À propos du livre de Jason Moore et Raj Patel, Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité (Flammarion, 2018).
Il est parfois des livres dont la parution fait remarquablement écho à des événements inattendus. Quelques semaines à peine après la publication de Comment notre monde est devenu cheap. Une histoire inquiète de l’humanité (Patel et Moore, 2018), voilà qu’éclate le mouvement des Gilets Jaunes : un ensemble diffus de personnes et de revendications qui s’opposent à la grande braderie des vies sans cesse mise en œuvre dans le capitalisme et que narre cet ouvrage.
Il s’agit d’un livre d’histoire économique mais j’écris cette recension en économiste et non en historien. C’est pourquoi je résumerai brièvement mais ne discuterai pas l’histoire que font les auteurs de la cheapisation et concentrerai la discussion essentiellement sur les aspects conceptuels et théoriques. J’aborde, pour finir, les perspectives politiques que l’on peut esquisser à partir de cet ouvrage.
La problématique du livre, ambitieuse et alléchante, est de « penser les relations complexes, conflictuelles et inter-dynamiques qui existent entre les hommes et le reste du vivant » (p. 11). Pour cela, les auteurs se demandent « comment les humains – et les dispositifs humains de pouvoir, de violence, de travail, d’inégalités – s’insèrent à l’intérieur de la nature » (p. 50). On retrouve là l’approche moniste chère à Jason Moore et déjà exposée en détails dans son ouvrage Capitalism in the web of life (2015) qui entend rompre avec les approches dualistes séparant l’analyse des sociétés de celles de la nature (sous-entendu, de la nature non-humaine). L’analyse des auteurs se fait dans le contexte du capitalisme, défini très largement comme un « ensemble de relations entre les hommes et le monde » (p. 11), soit une « écologie – un ensemble de relations intégrant pouvoir, capital et nature » (p. 50). Cette définition est vague. Ce qui fait donc la spécificité du capitalisme, arguent les auteurs, est le mécanisme par lequel les sociétés s’insèrent dans la nature. Ce mécanisme est celui de la cheapisation (non-traduction de cheapening)1.
Une écologie du capitalisme : les sept domaines cheapisés
Ce néologisme particulièrement laid (qui sied bien, il est vrai, au processus qu’il nomme), désigne « un ensemble de stratégies destinées à contrôler les relations entre le capitalisme et le tissu du vivant, en trouvant des solutions, toujours provisoires, aux crises du capitalisme. (…) C’est une stratégie, une pratique, une violence, qui mobilise tous les genres de travail – avec une compensation minimale. Nous parlons de cheapisation pour désigner les processus par lesquels le capitalisme transmute la vie non monnayable en circuits de production et de consommation, dans lesquels ces relations ont le prix le plus bas possible » (p. 31, italique ajoutée). Ce terme traduit donc un processus d’exploitation recouvrant deux dimensions : une exploitation marchande et une exploitation non-marchande. La première est le processus d’extraction d’une plus-value maximale via l’extension du domaine de la marchandise à toutes les sphères de l’existence – ou à toutes les conditions de la production, pour reprendre le terme éco-marxiste (O’Connor, 1988). Celles-ci incluent aussi bien la nature que la vie sociale. La seconde désigne le travail des natures humaine et extra-humaine non marchandisé mais indispensable au processus de marchandisation, ce que Moore désigne par le terme appropriation dans Capitalism in the web of life. Ce que proposent Moore et Patel est donc une histoire en même temps qu’un cadre d’analyse de cette écologie qui permet l’accumulation du capital et au sein de laquelle les natures humaine et extrahumaine sont mises au travail dans le cadre de l’organisation capitaliste de la production. Les auteurs examinent ce processus pour sept domaines : la nature, l’argent, le travail, le care, l’alimentation, l’énergie et les vies. C’est l’entrelacs des domaines cheapisés qui constitue l’écologie du capitalisme : chacun d’eux est la condition de la cheapisation des autres et ne saurait être cheapisé sans la cheapisation du reste.
