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Traduction par Pierre de Jouvancourt. Texte initialement publié dansScientific American le 20 avril 2018.
Cela fait deux décennies1 que des collègues et moi avons publié la courbe en forme de « crosse de hockey » dans la revue Nature, ce qui coïncidait à l’époque avec les manifestations du Jour de la Terre. La courbe montrait que la température de la Terre, relativement stable pendant 500 ans, connaissait une hausse fulgurante au cours du vingtième siècle. Une année plus tard, nous prolongions la courbe en faisant remonter les mesures à l’an 1000, démontrant ainsi que cette augmentation ne connaissait aucun antécédent au cours du dernier millénaire – c’était le plus loin que nous pouvions remonter, avec les données disponibles.
Bien que je ne m’en suis pas rendu compte à ce moment là, la publication de la « crosse de hockey » allait changer ma vie de fond en comble. J’étais propulsé sous les feux des projecteurs : presque la totalité des journaux importants et des chaînes de télévision couvrait notre travail. L’attention grandissante dont il était l’objet était excitante, si ce n’est intimidante pour un féru de science [science nerd] ne possédant ni l’expérience ni l’attrait (il faut bien le reconnaître) de l’échange avec le grand public.
Rien dans ma formation de scientifique n’aurait pu me préparer aux batailles très médiatiques auxquelles je serais bientôt confronté. La crosse de hockey racontait une histoire élémentaire, à savoir que le réchauffement dont nous faisons l’expérience aujourd’hui a quelque chose d’inédit et que cela est en rapport avec nous et notre dispendieuse consommation de combustibles fossiles. Cette histoire représentait une menace pour les entreprises qui tiraient profit de ces combustibles et pour les représentants officiels du gouvernement [américain, NDLR] qui en défendaient les intérêts : tous s’opposaient au moindre effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre. En tant que premier auteur de l’article dans lequel est apparue la fameuse crosse et en tant que scientifique novice (j’étais en contrat post-doctoral à l’époque), je me suis retrouvé dans la ligne de mire des chiens de chasse de l’industrie dont l’objectif était de discréditer l’image emblématique de l’influence de l’activité humaine sur le climat… en me discréditant personnellement.
Dans mon livre paru en 2013, The Hockey Stick and the Climate Wars: Dispatches from the Front Lines, j’ai nommé cette façon de s’en prendre à la science la « Stratégie du Serengeti ». Ce terme désigne la façon dont les groupes de pression de l’industrie et leurs facilitateurs isolent certains chercheurs pour concentrer leurs attaques, de manière tout à fait comparable à la façon dont les lions du Serengeti isolent certains zèbres du troupeau. Le principe est connu : le nombre fait la force alors que les individus isolés sont bien plus vulnérables
Le but de cette stratégie, encore d’usage aujourd’hui, est double : d’une part, saper la crédibilité de la communauté scientifique dans son ensemble, et par conséquent compromettre la vocation des scientifiques à transmettre des messages et à communiquer ; d’autre part, décourager d’autres chercheurs de sortir de leur mutisme et à alimenter la discussion publique à propos de la dimension politique de la science. Comme le j’ai soutenu ailleurs, nous y perdons tous et toutes lorsque les agresseurs sont victorieux, dans la mesure où les politiques adoptées finissent alors par favoriser des intérêts particuliers au détriment de notre intérêt collectif.
La « stratégie du Serengeti » ayant été déployée à mon encontre, j’ai été calomnié dans les colonnes du Wall Street Jounal et celles d’autres médias conservateurs. J’ai également été soumis à l’inquisition des sénateurs, des membres du congrès et des procureurs généraux financés par l’industrie des combustibles fossiles. Mes courriels ont été piratés, triés sur le volet, séparés de leur contexte et diffusés largement dans l’intention de m’embarrasser et de me discréditer. J’ai outrageusement fait l’objet de requêtes juridiques [par l’utilisation du Freedom Information Act ; NDLR] de la part d’organisations financées par cette même industrie dans le but d’obtenir mes courriels personnels et de nombreux autres documents. Tout cela parce que mes travaux posaient trop de problème à de puissants et influents lobbies.
