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Maurizio Lazzarato, Le Capital déteste tout le monde, Fascisme ou révolution, Paris, Editions Amsterdam, 2019.
« Hors de la pensée de la limite, il n’est nulle stratégie, donc nulle tactique, donc nulle action, donc nulle pensée ou initiative véritable, donc nulle écriture, nulle musique, nulle peinture, nulle sculpture, nul cinéma, etc., possible. »
Louis Althusser
Nous vivons des temps « apocalyptiques », dans le sens littéral du mot – des temps qui manifestent, des temps qui font voir. Ce qu’ils dévoilent d’abord, c’est que l’effondrement financier de 2008 a ouvert une époque de ruptures politiques. L’alternative « fascisme ou révolution » est asymétrique, déséquilibrée : parce que nous sommes déjà à l’intérieur d’une suite, qui semble irrésistible, de ruptures politiques pratiquées par des forces néofascistes, sexistes, racistes ; parce que la rupture révolutionnaire est pour l’instant une simple hypothèse, dictée par la nécessité de réintroduire ce que le néolibéralisme a réussi à effacer de la mémoire, de l’action et de la théorie des forces qui se battent contre le capitalisme. C’est même sa victoire la plus importante.
Ce que font aussi voir les temps apocalyptiques, c’est que le nouveau fascisme est l’autre face du néolibéralisme. Wendy Brown affirme avec assurance une contre-vérité : « Du point de vue des premiers néolibéraux, la galaxie qui englobe Trump, le Brexit, Orban, les nazis au Parlement allemand, les fascistes au Parlement italien, fait virer le rêve néolibéral au cauchemar. Hayek, les ordo-libéraux, ou même l’école de Chicago répudieraient la forme actuelle du néolibéralisme et surtout son aspect le plus récent1 » Ce n’est pas seulement faux d’un point de vue factuel, c’est aussi problématique pour comprendre le capital et l’exercice de son pouvoir. En effaçant la « violence qui a fondé » le néolibéralisme, incarnée par les dictatures sanguinaires d’Amérique du Sud, on commet une double faute politique et théorique : on se concentre uniquement sur la « violence qui conserve » l’économie, les institutions, le droit, la gouvernementalité – expérimentés pour la première fois dans le Chili de Pinochet – et l’on présente ainsi le capital comme un agent de modernisation, comme une puissance d’innovation ; d’autre part, on efface la révolution mondiale et sa défaite, qui sont pourtant l’origine et la cause de la « mondialisation » en tant que réponse globale du capital.
La conception du pouvoir qui en découle est pacifiée : action sur une action, gouvernement des comportements (Foucault) et pas action sur des personnes (dont la guerre et la guerre civile sont les expressions les plus abouties). Le pouvoir serait incorporé dans des dispositifs impersonnels qui exercent une violence soft de manière automatique. Tout au contraire, la logique de la guerre civile qui se trouve au fondement du néolibéralisme n’a pas été résorbée, effacée, remplacée par le fonctionnement de l’économie, le droit, la démocratie.
Les temps apocalyptiques nous font voir que les nouveaux fascismes sont en train de réactiver – bien qu’aucun communisme ne menace le capitalisme et la propriété – le rapport entre violence et institution, le rapport entre guerre et « gouvernementalité ». Nous vivons une époque d’indistinction, d’hybridation de l’État de droit et de l’état d’exception. L’hégémonie du néofascisme ne se mesure pas seulement à la force de ses organisations, mais également à la capacité qu’il a de déteindre sur l’État et sur le système politique et médiatique.