Le premier domaine examiné par les auteurs, celui qui englobe tous les autres, est la nature. La nature cheap trouve son origine dans le dualisme Nature/Société qui émerge avec l’évolution du terme société au mitan du 16e siècle et dans la révolution cartésienne au siècle suivant. Le terme société se met alors à signifier un ensemble vaste auquel les individus appartiennent et qui dépasse le simple fait de se trouver en compagnie d’autres humains. Le terme devient abstrait et de l’autre côté de la société se trouve la Nature. Cette révolution culturelle promut « une pensée binaire (ou bien / ou bien) » qui « remplaça les formes de pensée alternatives (à la fois / et) », « privilégia le fait de penser des substances, des “choses”, au lieu de penser les relations entre ces substances » et « éleva la domination de la nature par la science au rang d’idéal social » (p. 70). Cette révolution intellectuelle fournit la base idéologique de la mise au travail de la nature dans le capitalisme et le tissu du vivant se vit « nommé, contrôlé et contraint d’entrer de force dans des processus d’échange de profit » (p. 63).
En même temps que la nature était mise en coupe réglée pour satisfaire à l’organisation capitaliste de la production, l’argent cheap apparaît à travers la mise en relation systématique des États et de la finance par le circuit argent-guerre-argent. Selon les auteurs, « ce qui est donc nouveau, avec le capitalisme, ce n’est pas la recherche du profit, mais les relations qui unissent inextricablement la recherche du profit, son financement, et les États » (p. 83). On peut ajouter que la nouveauté du capitalisme est aussi la recherche du profit pour lui-même comme principe fondamental et général de l’organisation de l’économie. Il est vrai que la distinction entre économie – comme production de valeurs d’usage – et chrématistique – comme production de valeurs d’échange – remonte à Aristote (Harribey, 2002) et que des sociétés précapitalistes eurent des secteurs capitalistiques (Rodinson, 1966). Toutefois, ce n’est pas avant l’avènement des sociétés capitalistes proprement dites – c’est-à-dire les formations socio-économiques organisées autour de la combinaison entre rapport marchand et rapport salarial où ces deux rapports en vinrent à dominer tous les autres rapports sociaux – que le profit devint une fin en soi et détermina toute l’organisation de la société. Cet argent devint donc du capital, c’est-à-dire la valeur en mouvement qui sert à organiser le travail et la nature et à les mettre au service de l’accumulation du capital dans le cadre du marché mondial en émergence. Ce dernier était sans cesse agrandi par l’impérialisme des États européens. Cette extension fut financée par la finance naissante et celle-ci avait en retour besoin de cette expansion pour sa propre croissance. L’argent devint donc une fin en soi, « une relation écologique : une relation déterminant les conditions d’existence non seulement des humains – mais de toute la vie » (p. 84). Une telle expansion nécessitait une quantité toujours croissante d’argent et une disponibilité sans faille, soit une production en série conforme à l’organisation capitaliste de la production, c’est-à-dire sa cheapisation. Celle-ci fut assurée à travers le contrôle des matières premières sur lesquelles la monnaie était assise et sur la gestion de l’économie monétaire, en particulier des taux d’intérêt. Nature et argent ne sauraient cependant créer de valeur d’échange par eux-mêmes. Cela nécessite du travail.
Le travail cheap est non seulement le travail inséré dans le rapport salarial, c’est-à-dire le travail exploité et inséré dans le marché, mais également le travail exploité et non-inséré dans le rapport salarial, c’est-à-dire le travail gratuit. Ce dernier est le fruit des humains (pour beaucoup des femmes, en particulier via le care abordé plus loin) mais également de la nature (à l’époque récente, la captation-recyclage du CO2 est sans doute l’un des exemples les plus criants de travail gratuit fourni par la nature et nécessaire au développement capitaliste). Travail encastré dans le rapport salarial et travail gratuit ne peuvent aller l’un sans l’autre : « le travail produit à travers ce système monétaire dépendait en réalité d’un volume de travail bien supérieur, un flux qui se trouvait, lui, en dehors du système monétaire – et pourtant à l’intérieur du pouvoir capitaliste. Dans le système capitaliste, l’appropriation – disons-le, une sorte de vol continuel – du travail non payé “des femmes, des ressources naturelles et des colonies”, est la condition sine qua non de l’exploitation de la main d’œuvre » (p. 115). Si la marchandisation recouvre progressivement toutes les sphères de l’existence, tous les éléments composant ces sphères ne se retrouvent donc pas marchandisés. Leur non-marchandisation permet la gratuité de leur travail et constitue donc une condition de la marchandisation du reste.
