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Traduction pour Terrestres par Antoine Chopot.
Photosynthèse : voici le mot clé que je choisirai pour cette ère que nous nous obstinons à appeler l’« Anthropocène ». La photosynthèse correspond à une séquence complexe de processus électrochimiques. Ces processus génèrent des gradients d’énergie au travers de membranes densément pliées dans les chloroplastes symbiotiques des plantes (Margulis et Sagan 2000). Les schémas classiques tirés des manuels scolaires de nos cours de biologie du lycée sont des représentations simplistes de ce processus alchimique, absolument magique et totalement cosmique, qui lie la vie végétale terrestre à une forme d’attention respectueuse, rythmique, envers la source solaire de la terre. Les êtres photosynthétiques – ces créatures vertes que nous avons appris à connaître sous le nom de « cyanobactéries », « algues » et « plantes » – sont des adorateurs du soleil et des magiciens terrestres. En lapant la lumière solaire, en inspirant le dioxyde de carbone, en buvant l’eau et en relâchant l’oxygène – les plantes, littéralement, font le monde. En changeant l’air impalpable en matière, elles nous enseignent les leçons les plus nuancées sur ce qui nous porte et ce qui importe (about mattering and what really matters). Ce qu’elles sont et ce qu’elles font ont d’énormes conséquences, d’ordre planétaire. Dire que la photosynthèse est un mot-clé pour ces temps de désastre est un rappel crucial que nous ne sommes pas seuls. D’autres puissances, épiques et époquales, se trouvent parmi nous. Les organismes photosynthétiques forment une force biogéochimique d’une magnitude que nous n’avons pas encore pleinement saisie. Il y a plus de deux milliards d’années, des microbes photosynthétiques ont provoqué cet événement connu aujourd’hui sous le nom de catastrophe de l’oxygène, ou la Grande Oxydation. Ces créatures ont considérablement altéré la composition de l’atmosphère, étouffant les anciennes bactéries anaérobies1 avec des vapeurs toxiques d’oxygène (Margulis 1998). Nous vivons bel et bien dans le sillage de ce que nous devrions appeler le Phytocène. Les êtres verts ont rendu cette planète vivable et respirable pour les animaux comme nous. Nous prospérons grâce à l’aptitude rusée des plantes à la synthèse chimique. Toutes les cultures et toutes les économies politiques, locales comme globales, ont affaire aux rythmes métaboliques des plantes. Les plantes fabriquent les sucres riches en énergie qui sont notre combustible et nous nourrissent. Elles fabriquent les substances puissantes qui nous soignent, nous droguent, nous embellissent, ainsi que les fibres résilientes qui nous habillent et nous abritent. Que sont les énergies fossiles, et les plastiques, si ce n’est le produit des corps pétrifiés de ceux qui jadis furent de vivantes créatures photosynthétiques ? Nous avons prospéré et nous mourrons en brûlant leurs accrétions énergétiques. Il n’est donc pas exagérer de dire que nous ne sommes que parce qu’elles sont. L’épaisseur de cette relation nous enseigne tout le sens du mot im-plication.
Les plantes sont une force et une puissance avec laquelle nous devons compter. Mais nous ravageons les forêts pour les remplacer par des monocultures industrielles et des plantations (Gordillo 2014, Tsing, 2004), pour tapisser de béton les terres agricoles (Bellacasa 2015), pour boucher les marécages, les zones humides et les tourbières (McLean 2011) et acidifier les océans (Helmreich 2009). Si les plantes ont une capacité remarquable de déplacement sur de grandes étendues, elles ne peuvent pas courir assez vite pour tenir la cadence du changement climatique. Le pire c’est qu’avec la fétichisation des budgets carbone globaux, comme métrique ultime de la santé de la planète et des futures vivables, les plantes et les arbres deviennent, dans certaines visions des choses, des criminels climatiques. L’argument est le suivant : à mesure que les changements climatiques rendent les forêts plus vulnérables au feu et aux invasions d’insectes, les forêts vont cesser d’être des puits de carbones et se transformer en source d’émissions inarrêtables. Mais les bases de telles affirmations sont fragiles : nous ne connaissons pas clairement comment les forêts séquestrent ou libèrent du carbone, ni comment surveiller et quantifier au mieux ces processus (Buchholz et al. 2013), et encore moins comment analyser les autres cycles complexes et enchevêtrés impliqués dans le métabolisme des forêts. En conséquence, des modèles et des données appauvries sont intégrés à des calculs qui justifient – au nom de l’action climatique – ce qui n’est en réalité qu’une vaste capture de ressources en croissance constante. Dans l’un des exemples les plus flagrants de l’utilisation abusive des données climatiques, l’ancien gouvernement conservateur du Canada a modifié la politique forestière du pays, arguant que les forêts anciennes devaient désormais être coupées pour laisser place à de jeunes forêts bien gérées, qui selon les modèles absorbent de plus grandes quantités de carbone de l’atmosphère (Myers 2015c). Une scientifique spécialiste de l’atmosphère à l’université de Yale tente même de faire valoir la nécessité de cesser de planter des arbres si nous voulons atténuer le changement climatique. Les plantes, affirme-t-elle, sont les premières sources émettrices de ces composés volatiles et néfastes contribuant aux gaz à effet de serre. La déforestation, promet-elle, va nous aider à rafraîchir la planète.