Les temps apocalyptiques révèlent que, sous la façade démocratique, derrière les « innovations » économiques, sociales et institutionnelles, on trouve toujours la haine de classe et la violence de l’affrontement stratégique. Il a suffi d’un mouvement de rupture comme les Gilets jaunes, qui n’ont rien de révolutionnaire, ni même de prérévolutionnaire, pour que l’« esprit versaillais » se réveille, pour que ressurgisse l’envie de tirer sur ces « saloperies » qui menacent, ne serait que symboliquement, le pouvoir et la propriété. Lorsqu’il y a interruption du temps du capital, même un éditorialiste bourgeois peut saisir un peu du réel en train d’émerger : « L’empire actuel de la haine ressuscite des frontières de classe et de caste, parfois estompées depuis longtemps […]. Et puis, cet acide de la haine qui ronge la démocratie et submerge soudain une société politique décomposée, déstructurée, instable, fragile, imprévisible. La haine antique ressurgissant dans la France trébuchante du xxie siècle. Sous la modernité, la haine2. »
Les temps apocalyptiques manifestent également la force et les faiblesses des mouvements politiques qui, depuis 2011, essaient de contester la puissance sans partage du capital. Ce livre a été terminé pendant le soulèvement des Gilets Jaunes. Adopter le point de vue de la « révolution mondiale » pour lire un tel mouvement (mais aussi les Printemps arabes, Occupy Wall Street aux USA, le M15 en Espagne, les journées de juin 2013 au Brésil, etc.), voilà qui pourra sembler prétentieux ou halluciné. Et pourtant, « penser à la limite » signifie repartir non seulement de la défaite historique subie dans les années 1960 par la révolution mondiale, mais également des « possibles non réalisés » qui ont été créés et portés par les révolutions, de manière différente dans le Nord et dans le Sud, et qui sont encore timidement mobilisés dans les mouvements contemporains.
La forme du processus révolutionnaire avait déjà changé dans les années 1960, mais elle s’était heurtée à un obstacle insurmontable : l’incapacité d’inventer un modèle différent de celui qui avait ouvert, en 1917, la longue suite des révolutions du xxe siècle. Dans le modèle léniniste, la révolution avait encore la forme de la réalisation. La classe ouvrière était le sujet qui contenait déjà les conditions de l’abolition du capitalisme et de l’installation du communisme. Le passage de la « classe en soi » à la « classe pour soi » devait être réalisé par la prise de conscience et la prise de pouvoir, organisées et dirigées par le parti qui apportait de l’extérieur ce qui manquait aux pratiques « syndicales » des ouvriers.
Or, depuis les années 1960, le processus révolutionnaire a pris la forme de l’événement : le sujet politique, au lieu d’être déjà là en puissance, est « imprévu » (les Gilets jaunes sont un exemple paradigmatique de cette imprévisibilité) ; il n’incarne pas la nécessité de l’histoire, mais seulement la contingence de l’affrontement politique. Sa constitution, sa « prise de conscience », son programme, son organisation se font à partir d’un refus (d’être gouverné), d’une rupture, d’un ici et maintenant radical qui ne se satisfait d’aucune promesse de démocratie et de justice à venir.
Bien sûr, n’en déplaise à Rancière, le soulèvement a ses « raisons » et ses « causes ». Les Gilets jaunes sont plus intelligents que le philosophe, parce qu’ils ont « compris » que le rapport entre « production » et « circulation » s’est inversé. La circulation, circulation de l’argent, des marchandises, des hommes et de l’information, prime désormais sur la « production ». Ils n’occupent plus les usines, mais les ronds-points, et s’attaquent à la circulation de l’information (la circulation de la monnaie étant plus abstraite, il faudra, pour -l’atteindre, un autre niveau d’organisation et d’action).
La condition de l’émergence du processus politique est évidemment la rupture avec les « raisons » et les « causes » qui l’ont généré. Seule l’interruption de l’ordre existant, seule la sortie de la gouvernementalité pourront assurer l’ouverture d’un nouveau processus politique, car les « gouvernés », même lorsqu’ils résistent, sont le double du pouvoir, ses corrélats, ses vis-à-vis. La rupture avec le temps de la domination, en créant de nouveaux possibles, inimaginables avant leur apparition, constitue les conditions de la transformation de soi et du monde. Mais aucune mystique de l’émeute, aucun idéalisme du soulèvement n’est de mise.
Les processus de constitution du sujet politique, les formes d’organisation, la production de savoirs pour la lutte, rendus possibles par l’interruption du temps du pouvoir, sont immédiatement confrontés aux « raisons » du profit, de la propriété, du patrimoine que le soulèvement n’a pas fait disparaître. Tout au contraire, elles sont plus agressives, elles invoquent immédiatement le rétablissement de l’ordre, mettant en avant sa police, tout en continuant, comme si de rien n’était, la mise en place des « reformes ». Ici, les alternatives sont radicales : soit le nouveau processus politique arrive à changer les « raisons » du capital, soit ces mêmes raisons le changeront. L’ouverture des possibles politiques se trouve confrontée à la réalité d’un double et redoutable problème, celui de la constitution du sujet politique et celui du pouvoir du capital, car la première ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur du second.
