; la deuxième est composée des alternatives à la souveraineté que l’on trouve dans les mouvements, les formes de vie et les formes de savoirs indigènes et anti-coloniaux. Les auteurs estiment que cette seconde trajectoire offre également des matériaux pour « vivre de manière différente, radicalement différente » – pas simplement en rendant le 21ème siècle un peu plus vert en surface, mais en nous aidant à changer notre relation à la terre et à la planète tout à la fois.
Comme le suggèrent ces propositions un peu nébuleuses, Mann et Wainwright ne prétendent pas être arrivés à un tableau complet du X climatique. Les exemples de mouvements contemporains s’approchant plus ou moins de l’image du X climatique, admettent-ils, restent loin de pouvoir renverser le capitalisme et la souveraineté. Les zapatistes, avec le lancement de leur offensive contre l’État mexicain en 1994 puis leur retrait en milieu rural, donnent une image des promesses mais aussi des limites du X climatique : bien que des communautés entières se soient retirées de la portée du pouvoir de l’État pour vivre selon leurs propres principes, celles-ci restent encerclées et limités par ce pouvoir. On ne sait pas comment ce type de communautés pourraient effectivement contrer le changement climatique depuis cette position. Mann et Wainwright admettent que ces contradictions ainsi que quelques autres pourraient mener les lecteurs à sympathiser avec le Léviathan climatique ou le Mao climatique, qui eux au moins pourraient faire efficacement avancer les choses. Mais malgré ces difficultés, ils soutiennent que nous devons insister sur une non-souveraineté non-capitaliste. Comme le disait Adorno : « cela pourrait arriver » ( « it could come »).
Cette conclusion est pourtant tout à fait en contradiction avec le cri à l’ouverture du livre en faveur d’une réflexion stratégique à gauche : l’analyse habile cède la place à des aveux répétés sur le fait que les choses doivent, et de ce fait peuvent, être autrement – peu importe comment, précisément.
« La priorité », soutiennent Mann et Wainwright, « doit être de s’organiser pour une réduction rapide des émissions de carbone par le boycott collectif et la grève ». Et pourtant, ils se retirent presque immédiatement de cette position – trop utopique – pour ensuite repartir de l’avant : après tout, nous avons besoin d’êtres utopistes. « Nous devons créer quelque chose de nouveau ». « Continuer dans la même direction n’est pas une option. » Certainement, les auteurs ont raison sur ce point.
Mais sans plus de discussion, les appels à la grève et au boycott de masse immédiat comme moyen de mettre un terme à l’économie globale fondée sur l’utilisation des énergies fossiles s’apparente au mieux à un vœux pieux. Parfois, ceci n’apparaît pas simplement utopique, mais utopique au mauvais sens du terme : si les choses vont aussi mal que le prétendent Mann et Wainwright – et cela est indéniable – les refus de principes et les tentatives de vivre autrement ne sont plus suffisants (si jamais ils l’ont été). Si la réponse au « manque considérable d’imagination » de la plupart des politiques climatiques est une fuite en avant dans une fantaisie imaginaire : alors nous sommes tous condamnés.
De manière similaire, l’appel à tenir compte des perspectives indigènes sur la souveraineté n’est que peu exploré. Si les politiques autochtones ont été particulièrement efficientes dans les luttes contre l’industrie fossile c’est non seulement en raison des philosophies sous-jacentes relatives à la souveraineté ou à la nature, mais également en raison des stratégies adoptées par ces groupes : les revendications territoriales autochtones sont utiles pour bloquer des pipelines, et les groupes des Premières Nations du Canada, en particulier, se sont lancés dans une campagne légale agressive pour récupérer les terres qu’ils n’avaient pas cédées. De même, en Amérique Latine, les droits des autochtones reconnus au niveau international se sont révélés être un puissant outil législatif dans la lutte contre les nouveaux projets pétroliers et miniers dans la région.
Ces tentatives politiques complexes exigent de plus substantielles analyses ; elles ne sont pas simplement des images de la non-souveraineté. En même temps, les leçons dont elles sont porteuses ne sont pas aisément transposables à d’autres luttes politiques. Jusqu’où ces projets d’auto-détermination pourraient-ils mener le mouvement pour le climat, avec lequel ils sont parfois mais pas toujours alignés ? Quelles perspectives contiennent-ils pour des acteurs politiques en l’absence de telles revendications juridiques, identités culturelles ou histoires politiques ?
