À propos de On a 20 ans pour changer le monde de Maxime de Rostolan (Larousse, 2018) et de l’idée selon laquelle pour changer d’échelle nous aurions tort de nous passer de l’agro-industrie comme partenaire de la “transition écologique”.
Plusieurs articles ont déjà dénoncé « l’écologie people » de Maxime de Rostolan, son caractère d’accompagnement, d’accommodement à une forme de capitalisme vert sans ennemi, surfant sur la vague positive d’une jeunesse parfois dépolitisée voulant relever, souvent avec sincérité, le défi de la transition écologique et sociale1. L’opposition de collectifs locaux à l’organisation, par celui-ci et son « lobby citoyen » La Bascule, d’un « gros » festival sur le plateau de Millevaches ce mois d’août a remis l’ancien coordinateur de Fermes d’Avenir sous les feux de l’actualité2.
Nous voudrions ici nous en tenir à l’analyse du livre de Maxime de Rostolan, On a 20 ans pour changer le monde (Larousse, 2018). Dans cet ouvrage, celui-ci met en avant deux arguments qui forment la matrice justificatrice de ses actions : la nécessité d’un changement d’échelle et la vertueuse responsabilité sociale des entreprises3. Parce que ces thèses sont le reflet d’une rhétorique et d’un style de pensée omniprésents dans les discours devenus dominants sur l’écologie, et parce que leur usage dans la construction d’alternatives agricoles et alimentaires nous semble assez problématique, elles méritent qu’on s’y arrête. Bref, nous voudrions ici moins faire la critique d’une personne, de son style ou de son réseau de sponsors, que l’analyse du système de pensée et de story-telling d’une certaine écologie4.
La petite musique du « changement d’échelle »
« On continue le changement d’échelle et on envoie du bois ? » (p.21), c’est ainsi que l’auteur interpelle l’un de ses collaborateurs. Opérer un « changement d’échelle », tel semble être le leitmotiv des actions de Maxime de Rostolan. Ainsi s’enthousiasme-t-il de rejoindre le groupe SOS, dont il dit qu’il est le « principal acteur de l’économie sociale et solidaire en France » (p.18) alors qu’il serait plus juste de parler d’une multinationale de l’entrepreneuriat social5, employant 18000 salariés, présents dans 44 pays, inscrite dans une logique de regroupement et de prédation, aspirant régulièrement de petites structures de l’économie sociale et solidaire, et dont les responsables sont proches du pouvoir macronien6 ; aussi se vante-il de réussir à être lauréat d’un TIGA (Territoires Innovants de Grandes Ampleurs) boosté par la carotte de « plusieurs dizaines de millions d’euros » (p.19-20), de « travailler main dans la main » avec de « gros » acteurs de l’agro-industrie (p.51). C’est parce que de Rostolan veut changer d’échelle qu’il choisit de « parler à tout le monde » (p.7) mais en oubliant de dire qu’il ne s’adresse pas « à tout le monde » de la même façon. Révérencieux avec ces acteurs « qui pensent pouvoir faire évoluer les choses de l’intérieur », à l’instar de cette directrice Développement durable du groupe Métro (p.57), mais plutôt méprisant lorsqu’il interpelle Laurent Pinatel, ex-porte-parole de la Confédération Paysanne : « Dois-je te rappeler que jusqu’à présent, et malgré vos efforts et votre engagement louable, le nombre et la situation des agriculteurs ne cessent de s’amenuiser ? » (p.55). Nous l’avons compris, pour faire sa « révolution agricole » (p.7), celui qui se range lui-même parmi les « néo-ruraux bobos » (p.64), nous invite à changer d’échelle dans une alliance vertueuse avec les acteurs de l’agro-industrie. Mais attention, de Rostolan prévient la critique : « Quant à ceux qui crient au scandale de voir des entreprises se saisir de sujets sociétaux, j’attends toujours qu’ils nous présentent leurs solutions alternatives efficientes et à l’échelle du jeu » (p.57). De Rostolan met donc la gauche paysanne et plus généralement tous les mouvements de l’agriculture et de l’alimentation alternatives devant le défi d’être à « l’échelle du jeu ». Mais quel est ce jeu auquel il voudrait nous faire jouer avec tant d’insistance ?