Le travail ne se reproduisant pas sans un minimum de soin, émergea le care cheap. Celui-ci désigne le travail de production-reproduction de la force de travail assuré en grande partie par les femmes et non rémunéré. D’après les auteurs, qui n’approfondissent malheureusement pas ce point pourtant fondamental, cette émergence fut permise par l’imposition des catégories hommes / femmes aux sociétés où elles n’existaient pas en tant que genres sociaux, par la promotion de l’usage de techniques agricoles libérant le travail humain et par la privatisation des communs. La force fut aussi un instrument pour imposer le modèle de foyer moderne : « transformer les corps des femmes en machines dociles vouées à la reproduction exigea de recourir à la force, à la peur, ainsi qu’à des politiques spécifiques. Les institutions mises en place par ces politiques comprenaient la prison, l’école, l’hôpital, l’asile de fous et le contrôle du sexe et de la sexualité, en public comme en privé, par la violence et l’humiliation (…). La sphère publique, où les hommes peuvent agir en citoyens libres et égaux, est donc distinguée d’une sphère privée, où peuvent prévaloir l’esclavage, le patriarcat et la tutelle juridique du mari sur sa femme. En d’autres termes, le sujet libéral est né homme. » (pp. 147-148).
La reproduction de la force de travail nécessitant un apport minimal en énergie, l’alimentation cheap naquit d’un renversement dans la logique gouvernant les systèmes alimentaires précapitalistes : le travail remplaça la terre comme fondement de la productivité agricole et le marché devint le système d’allocation du surplus alimentaire à la place du pouvoir politique. Cela permit de « produire plus de calories avec moins de temps de travail » (p. 175), définition du processus de cheapisation alimentaire. Ce fut une évolution décisive dans le processus de développement capitaliste : « les révolutions agricoles capitalistes fournissaient de la nourriture cheap, qui faisaient baisser en retour le seuil du salaire minimum : les travailleurs pouvaient être payés moins cher, sans mourir de faim pour autant. Les charges patronales en étaient allégées, tandis qu’augmentait la prolétarisation, et avec elle le taux d’exploitation. Le capital accumulé pouvait donc continuer à grossir, mais à condition que grossisse avec lui un surplus alimentaire suffisant pour engager des travailleurs cheap » (p. 175). Cette cheapisation alimentaire alla de pair avec la cheapisation énergétique. Selon Patel et Moore, la « révolution de l’énergie du capitalisme » ne commença pas avec le charbon « mais avec le bois – et avec la privatisation des forêts au moyen des enclosures » (p. 200). Cette énergie cheap fut le levier de l’accroissement des gains de productivité du travail en permettant l’extraction de matières premières et la production de machines à moindre coût ainsi qu’un accroissement des rendements agricoles avec les engrais. Elle fut aussi le levier d’un progrès social certain dans les pays à haut revenu grâce aux luttes des travailleurs du charbon et des gains de productivité qui furent un élément clef du compromis social fordiste d’après-guerre (Cahen-Fourot et Durand, 2016 ; Mitchell, 2013).
Les vies cheap, enfin, cristallisent ces processus. Elles furent le produit de la définition des êtres humains en catégories et des structures qui émergèrent pour gouverner et imposer ces catégories. Des hiérarchies sociales et patriarcales devinrent structurantes des sociétés et des instruments de pouvoir.
La cheapisation : extension du domaine de la marchandise fictive ?
L’histoire proposée par Patel et Moore fait de la cheapisation un mode d’exploitation pour la valorisation marchande de toutes les conditions de l’existence qui ne sont pas produites ou gérées par le marché. Dans sa dimension marchande, ce mode d’exploitation est donc théoriquement très proche de celui de la marchandise fictive conceptualisé par Polanyi, qui renvoie à toute chose originellement non produite pour et non gérée par le marché mais traitée comme telle (Postel et Sobel, 2016). On s’étonne alors que le concept n’apparaisse pas dans le livre ni d’ailleurs aucune référence à Polanyi, absent de la bibliographie. Une raison possible est que Polanyi propose ce concept lorsqu’il étudie la grande transformation entre le 18e et le 19e siècles alors que Moore et Patel débutent leur propos dès le 16e siècle. Pourtant, cet ouvrage peut se lire comme une histoire de la systématisation et de l’extension de la logique de la marchandise fictive au-delà du triptyque travail-monnaie-terre (Polanyi, 2009), à l’énergie, au care, à la nourriture et aux vies. On peut dès lors s’interroger sur la nature de la marchandisation qu’implique la cheapisation. Cette discussion se concentre donc sur cette première dimension de la cheapisation car elle détermine la seconde, l’appropriation du travail humain et non-humain non marchandisé.