En même temps, le fait de considérer la souveraineté comme intrinsèquement et irrémédiablement injuste a pour effet d’éliminer toute une gamme de possibilités politiques. Cela suggère que les mouvements politiques doivent agir en opposition simultanée à l’État et au capital, et le faire de manière préfigurative – c’est-à-dire en réalisant dès maintenant les relations qu’ils espèrent faire advenir. Mais si un mouvement de type zapatiste n’est pas en mesure de combattre efficacement un État puissamment répressif et un capital mondialement nomade, pourquoi devrions-nous le prendre comme modèle pour les destituer ?
(De fait, les zapatistes eux-mêmes se sont engagés dans une série de tactiques au fil du temps, incluant, plus récemment, le choix de la politique électorale : l’Armée Zapatiste de Libération Nationale a récemment apporté son soutien à María de Jesús Patricio Martínez, candidate à l’élection présidentielle mexicaine de 2018 et cherchant à représenter les communautés autochtones.) Comme les auteurs l’observent, les problèmes posés par le réchauffement climatique s’inscrivent dans une histoire longue de luttes pour la justice et la liberté – la seule différence c’est qu’il y a maintenant un ultimatum écologique. Cela signifie certainement que gagner du temps doit être un élément essentiel de la stratégie de gauche, même si cela implique de lutter contre les pires effets du changement climatique de l’intérieur de systèmes que nous cherchons à terme à démanteler ou à transformer.
La difficulté à se figurer le X climatique reflète au final les limites de la typologie proposée dans le livre, dans laquelle la souveraineté planétaire et le capitalisme global sont présentés comme des choix relevant du tout ou rien. Explorer des idéaux-types peut s’avérer clarifiant, mais plus utile aujourd’hui serait l’effort pour mettre à jour les possibilités de travailler à l’intérieur, à travers, et au-delà des Léviathan climatiques et des Behemoth climatiques déjà existants – et peut-être surtout ces derniers. En effet, face à la marée montante des Behemoths réactionnaires, qui ne montre que peu de signes de recul, la souveraineté planétaire ressemble à une sorte de leurre : le capitalisme mondial n’a certainement pas terminé sa course, et très peu d’éléments indiquent qu’une souveraineté planétaire se prépare aujourd’hui dans les coulisses.
Les mouvements doivent-ils réellement être opposés à toute forme de souveraineté, à toutes les échelles, pour s’opposer à un État mondial se reproduisant par le capitalisme ou pour obtenir des mesures de justice ? N’y a-t-il véritablement aucun X climatique issu d’un populisme de gauche pouvant contrer le Behemoth à l’échelle de la nation, aucun moyen de canaliser la solidarité au travers d’institutions internationales – mais pas nécessairement globales ? La différence entre, disons, l’engagement de Jeremy Corbin en faveur de la nationalisation et la décarbonisation de l’industrie britannique de l’énergie et le feu vert donné par Justin Trudeau à des projets de pipeline privés au Canada ne suffira peut-être pas pour sauver la planète, mais elle pourrait au moins se voir reconnaître un statut d’ouverture. Au lieu de cela, les manières dont les États actuels ont agi vis-à-vis de leurs citoyens ainsi qu’envers le capital sont confondues en une polémique au sujet de la souveraineté – pour ou contre.
Mann et Wainwright ne sont nullement les seuls à se dérober sur le sujet de la question de ce qui doit être fait. Deux autres livres récents du côté de la gauche écologiste – A History of the World in Seven Cheap Things1 de Jason Moore et Raj Patel, et The Progress of this Storm de Andreas Malm – aboutissent à peu près au même endroit. Tous reconnaissent que le « fascisme global » que Mann et Wainwright nomment le Behemoth est bien plus puissant aujourd’hui que n’importe quelle formation écologiste de gauche, mais essaient de créer de l’espoir en regardant du côté des mouvements pour la justice climatique, tout en insinuant qu’un bouleversement bien plus grand est nécessaire.