Cependant, au cours des deux décennies qui se sont écoulées depuis la publication de la première crosse de hockey, des études indépendantes n’ont eu de cesse de confirmer de manière écrasante nos découvertes, y compris la conclusion clé à savoir que le réchauffement climatique n’a pas d’équivalent connu au cours du dernier millénaire. La plus haute organisation scientifique des Etats-Unis, l’Académie nationale des sciences, a corroboré nos travaux en juin 2006 dans une revue de la littérature scientifique exhaustive et indépendante. Des dizaines d’équipes de scientifiques ont reproduit nos découvertes indépendamment, confirmées et étendues, à l’instar d’une équipe de presque 80 scientifiques du monde entier qui, en 2013, a publié ses résultats dans l’importante revue Nature geoscience montrant que le réchauffement récent n’a pas été égalé depuis 1400 ans.
Le dernier rapport du Groupe d’expert intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui est la synthèse la plus exhaustive et la plus reconnue des sciences du climat, a conclu récemment que le réchauffement récent est probablement sans égal depuis une plus grande période de temps que ce que nous avions conclu. Il existe en effet un début de preuves selon lequel le pic de chaleur climatique que nous vivons est sans précédent depuis des dizaines de milliers d’années.
Bien entendu, la crosse de hockey n’est qu’un seul des nombreux autres indices qui ont conduit les scientifiques du monde entier à conclure que le changement climatique est (a) réel, (b) causé par la combustion d’énergies fossiles et par d’autres activités humaines et (c) constitue une menace sérieuse si nous n’agissons pas. Il n’y a aucun débat scientifique légitime à propos de ces trois affirmations, en dépit des efforts incessants de certains groupes et de certaines personnes visant à convaincre le public du contraire.
Leur tactique favorite consiste à exagérer l’ampleur de l’incertitude des modèles qui servent à déterminer les tendances futures du changement climatique pour ensuite affirmer qu’elles sont trop importantes pour agir, alors que c’est précisément le contraire. Les glaces de l’arctique sont en train de disparaître plus vite que ne l’ont prévu les modèles climatiques. Les calottes glacières du Groenland et de l’Antarctique semblent avoir tendance à s’effondrer plus rapidement que nous l’avions envisagé – ce à quoi il faut ajouter que les estimations de l’élévation du niveau de la mer attendue pour la fin du siècle ont doublé par rapport aux estimations précédentes, passant de trois pieds à six pieds [soit environ 1,82 m]. La première des choses que l’on peut affirmer au sujet des modèles du climat, c’est qu’ils sont excessivement conservateurs ; leurs projections ne sont absolument pas exagérées.
Les scientifiques découvrent actuellement d’autres exemples. Dans la lignée du travail que nous avions mené il y a trois ans, un consensus émerge selon lequel la circulation thermohaline2 pourrait s’affaiblir plus rapidement que prévu. Cette circulation apporte des eaux chaudes depuis les tropiques vers les plus hautes latitudes du Nord de l’Atlantique, alimentant de vivaces populations de poissons et tempérant les climats d’Europe de l’Ouest et du Nord-Est de l’Amérique. Or la fonte précoce des glaces du Groenland, semble rafraîchir les eaux de surface de l’Atlantique du Nord subpolaire, ce qui a tendance à inhiber le rôle des eaux froides et salées au sein de la circulation thermoaline [et met donc en péril la vigueur de ce “chauffage naturel”].
A la fin des années 1990, lorsque la crosse de hockey a été remise en cause pour la première fois, j’étais réticent à m’exprimer ouvertement, mais je me suis rendu compte que je devais me défendre contre cette cynique agression à l’encontre de mon travail scientifique et de ma personne. Par la suite, j’en suis venu à épouser ce rôle. Quelle plus noble cause que celle de se battre afin de préserver notre planète pour nos enfants et nos grands enfants ?
Il est plus qu’urgent d’agir immédiatement si nous souhaitons éviter un réchauffement planétaire de 2°C. Le travail que j’ai récemment mené suggère que le défi est encore plus grand qu’escompté. Cependant je reste prudemment confiant dans le fait que nous agirons à temps. Comme bien d’autres Américains, j’ai été galvanisé par le nouvel enthousiasme de notre jeunesse, qui exige un passage à l’action immédiat pour répondre aux menaces sociétales et environnementales qui leur font face. D’ailleurs, je me suis moi-même engagé en tant que scientifique à œuvrer pour éviter un changement climatique catastrophique. Donc permettez moi de conclure par cette exhortation tirée de l’épilogue de The Hockey Stick and the Climate Wars :
« Alors qu’il nous échappe lentement, ce futur relève encore du domaine du possible. La question est celle du chemin que nous empruntons. J’espère que mes collègues scientifiques – et toutes les personnes qui se sentent concernées – me rejoindront dans ces efforts afin que nous choisissions le bien. »