Quelle est la solidité de cet argument du changement d’échelle, véritable matrice justificatrice de la stratégie de Maxime de Rostolan ? L’appel au changement d’échelle, ou « upscaling » (comme on dit dans les rapports annuels de la Banque Mondiale et des Multinationales) semble logique pour renforcer des pratiques écologiques et des initiatives d’économie sociale et solidaire qui peinent généralement à peser face au système dominant (PAC écrasant l’agriculture écologique, subventions aux énergies fossiles, réglementation faite pour les intérêts des pouvoirs économiques, etc.). Notons pour commencer que changer d’échelle peut vouloir dire deux choses bien différentes : (i) se mettre à un niveau quantitativement supérieur ou inférieur (car c’est aussi changer d’échelle que de vouloir se situer à une échelle quantitativement plus petite) ; ou (ii) changer notre façon d’appréhender la valeur d’une action, changer d’échelle veut alors dire changer notre façon d’évaluer. Dans ce deuxième cas, nous pouvons changer d’échelle sans s’agrandir ou grossir mais simplement en changeant de référentiel d’appréciation. Plutôt que de choisir l’échelle qui nous situe sur un axe allant du petit vers le gros ou le grand, il est par exemple possible d’adopter une échelle qui juge de la pertinence de nos actions autrement que par la taille, autrement dit de choisir une autre échelle de valeurs. Changer d’échelle de valeurs, ce n’est plus seulement changer de taille mais surtout changer de sens, c’est dire autrement ce qui compte et ce à quoi nous tenons.
Évidemment, c’est la première interprétation que suivent tous ceux qui appellent bruyamment à changer d’échelle. Dans leur langage se mettre à l’échelle veut quasiment toujours dire s’étendre, grandir, augmenter, produire plus… C’est la conception dominante du changement d’échelle comme upscaling dont l’axiome de base est « big is necessary »7. Mais dans ce premier cas, une nouvelle tension émerge entre ceux qui postulent que le changement d’échelle ne relève que d’une dimension quantitative (passer d’une SAU – Surface Agricole Utile – en bio actuellement à 7,5% à une SAU en bio à 15% n’est alors qu’un changement quantitatif) et ceux qui affirment au contraire qu’un changement quantitatif d’échelle implique (forcément) un changement qualitatif du sens et de la nature de l’activité menée. En d’autres termes, lorsqu’une entité s’agrandit, celle-ci n’est pas seulement plus grosse ou plus importante, se situant ainsi à une nouvelle échelle, la nature même de cette entité en est modifiée. Les changements d’échelle quantitatifs entraînent des effets d’échelle qui sont eux qualitatifs. Ainsi, et contrairement à ce qu’affirment les président et directeur général de Fleury-Michon dans l’avant-propos de leur « manifeste pour le manger mieux » (sic) où l’on retrouve de Rostolan en caution8, l’éthique de l’alimentation est aussi une question de taille. Il semble que de Rostolan ne se soucie pas vraiment de ce genre de raisonnements, et de l’éventuelle incompatibilité entre certaines échelles de production, de transformation et de distribution. La question de savoir si le « manger bio & local à la cantine de l’école » (p.9) est compatible avec une échelle industrielle n’est pas à l’ordre du jour. Pourtant, cette question de l’échelle est décisive, et elle ne peut se réduire à un naïf appel à s’agrandir quantitativement ou à se laisser séduire par l’apparente grandeur des sommets.