Tout comme Mann et Wainwright, Moore et Patel refusent de dessiner une « feuille de route pour une lutte de classes qui réinventerait dans le même mouvement les relations des humains avec et à l’intérieur du tissu de la vie ». Au lieu de cela, ils suggèrent leurs propres principes – au nombre de cinq : reconnaissance, réparation, redistribution, réimagination et recréation – et leur propre Mouvement des mouvements. Leur vision élargie du capitalisme, qui prend au sérieux la place du travail non-payé, l’appropriation coloniale et l’extraction forcée, rend possible de comprendre tout un ensemble de luttes comme anticapitalistes et capables de contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique : les mouvements autochtones Idle No More, le mouvement paysan mené par La Via Campesina, le travail des militants des droits pour les personnes handicapées et les féministes socialistes argentines.
Moore et Patel suggèrent également qu’une organisation politique plus salutaire peut être trouvée dans les « nationalismes alternatifs » des peuples autochtones et des nations aborigènes existant « en opposition à l’écologie du capitalisme ». Pourtant, alors même que les auteurs détaillent la longue histoire des résistances populaires au capitalisme, l’effet est plus déconcertant que réconfortant lorsque l’on se souvient que, littéralement, des siècles de luttes n’ont pas encore réussi à atteindre leur but.
The Progress of this Storm de Malm, quant à lui, lance un appel bienvenu pour prendre au sérieux la question de l’agir politique, mais se termine sur une note apocalyptique qui frise l’aventurisme. Il y déclare que « la condition climatique signifie la mort de la politique affirmative ». « La négativité est notre seule chance désormais. » C’est peut-être la raison pour laquelle il conclut son livre, tout comme Mann et Wainwright, avec Walter Benjamin – dans le cas de Malm, avec l’idée benjaminienne du « caractère destructeur » qui réduit l’existence aux « décombres – non par amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse ». Nous devons détruire le capitalisme fossile, nous dit Malm, avant que la nature ne nous détruise.
Lorsque Marx ridiculisait le projet d’écrire « des recettes pour les marmites de l’avenir », il en appelait en retour à une « analyse critique des faits actuels ». Les faits actuels ne sont pas favorables – mais nous n’avons pas d’autres choix que d’y faire face. La menace posée par le changement climatique exige que nous imaginions un monde radicalement différent, un monde qui n’existe pas à présent et qui n’a jamais existé ; un monde, de plus, qui n’est pas tourné vers nos idées actuelles sur le progrès et le futur. Comme chacun de ces auteurs l’observe, la menace posée par le réchauffement requiert une action politique d’un ordre et d’une magnitude différente de tout ce qui peut être proposé actuellement : le business as usual ne suffira pas. Il est inquiétant que des penseurs si clairvoyants sur les dynamiques conjointes du capitalisme et de la nature apparaissent bloqués quant à la manière dont nous pourrions en sortir. Mais ils sont sans aucun doute dans le vrai lorsqu’ils disent que le changement climatique façonnera la politique dans un futur proche, un futur qui se réduit de jour en jour.
Ainsi, bien que Mann et Wainwright et d’autres partisans d’un possible X climatique n’éprouvent pas le besoin de dresser des plans, quelques questions difficiles exigent néanmoins leurs réponses. Comment le secteur de l’industrie fossile massif et mondial peut-il être démantelé sans une coercition étatique ? Comment un mouvement anti-souverain et anti-capitaliste peut-il empêcher les ultra-riches de décamper vers des contrées du monde raisonnablement plus stables ? Comment des boycotts et des grèves massives doivent-elles être organisées, et non pas seulement imaginées ? Qu’est-ce qui peut empêcher le remplacement de la force publique par la force privée ?
Bien sûr, nombreux à gauche sont les gens insouciants de la question de l’État, vraisemblablement parce qu’il faut s’en emparer d’abord et se poser des questions ensuite. Ceux qui ont tendance à penser que le pouvoir étatique est nécessaire pour entreprendre les projets requis pour faire face au changement climatique devraient eux aussi en dire plus : comment pensons-nous que le « bon État » providence et les écoles publiques puissent être dissociés du « mauvais État » de la guerre et des prisons ? Comment imaginons-nous gagner concrètement assez de pouvoir pour l’utiliser utilement ? Et comment pouvons-nous alors le transformer plutôt que de nous retrouver transformés par lui ?
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Notes
- traduit en français sous le titre Comment notre mond est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité, Flammarion, Paris, 2018 [NDLR][↩]