Les auteurs dépeignent la cheapisation comme la mise au travail des natures humaine et extrahumaine avec une rémunération minimale, en salaire ou en nature, voire inexistante. Ainsi, rien n’est rendu à la nature et celle-ci se dégrade jusqu’à disparition de certaines ressources. Quant au travail humain, sa faible rémunération n’est rendue possible que par la cheapisation de tout le reste, permettant ainsi sa reproduction à un coût compatible avec l’accroissement des profits. La cheapisation recouvrerait donc une forme particulière de marchandisation : le processus de transformation en marchandise fictive. Parce que marchandises fictives, ces éléments sont tout particulièrement vulnérables à la logique du marché, traités comme s’ils étaient produits en série et de façon uniformisée selon le rythme de l’accumulation du capital et non selon leur rythme propre, par exemple les rythmes de régénération de la nature ou du corps humain. La cheapisation impliquerait donc une marchandisation sauvage repoussant sans cesse les limites mises à la logique du capital. Mais existe-t-il réellement une marchandisation « douce » qui irait à l’encontre de cette marchandisation sauvage induite par la cheapisation ? Peut-être existe-t-il une diversité de marchandisations comme il existe une diversité de capitalismes. Cependant, comme ces derniers qui sont toujours, in fine, des capitalismes malgré la diversité des institutions qui les façonnent (Brenner et Glick, 1991), les premières ne s’articulent-elles pas autour de principes fondamentaux invariants – privatisation, extraction, transformation, liquidation – qui rendent la logique de la marchandise fondamentalement incompatible avec ses conditions mêmes de production que sont la nature et la vie sociale ? Ce qui peut alors changer ne sont pas les principes de la marchandisation mais simplement leurs modalités, par exemple la mesure dans laquelle l’extraction d’une ressource se fait en harmonie avec son rythme de régénération.
Une contribution à l’édifice théorique écomarxiste : cheapisation, rupture métabolique et seconde contradiction du capitalisme
Cette question fondamentale de la compatibilité entre marchandisation et conditions de production qui traverse tout l’ouvrage de Patel et Moore permet de placer le cadre d’analyse qu’ils proposent, l’écologie du capitalisme, en continuité avec d’autres théorisations éco-marxistes. Celle de la seconde contradiction du capitalisme proposée par James O’Connor (1988) : l’accumulation du capital entraîne structurellement la dégradation des conditions de (re)production de ce dernier (dont la nature) ; toujours plus de capital est donc nécessaire pour accéder aux ressources, accélérant ainsi leur dégradation et le renchérissement permanent du premier. Toutes choses égales par ailleurs, il advient donc une seconde cause structurelle de baisse tendancielle du taux de profit. Celle de la rupture métabolique que John Bellamy-Foster (1999) forge à partir de Marx : la nature fournit au capitalisme de quoi se perpétuer mais celle-ci ne recevant rien en échange, par exemple des nutriments sous forme de déchets compostés, se dégrade inexorablement. Alors que ces deux théories éco-marxistes sont parfois opposées, il me semble au contraire que l’on peut faire l’hypothèse d’une complémentarité : envisager la seconde contradiction du capitalisme comme une propriété émergente, c’est-à-dire, toute chose égale par ailleurs, comme l’effet combiné de la multiplication des ruptures métaboliques locales et régionales — voire globales quand les ressources sont exportées à des milliers de kilomètres sans compensation pour la régénération de leur lieu d’extraction. Dans cette perspective, le processus de cheapisation, serait, quant à lui, sous-jacent à ces ruptures métaboliques, épuisant un monde aux ressources finies par une extraction infinie de plus-value. Cet ouvrage vient donc compléter l’édifice théorique de l’éco-marxisme en proposant un niveau complémentaire d’analyse, celui de l’écologie-monde du capitalisme au sein de laquelle émergeraient les processus théorisés par Bellamy Foster et O’Connor.