La sensibilité aux échelles de nos actions nous engagent sur la difficile question de la taille de nos collectifs et de nos institutions et de la façon dont nous pouvons rester autonomes dans ces collectifs et institutions, c’est-à-dire y conserver une puissance d’agir et une capacité à construire en conscience et démocratiquement les conditions de nos existences. C’est la difficile question de l’approprié et de l’appropriable qui se pose ainsi, la question des conditions qui permettent que l’on continue à se sentir concerné. Difficulté probablement sous-estimée si l’on s’intéresse à l’évolution du mouvement coopératif dans l’agriculture9 ou encore à l’évolution actuelle du mouvement de l’agriculture biologique. L’augmentation quantitative des surfaces cultivées en bio ne peut pas être un indicateur pertinent ni un objectif en soi, notamment si dans le même temps, les standards de la bio sont abaissés comme cela s’est observé. Un tel changement d’échelle peut même être contre-productif et compromettre considérablement les possibilités d’un changement profond de nos façons de produire. Donner la clé des champs bio aux fonds d’investissements, aux super- et hypermarchés, à l’agro-industrie aura peut être pour conséquence d’augmenter la SAU en bio, mais cela transformera surtout considérablement ce que l’on entend par agriculture biologique, cela modifiera considérablement le projet de société qui accompagne cette façon de prendre soin de la terre, des animaux et des hommes10. Faire cracher du poireaux bio en monoculture à coup d’achats de fientes de poules issues d’élevage industriel pour venir agrémenter la composition d’un plat cuisiné lui-même industriel, trouver sur les étals des supermarchés un nouveau produit marketing plus vert que vert, est-ce cela la révolution agricole de Maxime de Rostolan ? Le changement d’échelle sans un changement de sens, c’est un peu comme croire qu’en allant plus vite à un endroit, celui-ci sera plus beau.
La question de sens qui se pose à nous est la suivante : voulons-nous vraiment continuer à déléguer à l’agro-industrie la fonction nourricière lorsque l’on sait que c’est toujours au prix d’un sacrifice des paysans11, de notre santé et de celle des écosystèmes qu’une telle industrie se développe ? Autrement dit, l’agro-industrie, même partenaire de quelques figures et initiatives sympathiques en ses marges, est-elle vraiment à la bonne taille ou à la bonne proportion pour permettre une souveraineté alimentaire des territoires, un revenu honnête pour les femmes et les hommes d’une agriculture prenant soin du vivant, un véritable changement dans notre rapport à l’alimentation et à l’agriculture ? Face à l’unanimisme du changement d’échelle qui a trouvé en la personne de Maxime de Rostolan un parfait ambassadeur, il semble donc nécessaire d’opposer une critique de l’agrandissement, du gros et du grand afin de promouvoir non pas le petit, non pas le modeste, non pas le faible mais la puissance de la dissémination, du partage souterrain, de la multiplication de l’imparfait, de l’attention à l’autonomie des collectifs, de promouvoir une sensibilité à la cohérence des échelles, une sensibilité au proportionné, à l’approprié, à l’appropriable. Ces derniers aspects sont fondamentaux, plutôt que de se laisser aspirer par les hauteurs d’une échelle que l’on ne maîtrise pas, l’enjeu est de se rendre attentif à la pertinence et à la cohérence des échelles de nos actions, condition sine qua non d’une résilience et d’une autonomie des communautés alternatives de base.
Car à l’heure où les alternatives agricoles et alimentaires gagnent en crédibilité tant les aberrations écologiques, sociales et économiques du système industriel deviennent criantes, les lancinants appels au changement d’échelle pourraient bien n’être qu’un nouveau moyen de domestiquer ces alternatives pour les faire rentrer dans les standards et les chaînes de valeur des gros acteurs industriels et financiers. Pourtant de Rostolan nous l’assure, l’agro-industrie a compris, elle nous ouvre désormais ses portes, elle utilise même nos mots et nos concepts, elle est prête à nous financer, profitons-en ? Non, à cette « échelle du jeu », et de cette manière, nous serons toujours perdant.
La « responsabilité sociale des entreprises», supplétif du greenwashing
« Conscientes des attentes sociétales, ces entreprises (de l’agro-industrie) jouent leur survie dans cette transition et de nombreux dirigeants affirment que leur modèle, s’il ne se renouvelle pas, est condamné » (p.51). Si l’on veut traduire dans la novlangue des communicants lorsqu’ils parlent entre eux, cela donne ceci : « Dans un contexte de crises et de suspicions récurrentes inhérentes aux pratiques de l’industrie agro-alimentaire, la question de la stratégie à adopter demeure cruciale pour les acteurs du secteur. Ceux-ci sont amenés à réfléchir à des orientations stratégiques à la fois différenciatrices, synonyme de compétitivité et rassurantes pour les consommateurs. La responsabilité sociétale s’avère un axe stratégique pertinent car porteurs d’avantages concurrentiels et de sens pour l’entreprise »12.