Les réponses données à ces questions par les Printemps arabes, Occupy Wall Street, les journées de juin 2013 au Brésil, etc., sont très faibles ; les mouvements continuent à chercher et à expérimenter sans trouver de véritables stratégies. Ces impasses ne peuvent en aucune manière être dépassées par le « populisme de gauche » pratiqué par Podemos en Espagne. Sa stratégie réalise la liquidation de la révolution commencée dans l’après-68 par beaucoup de marxistes dont le marxisme avait échoué. La démocratie comme lieu des conflits et de la subjectivation remplace le capitalisme et la révolution (Lefort, Laclau, Rancière), au moment même où la machine du capital engloutit littéralement la « représentation démocratique ». L’affirmation de Claude Lefort, « en démocratie, le lieu du pouvoir est vide », est démentie dès le début des années 1970 : ce lieu est occupé par le « souverain » sui generis qu’est le capital. Tout parti qui s’y installe ne peut fonctionner que comme son « fondé de pouvoir » (beaucoup se sont moqués de la « simplification » marxienne, mais elle a été complètement réalisée, de façon même caricaturale, par le dernier président de la République française, Emmanuel Macron). Le populisme de gauche donne une nouvelle vie à quelque chose qui n’existe plus. La représentation et le Parlement ne détiennent aucun pouvoir, celui-ci étant entièrement concentré dans l’exécutif, qui, dans le néolibéralisme, exécute non pas les ordres du « peuple » ou de l’intérêt général, mais ceux du capital et de la propriété.
La volonté de politiser les mouvements de l’après-2008 se révèle réactionnaire, puisqu’elle impose précisément ce que la révolution des années 1960 avait refusé et ce que refuse chaque mouvement qui a émergé depuis : le leader (charismatique), la « transcendance » du parti, la délégation de la représentation, la démocratie libérale, le peuple. Le positionnement du populisme de gauche (et sa systématisation théorique par Laclau et Mouffe) empêche de nommer -l’ennemi. Ses catégories (la « caste », « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas ») sont à un pas de la théorie du complot et à deux pas de son aboutissement, la dénonciation de la « juiverie internationale » qui contrôlerait le monde par la finance. Ces confusions, soigneusement entretenues par les dirigeants et théoriciens d’un impossible populisme de gauche, continuent à parcourir les mouvements. Dans le cas des Gilets jaunes, elles sont entretenues par les médias et le système politique tout en exprimant le flou qui caractérise encore les modalités de la rupture. Il faut dire que, dans le désert politique contemporain, labouré par cinquante ans de contre-révolution, il n’est pas évident de s’orienter.
Les limites du mouvement des Gilets jaunes, celles de tous les mouvements qui se sont déployés depuis 2011 sont évidentes, mais aucune force « extérieure », aucun parti ne peut se charger, comme l’avaient fait les bolcheviques, de montrer « quoi faire » et « comment ». Ces indications ne peuvent venir que de l’intérieur, de manière immanente. L’intérieur est ici constitué, entre autres choses, par les savoirs, l’expérience, les points de vue d’autres mouvements politiques, car les luttes des Gilets jaunes, à la différence de la « classe ouvrière », n’ont pas la capacité de représenter tout le prolétariat, ni d’exprimer la critique de toutes les dominations qui constituent la machine du capitalisme.
Le mouvement des « colonisés de l’intérieur », constitué sur la division Nord/Sud, qui reproduit un « tiers monde » au sein des pays du centre, implique nécessairement, en même temps que la critique de la ségrégation interne, celle de la domination internationale du capital, de l’exploitation mondiale de la force de travail et des ressources de la planète. Ce qui fait singulièrement défaut aux Gilets jaunes. Dénué de cette composante « raciale » et internationale du capitalisme, le mouvement donne quelquefois l’image d’un nationalisme « franchouillard ». Or aucune illusion sur l’espace national n’est possible : l’État-nation, au xixe siècle, a dû son existence à la dimension mondiale du capitalisme colonialiste et l’État-providence la sienne à la révolution mondiale et à l’affrontement stratégique planétaire de la guerre froide.