Les modèles, évidemment, sont toujours des modèles de modèles de modèles, et ainsi de suite (Edwards 2010)2. Néanmoins, la simulation temporelle du cycle global du carbone de la Nasa, visualisé sur une année, pourrait offrir un moyen de commencer à traduire la force et la puissance des plantes sur cette planète. Dans cette représentation, nous pouvons voir le dioxyde de carbone s’accumuler avec une intensité alarmante, codé en rouge pour signifier l’urgence. Remarquez les flux et les circulations distincts prenant forme dans les hémisphères Nord et Sud. Remarquez la distribution inégale des panaches massifs de carbone générés dans les zones densément industrialisées. Portez une attention particulière à ce qui se passe, mois par mois, tandis que les saisons changent et que les forêts du Nord commencent leur photosynthèse à l’été. Nous devons apprendre à lire cette simulation – non pas pour que les données alimentent une logique économique, pour laquelle les plantes et les arbres ne sont que des services écosystémiques performants -, mais comme un document pour nous rappeler que nous ne sommes pas seuls.
Ce n’est clairement pas le moment pour se faire des ennemis. C’est l’heure de lancer un projet de solidarité radicale, dans lequel nous affirmons que nous provenons des plantes. Je propose que nous sortions de ce tragique fantasme anthropocentrique (Haraway and Kenney 2015), pour nous enraciner fermement dans cette époque que je veux appeler le Planthropocène. Le Planthropocène nomme une ère ambitieuse, une ère qui doit être marquée par un profond engagement pour la collaboration. Ceci est un appel à changer les termes de la rencontre, à faire de ces êtres verts des alliés. Pour ce faire, nous devons renoncer au contrôle et abandonner l’idée de domination de ces êtres vivants (Myers 2015b). Nous devons apprendre à connaître intimement les plantes et selon leurs propres termes. Nous avons donc besoin d’une planthropologie (Myers 2015b), pour documenter les écologies affectives qui se dessinent entre les plantes et les gens, afin d’apprendre à écouter leur demande de terres non bétonnées et d’ouvrir un temps hors du rythme de l’extraction capitaliste. Nous devons tirer partie de leur désir de formes de vie qui ne sont pas faites pour nous. Pour le réaliser, nous avons besoin d’apprendre à végétaliser notre univers sensible trop humain {all-too-human sensorium} (Myers 2014), et de nous impliquer avec les plantes (Hustake et Myers 2014) dans le but de reconstituer une planète apte à la « survie collaborative » (Tsing 2015). Si nous n’y arrivons pas, leur perte signera véritablement notre perte.
Source : https://culanth.org/fieldsights/photosynthesis
Bibliographie
Bellacasa, Maria Puig de la. 2015. “Making Time for Soil: Technoscientific Futurity and the Pace of Care.” Social Studies of Science 45, no. 5: 691–716.
Buchholz, Thomas, Andrew J. Friedland, Claire E. Hornig, William S. Keeton, Giuliana Zanchi, and Jared Nunery. 2013. “Mineral Soil Carbon Fluxes in Forests and Implications for Carbon Balance Assessments.” GCB Bioenergy 6, no. 4: 305–11.
Edwards, Paul N. 2010. A Vast Machine: Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming. Cambridge, Mass.: MIT Press.
Gordillo, Gastón R. 2014. Rubble: The Afterlife of Destruction. Durham, N.C.: Duke University Press.
Haraway, Donna, with Martha Kenney. 2015. “Anthropocene, Capitalocene, Cthulhucene.” In Art in the Anthropocene: Encounters among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, edited by Heather Davis and Etienne Turpin, 255–70. London: Open Humanities Press.
Helmreich, Stefan. 2009. Alien Ocean: Anthropological Voyages in Microbial Seas. Berkeley: University of California Press.
Hustak, Carla, and Natasha Myers. 2012. “Involuntary Momentum: Affective Ecologies and the Sciences of Plant/Insect Encounters.” differences 23, no. 3: 74–118.
Margulis, Lynn. 1998. Symbiotic Planet: A New Look at Evolution. New York: Basic Books.
_____, and Dorion Sagan. 2000. What is Life? Berkeley: University of California Press.
McLean, Stuart. 2011. “Black Goo: Forceful Encounters with Matter in Europe’s Muddy Margins.” Cultural Anthropology 26, no. 4: 589–619.
Myers, Natasha. 2014. “A Kriya for Cultivating Your Inner Plant.” Centre for Imaginative Ethnography, Imaginings Series.
Myers, Natasha. 2015a. “Conversations on Plant Sensing: Notes from the Field.” NatureCulture, no. 3: 35–66.
_____. 2015b. “Edenic Apocalypse: Singapore’s End-of-Time Botanical Tourism.” In Art in the Anthropocene: Encounters among Aesthetics, Politics, Environments and Epistemologies, edited by Heather Davis and Etienne Turpin, 31–42. London: Open Humanities Press.
____. 2015c. “Amplifying the Gaps between Climate Science and Forest Policy: The Write2Know Project and Participatory Dissent” in Canada Watch, Special Issue on “The Politics of Evidence,” edited by Colin Coates, with Guest Editors Jody Berland and Jennifer Dalton, Fall 2015: 18-21.
Tsing, Anna Lowenhaupt. 2004. Friction: An Ethnography of Global Connection. Princeton, N.J.: Princeton University Press
_____. 2015. The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins. Princeton, N.J.: Princeton University Press.
Notes
- Ndt : Bactéries qui n’ont pas besoin d’oxygène pour vivre, contrairement aux aérobies.[↩]
- Tout ce que nous savons sur le climat mondial est connu à travers des modèles. Les climato-sceptiques retombent souvent sur l’argument selon lequel l’idée du réchauffement planétaire ne repose sur rien d’autre que des prédictions et de la simulation – nous manquerions de véritables données. Or, comme le soutient Paul Edwards dans A Vast Machine : sans modèles, il n’y a pas de données. Aujourd’hui, aucune collecte d’informations ou d’observations – même celles issues de satellites, qui peuvent « voir » la planète entière avec un seul instrument – ne devient globale sans passer par une série de modélisations de données. Voir https://mitpress.mit.edu/books/vast-machine [↩]