Des industriels comme Fleury-Michon – deuxième marque la plus achetée en terme de valeurs, qui fait 87% de son chiffre d’affaire en Grande et Moyenne Surface (soit 432 millions d’euros) et qui peut donc assez facilement financer une partie des petites affaires de Maxime de Rostolan – n’en sont plus à concevoir des campagnes de greenwashing mais à concevoir des stratégies marketing pour continuer à faire du greenwashing sans que ce soit identifié comme tel. Il ne suffit plus de repeindre en vert les emballages, pour les services communications stratégiques et développement durable de ces industries, il faut désormais construire une image de sincérité, d’authenticité, de vrai changement, et effacer toute trace de récupération ou d’instrumentalisation. On comprend alors qu’au sein de ces nouvelles stratégies d’invisibilisation du greenwashing, Maxime de Rostolan joue un rôle crucial. Sa sincérité, son enthousiasme sont mis à profit, il est l’une de ces cautions, l’un de ces instruments au service d’une politique RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises) dont l’objectif principal reste celui de se différencier sur un marché pour rester concurrentiel. Non pas seulement une « marionnette du capitalisme » (p.13) mais plutôt la marionnette d’une nouvelle stratégie consciente et assumée de faire du capitalisme un candidat crédible pour sauver le monde qu’il a contribué lui-même à détruire. Et c’est cette croyance qui nous semble aujourd’hui plus que déraisonnable…
C’est pourquoi nous devons là aussi critiquer cette mécanique de la responsabilité sociale des entreprises, autre argument massue que Maxime de Rostolan utilise pour justifier son volontarisme dans l’établissement d’un nouveau pacte entre les multiples initiatives « alternatives » – trop inefficaces à ses yeux – et l’agro-industrie. Les acteurs de cette dernière changent, ils sont maintenant conscient de leur responsabilité sociale, aidons-les à se transformer nous répète de Rostolan pour justifier sa position d’ouverture. Mais de quelle responsabilité parle-t-il ? Le philosophe François Valleys, distingue une « responsabilité sociale prospective » (faire advenir une économie juste et soutenable) et une « responsabilité rétrospective » (ne rien avoir à se reprocher)13. Selon lui, seule la première est réellement transformatrice et le simple volontariat entrepreneurial ne suffit pas pour se dire responsable devant la communauté des humains et non-humains d’aujourd’hui et de demain. Cette « responsabilité sociale en solitaire » qui est défendue par les bailleurs de fond privés de Maxime de Rostolan est très paradoxalement « désocialisée, atomisée en engagement singulier de chaque organisation »14. La poussée de ce concept de responsabilité sociale, enseigné et vénéré dans les Écoles supérieures de commerce, s’est d’ailleurs historiquement accompagnée d’un recul dans la capacité des institutions politiques (communes, Etats, ONU…) à contrôler les entreprises multinationales. Aussi, dans ses applications concrètes, il trahit assez clairement les fondements éthiques qui en sont à l’origine, notamment ce point de basculement qui a consisté dans la deuxième moitié du XXème siècle (notamment avec les travaux de Hannah Arendt) à identifier un nouveau régime de responsabilité à même de dépasser les carences d’une responsabilité trop limitée (n’être tenu responsable que de ses actes) et l’inopérabilité d’une responsabilité trop globale (se tenir responsable de tout)15. C’est de ce dépassement qu’est née, en éthique et en philosophie politique, l’idée d’une responsabilité sociale. Et c’est pourquoi la responsabilité sociale de ces entreprises dont « le modèle est condamné », ces entreprises que de Rostolan veut aider à sauver (p.51), est une imposture intellectuelle quant celles-ci affirment vouloir endosser l’habit d’une responsabilité globale – elles seraient la clé pour résoudre le problème du réchauffement climatique, celui de la faim dans le monde, etc. – là où dans les faits, elles n’arrivent à assumer, et parfois difficilement, qu’une responsabilité limitée aux seuls aspects réglementaires (ce que l’on ne peut pas vraiment appeler une « révolution » lorsque l’on connaît le poids des lobbys industriels dans l’établissement des normes).