La fracture raciale dont étaient victimes les « colonisés » a divisé non seulement l’organisation mondiale du travail, mais même la révolution des années 1960. Aujourd’hui, les conditions de possibilité d’une révolution mondiale résident, d’une part, dans -l’invention d’un nouvel internationalisme, que les mouvements de néo-colonisés (les migrants, d’abord) incorporent presque physiquement et que les mouvements des femmes sont les seuls, actuellement, à mobiliser grâce à leurs réseaux à travers le monde ; et, d’autre part, dans la critique des hiérarchies capitalistes, qui ne doit pas se limiter à la sphère du travail. Les divisions sexuelles et raciales structurent non seulement la reproduction du capital, mais également la distribution des fonctions et des rôles sociaux.
Aujourd’hui, un mouvement axé sur la « question sociale » ne peut pas être spontanément socialiste comme aux xixe et xxe siècles, car la révolution mondiale et sociale (impliquant l’ensemble des relations de pouvoir) est passée par là. Sans la critique des divisions raciales et sexuelles, le mouvement s’expose à toutes les récupérations possibles (de la part de la droite et de l’extrême-droite), auxquelles il a su, malgré tout, résister jusqu’ici. Si les subjectivités qui portent les luttes contre ces différentes dominations ne peuvent être réduites à l’unité du « signifiant vide » du peuple, comme le voudrait le populisme de gauche, le double problème de l’action politique commune et du pouvoir du capital reste entier. L’incapacité de penser ce dernier comme machine à la fois globale et sociale, dont l’exploitation et la domination ne s’arrêtent pas au « travail », est une des causes fondamentales de la défaite des années 1960. De ce point de vue, la stratégie n’a pas changé : aujourd’hui comme alors, nous sommes loin d’en avoir une.
Depuis 2011, les mouvements sont « révolutionnaires » quant aux formes de mobilisation (inventivité dans le choix de l’espace et du temps de l’affrontement, démocratie radicale et grande flexibilité dans les modalités d’organisation, refus de la représentation et du leader, soustraction à la centralisation et à la totalisation par un parti, etc.) et « réformistes » quant aux revendications et à la définition de l’ennemi (on a « dégagé » Moubarak, mais on n’a pas touché à son système de pouvoir, de la même manière qu’on concentre la critique sur Macron alors qu’il est simplement, sans aucun doute possible, une composante de la machine du capital). La rupture n’entraîne pas de changements notables dans l’organisation du pouvoir et de la propriété, sinon dans la subjectivité des insurgés. Et si, à court terme, les mouvements sont défaits, les changements subjectifs continueront sûrement à produire leurs effets politiques. À condition de ne pas tomber dans l’illusion qu’une « révolution sociale » puisse se produire sans « révolution politique », c’est-à-dire sans dépassement du capitalisme3. L’après-68 a démontré que lorsque la révolution sociale se sépare de la révolution politique, elle peut être intégrée, sans aucune difficulté, dans la machine capitaliste comme nouvelle ressource pour l’accumulation du capital. Le « devenir-révolutionnaire » qu’inaugurent ces conversions subjectives ne peut pas être séparé de la « révolution », sous peine de devenir une composante du capital, donc de sa puissance de destruction et d’autodestruction, qui se manifeste aujourd’hui avec le néofascisme.
Notes
- Wendy Brown, « Le néolibéralisme sape la démocratie », AOC, 5 janvier 2019. En ligne : aoc.media/entretien/2019/01/05/wendy-brown-neoliberalisme-sape-democratie-2 [↩]
- Alain Duhamel, « Le triomphe de la haine en politique », Libération, 9 janvier 2019. [↩]
- Samuel Hayat explique ainsi, à propos des Gilet jaunes : « On a […] affaire à un mouvement révolutionnaire, mais sans révolution au sens étroitement politique : il s’agit plutôt d’une révolution sociale, au moins en devenir » (Samuel Hayat, « Les mouvements d’émancipation doivent s’adapter aux circonstances », Ballast, 20 février 2019. En ligne : www.revue-ballast.fr/samuel-hayat-les-mouvements-demancipation). [↩]