Il subsiste toutefois des limites à une synthèse des différentes théorisations écomarxistes. En particulier, le monisme sous-jacent à l’approche de Moore, qui tend à identifier nature et société ou du moins à en brouiller les frontières, est sujet à critique. Comme l’explique Malm :
« Il se trouve que nous sommes faits de la même substance que la nature (…). Dans les termes d’une philosophie de l’esprit, ceci conduit à prendre le parti d’un monisme de substance. À partir de là, cependant, il faut choisir entre deux voies. L’une mène à dire que non seulement la société et la nature partagent une même substance, mais qu’il n’existe aucune propriété notable permettant de les distinguer – un monisme de substance doublé d’un monisme de propriété. (…) L’autre option consiste à dire que, bien que la société soit faite de la même substance que la nature, elle a des propriétés hautement distinctives – ce que la philosophie de l’esprit nomme un dualisme de propriété substantiellement moniste. » (Malm, 2017, pp. 51–52)
Moore lui-même embrasse l’approche de O’Connor au nom de son approche moniste mais récuse celle de Bellamy Foster en raison de son dualisme supposé (Moore, 2015).
De la critique de la marchandise à la critique thermodynamique de la croissance
Historiciser et analyser systématiquement la tension entre logique marchande et tissu du vivant ouvre des perspectives théoriques au sein de l’éco-marxisme mais également au-delà. Comme l’expliquent Patel et Moore, l’avènement du capitalisme fit de la productivité du travail la mesure clef et l’horloge mécanique l’instrument clef. Ainsi le temps capitaliste rompit avec le temps naturel au gré des évolutions techniques, émancipant progressivement la production des contraintes naturelles. Comme le narre Andreas Malm dans Fossil Capital (2016), un exemple marquant de ce processus fut la décision des capitalistes du coton de passer de l’énergie hydraulique, énergie-flux imposant des contraintes de temps et d’espace à la production, au charbon, énergie-stock libérant de ces contraintes. La première imposait aux capitalistes de coopérer entre eux pour financer les infrastructures hydrauliques nécessaires à la régulation des flux alors qu’ils étaient concurrents sur le marché. Elle donnait aussi un pouvoir non-négligeable aux travailleurs qu’il fallait faire venir près des rivières. Le charbon, à l’inverse, pouvait être aisément déplacé dans les villes, c’est-à-dire au cœur de l’armée de réserve. Il ne nécessitait aucune coopération entre capitalistes et permettait une production constante de jour comme de nuit, été comme hiver. Davantage que toute considération technique ou économique, ce sont donc les rapports de production capitalistes, concurrence et lutte des classes, qui poussèrent à l’adoption du charbon comme énergie première de l’industrie cotonnière. Le capital pouvait dès lors avoir sa temporalité propre, abstraite et désencastrée des temps concrets de la nature et de la vie sociale, comme l’a notamment analysé Thompson (1967). Cette rupture entre les temps de la nature et de l’économie induite par la cheapisation engendre la rupture métabolique entre société et nature évoquée plus haut, une idée que l’on retrouve aussi chez des critiques du capitalisme et penseurs de l’écologie comme Barry Commoner (1972, pp. 273–274) et René Passet (1979, p. XII).
Rendre la production soutenable implique donc de réaligner la temporalité économique sur les rythmes du vivant. Cela implique de développer au maximum les capacités de réparation, de récupération et de recyclage des biens et des matériaux. Cependant, la seconde loi de la thermodynamique indique que la transformation de la matière engendre nécessairement des pertes et qu’il est impossible de recycler à l’infini. Cela oblige donc à une entrée nette de matière dans le système, a fortiori si l’économie croît. Pour que cette entrée nette soit soutenable, il faut qu’elle se fasse selon les rythmes naturels de régénération. Cela correspond à une temporalité qui n’a rien à voir avec celle de la réalisation des profits dans une logique capitaliste, à tout le moins dans le capitalisme actuel. Théoriquement, on peut donc esquisser une correspondance entre l’analyse (éco)marxiste de la marchandisation et de la dialectique capital / nature et la critique thermodynamique de la croissance – point de départ de l’économie écologique. Elles peuvent être envisagées comme deux façons d’exprimer les mêmes contradictions : la transformation de l’ensemble du tissu du vivant en marchandise et son exploitation engendrent des ruptures métaboliques et l’émergence d’une seconde contradiction du capitalisme qui est une manifestation de l’accroissement de l’entropie2. Cela dessine, en creux, un programme de recherche commun entre marxistes et certains économistes écologiques – on pense en particulier à la socio-économie écologique (Burkett, 2009 ; Douai, 2017 ; Douai and Plumecocq, 2017 ; Spash, 2012) — que l’on imagine fécond.