Le plus vertueux des responsables développement durable ou RSE d’une industrie agro-alimentaire, soit-il aidé dans ses affaires par quelques acteurs inspirés de « l’innovation sociale », ne fera assumer à son entreprise une véritable responsabilité sociale qu’à certaines conditions structurelles qui dépassent largement le cadre de la stratégie de communication de l’entreprise. Répondre collectivement de nos pratiques, ici de nos pratiques agricoles et alimentaires, nécessite une réorganisation radicale de la façon de concevoir notre rapport à la fonction nourricière, notre rapport à la terre, à la technique, notre économie alimentaire et agricole, nos circuits de distribution et de transformation. Dans une telle réorganisation, l’entreprise a très certainement un rôle à jouer mais après trente ans de politiques RSE pariant sur le volontariat de celles-ci, le moindre des constats est qu’aucun changement structurel de ce type n’a eu lieu ; et c’est plutôt à une montée criante de « l’irresponsabilité sociale des entreprises » à laquelle nous assistons16. Si les études sur l’IrSE (Irresponsabilité Sociale des Entreprises) se font plus rares que celles qui vantent les méritent de la RSE, il n’est pas difficile de constater que la belle politique RSE de Véolia ne l’empêche pas de soutenir le secteur très polluant du charbon, que celle du Groupe Fleury Michon ne l’empêche pas d’être le fer de lance d’une alimentation industrielle, que celle du groupe InVivo (autre partenaire financier de Ferme d’Avenir) ne l’empêche pas d’être le mastodonte du productivisme agricole « coopératif ». C’est pourquoi l’ambition de faire la « révolution agricole » en demandant poliment au géant de la distribution alimentaire Métro de financer « la formation des agriculteurs » (p.61), cette ambition qui vise à vouloir « changer le monde » en soutenant les politiques RSE de telle ou telle entreprise, n’est pas seulement une illusion, c’est une erreur stratégique. La responsabilité sociale, à défaut d’être transformatrice, ne peut être autre chose qu’un supplétif du greenwashing.
Ils ont 20 ans pour… sauver le capitalisme
Maxime de Rostolan veut réconcilier low tech et high tech (p.23), micro-ferme en permaculture et Fleury-Michon, agriculture paysanne et Métro 17, ceux qu’il voit comme petits et ceux qu’il considère comme gros, il en appelle à une synergie avec BNP Paribas (autre gros investisseur dans les énergies fossiles18) et se dit intéressé par les compétences et les actifs de cette banque (p.82)… Ce qui manque terriblement à cette rhétorique des slogans, c’est une conscience et une analyse des rapports de force politiques, sociaux et culturels à l’œuvre. On sait pourtant que la force du capitalisme est sa capacité à se réinventer pour ne pas disparaître. C’est face à la crise massive de déforestation européenne de la fin du XVIIIe siècle (non sans effet sur les climats) qu’a été promu le recours au charbon comme énergie verte préservant la forêt19. Et aujourd’hui, à un moment où le pouvoir de destruction du capitalisme n’est plus seulement visible, n’est plus seulement un problème social et écologique majeur, mais devient une menace pour l’humanité20 – avec la montée en puissance de la question de l’effondrement – ses acteurs cherchent à rassurer, à convaincre et à embrigader de nouveaux porte-paroles de la « sortie par le haut » de l’échelle. Ils cherchent à faire oublier que leur succès agro-industriel est consubstantiel à la mise en place de politiques productivistes de modernisation agricole responsables de la destruction d’une agriculture vivante et diversifiée (60% de l’emploi agricole a été détruit entre 1980 et 2017). Comment peut-on croire à la pertinence d’une responsabilité sociale sans exiger une évaluation rigoureuse des politiques publiques agricoles et des stratégies de développement économique dans ce secteur21? Rappelons qu’il ne peut y avoir de responsabilité sans reddition de comptes (accountability) ni de considération pour les liens qui nous attachent au contexte et aux conséquences (liability). Evidemment, nous pouvons imaginer que le résultat désastreux d’une telle évaluation pourrait compromettre assez radicalement les stratégies de communication des soutiens de Maxime de Rostolan.
Car finalement, la conclusion la plus significative que l’on peut faire de l’analyse de ce livre, c’est qu’il contribue lui aussi au sacrifice des paysans, au profit d’improbables alliances avec l’agro-industrie, d’innommables inventions gestionnaires à l’instar de cette idée de « payculteur » (p.50) et d’une ambition de remplacer le riche et divers paysage collectif des alternatives agricoles et alimentaires par la figure de cet entrepreneur social, aventurier charismatique et leader inventif qui va enfin mettre de la cohérence et de l’efficacité dans le chaos des initiatives locales. « Je me charge de trouver les débouchés, qui sont potentiellement nombreux, et les ressources financières pour que vous n’ayez pas le risque économique à porter » (p.76) dit-il en s’adressant à un agriculteur dont il voudrait voir ses 300 ha passer en bio. Derrière ses bonnes intentions, Maxime de Rostolan organise lui aussi la mise sous tutelle des paysans et invisibilise, voir ringardise, des décennies de luttes paysannes pour l’autonomie (qu’il résume ainsi « il n’y aura pas de grand soir, de retour à la terre massif porté par une vague d’âmes pures et déterminées » (p.55) …), écrase des décennies de travail au sein des structures d’animation et de développement rural et agricole qui cherchent à accompagner la reprise en main par les paysans eux-mêmes de leur dignité, de leur savoir-faire, de leur débouché, de leur outil de travail dans un cadre respectueux des collectifs et de leurs aspirations, et dans une volonté de sortir du corporatisme agricole22.
Dans leur livre sur le sacrifice des paysans, Pierre Bitoun et Yves Dupont démontrent que c’est parce que le paysan est cet homme ou cette femme « de l’auto-organisation politique, corollaire logique de l’autonomie précapitaliste », c’est « parce qu’il dessine un imaginaire contraire à celui de la domination de l’État moderne, du capitalisme, de la bureaucratie et de la démocratie représentative des citoyens » que certains se sont employés à le faire disparaître et continuent à s’y employer. Et pour que cette disparition cesse, « pour qu’il en aille autrement, il faudrait que se produise un bouleversement complet de l’ordre politique et de la société capitaliste-productiviste »23. De Rostolan est assez loin d’une telle analyse, assez loin de s’intéresser à ce qui redonnerait de la puissance et de l’autonomie aux actrices et aux acteurs du travail de la terre dans le soin de la vie face à un capitalisme destructeur, assez loin de comprendre que des ruptures sont nécessaires avec certains mondes, que sa transition naïvement inclusive n’est qu’un miroir aux alouettes. Ils se contente de formules telles que : « lorsque l’on est français et que l’on a la possibilité d’agir depuis un pays aussi concerné et volontaire que le nôtre pour inventer un nouveau modèle, il serait absurde de ne pas le faire » (p.6) ou encore « c’est dans la diversité que nous trouverons la complémentarité, les ressources et la créativité nécessaire à un projet sociétal commun » (p.47). Depuis son pays imaginaire, de Rostolan part « en croisade » (p.40) pour convaincre « tout le monde » que le temps est venu de se mettre autour de sa table pour enfin relever les défis écologiques et sociaux. À la lecture de son livre, nous comprenons qu’il s’agit de ce genre de table où s’inventent les plus beaux slogans de la confusion, où s’organisent les plus subtiles stratégies de survie d’un capitalisme aux abois. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » affirmait Gramsci…
Léo Coutellec est enseignant-chercheur en philosophie des sciences, engagé dans la construction d’alternatives agriculturelles en Côte d’Or (www.alternatives-agriculturelles.fr) et dans le mouvement des AMAP depuis 15 ans. Parmi les co-fondateurs du Mouvement Inter-Régional des AMAP, il en a été le porte-parole pendant plusieurs années.