Conclusion : dé-marchandiser, dé-approprier, sortir du capital
L’histoire et la théorisation de la cheapisation et de l’écologie du capitalisme que nous proposent Patel et Moore sont aussi une invitation à en sortir. Elles sont donc porteuses de perspectives politiques. Comme le théorisait James O’Connor (1988), « de la même façon que l’exploitation du travail engendra un mouvement ouvrier qui, à certains moments et en certains lieux se fit “barrage social” au capital, l’exploitation de la nature engendre un mouvement environnementaliste qui peut aussi constituer un “barrage social” au capital » (p. 27, je traduis). Seul un mouvement massif de dé-marchandisation et de dé-appropriation des conditions de l’existence permettrait de faire advenir la concordance entre temps du vivant et temps productifs. Une telle concordance des temps éloignerait l’horizon de réalisation des profits et l’incitation à investir diminuerait du fait de la préférence pour le présent inhérente au capitalisme – exacerbée dans le capitalisme financiarisé. Cela rendrait donc nécessaire une socialisation de la production et de l’investissement dans une logique de bien commun et de soutenabilités sociale et environnementale. On voit bien, dès lors, le changement de société radical que cela engendrerait.
Raj Patel et Jason Moore esquissent l’histoire de la cheapisation, c’est-à-dire la braderie généralisée qu’est devenu le monde au fil du développement capitaliste : celui du travail bradé, des vies bradées, de la nature bradée, de l’énergie bradée, de la nourriture bradée, du care bradé, de l’argent bradé. Son cadre d’analyse n’approfondit pas seulement notre compréhension du capitalisme. Il dresse également une carte du chemin à parcourir : reprendre à la grande braderie chacun des domaines qu’englobe l’écologie du capitalisme. D’un tel processus de dé-cheapisation pourra advenir une nouvelle écologie-monde où les sociétés humaines s’insèrent dans la nature selon les rythmes et les logiques du vivant et non selon celles du capital. Ironie de l’histoire, c’est peut-être de l’écologie des ronds-points que surgira cette écologie vertueuse du monde.
Bibliographie
Bellamy Foster, J., 1999. Marx’s Theory of Metabolic Rift: Classical Foundations for Environmental Sociology 1. American journal of sociology 105, 366–405.
Brenner, R., Glick, M., 1991. The regulation approach: theory and history. New Left Review 188, 45–119.
Cahen-Fourot, L., Durand, C., 2016. “La transformation de la relation sociale à l’énergie du fordisme au capitalisme néolibéral : une exploration empirique et macro-économique comparée dans les pays riches (1950-2010)”. Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs 20.
Clark, B., Bellamy Foster, J., 2009. Ecological Imperialism and the Global Metabolic Rift: Unequal Exchange and the Guano/Nitrates Trade. International Journal of Comparative Sociology 50, 311–334. https://doi.org/10.1177/0020715209105144
Harribey, J.-M., 2002. Richesse et valeur dans une perspective de soutenabilité. ContreTemps 71–84.
Malm, A., 2017. Nature et société: un ancien dualisme pour une situation nouvelle. Actuel Marx 61, 47–63.
Malm, A., 2016. Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming. Verso, London ; New York.
Mitchell, T., 2013. Carbon democracy: le pouvoir politique à l’ère du pétrole. La Découverte, Paris.
Moore, J.W., 2015. Capitalism in the Web of Life: Ecology and the Accumulation of Capital. Verso, New York.
O’Connor, J., 1988. Capitalism, nature, socialism: a theoretical introduction. Capitalism Nature Socialism 1.
Patel, R., Moore, J.W., 2018. Comment notre monde est devenu cheap: une histoire inquiète de l’humanité. Flammarion, Paris.
Polanyi, K., 2009. La Grande transformation: Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard, Paris.
Postel, N., Sobel, R., 2016. Marchandises fictives, in: Postel, N., Sobel, R. (Eds.), Dictionnaire critique de la RSE, Capitalismes – éthique – institutions. Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, pp. 299–303.
Rodinson, M., 1966. Islam et capitalisme. Ed. du Seuil, Paris.
Notes
- Ce n’est pas la moindre des approximations et des choix discutables dans la traduction de cet ouvrage, qui entravent parfois la compréhension du propos.[↩]
- Cette proposition n’est pas celle d’un déterminisme physique : si tout processus de transformation engendre des pertes et un accroissement de l’entropie, le rythme et l’intensité de cet accroissement peuvent – doivent ? – s’analyser en premier lieu comme le produit de la lutte des classes et de l’extension de la logique du capital.[↩]