Notes
- Par exemple celui de Pauline Salcedo, « La fausse révolution des micro-fermes », Transrural initiatives n°460, 2017, ainsi que « Maxime de Rostolan, l’entrepreneur vert », Maxime de Rostolan, l’entrepreneur vert[↩]
- Serge Quadruppani. « L’ennemi sur un plateau », Lundi matin 196, 17 juin 2019 https://lundi.am/L-ennemi-sur-un-Plateau-Serge-Quadruppani ; Comité La Bouscule. “Mais quand cesserez-vous de prendre les gens pour des cons”, Lundi matin 199, 8 juillet 2019 https://lundi.am/Mais-quand-cesserez-vous-de-prendre-les-gens-pour-des-cons ; Le festival est délocalisé sur un terrain d’aviation sécurisé près de Guéret[↩]
- Nous n’avons pas jugé utile de commenter le film de Hélène Médigue, qui porte le même titre que le livre, tant celui-ci nous a paru n’être qu’une opération publicitaire pour la construction d’un personnage et la promotion de ses affaires.[↩]
- Pour un texte éclairant diverses structures de pensée et options politiques autour de l’écologie en France, voir Maxime Chédin, « La ZAD et le colibri », https://www.terrestres.org/2018/11/15/la-zad-et-le-colibri-deux-ecologies-irreconciliables/[↩]
- Clément Gérome. “Les entrepreneurs sociaux à l’assaut du monde associatif”, Revue Mouvements, n° 81, 2015, 51-59[↩]
- Michel Abhervé, Groupe SOS : les médias commencent à regarder derrière la belle vitrine, Blog Alternatives économiques, 29/12/2018. https://blogs.alternatives-economiques.fr/abherve/2018/12/29/groupe-sos-les-medias-commencent-a-regarder-derriere-la-belle-vitrine[↩]
- Kévin André, Clémentine Gheerbrant et Anne-Claire Pache. Changer d’échelle. Manuel pour maximiser l’impact des entreprises sociales, ESSEC Business School, 2017. http://programmescaleup.org/wp-content/uploads/2017/02/Changer-d_Echelle.pdf[↩]
- Fleury-Michon. Manifeste pour le manger mieux. Bien nourrir les Hommes à grande échelle, est-ce encore possible, Porte-plume, 2016[↩]
- Le mouvement coopératif agricole a une riche et longue histoire, promotion de l’entraide, de l’équité, d’une forme de démocratie, soutien à l’agriculture familiale, …, outils de résistance contre les abus des usuriers. Mais c’est à coup de concentrations, de fusions et d’appel à faire des économies d’échelle – surtout à partir des années 1970 – que ce mouvement s’est progressivement transformé pour accoucher de groupes qui constituent aujourd’hui de véritables empires de l’agro-alimentaire ; à l’instar de Lur Berri, coopérative béarnaise, dont Spanghero (tristement connu pour sa viande de cheval …) est l’une de ses filiales. Il est difficile de dire que le changement d’échelle de l’économie sociale agricole soit un bon exemple à suivre. C’est pourtant les mêmes refrains qui reviennent aujourd’hui sous la plume de Maxime de Rostolan.[↩]
- Philippe Baqué (eds). La Bio entre business et projet de société, Contre-feux, 2012 [↩]
- Pierre Bitoun & Yves Dupont. Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, Editions L’échappée, 2016[↩]
- http://www.csrconsulting.fr/wp-content/uploads/2019/01/Etude-de-cas-Fleury-Michon.pdf[↩]
- François Valleys. Pour une vraie responsabilité sociale, PUF, 2013, p.17[↩]
- Ibid, p.20[↩]
- Arendt H. Responsabilité et jugement, Payot, 2005[↩]
- Michèle Descolonges et Bernard Saincy. Les entreprises seront-elles un jour responsables ?, La Dispute, 2004[↩]
- voir cette enquête de Gaspard D’Allens, https://augustinmassin.blogspot.com/2016/09/des-micro-fermes-pour-un-micro.html[↩]
- Voir le rapport des Amis de la Terre sur le financement du charbon par les banques : https://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/notebanquescharbon261118.pdf[↩]
- Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Points Seuil, 2016, p.226[↩]
- Paul Jorion. Se débarrasser du capitalisme est une question de survie, Fayard, 2017.[↩]
- Le réseau INPACT (Initiatives pour une Agriculture Citoyenne et Territoriale) est engagé sur cette question de l’évaluation des politiques publiques agricoles et leur impact sur les systèmes de production depuis plusieurs années.[↩]
- Estelle Deléage. Ravages productivistes, résistances paysannes, Le Bord de l’eau, 2013[↩]
- Pierre Bitoun & Yves Dupont. Le sacrifice des paysans. Une catastrophe sociale et anthropologique, Editions L’échappée, 2016, p. 282[↩]